Cet article a pour sujet le déterminisme dans la pensée de Jean Calvin qui n'est pas une fatalité, mais préserve la responsabilité humaine et découle du conseil de Dieu, exécuté par sa providence qui gouverne le monde.

Source: Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin, 1895. 5 pages.

Le déterminisme de Calvin - Le système - La providence

Nous n’avons pas la prétention de donner une exposition complète du système de Calvin. Nous nous en tiendrons, autant que possible, à ce qui touche directement la question spéciale, que nous avons à examiner, et nous ne dirons que ce qui paraîtra absolument nécessaire pour montrer la conciliation effectuée par Calvin entre son déterminisme et la responsabilité.

En présence des affirmations si nettes du réformateur, on a quelquefois exprimé des doutes1 sur la réalité de son déterminisme, il importe d’écarter absolument cet étonnant préjugé.

Le déterminisme de Calvin est aussi rigoureux, aussi absolu que possible. La notion du libre arbitre proprement dit, c’est-à-dire du pouvoir de se décider entre deux alternatives également possibles, a été entièrement étrangère à la pensée du réformateur; elle ne lui est apparue que comme une subtilité philosophique aussi abstruse qu’inutile2, à laquelle il ne juge pas à propos de s’arrêter. Il la connaît pourtant et nous paraît l’avoir exposée avec une exactitude suffisante :

« Ils [les philosophes] disent que l’entendement humain a en soi raison pour conduire l’homme à bien vivre, […] cependant ils disent bien qu’il y a un mouvement inférieur lequel est appelé sens [sensibilité] par lequel il est diverti et distrait en erreur. […] Ils constituent la volonté entre la raison et le sens c’est à savoir ayant liberté d’obtempérer à raison si bon lui semble, ou de s’adonner au sens.3 »

Quant à la liberté d’indifférence, surtout appliquée à Dieu, il y voit une monstrueuse et immorale absurdité, indigne de fixer l’attention du penseur4.

Si rigoureux qu’il soit, le système de Calvin, qui a pour but de sauvegarder et d’affirmer la souveraineté absolue de Dieu, se distingue profondément du fatalisme des stoïciens et de certains systèmes déterministes modernes, en ce qu’il établit le siège de la nécessité universelle non dans les phénomènes, qui en soi sont contingents, mais dans « le conseil de Dieu ».

« Nous ne songeons pas une nécessité laquelle soit contenue en nature par une conjonction perpétuelle de toutes choses comme faisaient les stoïques, mais nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dès le commencement avoir selon sa sagesse déterminé ce qu’il devait faire et maintenant exécute par sa puissance tout ce qu’il a délibéré5 », « au reste il est tellement nécessaire que ce que Dieu a ordonné advienne, que toutefois ce qui se fait n’est pas nécessaire précisément ni de sa nature6 »

Les causes naturelles n’ont aucune activité propre et ne sont liées à leurs effets que par la volonté divine qui peut produire et produit quelquefois ces mêmes effets sans l’intermédiaire des causes secondes, ou sans que les causes secondes soient liées d’une façon absolue à leurs antécédents.

« Quant aux choses qui n’ont point d’âme, il nous faut tenir ce point pour résolu, combien que Dieu ait assigné à chacune sa propriété, toutefois qu’elles ne peuvent mettre leur effet en avant, sinon d’autant qu’elles sont adressées par la main de Dieu. Par quoi elles ne sont qu’instruments auxquels Dieu fait découler sans fin et sans cesse tant d’efficace que bon lui semble, et les applique selon son plaisir et les tourne à tels actes qu’il veut, etc.7 »

Ce qui n’empêche pas Calvin d’affirmer qu’il y a des lois naturelles :

« Vrai est que toutes espèces ont quelque conduite secrète selon que leur naturel le requiert comme si elles obéissaient à un statut perpétuel auquel Dieu les a astreintes : et par ainsi ce que Dieu a une fois décrété, coule et va son train comme d’une inclination volontaire, […] mais c’est perversement fait de vouloir sous telles couleurs cacher et obscurcir la providence spéciale de Dieu.8 »

La création et les lois qui la régissent sont essentiellement contingentes, et c’est uniquement « la volonté de Dieu qui est la nécessité de toutes choses9 ».

Mais cette volonté divine n’est pas le caprice arbitraire d’un tyran c’est l’expression de la sainteté absolue, de la justice incompréhensible du souverain Juge. Si elle est « loi à soi-même », si elle est « la règle souveraine de perfection et loi de toutes lois », ce n’est « qu’en tant qu’elle est pure de toutes macules10 ».

« Je n’entends pas, dit Calvin, cette volonté absolue de laquelle les sophistes babillent, faisant un divorce exécrable entre sa justice et sa puissance, comme s’il pouvait faire ceci ou cela, outre toute équité : mais j’entends sa providence dont il gouverne le monde, de laquelle rien ne procède que de bon et de droit, combien que les raisons nous en soient inconnues.11 »

En effet, notre réformateur affirme « que la bonté de Dieu est tellement conjointe avec sa divinité qu’il ne lui est pas moins nécessaire d’être bon que d’être Dieu12 ».

Pour faciliter l’exposition de ce que nous appellerons la théodicée de Calvin, il nous paraît indispensable de donner quelques détails sur la façon dont il conçoit l’action de la volonté de Dieu sur le monde et plus particulièrement sur la volonté humaine, de dire quelques mots de sa psychologie et enfin d’exposer brièvement le plan de Dieu l’égard de l’humanité tel qu’il ait apparu à l’auteur de l’Institution chrétienne.

L’action de Dieu sur le monde doit être considérée à un triple point de vue13. La création est tellement contingente qu’elle ne peut subsister sans une « opération universelle » de la volonté de Dieu, agissant pour empêcher son œuvre, de retomber dans le néant. « Cette conduite n’est sinon ce que nous appelons l’ordre de la nature. » Dieu est le principe suprême de tout mouvement et de toute énergie selon la parole de saint Paul, c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes 17.28),

« nous ne pouvons pas durer une minute de temps, sinon qu’il nous soutienne de sa main, en tant même que c’est lui en qui nous subsistons et que tout ainsi que l’âme, épandant sa vigueur par tout le corps, agite les membres : aussi Dieu nous vivifie et nous donne là ce que nous avons de faculté et de pouvoir. »

Toutefois, Calvin n’est pas panthéiste, car ces forces auxquelles Dieu donne et maintient l’existence sont par cela même distinctes de lui : « Vrai est, dit-il, que nous subsistons en lui d’autant que n’avons pas notre fondement en nous. Mais il y a grande différence d’être l’œuvre ou l’ouvrier même14 » et si Dieu est l’âme du monde, il y a dans le monde des forces spontanées, distinctes de lui15, car

« il conduit toutes créatures, selon la condition et propriété qu’il leur a donnée à chacune en les formant; […] cette opération universelle de Dieu n’empêche point que chacune créature tant au ciel comme en la terre ne retienne sa qualité et nature, et suive sa propre inclination ».

Du reste, le péché crée un abîme entre Dieu et la personnalité humaine16.

Mais le mal s’étant introduit dans le monde, nous verrons plus loin comment et pourquoi, si Dieu bornait là son action, et s’il ne mettait un frein au débordement effréné des forces aveugles de la nature17 et des convoitises de la volonté humaine asservie au péché, le monde tomberait dans la corruption et le désordre le plus complet18, puisque cette providence universelle ne modifie en rien la direction bonne ou mauvaise des créatures qu’elle soutient. Aussi Dieu détermine-t-il de telle sorte le cours des événements et des phénomènes naturels, « qu’il les fait servir à sa bonté, justice et jugement, selon qu’il veut maintenant aider ses serviteurs, maintenant punir les méchants, maintenant éprouver la patience de ces fidèles ou les châtier paternellement ». De plus, il dispose et maîtrise de telle sorte la volonté de Satan et des pécheurs que ceux-ci, malgré eux et sans s’en douter, sont les ministres de ses desseins impénétrables. « Dieu, pour exécuter ses jugements par le diable, qui est ministre de son ire, tourne où bon lui semble le conseil des mauvais et meut leur volonté et confirme leur effort.19 » Mais on aurait tort d’en conclure, avec les libertins et les panthéistes, que Dieu fait tout et « que les créatures ne font plus rien »; elles pèchent spontanément et Dieu n’intervient que pour donner au torrent fangeux de leurs crimes une direction utile et bienfaisante. Calvin dit avec saint Augustin que « ce que les iniques pèchent cela vient de leur propre; qu’en péchant, ils font une chose ou une autre, cela est de la vertu de Dieu, lequel divise les ténèbres comme bon lui semble20 »; et il insiste avec force sur le caractère spontané du péché, qu’il distingue ainsi de l’activité divine.

« Satan et les méchants ne sont pas tellement instruments de Dieu que cependant ils n’opèrent aussi bien de leur côté; car il ne faut pas imaginer que Dieu besogne par un homme inique comme par une pierre ou par un tronc de bois; mais il en use comme d’une créature raisonnable selon la qualité de sa nature qu’il lui a donnée. Quand donc nous disons que Dieu opère par les méchants, cela n’empêche pas que les méchants n’opèrent aussi en leur endroit. »

Mais cette action purement régulatrice n’apporte dans le monde aucune transformation morale. Le pécheur est utilisé, mais il n’est pas transformé. C’est un agent mauvais en soi que Dieu prend tel qu’il le trouve et dont il tire le meilleur parti possible étant donnée la nature présente de cet agent. Or, cette nature ne peut être transformée que sous l’influence de la libre grâce de Dieu, « qui forme de nouveaux cœurs en nous amollissant notre dureté ». Cette action de la grâce est « la troisième espèce de l’opération de Dieu » qui « gît et consiste en ce qu’il gouverne ses fidèles vivant et régnant en eux par son Saint-Esprit ». Nous nous réservons d’en parler plus au long après que l’exposition de la théorie de Calvin sur l’introduction du mal dans le monde et sur les conséquences qui en résultent, nous aura permis de rendre compte assez clairement de l’état présent de l’humanité pour faire comprendre la nature de cette action.

Notes

1La morale de Calvin d’après l’Inst. chrét., par S. Nazelle, Lausanne, 1882. Deuxième partie, chap. II, § 2.

2« Il ne nous faut ici arrêter à ce qu’en dispute Aristote trop subtilement qu’il n’y a nul mouvement propre et de soi en l’intelligence, mais que c’est l’élection qui meut l’homme. Il nous doit suffire sans nous empêtrer en questions superflues que l’entendement est comme gouverneur et capitaine de l’âme, etc. » Inst. Chr., 1.15.7; Ed. 1539, 2.19. Il convient d’ajouter que la notion du libre arbitre qu’il discute (Inst. Chr., 2.2.5-6), ne ressemble en général que d’assez loin à celle du libre arbitre proprement dit.

3Inst. 2.2.2.

4De æt prædest., Opp. Calv. t. VIII, p. 311.

5Inst. Chr. 1.16.8. Ed. 1539, 8.40.

6Inst. Chr. 1559, 1.16.9.

7Inst. 1.16.2. Ed. 1543, 6.49. De æt. Dei præd., Opp. Calv., vol. VIII, p. 254. Voir encore Inst. 1.16.5 et Contre l’astrologie judiciaire, Opp. Calv., vol. VII, p. 524 et passim. Ce curieux traité est écrit contre ceux qui, sous prétexte de rigueur scientifique, tendaient à faire du monde un mécanisme dont les rouages fonctionneraient suivant un déterminisme inflexible et en dehors de toute intervention divine actuelle. Dans son « De æterna Dei Prædestinatione », il attaque aussi le déterminisme des stoïciens et des astrologues : Opp. Calv., vol. VIII, p. 353.

8Inst. 1.16.4. Ce texte ne se trouve pas dans les éditions précédentes, mais l’idée est exprimée en d’autres termes dans Ed. 1545, 6.47.

9Inst. 3.23.8.

10Inst., 3.23.2; 1559 seulement, mais l’idée se trouve exprimée dès 1536, à propos de la prédestination dans son premier catéchisme (Opp. Calv., vol. XXII, p. 46, et dans l’éd. 1539, 8.18).

11Inst. 1.17.2.

12Inst., 2.3.5.

13. Au chap. XIV de son traité « Contre la secte phantastique des libertins » (1545, Genève) Opp. Calv., vol. VII, Calvin expose sa théorie ex professo et c’est ce chapitre que nous résumons et dont nous citons les passages les plus caractéristiques. Voir aussi Inst. 2.4.2, 2.2.16.

14Contre la secte des libertins, ch. XI.

15« Spontaneam (voluntatem) dicimus, qæ ultro se flectit, quo cunque ducitur, non antem rapitur, aut trahitur invita. » (De libero arbitrio. Opp. Calv., vol. VI, p. 280).

16Opp. Calv., vol. VII, p. 180

17« Il n’y a rien de plus misérable que l’homme, si ainsi était que les mouvements naturels du ciel, de l’air, de la terre et des eaux eussent leur cours libre contre lui » (Inst., 1.16.3, 1559).

18. Si une chacune âme est sujette à tous ces monstres de vices, comme l’apôtre prononce hardiment, nous voyons que c’est qui adviendrait si le Seigneur laissait la cupidité humaine vaguer selon son inclination. Il n’y a bête si enragée qui soit transportée si désordonément; il n’y a rivière si violente et si raide, de laquelle l’exondation soit tant impétueuse. Telles maladies sont purgées par le Seigneur en ses élus en la manière que nous l’exposerons : aux réprouvés elles sont seulement réprimées par une bride à ce qu’elles ne se débordent point, selon que Dieu connaît être expédient pour la conservation du monde universel. (Inst., 2.3.3).

19Inst. 2.4.3. Cette doctrine est clairement enseignée dans la première édition de l’Institution chrétienne (1536).

20. St. Augustin cité par Calvin, De prædest. sanct., Inst. 2.4.4.