Cet article a pour sujet les implications de la Définition de Chalcédoine pour la liberté en Occident, rejetant l'étatisme et la divinisation de l'homme et de l'État en affirmant que seul le Christ est Dieu et homme en sa personne.

Source: Christologie - La personne et l'oeuvre du Christ (AK). 3 pages.

Christologie (20) - Chalcédoine ou le fondement de la liberté occidentale

Parmi les implications que nous pourrions appeler pratiques de la doctrine chalcédonienne, signalons l’une des plus méconnues, des plus essentielles aussi, qu’a mise en valeur la pensée originale et vigoureuse d’un théologien américain d’origine arménienne, Rousas John Rushdoony. Dans son Foundations of Social Order, R.J. Rushdoony a prouvé magistralement l’importance de Chalcédoine pour la culture et la liberté occidentales. C’est là une interprétation strictement réformée, calviniste. Et c’est en résumant sommairement les thèses de Rushdoony que nous conclurons la présente section.

Chalcédoine, en 451, est l’une des dates les plus décisives pour l’Église, car le concile a infligé à l’étatisme (la politique, si l’on veut) une défaite de principe sans égale. Derrière le conflit strictement christologique, les théologiens orthodoxes de l’époque ont perçu la résurgence du paganisme et de la pensée hellénique sous forme chrétienne. L’État prétendait être la représentation visible de l’ordre divin sur terre, l’incarnation de la divinité au cours de l’histoire.

L’idée grecque de l’être est un concept radicalement différent de celui de la foi biblique. La distinction chrétienne entre l’homme et Dieu met un abîme entre eux, abîme qu’aucun lien naturel ne peut franchir. Seule la grâce permet la communion de vie, mais non pas de substance entre Dieu et l’homme. Pour les Grecs, de même que pour toute pensée païenne en général, l’être est un, non divisé (monisme). Les différences existantes ne sont pas d’espèce, mais de degré. Dans cette perspective grecque, le salut n’est plus l’œuvre de la grâce, mais de l’autodéification. Cette idée permet alors à l’État de se présenter comme l’institution centrale de l’histoire, son point suprême, et de manifester la divinité sous des formes diverses, dans le corps politique et les fonctions de l’État.

Cette idée, à sa manière essentiellement religieuse, constitue l’infrastructure de tout l’étatisme païen. Le problème posé est littéralement celui du choix à faire entre le Christ et César. Au début de l’ère chrétienne, le monde était confronté avec deux épiphanies, celle de Bethléem et celle de Rome. Selon Ethelbert Stauffer (Christ et César), l’empereur Auguste se considérait comme le sauveur promis du monde. Lorsqu’en l’an 17 avant Jésus-Christ une étoile inconnue brilla dans le ciel, il s’imagina que l’heure cosmique avait sonné. Il inaugura alors la célébration de l’Avent, le Adventum des douze jours. L’ordre politique incorporait et manifestait la divinité inhérente à l’être. Le salut était possible en et par le moyen du pouvoir étatique. « Le salut ne peut se trouver nulle part ailleurs qu’en l’empereur. Il n’y a pas d’autre nom donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés », commente encore Stauffer.

Le conflit entre le Christ et César devenait donc inéluctable. Rome était disposée à reconnaître l’Église et à lui accorder le statut de religion légitime, pourvu que l’Église reconnût la juridiction supérieure de l’État en tant que la manifestation même de l’ordre divin. Selon Francis Legge, lors des persécutions, les officiels romains de l’Empire cherchaient à contraindre les chrétiens à sacrifier non pas aux dieux païens, mais au génie de l’empereur ou à la fortune de la ville de Rome. Le refus des chrétiens était tenu non pas pour un acte religieux de profanation, mais comme un délit de nature politique. Même après la reconnaissance de l’Église par l’Empire, la persécution sévit encore, mais cette fois contre les théologiens orthodoxes, notamment contre Athanase. Car l’enjeu était de savoir qui était le Sauveur, le Christ ou César, Dieu ou l’homme, et de quelle manière il convenait d’interpréter la divinité du Christ.

Chalcédoine se réunit pour traiter de cette question-là, car la controverse christologique avait atteint son point culminant. La confusion des deux natures du Christ ouvrait la porte à la divinisation de la nature humaine. L’homme et l’État devenaient virtuellement divins. Si la nature humaine du Christ était niée ou réduite à une position d’infériorité par rapport à la nature divine, son rôle de Sauveur incarné serait aussi réduit. L’État pouvait réclamer pour lui ce rôle-là. Si le rôle de la divinité du Christ était réduit, son pouvoir rédempteur deviendrait nul. Si son humanité et sa divinité n’étaient pas véritablement unies, l’incarnation ne pouvait s’être produite, et la distance entre Dieu et l’homme demeurerait immense et infranchissable comme auparavant.

Léon 1er fut la figure centrale du concile. On ne peut pas dire de lui qu’il fut un simple pourfendeur d’hérétiques; en maintenant cette doctrine, il se souciait surtout pastoralement du troupeau du Christ, de défendre l’Église contre le mal, et dans ce cas, ce mal avait pris le visage de l’étatisme, s’affublant de vêtements théologiques. Nous nous rappelons la définition chalcédonienne, sans qu’il soit nécessaire de la citer, de même que les fondements bibliques de cette doctrine ecclésiastique. Il n’est pas nécessaire d’y revenir, malheureusement, il est impossible d’entrer dans les détails, de développer longuement cette pensée et d’examiner les implications sociales, politiques et culturelles de Chalcédoine. Quelques affirmations seulement suffiront.

1. La culture occidentale est, dans une très grande mesure, le produit de Chalcédoine. Les crises permanentes, tant de l’Église que de la chose politique, sont dues à la déviation par rapport à la décision du concile.

2. Chalcédoine distingua entre la foi chrétienne et le concept grec de la nature et de l’être. Il démontra que la symbiose ou la synthèse entre le concept grec et la foi biblique n’était pas possible. Le naturel ne monte pas vers Dieu. Le pont entre le naturel et le surnaturel n’est établi que par la révélation et l’incarnation. Le salut ne vient pas de l’homme, ni par la politique ni par aucun effort humain.

3. En rejetant la confusion de l’humain et du divin, Chalcédoine fonda une norme contre le courant païen du mysticisme qui cherchait précisément l’union du divin et de la substance humaine, en vue de réaliser un seul être par une telle fusion. Un tel mysticisme rendrait implicitement l’œuvre du Christ inactuelle, laissant même croire que tout homme peut virtuellement devenir son propre Christ, en se laissant absorber dans le divin. Du coup, l’Église, elle aussi, perdrait de son importance.

Chalcédoine a empêché les institutions humaines de prétendre être des incarnations de la déité, capables d’unir les deux mondes. L’État était rendu à sa véritable place, c’est-à-dire dans l’ordre humain où il devait fonctionner comme soumis à Dieu et comme serviteur de celui-ci. Ni anarchie donc, ni politisation ou étatisation absolue.

Si Chalcédoine n’avait pris une telle décision, l’humanisme aurait parfaitement pu se servir de l’incarnation et de l’humanité du Christ comme d’un prétexte théologique pour introduire le peuple du Christ, Église, État, école chrétienne ou individu, dans le changement de la nature humaine en nature divine au sens très large : être chrétien signifierait se déifier. La participation au sacrement signifierait non pas une participation à sa nouvelle humanité, pour obtenir ou retrouver l’accès jusqu’au Père, mais à la divinité. En d’autres mots, l’homme mangeant Dieu pour devenir Dieu!

L’alternative était donc le Christ ou César, liberté ou aliénation, Dieu ou l’homme. Le salut est-il un mouvement de l’homme vers le haut, vers Dieu, ou, ainsi que l’affirme la révélation biblique, la venue de Dieu vers l’homme? Est-ce la Parole de Dieu qui sauve ou celle de l’homme? Chalcédoine opta pour Dieu et, partant, pour le salut et pour la liberté réelle de l’homme. Cette liberté fut inaugurée le jour où la prétention de l’État de devenir le sauveur de l’homme fut énergiquement repoussée. Car là où le Christ cesse d’être le Sauveur unique, là périt toute liberté véritable. Non seulement la liberté intimiste, intériorisée, mais encore la liberté politique et culturelle. Lorsque l’État impose ses exigences messianiques, l’homme peut alors trembler, mais si le Sauveur nous affranchit, nous serons réellement libres.