Cet article a pour sujet l'espérance et le sens de l'histoire d'après la notion cyclique du temps et d'après le positivisme, l'humanisme, l'utopie, l'idéalisme, le matérialisme et le marxisme.

Source: Espérer contre toute espérance. 12 pages.

Espérance et histoire - Conceptions non chrétiennes

  1. L’histoire cyclique?
  2. Interprétations modernes
  3. L’univers de l’utopie
  4. Le matérialisme historique
  5. Karl Marx

1. L’histoire cyclique?🔗

Celui qui a étudié la philosophie religieuse hindoue sait que le temps n’a aucune importance pour l’esprit de l’adepte de cette religion orientale. Connaître le moment où la vie de quelqu’un émerge et s’évanouit ne présente aucun intérêt, puisqu’à n’importe quel point et à n’importe quelle heure le sujet se trouve dans une ascension mystique et peut unir son être insignifiant à l’être absolu. Goethe traduisit cette mystique en faisant sienne cette conception et lui donnant l’expression. « Tout ce qui est éphémère n’est qu’un symbole. » De son côté, Fichte déclarait que seule la métaphysique peut nous sauver, et non l’historique. Un événement historique peut illuminer une vérité, mais n’en constituera pas le fondement.

« En dehors de certaines tendances parsistes [religion des Pârsi, adeptes du mazdéisme] et la religion d’Israël, toutes les métaphysiques connues impliquent ou professent une vision cyclique du temps. En naturalisant ainsi l’histoire, on la réduit à être une image du mythe. Car cycle et mythe sont inséparables.1 »

Orientale, mais aussi grecque, la philosophie cyclique de l’histoire ou, ainsi que l’appelle Jacques Maritain, la philosophie du devenir (voire évolutionniste) conçoit que tout se déroule de manière récurrente. Tout recommence sans fin. Tout revient à son point de départ. Il n’existe point de progression, pas de ligne droite, aucune destinée. Aussi l’histoire tout entière est-elle dépourvue de sens. Si l’individu peut encore poursuivre un certain objectif, l’histoire elle-même ne saurait se concevoir en termes d’une destinée bien définie. Sans doute, ainsi qu’on l’a fait remarquer, la conception même de la cosmogénèse — l’idée de la création dans ces philosophies — empêche-t-elle une définition précise et « sensée » de l’histoire. Le grand âge du monde devra de nouveau recommencer. Il se répétera. Ce que l’individu accomplit dans la vie présente sera répété dans l’instant après et dans le futur.

Le cycle récurrent n’accomplit rien. Aussi ne possède-t-il aucun sens. Aucun événement historique n’a alors d’importance et de signification. C’est ainsi que la métempsychose (la réincarnation) consiste en la continuité d’une chaîne de pensée et de sentiments… qui passe d’un mode de l’existence à l’autre, en vertu d’une sorte d’élan vers la vie, au désir d’être2.

Il est intéressant de noter que Maritain qualifie cette pensée païenne de philosophie du devenir. À notre avis, on devrait évaluer les « théologies du devenir » modernes à la lumière de celles, mystiques, orientales ou grecques, qui en sont les inspiratrices patentées. Le maquillage moderne du mythe et de l’histoire cyclique ne cache pas la véritable nature et l’origine des théologies portant cette appellation. Hélas!, la théologie aussi possède ses cycles récurrents, mortels pour elle-même et surtout pour la foi qu’elle est censée servir. Par sa nature même, le mythe ne connaît pas de cadre historique. On ne peut savoir quand Déméter, la déesse grecque, a vécu ni quand elle est morte. Aussitôt qu’on se livre à une telle enquête, les événements rapportés vous glissent entre les doigts. Lorsque dans la mythologie un dieu meurt et ressuscite, il n’y a pas de fait historique à retenir ni à proclamer. On y suggère simplement un événement cosmique.

« Même chez Thucydide le mythe domine et naturalise l’histoire : l’historien cherche à dégager les lois générales et intemporelles du devenir cyclique… On n’a pas assez remarqué ce petit fait capital, noté par Max Weber, que jamais on ne trouve dans l’Ancien Testament l’idée d’un Yahvé qui serait comme les dieux de l’hindouisme, par exemple, le garant métaphysique d’une hiérarchie de castes, d’un ordre social immuable.3 »

2. Interprétations modernes🔗

Nos contemporains ont adopté une autre position qui, en réalité, n’est que la conclusion logique de la précédente : celle de l’absurdité même de toute l’histoire et de chaque événement. L’humanisme athée, dans sa forme la plus pessimiste et la plus virulente qu’est l’existentialisme moderne, a décrété une fois pour toutes qu’il n’y a aucun modèle ni aucune finalité dans le cours de l’histoire. Chacun devra découvrir le sens pour lui-même dans une prise de conscience individuelle lors d’une décision subjectiviste. La foi chrétienne ne récuse nullement l’élément de la décision personnelle, mais elle lui accorde une dimension autre qu’un sens différent de l’histoire. Car l’espérance sait que l’histoire est affranchie de la circularité fataliste et qu’elle est à l’abri de toute tragédie définitive. Elle possède un sens et doit atteindre un objectif.

Accordons cependant notre attention à quelques-unes des interprétations les plus significatives de l’histoire. Nous ne tracerons de celles-ci que les grandes lignes.

On peut s’étonner parfois que des non-chrétiens comprennent si bien leur époque et leur avenir sans avoir recours à la Parole de Dieu. Mais nous les voyons aussi perplexes face au problème de leur origine et des perspectives ouvertes par des situations historiques. Le non-chrétien peut être capable de placer ses découvertes fragmentaires dans un ensemble plus ou moins valable auquel il peut accorder un certain crédit. Néanmoins, il ne se rendra pas compte de la signification véritable de toute la réalité ni même de toute situation particulière. C’est là l’indigence qui caractérise toute recherche effectuée loin du projecteur biblique. Sans la Bible, toute tentative de réfléchir sur la société passée et à venir sera fatalement incomplète et, en fin de compte, vaine.

Nous sommes cependant frappés de trouver quelques données bibliques dans cette recherche, car la conception biblique de l’histoire a laissé des impressions derrière elle. Ainsi nous sommes témoins d’une certaine aspiration, d’un certain mal du pays : celui du paradis, d’un avenir lumineux, hors de portée de tout mal… Il y a cette obscure conscience que quelque chose devait et doit être hors de la portée du mal; que quelque chose devait et doit être sur notre route vers l’avenir. Notre âge a la mémoire du sentiment du péché et du paradis perdu. Il est constamment tenaillé par le sentiment que les sentiers du péché ne sont, fatalement, que des impasses; il découvre qu’il existe une loi de l’iniquité. Les idées du fatum (hasard, fatalité) et de la catastrophe ont imprégné l’imagination de l’homme moderne.

Dans notre propre siècle, l’espoir indestructible en la rédemption de l’homme — tellement tenace au cours de notre histoire occidentale — connaît actuellement une sorte de deuil, souvent enrobé d’un amer cynisme. Mais cet esprit sécularisé n’est jamais en accord avec l’espérance biblique. La musique du futur résonnera aux oreilles comme une mélodie sentimentale, celle d’aspirations inassouvies, ou elle dégénérera en un chaos de dissonances. Il en est ainsi parce que l’homme ne veut pas faire le pas vers la Parole et vers la croix, à ses yeux scandale et folie à cause de sa foi en la possibilité d’accomplir son propre salut; il reste un rebelle impénitent. Or, la croix nous place au cœur même de l’antithèse entre foi chrétienne et foi humaniste. Nietzsche, le plus extrémiste des humanistes, chercha à se défaire de tout ce qui lui rappelait le christianisme et voulut devenir le prophète de l’Antichrist. À ses yeux, la croix était le signal d’une bifurcation de routes irréversibles, la plus totale des humiliations de tout ce qui est humain, la plus terrible de toutes les décadences et le symbole même d’une civilisation de faiblesse.

Un seul et même esprit contrôle et régit aussi bien le juif offensé que le sage grec, l’aristocrate romain que l’humaniste rebelle, le pharaon perplexe et Nietzsche, l’homme de la fin des temps, celui de l’esprit d’autorédemption. Car la rédemption en Christ passe pour une folie et reste la cible du mépris.

Il faut encore tenir compte de l’attente de l’homme de la science moderne. Il est totalement imprégné du thème baconien : « connaître c’est pouvoir » et de celui d’Auguste Comte : « savoir c’est prévoir ».

Cette confiance placée en la science ressort dans la phrase suivante de Laplace : « Nous devons regarder la condition présente de l’univers comme étant le résultat de son état antérieur et comme la cause de son état à venir. » Pour Laplace, pas de doute, le futur n’est déterminé que par le passé et le présent, de sorte qu’en principe au moins, il peut être exploré par la science. Ce même idéal scientifique positiviste domina tout le 19siècle. Dès lors, ce n’est plus une affaire d’hypothèse, mais d’application pratique. La connaissance des faits sert de fondement à la connaissance du futur. Pour qu’il puisse être prédit et contrôlé avec certitude, le fait, dans ce cas, enseigne le progrès à l’aide de la société technicisée. Mentionnons seulement pour mémoire la triple étape dans l’histoire de l’humanité définie par Auguste Comte : l’étape théologique avec la foi en des dieux suivie de l’étape métaphysique, caractérisée par des idées spéculatives qui à son tour sera dépassée par l’étape positive industrielle de l’homme ayant enfin atteint sa majorité.

Le pas suivant vers la réalisation de l’idéal scientifique a été celui de la théorie de l’évolution. Karl Marx, dont la pensée est étroitement associée à l’hypothèse évolutionniste, a cherché à prédire le développement futur de la société en se fondant sur des faits. Ceci illustre à quel point le positivisme est à son insu biaisé, c’est-à-dire plein de préjugés; car en science nul ne peut procéder sans interpréter les faits. Ainsi, le point de départ et l’idéal du positivisme aboutissent et se résument en une contradiction interne insoluble. Le positivisme a voulu démontrer la voie de l’autorédemption. Pour y parvenir, l’homme devra d’abord assurer sa propre sécurité et son indépendance vis-à-vis d’une idée de la science positive, suffisante et sans faille, entièrement libre de toute spéculation et fondée uniquement sur des faits positifs. Une telle science prétend prouver la connaissance, rendant de la sorte l’homme capable de contrôler la réalité et, par conséquent, d’assurer le progrès et la rédemption sociale. L’idéal humaniste de la science, que nous pourrions également qualifier de spéculation pure, est tout à fait harmonieux, mais il exclut, hélas!, toute possibilité réelle de liberté, car l’entrée forcée d’une petite dose de liberté troublerait gravement cet idéal scientifique.

La thèse de l’autarcie scientifique et de la neutralité d’une pensée philosophique est insoutenable même dans ce cas. Le positivisme se fonde carrément sur la foi en la souveraineté de l’homme, ou au moins sur l’indépendance de sa pensée scientifique. Notons en passant que l’idée du progrès et la question de la réalité ne sont pas le monopole des humanistes, car les chrétiens confessent leur foi en la vocation — ou mandat culturel de l’homme — à dominer la terre. Ce fut la mise en pratique de cet idéal élevé qui, précisément, donna naissance à la civilisation occidentale.

Même des humanistes tels que Karl Jaspers admettent l’influence décisive de la foi chrétienne sur le développement de la culture moderne. Nous ne prétendons pas que le péché n’a point affecté les activités des chrétiens; pourtant, la source principale de la désintégration rencontrée dans la vie pratique se trouve au niveau religieux du cœur humain, car l’humanisme cultive le péché originel de l’humanité, sa déclaration d’autonomie et son autorédemption. Le serviteur se prend pour le maître et l’humanité est orientée par la thèse fondamentale de l’incrédulité : par l’homme et pour l’homme. Cette thèse conduit inévitablement au déraillement à la fois de la science et de la civilisation. Ce sont ces effets qu’avait constatés la fin du 19siècle. Mais les causes de déraillement ont été cherchées ailleurs que dans le refus de reconnaître le Dieu Rédempteur.

Néanmoins, un certain optimisme tempéré subsiste toujours chez des humanistes, chez lesquels nous remarquons deux tendances : l’une entretient l’espérance du renouveau intérieur de l’homme; l’autre place sa confiance en la planification scientifique de la société. Certains entretiennent le spectre d’un optimisme hésitant et, le plus souvent, le doute et le pessimisme — quand ce n’est le désespoir et le nihilisme — versions modernes de l’antique fatum (hasard ou chance). Leur réapparition nous paraît très significative. Elle signale que l’humanisme moderne renonce, à son insu, à sa prétention de contrôler la réalité créée.

« Sa confiance en l’avenir et son progrès planifié cèdent déjà la place à des influences qui ne sont pas causées par l’homme. Tel est l’homme lorsque tout va bien; il se pavane comme un paon. Lorsque tout va mal, il déploie ses efforts pour trouver des boucs émissaires. Il se lave les mains dans son innocence fictive. »

3. L’univers de l’utopie🔗

C’est une contradiction du terme même que de parler de l’univers de l’utopie puisque, étymologiquement, ce terme signifie « sans lieu ».

Rappelons toutefois les diverses représentations de cet univers sans lieu au cours de l’histoire occidentale. Rappelons-en les grandes figures et la grande littérature :

  1. La République de Platon (428-348 av. J.-C.), dont l’objet est d’élaborer une théorie de la justice.

  2. Thomas Moore et son roman Utopie (1516). Cet humanisme n’a pas encore rompu avec la foi chrétienne.

  3. Francis Bacon (1561-1626), auteur de La Nouvelle Atlantide. Il voit l’application pratique de la science, exempte de toute spéculation, capable de sauver l’humanité de tous ses troubles et de toutes ses misères.

  4. Charles Fourier (1772-1837) est un autre nom qui mérite d’être mentionné. Il cherche à organiser une nouvelle communauté sociale dans laquelle l’homme sera plus près de la nature et où il pourra développer et satisfaire ses passions et ses impulsions.

  5. Karl Marx (1818-1883), dont nous parlerons plus loin, cherchera à fonder le socialisme sur des bases qu’il appellera scientifiques.

  6. Edward Bellamy (1850-1898) construit son utopie dans son Regard en arrière (Looking Backward). Profondément troublé par la misère humaine dont il sait que l’homme est responsable, il espère que l’organisation sociale pourra l’en délivrer.

Le 20siècle a vu paraître les deux ouvrages les plus remarquables sur l’utopie humaine qui, curieusement et heureusement, n’expriment pas les rêves futurologiques de leurs auteurs : Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell.

4. Le matérialisme historique🔗

Depuis Hegel, le problème de l’histoire — et surtout celui de sa fin — est devenu l’un des plus sérieux, et peut être le plus épineux, qui se soit posé à l’esprit occidental. Le matérialisme historique ne peut s’expliquer que par son apport indirect, voire opposé, à l’idéalisme hégélien ainsi que par son interprétation de l’histoire. L’acuité de ce problème s’explique davantage en termes de philosophie idéaliste qu’en termes d’existentialisme moderne. Notre époque est une époque de crise profonde. Nos contemporains s’interrogent sur la finalité de l’histoire et sur la manière de parvenir à déchiffrer l’avenir et de décoder les événements qui forment l’histoire personnelle ou universelle. Celle-ci s’entoure de mystère et, tel un livre cacheté, elle renferme des énigmes apparemment insolubles. Si l’avenir semble invisible ou insaisissable, le passé, lui, demeure obscur et indéchiffrable.

Quelle explication donner à l’enchaînement de l’histoire, et comment lier entre eux tous les faits qui s’y sont produits? Incapable d’interpréter le passé, répugnant par moments à s’y livrer, l’homme moderne ne parvient pas mieux à prévoir ce qui adviendra. Vers quels développements et vers quels progrès sera-t-il amené? Les lois du mouvement de l’histoire lui échappent. L’appréciation du futur — si elle ne relève pas du futurisme exacerbé de certains magiciens modernes — ainsi que toute prévision sont catégoriquement exclues. De l’idée d’histoire fortuite et accidentelle à celle d’histoire inutile, de l’hypothèse des faits capricieux aux théories de l’histoire indéterminée, la gamme, les gammes varient, mais toutes reviennent à la même conclusion : l’histoire échappe au contrôle de l’homme, voire à son intelligence.

Le matérialisme historique prend son origine dans la critique que l’allemand Ludwig Feuerbach adressait à la foi chrétienne. L’essentiel de celle-ci peut se résumer dans la substitution de la foi chrétienne par une anthropologie radicale. Chose étrange, cette « essence du christianisme » témoignait d’un grand absent : le Christ historique. Dès lors, la critique de Feuerbach devenait intemporelle et anhistorique.

Karl Marx a cherché à corriger cette évasion hors de l’histoire. Il n’empêche que la critique de Feuerbach portait un coup dévastateur à toute la représentation anhistorique et intemporelle de la foi chrétienne, car ce faisant on la réduisait à une pure idéologie. Ce fut notamment le cas à partir des années vingt chez les deux représentants les plus éminents de la théologie allemande, Rudolph Bultmann, et dans une certaine mesure, Karl Barth, du moins le « premier » Barth. Leurs systèmes n’accordent presque aucune importance à la dimension historique de la foi et même aux Évangiles en tant que documents historiques.

Bultmann et Barth cherchent à séparer l’histoire du salut des événements d’une histoire dite objective (en allemand Geschichte contre Historie). Dieu n’aurait pas opéré visiblement au cours de l’histoire, mais serait demeuré derrière le monde sensible. Nous avons ici plus que du kantisme théologisé! La foi se change de la sorte en un système de pensée intemporel ou encore en des affirmations théologiques fondées uniquement sur une foi entièrement subjective.

Théologiens et chrétiens se placent alors soit sur le terrain d’un subjectivisme radical absolu (Bultmann) soit se réfugient derrière le transcendantalisme anhistorique de Dieu (Barth). Mais dès que la foi devient la cible de la critique agnostique, ces systèmes, apparemment opposés entre eux, davantage idéologies d’inspiration plus ou moins chrétienne qu’authentiques théologies de la Parole, ne peuvent opposer aucune résistance (ni ne peuvent fournir la moindre défense) face aux agressions anti-chrétiennes comme celles, par exemple, de Feuerbach. Encore moins face à Marx!

Si l’on a bien saisi la nature de l’attaque de Feuerbach, on comprendra aisément pourquoi Bultmann ne peut pas nous aider à comprendre la nature de la foi chrétienne. Si on saisit bien la nature de la critique marxiste adressée à la foi, on ne saurait, à aucun prix, rester bultmannien. On ne le suivra qu’à condition d’ignorer totalement la critique marxienne. La théologie bultmannienne est inactuelle, périmée, sans portée aucune sur notre époque. Elle offre la pire des préparations et des défenses pour affronter une véhémente critique marxiste.

Fondamentalement, Bultmann reprenait à son compte la thèse du libéral Schleiermacher du 19siècle.

Notre appréciation du premier Barth ne sera pas différente. Tout en combattant le subjectivisme religieux de Bultmann ou de ses prédécesseurs, Barth s’est cantonné dans des affirmations transcendentistes de Dieu, se réjouissant même des critiques de Feuerbach portées contre un libéralisme à la Schleiermacher. Pourtant, Feuerbach ne s’en prenait qu’au libéralisme subjectiviste. Or, la théologie de Barth, elle aussi, a regardé avec dédain tout ce qui dans la foi biblique se réclamait d’un caractère historique. Elle n’a pas tenu compte de la nécessaire, voire inévitable évaluation de l’historicité du Christ.

En refusant de reconnaître à cette historicité une valeur d’objectivité et un terrain ferme sur lequel la foi peut s’exposer, le premier Barth offrait à la théologie un contenu dogmatique arbitraire et inefficace pour saisir le sens de l’action de Dieu accomplie au cours de l’histoire.

Toutes les religions païennes attendent fermement l’apparition d’un monde nouveau dans lequel l’homme et l’humanité auront une vie meilleure, exempte du péché et du mal, de la tristesse et de la maladie, d’un monde qui sera à l’abri de la mort. Elles connaissent également l’idée d’élection. Ne recevront la vie nouvelle que ceux qui appartiennent, qui sont fidèlement et intimement liés à la communauté des fidèles.

Toutes ces religions ont essayé de donner des réponses aux problèmes d’ordre personnel ou social, culturel ou scientifique. Parfois, elles ont éliminé toute critique à leur encontre. À côté de la religion — dans le monde grec et hellénistique —, l’idée de la philosophie en tant que voie de salut et de sagesse prit aussi une forme concrète. L’idée de la raison scientifique et pratique comme source de vérité et de connaissance — ou encore comme origine d’ordre, de loi et de norme — a agi comme une puissance créatrice dans le monde occidental depuis le 6siècle avant Jésus-Christ.

Durant les 15 premiers siècles de l’ère chrétienne, la société occidentale, sous l’influence de la Parole de Dieu, refusa la vision grecque du monde et de la raison. Mais cette société ne pouvait pas surmonter la déification de la raison du fait qu’elle maintenait une certaine mesure d’autonomie de la raison dans le cadre de la synthèse parfaitement réussie dans l’œuvre et la pensée de Thomas d’Aquin (dichotomie nature-surnature).

La critique persistante contre cette synthèse donna lieu, finalement, à une nouvelle vision de la vie et du monde et à une nouvelle idée de la connaissance scientifique de la société et de l’homme.

L’idée biblique d’un ordre mondial établi et maintenu par Dieu fut remplacée par l’ordre de la raison absolutisée. Le mandat que l’homme avait reçu de Dieu de dominer l’univers et de former la société humaine fut changé en mandat délivré par les soins de la raison autonome. À la liberté en Christ on substitua la liberté absolue de la personne humaine procurée par la raison. Cet humanisme de nature rationaliste dura du 17siècle jusqu’au début du 19siècle.

À partir du 19siècle, l’humanisme dégénéra en irrationalisme, dont les grandes figures furent le danois Kierkegaard, l’allemand Nietzsche, l’anglais George Sorel, le français Henri Bergson et l’américain John Dewey.

Jusqu’à Hegel (1831), il y avait encore une place vacante pour la religion, plus spécialement pour la religion chrétienne, reconnue comme la forme la plus élevée de toutes les religions. C’est en tenant compte de la situation théologique de ces dernières décennies que nous pourrons mieux examiner la nature du matérialisme historique et critiquer brièvement la pensée de Karl Marx.

5. Karl Marx🔗

L’interprétation marxiste de l’histoire, presque rationnelle, échappe à la catégorie de l’indéterminisme. Curieusement, elle est parallèle à l’interprétation chrétienne de l’histoire.

« Si on connaissait avec assez de certitude et de rigueur les éléments de la causalité historique, il deviendrait possible de faire de la prévision scientifique en matière d’histoire et de discerner l’état achevé de la société humaine. Notre époque est devenue le champ immense, universel, où s’affrontent dans un conflit gigantesque ces deux interprétations de l’histoire : la marxiste et la chrétienne.4 »

Le marxisme est devenu depuis quelque 150 ans l’un des plus redoutables rivaux de la foi chrétienne. Il lance à notre foi un défi redoutable, plus particulièrement sur le terrain de l’histoire et de la conception de l’histoire.

Durant des siècles, diverses formes de religion ont déterminé, dans sa totalité, l’existence humaine. D’un côté, des religions tribales et primitives, dans des sociétés closes, donnèrent une orientation à la personne humaine et à ses actions par un système de valeurs qui leur était propre. De l’autre côté, des religions telles que l’hindouisme, le bouddhisme et l’islam influencèrent des millions d’êtres dans de vastes territoires du monde. Elles sont devenues des religions universelles embrassant, sur un niveau très élevé de civilisation, l’existence humaine tout entière.

La foi chrétienne se distingue de ces deux types, du fait qu’elle se fonde sur la révélation divine. Toutes ces religions ont un point commun : Elles sont des conceptions du monde et de la vie basées en la foi en Dieu on en des dieux, où le comportement de l’homme est réglé à l’aide d’un ensemble conçu comme loi. Cette loi est une prescription reçue des ancêtres, ou de Dieu, ou des dieux.

Elles connaissent une communauté de croyants ayant leurs prophètes, leurs prêtres, leurs prédicateurs et d’autres membres qui assument des fonctions sociales. Toutes attendent fermement l’apparition d’un monde nouveau dans lequel l’homme et l’humanité accéderont à une vie meilleure.

Depuis, l’humanisme a reçu de nouvelles impulsions. D’abord par l’idée moderne de l’État, ensuite par le développement de l’industrie moderne, troisièmement par l’élaboration des nouvelles théories et pratiques économiques, quatrièmement par la recherche scientifique. Ces nouvelles idées ont permis de concevoir des théories sociologiques et philosophiques au sujet de la société et de son avenir. Parmi les protagonistes, il suffit de mentionner les noms de Claude-Henri de Rouvroy de Saint Simon, de Charles Fourier, de Robert Owen, de Pierre-Joseph Proudhon et de Ferdinand Lassalle, grands théoriciens du socialisme. Depuis, les rapports avec l’Église et la foi chrétienne ont été totalement altérés.

Bien que l’esprit de la philosophie moderne s’oppose à la foi, certains penseurs ont cherché quand même à s’en servir et à l’intégrer à leurs systèmes.

Après Hegel, les choses prirent une autre tournure. Nous avons déjà noté la manière dont Feuerbach, aux yeux duquel la théologie n’était que pure anthropologie, avait lancé ses violents assauts contre le christianisme.

Feuerbach a préparé ainsi le chemin à l’avènement du communisme, l’une des plus vigoureuses entreprises de la pensée théorique et sans doute la plus dévastatrice des actions radicales apparues au cours de l’histoire. En effet, le communisme n’est pas une simple théorie philosophique que l’on pourrait examiner de manière purement académique.

Il n’est pas davantage une simple idée politique à l’usage des gouvernants ni même une théorie philosophique ou économique s’opposant à d’autres théories économiques; il est davantage un mouvement global avec sa propre vision de l’univers et de la vie. Il est une nouvelle religion avec ses articles de foi et avec des credo prétendument infaillibles.

Ses adeptes forment un nouveau peuple de pèlerins mus par l’espoir de la transfiguration du monde présent. Ils attendent une nouvelle terre qui n’aura pas de ciel nouveau pour la transcender. Il s’ancre dans la conviction selon laquelle l’avenir de l’homme se trouve entièrement entre ses mains. Il affirme qu’il vaincra tous ses adversaires. Il possède ses livres sacrés, et ses prophètes s’appellent Marx, Engels, Lénine et Staline, Mao ou peut-être encore Althusser et Horkheimer, Lukacs et Adorno…

Il a même son « serviteur souffrant » : la communauté des prolétaires, dispersée sur la face de la planète. Cette communauté parviendra à la « gloire » après sa tribulation de l’heure présente. Le communisme est un messianisme et une entreprise missionnaire extrêmement zélée avec son clergé, sa prédication, ses catéchètes, son zèle pour le prosélytisme et ses « conversions » individuelles ou massives. Il est pratique et efficace; il veut changer les êtres humains et créer l’humanité nouvelle. Il critique la vie sociale traditionnelle dite bourgeoise et offre à des millions d’êtres humains, végétant dans un noir désespoir, une certaine forme d’espoir. Il est une sorte de mouvement eschatologique avec une nette orientation vers l’avenir. Il prétend être altruiste et se targue de faire mourir — souvent, hélas!, physiquement — le vieil homme, celui de la « mentalité bourgeoise ».

Pour bien connaître les différents régimes communistes, il nous faut examiner à tout prix leurs arrière-plans philosophiques. Il ne suffirait pas de clamer : « le communisme est athée », car il est bien davantage que cela. Il est une nouvelle et puissante forme de religion qui inspire l’enthousiasme à ses adeptes et réussit à empoigner les masses comme un seul homme.

L’homme communiste convaincu est prêt à donner sa vie pour le salut de l’humanité. Mais les assises philosophiques du communisme sont constituées par un subjectivisme radical, bien que de nature rationnelle, tout au moins chez Marx. Après lui, c’est la forme irrationnelle qui apparaîtra, notamment chez Lénine et Staline.

Ce subjectivisme déclare que la destinée de l’homme et de son univers se trouve uniquement entre ses mains. Il n’y a pas de Législateur divin; point de Souverain hormis l’humanité; aucune loi, si ce n’est la raison absolutisée de l’homme autonome. Ce rationalisme de Marx et d’Engels est bien différent de celui de Descartes.

En tant que raison scientifique, le cartésianisme avait une forme mathématique (chez Descartes et chez Leibniz); une forme psychologique (chez Locke et Hume). D’autres aspects de la raison apparurent par la suite. Dans l’art, la musique, la vie politique, l’éthique et la religion, tous placés sous l’hégémonie de la raison pratique. Kant et Hegel cherchèrent à réconcilier la raison théorique avec la raison pratique, assignant à chacune une tâche propre dans les limites de son domaine spécifique.

Le 19siècle n’accepta pas cette réconciliation. Ainsi se succédèrent le positivisme, le néo-positivisme et le néo-idéalisme, et la même démarche de réconciliation fut de nouveau entreprise entre la raison théorique et la raison pratique.

Ce fut le néo-positivisme qui fournit le terrain philosophique à la pensée et à l’action de Marx et d’Engels. La philosophie possède une importance certaine pour saisir et pour interpréter la situation dans laquelle se trouve l’humanité; pour clarifier l’orientation du développement dans lequel s’engage la société et pour donner des directives à l’homme afin qu’il puisse façonner et créer une nouvelle société. Car l’une des idées fondamentales de Marx est sa nouvelle conception de l’histoire et du développement de la société.

Marx distingue entre infrastructure et superstructure. La première est un développement dynamique, progressif, qui engendre un conflit entre les forces productrices et les relations de production. Dans ce processus dynamique, progressif, mais sous la forme dialectique de l’histoire, courant vers son avenir, ce sont les prolétaires qui ont la main haute. Ils sont les élus du nouveau paradis social. Les capitalistes, eux, sont voués au jugement dernier! Le but est de changer les relations de la production, de sorte qu’elles soient en harmonie avec les forces productrices.

Le capitaliste, lui, toujours malin, a construit contre ce nécessaire développement de l’histoire ses superstructures d’idées, de philosophies, de théologies, de religions, d’État, l’idée de ce qui est bon ou mauvais, la loi et l’organisation, et ceci dans le seul but d’opprimer le prolétaire, le nouveau « serviteur souffrant ». Mais c’est en vain, car l’avenir appartient aux prolétaires. Que ces derniers se rendent enfin compte de la situation, ainsi que de leur destinée!

Marx a travaillé tel un prophète pour faire aboutir ses idées. Prophète, mais aussi prêtre, s’offrant pour sa tâche. Roi aussi, dans le sens qu’il subjugua les masses et qu’il exerça sur les esprits un pouvoir extraordinaire. Ses écrits devinrent la nouvelle bible de la classe ouvrière dans les ténèbres politico-économiques de l’époque. Ils prétendaient lui apporter la consolation et l’espérance.

Il ne nous est guère possible d’analyser tous les aspects de l’originale et puissante pensée de Karl Marx. Nous n’analyserons pas non plus ce qu’on appelle depuis peu le néo-marxisme. Nous formulerons simplement nos critiques à l’égard de la vision marxiste de l’histoire.

« Chacun sait — au moins en gros — en quoi consiste la vision marxiste de l’histoire : c’est un des éléments fondamentaux de la pensée de Marx lui-même. […] Les rapports de production déterminent tous les autres rapports qui existent entre les hommes dans leur vie sociale. Et ces rapports de production sont eux-mêmes déterminés par l’état des forces productives. […] Marx conçoit, par conséquent, le mouvement général de l’histoire comme une réconciliation progressive (et un jour totale) de l’homme avec la nature. Pour Marx, toute conception historique jusqu’à lui, ou bien laisse complètement de côté cette base réelle de l’histoire, ou bien la considère comme une chose accessoire en dehors de tout lien avec la marche de l’histoire. […] Les rapports entre l’homme et la nature sont exclus de l’histoire, ce qui engendre une opposition entre nature et histoire. Il y a dans la vision marxiste de l’histoire un étonnant et incompréhensible optimisme qui évacue tout à coup, avec l’avènement du prolétariat, tout ce caractère tragique de l’histoire que Hegel avait bien aperçu. […] Sur quoi se fonde un tel optimisme? Pourquoi l’histoire évoluerait-elle vers une apothéose plutôt que vers une catastrophe et un non-sens dernier?
Pourquoi l’aliénation de l’homme — qui prend toujours de nouvelles formes — cesserait-elle brusquement? Quelle intervention abrupte ou quel médiateur pourraient y mettre fin? Pourquoi, enfin, conférer au prolétariat cette vertu qui en fait la dernière classe exploitée qui supprime, par son triomphe, toute possibilité ultérieure d’exploitation? Le prolétariat est devenu le sauveur de l’humanité; on lui a donné des forces miraculeuses, mystiques, capables d’opérer la transmutation définitive de la société. […] Mais est-on sûr que les choses se passeront nécessairement ainsi, alors que l’histoire nous apprend l’engendrement incessant de la violence par la violence? Pourquoi ici, pour la première fois, une telle réversibilité? Pourquoi, à travers cette dernière violence, l’humanité serait-elle délivrée à jamais de toute violence?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le marxisme a une conception de l’histoire essentiellement évolutive et optimiste. […] En effet, l’histoire suit irréversiblement un développement logique, en fonction de la loi de son évolution. Et ce développement devrait, en toute rigueur, être indéfini. C’est par un imprévisible hiatus que Marx a fait du prolétariat le rédempteur privilégié de toute l’histoire. L’histoire prend donc sa signification et culmine dans le geste encore à venir du prolétariat qui se libère lui-même, en libérant du même coup l’humanité entière. Mais il reste à venir et il s’environne encore de bien d’ambiguïtés. Car le communisme comme action dialectique et la société communiste comme état final de l’histoire s’excluent réciproquement.
Et si la société sans classes est le terme dernier de l’histoire, il faut se demander ce que devient le mouvement dialectique qui commandait l’évolution antérieure. C’est l’impasse où conduit la doctrine marxiste des rapports entre la révolution et l’histoire. De toute manière, c’est à l’avenir, au terme de l’histoire, que le marxisme attend l’acte décisif qui libérera l’homme de ses aliénations. Tout est encore inscrit dans l’indéchiffrable. Rien n’est finalement assuré… sinon dans une foi ou espérance qui comportent de l’irrationnel et de l’invérifiable.5 »

La force motrice derrière la conception marxienne de l’histoire considérée comme celle de la lutte de classes, est, à sa racine même — de manière peut-être inconsciente, mais réelle — un messianisme qu’expliquera la personne même de Marx et son origine juive, même s’il fut un juif émancipé et violemment antireligieux. Ce n’est pas par hasard que l’antagonisme ultime entre les deux camps hostiles correspond à la conception chrétienne de la lutte qui oppose le Christ à l’adversaire.

On peut établir un parallèle entre la mission du prolétariat et celle confiée à l’Église. La classe ouvrière a exercé une « mission rédemptrice » d’après le modèle absolu que sont la croix et la résurrection du Christ. Le Manifeste communiste présente une esquisse correspondant à la transformation de la civitas terrena en Civitas Dei

Ainsi, le matérialisme historique est essentiellement, quoique secrètement, un accomplissement historique et un salut en termes d’économie sociale. Ce qui à première vue pourrait paraître comme une analyse et découverte scientifique revêtue du prestigieux manteau philosophique, n’est qu’une attitude religieuse qui, de la première à la dernière phrase, est inspirée par une foi philosophique eschatologique. Il n’aurait pu en être autrement. Avoir la vision de la vocation messianique du prolétariat et inspirer à des millions d’adhérents l’enthousiasme qui caractérise les masses dites ouvrières ne pourrait s’expliquer par une élaboration sur une base purement scientifique.

La réponse correcte aux fausses questions soulevées par Marx consiste à réfuter l’idée selon laquelle les conditions économiques déterminent l’histoire dans son ensemble et que l’interprétation de l’ensemble du processus historique requiert un cadre de référence qui ne se trouve nullement dans des faits prétendument neutres. Nous constatons que le prolétariat communiste cherche la couronne sans subir la croix; le triomphe par le bonheur terrestre.

Notes

1. Théo Preiss, Vision de l’histoire dans le Nouveau Testament.

2. Jacques Maritain, Éléments de philosophie, p. 14-15.

3. Théo Preiss, Id.

4. Albert Gaillard, Marxisme et christianisme, p. 25.

5. Albert Gaillard, Marxisme et christianisme.