Cet article a pour sujet l'hérésie qui déforme gravement la vérité révélée. Distincte de l'hétérodoxie, de l'apostasie et du schisme, cette notion méprisée par le pluralisme témoigne d'un souci pour la saine doctrine et exige la discipline de l'Église.

Source: Discerner les esprits. 6 pages.

À propos des hérésies

Si, à l’heure actuelle, l’orthodoxie théologique passe pour une bizarrerie, reliquat d’un passé à jamais révolu, le vocable « hérésie » évoque, à son tour, des mœurs théologico-ecclésiastiques aussi obsolètes que des vestiges moyenâgeux… Tel est le constat que l’on fera en examinant la situation de presque toutes les grandes familles ecclésiastiques.

Le terme « hérétique » a cédé la place à celui de « schismatique », ou mieux encore, de « frère séparé »!

Parfois, par un euphémisme qui trahit toute l’indifférence à l’égard d’un effort honnête de formuler correctement la foi, on parlera de « la légitimité de sensibilités différentes dans un climat de pluralisme théologique ». Force nous est de constater qu’un pluralisme de cet ordre, c’est-à-dire celui d’un relativisme absolu, s’il est permis de s’exprimer par un tel paradoxe, se maintient et se pratique au détriment de la vérité; il nage avec bonheur dans le magma des croyances tout à fait contradictoires… Le syncrétisme religieux est le nouveau mot de passe, le « Sésame ouvre-toi » de la foi moderne. Que le bon grain de l’Évangile soit étouffé par les épines ou emporté par des rapaces volatiles, cela ne suscitera nul émoi.

L’époque est bien révolue, heureusement d’ailleurs, où l’on dressait des bûchers pour les hérétiques récalcitrants… J’espère, d’ailleurs, que nul ne songe à rallumer ces sinistres outils de torture. Mais de là à renoncer à défendre la vérité sous prétexte qu’il faut coûte que coûte maintenir la paix ecclésiastique (au prix de quelles compromissions!), il semble qu’on cherche à enjamber allégrement un profond abîme ecclésiastique dans lequel se précipiteront aussi bien des irénistes de toute obédience que des pans entiers de l’Église visible. Les nouvelles mœurs ecclésiastiques ont définitivement rayé de leur vocabulaire le terme d’hérésie, et le pluralisme au sein de l’Église est devenu toute autre chose que la tolérance légitime et nécessaire sur des points secondaires de doctrine.

L’essentiel, affirme-t-on avec dogmatisme, n’est pas la doctrine, mais le « vécu ». Cependant, ce fameux vécu n’est, en réalité, qu’un décalque servile des mœurs et des idéologies en vogue, non une éthique inspirée et fondée par l’Évangile. Nous posons alors une simple question : La morale sans doctrine est-elle viable? De même, une doctrine qui ne serait point suivie de morale, serait-elle crédible?

Parlons à présent d’hérésie. Distinguons ici, en passant seulement, l’hérésie de l’hétérodoxie. Cette dernière consiste à choisir seulement quelques vérités, leur accordant une importance exagérée, tout en négligeant d’autres aspects de la même vérité.

L’hérésie est une vérité déformée. Elle cherche l’altération substantielle de la vérité, pave la route pour une nouvelle foi, cet « autre évangile » dont écrivait Paul (Ga 1.8) et lequel ne contient plus la foi reconnue par la règle universelle. On peut, sans exagérer, affirmer que dans une certaine mesure tout chrétien est quelque peu hétérodoxe, en ce sens qu’étant encore pécheur et n’ayant pas atteint la perfection, il ne saisit pas la totalité de la vérité dans chacun de ses aspects. Ceci n’est cependant pas l’équivalent de l’hérésie.

L’apostasie, elle, ne devrait pas non plus être assimilée à l’hérésie. L’apostasie est l’abandon de la foi, soit au profit d’une foi nouvelle, soit pour opter pour l’incrédulité. L’hérésie cherche la révision de la foi à la lumière d’une nouvelle révélation ou d’une prétendue illumination. L’apostasie est évidente aussi bien aux yeux de l’Église qu’à ceux du monde; seule l’Église peut juger de l’hérésie.

L’orthodoxie s’oppose à l’hérésie par fidélité fondamentale à la révélation donnée dans l’Écriture chrétienne. L’orthodoxie est prête à s’incliner devant les aspects ineffables et mystérieux de la foi sans prétendre à les expliquer à tout prix. Elle est consciente qu’elle ne voit que partiellement seulement, de manière « encore obscure ». L’hérésie, quant à elle, cherche à rationaliser le mystère, à exclure le paradoxe de la foi afin de rendre celle-ci acceptable à la raison humaine. Si l’hérésie tend à souligner un seul côté de la foi au détriment d’autres aspects, le christianisme orthodoxe, quant à lui, cherche à maintenir ensemble les extrêmes en empêchant qu’ils ne s’écartent et ne se dispersent.

Il existe des façons justes ou mauvaises de traiter l’hérésie. Il n’est pas permis d’empêcher toute recherche théologique par une crainte obsessionnelle de l’hérésie. Cela pourrait aboutir à ne plus tolérer la moindre réflexion innovatrice dans des sujets mêmes secondaires. Nombre d’orthodoxies ne sont, hélas, que des orthofixismes! (Voir ces Églises de l’Est ou d’Orient, qui en portent pompeusement le titre!) Car ainsi que l’exprimait admirablement un historien moderne de l’Église : « Si la tradition est la foi vivante des morts, le traditionalisme, lui, est la foi morte des vivants! » (Jaroslav Pelikan).

Dans l’Ancien Testament, le contenu conceptuel de la foi était trop peu élaboré pour laisser place à l’hérésie. La tentation d’Israël n’était pas de choisir « l’hairésis » dans un corps de doctrines précises, mais plutôt celle de suivre des dieux étrangers. Dans son cas, il s’agissait d’apostasie et non d’hérésie; c’est dans le Nouveau Testament que le mot revêt son sens fort.

Le terme, d’origine grecque (« hairésis »), signifie choix, bon ou mauvais. Du sens original, le terme a évolué pour signaler une école que l’on fréquente par choix délibéré ou un enseignement que l’on épouse volontairement. Parfois, il est associé à des écoles de philosophie répandant de faux enseignements. Selon le dictionnaire encyclopédique de la Bible, « hérésie », transcrit du grec et dont la racine est le verbe « hérain » (prendre, saisir), désigne une préférence, un choix, l’adhésion à une doctrine; les anciens l’appliquaient aux diverses « écoles » philosophiques. Comme l’adoption d’une doctrine particulière révèle d’ordinaire un esprit indépendant qui, pour s’opposer aux idées reçues, s’affirme d’une façon tranchante, parfois exclusive, obstinée ou même violente, le terme d’hérésie a souvent été pris en mauvaise part, dénotant l’esprit de « parti » (qu’on a mis aussi dans le mot « secte » quoique celui-ci dérive du latin « sequor », suivre, et non de « seco », trancher). Ce sens défavorable ne semble pas se trouver dans l’emploi du mot par le livre des Actes (Ac 5.17; 15.5; 24.5; 26.5; 28.22). Toutefois, saint Paul proteste disant que l’Église chrétienne n’est pas une secte, mais une voie (Ac 24.14).

Dans ses écrits, l’apôtre condamne l’esprit de parti qui s’était glissé dans l’Église et qui contribuait à la diviser (1 Co 1.10-13). Il indique que même les « divisions » ou « divergences » entre chrétiens peuvent avoir pour effet de purifier leur communauté; c’est pourquoi il va jusqu’à dire : « Il faut bien qu’il y ait aussi des controverses, afin que ceux qui sont digne d’approbation soient manifestés parmi vous » (1 Co 11.19). Mais il n’en considère pas moins les hérésies comme les fruits de la chair opposés à l’œuvre de l’Esprit (Ga 5.20); le sectaire ou l’hérétique est un danger qu’il faut éviter et même le fuir (Tt 3.10).

En outre, le message de Paul dut aussi affronter la « sagesse » grecque, païenne. L’engouement des Corinthiens pour celle-ci n’était pas sans produire une grave incidence doctrinale : on croyait ainsi pouvoir choisir entre Paul, Apollos, Céphas et même le Christ, de même que d’autres choisissaient entre diverses écoles de philosophes ambulants, en restant sourds au discours de la croix proclamé par les apôtres. On contestait aussi la résurrection des morts, vidant ainsi la prédication et la foi de leur contenu essentiel : la résurrection du Christ.

Plus tard, des spéculations judaïques se mêlèrent à des apports hellénistiques, mettant de la sorte en péril la foi des Colossiens en la primauté du Christ; l’Église de Colosses risquait de regagner l’ancien régime des ombres.

Vers la fin de l’ère apostolique, certains faux prophètes niaient même que Jésus était le Fils de Dieu venu en chair. Que ce soit à Corinthe, à Colosses ou ailleurs, ces déviations génératrices de disputes et de divisions avaient toutes pour source et cause l’orgueil opiniâtre de ceux qui, au lieu de se soumettre à la doctrine prêchée unanimement dans l’Église, l’altéraient en voulant la dépasser par des spéculations de leur cru. Aussi les plus dangereux furent-ils frappés d’excommunication.

La sévérité du Nouveau Testament envers les faux docteurs met en relief le prix d’une foi qui doit rester à l’abri du naufrage, victorieuse de l’erreur menaçant le dépôt des saines et saintes paroles reçues des apôtres (2 Tm 1.13).

Avec la deuxième épître de Pierre se dessine le sens qui, plus tard, prévaudra dans l’Église : l’hérésie est une doctrine d’erreur, destructrice de la foi et corruptrice des mœurs (2 Pi 2.1), à qui l’on appliquera les sévères avertissements de Jésus (Mt 7.15) et les violentes censures de l’épître de Jude1.

Constatons l’ingratitude qu’il y a pour le chrétien de préférer l’erreur à la vérité de l’orthodoxie, et de se séparer ainsi de l’Église, qui est sa mère spirituelle. Ce n’est jamais par une révélation directe du Christ qu’il a été appelé à la foi, mais toujours, d’une manière ou d’une autre, par le témoignage de l’Église. Aurait-il connu le Christ uniquement par la lecture de la Bible, qui lui a transmis cette Bible, si ce n’est l’Église?

Mais veillons à ne pas tomber dans le péché opposé, celui de l’orgueil, en affirmant que les sectaires sont nécessairement ceux qui ne pensent pas exactement comme nous. Ce n’est jamais par étroitesse d’esprit et par manque d’amour qu’il faut dénoncer l’erreur, mais par une réflexion dont le souci principal est de mettre au grand jour tous les aspects de la vérité révélée sur les pages des saintes Écritures, notre règle absolue tant pour la foi que pour la conduite. La conformité à cette vérité, saisie dans la communion de l’Église universelle, permettra le redressement de toute erreur ayant pu se glisser dans l’enseignement, et relèvera celui ou celle dont la conduite morale ne reflète plus les principes évangéliques.

Le faux enseignement auquel il est fait référence n’est pas une chose secondaire, mais fondamentale au salut.

À la fin du premier siècle de notre ère, le terme cessa de signaler une secte à l’intérieur de la communauté chrétienne pour désigner désormais ceux qui appartenaient à une autre foi, radicalement opposée à la foi orthodoxe. C’est le sens que nous maintenons à ce jour. Le terme désigne aussi bien les déviations par rapport à la saine doctrine que par rapport à une conduite morale conforme à cette même doctrine.

On peut encore établir une distinction entre hérésie et schisme, ou hérésie et erreur. Le schisme est la séparation d’une Église ou d’une confession données, moins à cause de divergences sur des doctrines fondamentales, que pour des raisons secondaires, entre autres pour la politique ecclésiastique à suivre, des formules liturgiques, la forme d’organisation de l’Église, etc.

Les écrits des Pères de l’Église contiennent de nombreux avertissements contre l’enseignement hérétique. Ignace d’Antioche comparait l’hérésie aux effets des drogues mortelles et aux attaques d’animaux féroces ou des chiens enragés. Irénée de Lyon écrivit son traité Contre les hérésies afin de réfuter les erreurs gnostiques du deuxième siècle. Il exhorta les chrétiens à éviter l’hérésie et les doctrines impies et athées. Clément d’Alexandrie souligna le fait que les hérésies naissent souvent à cause de la vanité personnelle de certains et par l’abus délibéré des saintes Écritures. Selon Tertullien, les philosophes païens sont les pères de toutes les hérésies. Pour Cyprien, Satan a inventé les hérésies et les schismes pour détruire la foi, pervertir la vérité et diviser l’unité dans l’Église.

En un sens, l’histoire de l’Église est aussi l’histoire des hérésies. Au second siècle de notre ère, le gnosticisme et le marcionisme corrompirent la doctrine orthodoxe de Dieu. Plus tard, les diverses formes de modalisme, l’arianisme, le nestorianisme et le monophysisme pervertirent la foi orthodoxe concernant le Christ. L’erreur d’Apollinaire fut de traiter de manière inadéquate la doctrine des deux natures du Christ. Au temps de la Réforme, le socinianisme niait la doctrine de la sainte Trinité et l’efficacité de l’œuvre rédemptrice du Christ. Actuellement, une certaine théologie libérale nie la personnalité même de Dieu, de même que la mort expiatoire du Christ; en outre, ou à cause d’elle, elle rejette l’autorité souveraine des saintes Écritures.

L’Église primitive défendit la vérité contre l’enseignement hérétique en s’appuyant sur ce qu’était la règle de la foi chrétienne. Irénée se plaignit que les hérétiques ne suivent ni l’Écriture ni la saine tradition apostolique. Bientôt, pour remédier à la règle plutôt imprécise de la foi, l’Église convoqua les grands Conciles œcuméniques, qui donnèrent naissance à des corps de textes officiels, tels que le Symbole des apôtres, le Symbole de Nicée-Constantinople, le Symbole d’Athanase et la définition christologique du Concile de Chalcédoine.

Avant la Réforme, dans le christianisme de l’Europe occidentale, toute déviation de la doctrine signifiait rompre d’avec le Royaume de Dieu et s’exclure de l’Église catholique. Cela changea à partir de la Réforme. La raison du changement se trouve dans le fait qu’il existait non seulement une différence profonde entre les Églises issues de la Réforme et l’Église romaine, que l’on considéra alors comme une fausse Église, mais encore des différences entre les Églises protestantes elles-mêmes. Nous pensons que, depuis la Réforme, une certaine souplesse dans l’administration de la Parole, tout en veillant à sa pureté, devrait être pratiquée. Mais cela ne devrait nullement affaiblir la gravité de l’hérésie, erreur persistante dans la profession et la formulation des doctrines fondamentales de l’Église. Il serait irresponsable de bannir le terme pour des raisons d’opportunité, à cause des erreurs commises dans les anciens procès contre des hérétiques.

Il n’est pas exact de penser que la Réforme, par une faiblesse qui lui serait inhérente, aurait favorisé les déviations modernes de la foi révélée. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Au contraire, elle a affirmé avec force l’autorité souveraine de l’Écriture sainte, Parole infaillible de Dieu, et resta fidèle à la tradition de l’Église universelle, tout en rejetant ce qui n’était pas inclus à l’origine. N’oublions surtout pas que la Réforme a produit nombre de Confessions de foi qui exposent la foi biblique et tracent les limites de ce que l’Église doit croire et de ce qu’elle doit rejeter. Ce serait méconnaître totalement et la nature et la vocation de la Réforme que de la considérer comme le berceau d’où sont nées les erreurs doctrinales modernes.

L’Église du Christ a reçu sur terre autorité de lier et de délier les hommes (Mt 16:19 et Jn 20.23). En d’autres termes, elle est chargée d’une mission sacrée : celle de veiller aussi bien sur la discipline de vie que sur la foi de ses membres. L’Église n’est pas appelée à juger ceux de l’extérieur, mais seulement ceux qui lui appartiennent. La prédication et l’instruction dispensées devront ainsi être soumises à un contrôle vigilant. Elle peut et doit exclure le mauvais levain. L’exhortation apostolique qui dit de juger ceux du dedans et qui ajoute : « Expulsez le méchant du milieu de vous » (1 Co 5.12-13) reprend une idée de l’Ancien Testament (Dt 17.7).

Dans l’optique biblique, toute excommunication vise la guérison du membre malade, son salut, son retour vers l’Esprit et vers la Parole. La discipline ecclésiastique ne vise pas la damnation éternelle, mais le salut de celui ou de celle qui s’est égaré (1 Co 5.5).

C’est l’Esprit et la Parole de Dieu qui révèlent ce qu’est l’hérésie. L’Église ne peut pas s’arroger le droit de prononcer des anathèmes qui excluraient le pécheur du salut éternel. Le salut éternel est la prérogative de Dieu seul, qui a élu les siens. Néanmoins, c’est aussi la mission de l’Église que d’exhorter, d’avertir et d’appeler la brebis égarée, que ce soit en matière doctrinale ou en conduite morale.

Note

1. Voir notre commentaire sur Jude : La Foi transmise une fois pour toutes.