Cet article a pour sujet la culture de l'impotence où l'homme ne vit plus dans la réalité, mais comme dans un spectacle ou une pièce de théâtre. De même, plusieurs Églises encouragent le formalisme et la superficialité.

Source: L'homme en question. 4 pages.

La culture de l'impotence

La culture et la promotion de l’impotence, tel est le titre d’un bref essai de mon ami le pasteur et théologien d’origine arménienne, Rousas John Rushdoony, qui inspire aujourd’hui mon exposé. Je vous en propose une très large adaptation ainsi qu’un certain nombre d’applications qui ont davantage trait à la situation du monde francophone.

Dans son étude Le Chevalier au cours de l’histoire (1984) l’auteure américaine Frances Gies décrit le déclin de la chevalerie à partir du deuxième millénaire. À l’origine, le chevalier était une figure considérable dans la société féodale. Mais après 1050, c’est son statut de noble, plus que sa fonction, qui fut souligné et mis en valeur. Ce qui jusque là n’avait été qu’un rang nobiliaire se transforma en caste héréditaire. Les tournois entre chevaliers devinrent une représentation théâtrale continue.

Le même sort échut également à la royauté, qui à son tour devint une affaire de descendance ainsi que de théâtre. À partir de ce moment, ce ne fut plus la compétence personnelle du souverain qui compta, mais plutôt ses liens avec le sang royal. Les cours royales cessèrent d’être les lieux où s’exerçait la justice pour devenir des centres sociaux où les parades et les habits somptueux l’emportaient de loin sur le caractère personnel et l’aptitude à gouverner des monarques (pensons seulement à Louis XIV, vivant en continuelle représentation dans sa cour théâtrale de Versailles).

À la réalité de la vie et des affaires du royaume, on préféra des façades et une ostentation de vitrine, mais l’arrière-boutique, elle, restait vide de tout contenu. Au lieu d’exercer l’autorité et la justice, les princes qui gouvernaient s’occupèrent davantage de mode. Dès lors, on comprend le conte du Danois Andersen sur l’empereur nu… (Bien qu’à mon avis, la morale de ce conte pourrait être inversée et l’on pourrait tout aussi bien parler, pour le passé comme pour le présent, d’habits vides d’empereur…). Il était dès lors inévitable que la fin de cet ordre ne tarde pas à arriver. Ainsi, l’imbécillité de Louis XIV prépara aussi bien la Révolution de 1789 que la Terreur, dont la guillotine emporta la tête de son arrière-petit-fils Louis XVI. (Soit dit en passant, on peut se demander si ce n’est pas injustement que ce dernier a été traité d’imbécile. Cette épithète aurait peut-être convenu davantage à son arrière-grand-père, que de bizarres thuriféraires encensent encore sans la moindre pudeur).

De tels monarques ont cherché l’admiration pour eux-mêmes plutôt que la vérité, le progrès et le bien du peuple. L’art lui-même se développa au détriment de la foi chrétienne pour devenir l’apanage d’une petite minorité qui s’imagina être l’élite de la nation, mais finit par se réfugier en dehors de toute réalité.

Ce phénomène n’est pas étranger aux Églises chrétiennes. Ainsi, l’administration et la bureaucratie se substituent souvent à une authentique préoccupation pastorale, et l’exhibitionnisme clérical éclipse la ferme et fidèle proclamation de l’Évangile. Voyez un peu ceux qui se promènent triomphalement un peu partout avec une démagogie indigne du Christ dont ils prétendent être les serviteurs! Ailleurs, des lobbies cléricalistes placent leurs créatures serviles à des postes-clés pour mieux tirer les ficelles dans les coulisses, et si l’on continue sur cette lancée, la loyauté envers l’Écriture sainte, voire envers l’Église elle-même, finira par disparaître totalement. Ces tactiques ecclésiastiques ne sont rien de moins, elles aussi, que de l’art théâtral et même du théâtre de bas étage. Voyez aussi combien ce que l’on appelle par un néologisme gonflant et redondant « relations publiques » a remplacé la vieille et solide « communion des saints », de même que la vieille expression quelque peu amusante « cure d’âme » a cédé le pas à la psychologie interpersonnelle et à d’autres balivernes…

Dans le monde du spectacle, aussi bien la vie que la mort sont des faits imaginaires. Actuellement, selon un homme de théâtre américain, « la vie, la révolution et le théâtre sont une et même chose, un non catégorique jeté à la figure de la société moderne ». C’est là une parfaite gabegie, car transformer la vie en théâtre c’est couper tout lien avec la réalité réelle, s’il est permis d’utiliser un tel pléonasme.

Mais combien de nos contemporains, aussi bien dans le monde des lettres que dans celui des simples spectateurs, déclarent que la vie c’est du théâtre et que le théâtre c’est la vie! On s’imagine qu’une fois monté sur scène on participe au théâtre vivant! Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que les services d’information, ainsi que la politique politicienne, ne sont plus que conférences de presse et discours grandiloquents dans des congrès et des colloques… On fait du théâtre au lieu de mener une action concrète et d’œuvrer en vue d’accomplissements réels, utiles et urgents.

Et lorsque l’homme prend congé de la réalité, il finit toujours par se réfugier dans le monde imaginaire du théâtre pour cultiver, promouvoir et faire fructifier une impotence foncière.

Pour les zombies culturels modernes, véritables morts-vivants, l’impotence exerce une attraction et une séduction étonnantes. L’impotence évite la peine, l’effort, la dépense de soi et le soin et les soucis quotidiens que demande la vie de famille, ainsi que les problèmes inévitables et même fondamentaux à toute existence humaine normale.

C’est avec une singulière dilection que notre époque pourchasse aussi bien l’impotence que son fruit, la mort. Elle favorise l’homosexualité, l’avortement, l’euthanasie…

Le presbytre Salvien, du 5siècle de notre ère, décrivant la chute d’une importante ville de l’Empire romain, constatait que ses habitants n’avaient opposé aucune résistance aux envahisseurs… parce qu’ils étaient beaucoup trop engagés dans les jeux publics! Après le sac de leur ville, les survivants adressèrent une supplique à l’empereur pour qu’il ne tarde pas à rebâtir les arènes afin qu’on puisse continuer à jouer et à s’amuser… Notre époque ne présente pas un autre visage. Rome était mourante, écrivait l’auteur chrétien, mais elle persistait et signait pour rire et pour s’amuser. Notre génération se meurt, elle aussi, mais regardez combien les amuseurs publics et les charlatans remportent du succès au théâtre, au cinéma et à la télévision… L’impotence est devenue une culture généralisée mortellement dangereuse, puisqu’elle engendre tous les maux sociaux dont nous sommes, de nos jours, les témoins effarés : drogue, promiscuité sexuelle, pornographie, délinquance et une véritable épidémie de suicides chez des adolescents et des jeunes. Il semble que nos contemporains s’intéressent moins à dresser des chevaux de course qu’à collecter des mulets improductifs. Ils doivent être follement mordus par l’incompétence, en être amoureux, car ils s’adonnent avec jouissance à la drogue de leur propre incompétence…

Dans l’un de ses premiers ouvrages, l’auteur britannique chrétien C.S. Lewis écrivait déjà en 1947 que l’éducation humaniste — nous dirions laïque — était devenue une politique de stérilisation planifiée. Il concluait l’un de ses chapitres en signalant que, tout en enlevant aux hommes tel organe vital, on attend encore d’eux qu’ils puissent rester productifs! On se moque éperdument de l’honneur et de la vertu, mais on s’étonne qu’il y ait tellement de traîtres parmi nous. On castre des foules entières, mais on attend des eunuques qu’ils puissent quand même engendrer!

Cette constatation s’applique également à d’autres sphères de l’existence et des activités de nos contemporains. Car la culture et la promotion de l’impotence sont devenues des éléments constitutifs essentiels de la culture humaniste athée.

La foi biblique et chrétienne contraste avec cette attitude et ce comportement démissionnaires et suicidaires par ses hautes exigences morales, car elle est une attitude éminemment virile. Elle exige notre mort avec le Christ, mais ceci afin de renaître à une vie nouvelle. Elle impose une soumission inconditionnelle, mais avec la promesse de la véritable libération.

Le monde, lui, et nombre d’Églises modernes avec, ne prescrivent qu’une religion de surface. Mais cette religion superficielle, avant même que n’apparaisse la Réforme évangélique du 16siècle, avait rendu l’âme et trahi en tout cas la foi chrétienne. Toute vie d’Église rongée par le formalisme et par les conventions sociales sera dépourvue de vitalité, car elle ne demande pas d’initiative personnelle ni n’attend aucun engagement de la part de ses membres. Avant même le déferlement d’immondices qui submergent actuellement nos sociétés, nous assistions au dépérissement d’Églises complètement et radicalement formalistes. L’immoralité ne pouvait par conséquent laisser la place inoccupée. Car l’âme de l’homme est comme la nature; elle a horreur du vide! Si la décence, la vertu, la noblesse et l’amour y font défaut, ce sera forcément la bassesse et la vulgarité qui s’en empareront.

Dans ce message j’ai, bien entendu, plus à cœur la situation des Églises que celle de la société en général. Combien d’entre elles sont passées maîtres en l’art théâtral! C’est du spectacle qu’on offre et c’est du spectacle que cherchent aussi ceux qui passent d’une Église à l’autre sans jamais trouver la vie transformée qu’offre le Dieu de notre salut. Il ne faut donc pas s’étonner ni des succès fulgurants de certains télévangélistes ni de ceux qui, professionnels du « show-biz », organisent leurs campagnes d’évangélisation à grand renfort de gadgets électroniques, troquant l’Évangile éternel de Dieu contre les performances d’hommes toujours prêts à exhiber leur encombrante nullité.

La fonction royale, je dirai même le ministère royal consistait, nous dit-on, à exercer et à promouvoir la justice et à l’appliquer dans toute l’étendue du territoire du souverain. Pour le souverain médiéval, la justice constituait la vertu première de son gouvernement. Certes, tous les monarques de l’époque ne furent pas à la hauteur de leur mission. Mais d’ordinaire, on s’attendait à ce que le monarque fût avant tout le serviteur de la justice, qui devait être la même envers tous, sans discrimination. Ce n’était pas à une représentation théâtrale qu’ils avaient été appelés. Et lorsque la monarchie se convertit en théâtre, comme ce fut surtout le cas pour la cour de Louis XIV, alors elle cessa d’exister. Ayant perdu toute prise avec la réalité, elle creusa sa propre tombe.

Mon ami le pasteur Rushdoony rappelle le cas de Louis de Bavière, l’ami de Richard Wagner. Il avait été le mécène des arts le plus généreux de son temps, notamment à l’égard du célèbre compositeur de Bayreuth. Mais l’idée qu’il se faisait de la royauté était complètement irréaliste. Aussi aboutit-elle au suicide de la monarchie bavaroise. D’ailleurs, Wagner, lui aussi, prenait l’Allemagne de son époque, ainsi que l’Europe contemporaine, pour une vaste scène théâtrale. Il réussit à plonger ses contemporains dans un monde de fantaisie et de mythes. Selon Wagner et son concept anthropologique, le mythe était l’expression la plus élevée de la vérité.

Le mythe a trouvé actuellement un sol propice dans des Églises chrétiennes. Seul le mythe, enseigne-t-on dans des séminaires de théologie sans foi ni loi, est la forme de la vérité religieuse la plus élevée. Ainsi, si d’après l’hérésiarque moderne Rudolf Bultmann, il fallait démythologiser les Évangiles, d’après un autre hérésiarque, Paul Tillich, il convient de remythiser l’Évangile pour parvenir à en saisir la vérité profonde…

Mais à quoi vous servirait-il, je vous le demande, de spéculer sur le mythe quand vous êtes aux prises avec les questions et les problèmes les plus complexes, les plus concrets et les plus redoutables de votre existence sur terre, avec votre condition d’êtres humains en face de Dieu? Autant chercher à traverser un abîme en y jetant, en guise de pont, une géante toile d’araignées… Confondre vérité chrétienne avec mythe sacré c’est encore jouer du théâtre non seulement sur les parvis des églises, comme cela se pratiquait jadis, mais à l’intérieur même de celles-ci.

Souvenons-nous cependant que, dans le théâtre, le rideau baisse sur le dernier acte, mais que la vie, elle, continue en dehors de la salle de spectacle. La vie, les naissances et les morts se suivent à une cadence régulière. Nous ne pouvons pas les maîtriser avec quelques astuces de prestidigitateur pour attrape-nigauds… Nous ne pouvons pas tirer nous-mêmes le rideau après notre passage. Aussi l’impotent n’a-t-il aucun avenir…

La culture et la promotion de l’impotence sont l’occupation favorite des humanistes athées. Mais notre Dieu est le Dieu de la vie. Il nous invite à nous abreuver à satiété au fleuve de vie qui prend sa source en son éternité.