Cet article sur Ecclésiaste 10 a pour sujet la folie capable de l'emporter sur la sagesse et de gâcher les plus nobles projets; par exemple, l'obsession du changement et de la nouveauté qui nous détourne de la véritable sagesse

Source: Vanité et sagesse - Méditations sur le livre de l'Ecclésiaste. 4 pages.

Ecclésiaste 10 - Des mouches et des parfums

« Les mouches mortes infectent et font fermenter l’huile du parfumeur; un peu de folie l’emporte sur la sagesse et sur la gloire. Le cœur du sage l’incline à sa droite, et le cœur de l’insensé à sa gauche. Quand l’insensé marche dans un chemin, le sens lui manque, et il dit de chacun : Voilà un insensé! Si l’esprit de celui qui domine s’élève contre toi, ne quitte pas ta place; car le calme évite de grands péchés. Il est un malheur que j’ai vu sous le soleil, comme une inadvertance échappée à celui qui gouverne : la sottise est placée aux postes très élevés, et des riches sont assis dans l’abaissement. J’ai vu des esclaves sur des chevaux, et des princes marcher à pied comme des esclaves. Celui qui creuse une fosse y tombera, celui qui fait une brèche dans une clôture sera mordu par un serpent. Celui qui remue des pierres en sera blessé, celui qui fend du bois court un risque. Si le fer est émoussé et qu’on n’en ait pas aiguisé le tranchant, on devra redoubler de vigueur; mais la sagesse a l’avantage du succès. Si le serpent mord faute de charme, il n’y a point d’avantage pour le charmeur. Les paroles de la bouche du sage sont pleines de grâce; mais les lèvres de l’insensé causent sa perte. Le début des paroles de sa bouche est une sottise, et la fin de son discours est de la démence malfaisante. L’insensé multiplie les paroles. L’homme ne sait pas ce qui arrivera, et qui lui annoncera ce qui arrivera après lui? Le travail de l’insensé le fatigue, parce qu’il ne sait pas aller à la ville. Malheur à toi, pays dont le roi est un jeune garçon, et dont les ministres mangent dès le matin! Heureux toi, pays dont le roi est un fils de nobles, et dont les ministres mangent au temps convenable, pour prendre des forces, et sans beuveries! Avec deux mains paresseuses la charpente s’affaisse, avec deux mains lâches, la maison a des gouttières. On fait des repas pour se divertir, le vin rend la vie joyeuse, et l’argent répond à tout. Ne maudis pas un roi, même dans ta pensée, et dans ta chambre à coucher ne maudis pas un riche; car l’oiseau du ciel en emporterait l’écho, la gent ailée redirait ce que tu as dit. »

Ecclésiaste 10

Apparemment, aucun lien logique n’unit les divers aphorismes contenus dans le présent chapitre. Cependant, il n’y a pas de quoi nous déconcerter. L’essentiel est qu’à travers ces sentences nous soyons conduits vers leur unique inspirateur, c’est-à-dire l’Esprit Saint. La logique de l’auteur, convertie et soumise à ce même Esprit, sert la sagesse divine qui parcourt ces vieilles pages. Tâchons de convertir la nôtre, mais, pour ce faire, nous devons prendre quelques précautions. Nous convertir à Dieu de toute notre force, de toute notre intelligence et de toute notre âme suppose que nous devons accepter la logique, voire le procédé littéraire, de l’auteur. En effet, ainsi que le déclarait je ne sais quel pape au siècle dernier, et je lui donne entièrement raison, « pour devenir de bons chrétiens, nous devrions devenir d’abord des Sémites spirituels ».

C’est là une règle absolue que je ne saurais recommander suffisamment. En lisant la Bible, et plus spécialement ce livre de l’Ancien Testament, nous avons la fâcheuse tendance de vouloir la rendre à tout prix actuelle, la mettre à jour, en y imposant nos propres vues et en y introduisant nos méthodes d’interprétation. C’est ainsi que nous accordons le droit de faire de notre propre logique le critère du message biblique et, en fin de compte, de décider ce qui peut y être retenu ou pas. C’est la grande tentation de certains interprètes modernes de la Bible. Sous prétexte d’actualiser son message, ils en vident trop souvent le contenu pour mieux y substituer leurs propres idées. La vérité et la réalité n’existent, dans ce cas, qu’en fonction de la raison autonome de l’homme qui n’accepte de mesure et d’autorité que sa propre logique et conscience morale.

Deux points essentiels devraient retenir notre attention. Le titre de notre chapitre, « des mouches et des parfums », en dit long sur ce que nous voudrions partager avec vous, car l’image employée va bien au-delà des simples questions sur les cosmétiques! Il s’agit d’une affaire bien plus grave, il s’agit d’une œuvre morale. Des mouches empoisonnées, tel est le sens de l’original, produisent la putréfaction de ce qu’il y a de plus pur et de plus délicat. Ainsi, la folie l’emporte sur la sagesse, celle-ci fait piètre figure auprès des insensés. Un peu de folie défait une œuvre sage et grandiose. Quelques propos insensés tenus en un moment d’emportement irraisonné peuvent démolir une œuvre dans laquelle le cœur et l’intelligence avaient passionnément travaillé. Le parfum le plus pur ne pourra résister ni se soustraire à la putréfaction. Je ne puis dresser la liste complète des œuvres ainsi détruites, de nobles projets gâchés, d’idées généreuses rendues stériles. L’histoire du monde et celle de l’Église, l’histoire de notre propre vie et celle de notre entourage contiennent d’innombrables cas, tristes et lamentables, de projets avortés, de vies gâchées, d’anéantissements moraux. Il est vrai que les mouches ont la peau dure et que la putréfaction morale a une durée désespérément longue, interminable…

Appliquons cette image à deux domaines précis de la vie sociale moderne. Je disais plus haut qu’apparemment il n’existe pas de lien logique entre les différentes parties de ce chapitre. Une lecture plus soignée nous révèle que les mouches se livrent à une activité enfiévrée, et tout d’abord dans la cité. Écoutez l’Ecclésiaste : « Malheur à toi, pays dont le roi est un jeune garçon » (Ec 10.16).

À une époque où les jeunes et leurs problèmes semblent être la préoccupation majeure, pour ne pas dire obsessionnelle, de la société moderne, l’Ecclésiaste, avec son esprit patriarcal, risque de passer pour un représentant pénible du « racisme antijeune ». Il ignorait que, dans une société future, en occurrence la nôtre, l’âge de la majorité descendrait jusqu’à dix-huit ans, et que l’égalitarisme civil et social allait mettre un terme à l’hégémonie détestée des vieillards. Pour qui opterons-nous, nous autres, à notre époque? Pour la gérontocratie, à la manière de l’Ecclésiaste, c’est-à-dire la prédominance des vieillards dans la marche des affaires, ou bien pour la « népiocratie », terme que je forge à partir du grec et qui signifie le gouvernement par les enfants? En ce qui me concerne, et, je suppose, pour tout lecteur attentif de la Bible, le dilemme ne peut plus se poser en ces termes. L’Évangile de Jésus-Christ a une fois pour toutes réconcilié les âges, et jeunes comme vieux se placent au bénéfice de sa grâce souveraine. Ne lisons-nous pas dans l’Évangile : « Tu as tiré des louanges de la bouche des enfants et de ceux qui sont à la mamelle »? (Mt 21.16).

En revanche, au moment où Jésus dévoile pour la première fois à ses disciples le secret de ses souffrances imminentes, il répond à la confession de Pierre en ces termes : « Ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16.17). Dans l’entretien qu’il a de nuit avec Nicodème, Jésus fait remarquer à ce dernier que c’est son intelligence qui l’empêche de posséder la vraie sagesse : « Tu es le docteur d’Israël et tu ne sais pas cela! » (Jn 3.10). Au début de son grand sermon sur la montagne, il déclare heureux « les pauvres en esprit » (Mt 5.3) et, pensant au mystère de sa royauté divine, il s’écrie : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants » (Mt 11.25).

Cependant, l’Évangile de Jésus-Christ n’est pas un phénomène « sui generis », c’est-à-dire qu’il viendrait parmi nous sans aucun lien avec l’Ancien Testament, faisant totalement abstraction du message de l’Ecclésiaste. Au contraire, à cause de Jésus-Christ, cette affirmation « malheur à toi, pays dont le roi est un jeune garçon » prend un autre relief. Nous aurions tort de nous lancer dans une course folle et démagogique pour niveler des âges, des fonctions, des dignités, des compétences, des idées… Je perçois cependant un prolongement de cette idée de l’Ecclésiaste dans notre vie moderne. Dans cette ligne-là, ce qui m’inquiète ce n’est pas tant l’âge que la tête, les cerveaux de ceux qui nous gouvernent.

Je prendrai comme exemple celui des avant-gardistes. Le terme « avant-garde », emprunté à la vie militaire, est devenu depuis deux siècles au moins un concept s’appliquant à la littérature. Il dénote ce qui est neuf, ce qui se prétend jeune, ce qui relève de la toute dernière découverte. Le neuf s’impose alors d’office au vieux. Pour Jean-Paul Sartre, les livres sont comme des bananes. On ne peut en apprécier le goût qu’au moment où on les consomme. Ils appartiennent au passé, aussi en faut-il des nouveaux. De son côté, un autre gourou de la modernité, Antonin Artaud, affirmait que les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé. Ils ne sont plus bons pour nous.

C’est la méthode de la table rase : Vous ne savez rien, vous n’avez jamais rien appris, il faut découvrir à chaque instant quelque chose de neuf. Descartes, comme Paul Valéry, ont éduqué des générations avec de telles idées. Vient ensuite l’obsession du changement, l’urticaire de vouloir tout changer, tout bouleverser, de courir avec frénésie pour attraper le chariot ailé du temps fugitif. Mépriser le passé, ignorer le présent afin de vivre haletant, enflammer et exalter l’instant qui vous est donné; telle est, sommairement présentée, la philosophie avant-gardiste. Mais un tel concept ne peut circuler sans danger dans le domaine social et politique. Car c’est bien lui qui prêche la révolution permanente, qui explique les bouleversements violents, qui fait souffler un vent de folie poussant vers les chemins du désespoir, de la confusion, de la destruction suicidaire. Une crise succède alors à l’autre, et la réponse apportée à l’une engendre de nouvelles interrogations, et ainsi « ad infinitum ». Nul n’est en mesure de résoudre les problèmes engendrés par la modernité apparaissant et disparaissant à la cadence des heures éphémères et fugaces.

Experts politiques et sociaux, économistes et militaires, technocrates et syndicalistes, éducateurs ou penseurs professionnels deviennent incapables de nous guider, puisqu’ils se sont détournés de la véritable sagesse. C’est aussi simple et aussi banal que cela. C’est la raison aussi pour laquelle tant d’hommes ineptes, frappés d’incurie, mais faisant semblant d’apporter des réponses, sont en réalité dévorés d’ambition, assoiffés de pouvoir, dépourvus d’honnêteté, jouant avec leur propre sort autant qu’avec la destinée d’autrui. On comprend qu’il n’est plus question ici d’âge, mais de néomanie, la fureur de tout ce qui est neuf, qui fait que l’empereur est nu, mais dont les héritiers et adulateurs — des admirateurs au sens psychologique et moral — prétendent qu’il est quand même en mesure de conduire la destinée de la cité. Malheur à notre société qui souffre de la présence, aux postes clés, de conducteurs et d’hommes qui n’ont de grand que leurs oreilles, ainsi que le déclarait un homme politique suisse nommé Dürrenmatt.

Et malheur encore à l’Église, lancée elle aussi dans cette course absurde, et qui se laisse guider par les plus infantiles et les moins responsables de ses membres, sous prétexte de nouveauté et de mise à jour! Des aggiornamentos à peu de frais se substituent au gigantesque effort de réforme profonde dont elle aurait tellement besoin. Des changements pour mieux plaire aux amateurs de nouveautés, tel est le mot d’ordre répandu dans nombre d’Églises, séduites par les sirènes de la modernité. Oui, malheur à l’Église aussi dont les pasteurs et les docteurs sont des enfants!

Pourtant, le Christ l’avait voulue sans tache ni ride. Il a donné sa vie pour qu’elle soit pure et irrépréhensible. Il veut l’amener à sa maturité, l’invite à se comporter en toute sagesse et circonspection et à rechercher ce qui est bon, agréable et parfait aux yeux de Dieu.

Les mouches sont donc dans les flacons de parfum et elles y poursuivent leur travail malpropre. Pour l’instant, elles ont la peau dure. Mais viendra le jour de leur élimination et de la fin de toute putréfaction. Souvenons-nous du message de l’Ecclésiaste. « Celui qui creuse une fosse y tombera, celui qui fait une brèche dans une clôture sera mordu par un serpent » (Ec 10.8). L’œuvre de Dieu ne supporte ni tricherie ni putréfaction. Elle se poursuivra jusqu’à la fin, parce qu’elle est la seule bonne, sage et parfaite dans le temps et pour l’éternité.

À l’époque de l’abêtissement systématique des peuples et de leurs dirigeants, ce n’est pas un luxe inutile, mais une obligation que de méditer le livre de l’Ecclésiaste et d’entonner avec lui un chant de louange en l’honneur de la sagesse que Dieu donne à ceux qui la lui demandent.