Cet article a pour sujet les interprétations modernes de l'eschatologie et de l'espérance, selon Albert Schweitzer, C.H. Dodd, Rudolf Bultmann, Ernst Käsemann, Paul Tillich, Karl Barth, Teilhard de Chardin et Oscar Cullmann.

Source: Espérer contre toute espérance. 3 pages.

Les interprétations modernes de l'eschatologie

Le problème crucial soulevé dans le débat eschatologique moderne est sans aucun doute celui du Royaume de Dieu et de sa nature. Jésus a-t-il prêché l’irruption d’un royaume surnaturel dans un avenir imminent ou bien en aura-t-il perçu sa réalisation dans son ministère personnel et son enseignement? Faut-il prêcher actuellement un Royaume à venir ou bien le considérer comme réalisé dans la communion actuelle des croyants?

C’est très succinctement que nous présenterons les thèses principales qui défendent l’une ou l’autre de ces approches.

Pour Albert Schweitzer, Jésus a pensé et parlé dans le cadre de l’apocalyptique; aussi a-t-il envisagé un très imminent et catastrophique établissement d’une ère nouvelle de justice, radicalement différente de l’âge présent. Toutefois, Jésus s’est trompé dans son attente, et son Royaume devra être actuellement interprété en termes d’éthique et de spiritualité, plutôt que de surnaturel; en tant que fait déjà réalisé, plutôt que comme événement à venir.

C.H. Dodd aussi défend l’idée d’une eschatologie réalisée, ce qui veut dire que le Royaume s’est actualisé et peut être connu comme une expérience vécue dans la vie de Jésus et dans sa résurrection. L’imagerie eschatologique de Jésus ne fait que symboliser les vérités permanentes de l’univers moral. La vie éternelle est une réalité actuelle pour la communauté de la foi qu’est l’Église. Le Royaume n’oriente pas vers un temps, une ère future, lorsque le monde sera recréé, mais nous oriente vers la communion interne avec Dieu.

Rudolf Bultmann pense également dans la ligne d’une eschatologie réalisée. L’eschaton, le final du Nouveau Testament, est réalisé dans la décision de la foi. En cherchant à démythologiser le cadre apocalyptique de la pensée de Jésus, il parvient à une position où le Royaume signifie le pouvoir de la grâce et le pardon, et dont l’expérience vécue par l’homme s’apercevrait dans la décision de la foi et de l’engagement. Dans la théologie de Bultmann, le Royaume est intériorisé. Il devient la présence de l’éternité dans le temps. Il n’existe point de rédemption cosmique. Bultmann affirme que la réalité de la liberté personnelle s’accomplit au moyen de la proclamation, du célèbre kérygme.

Le Royaume de Dieu n’est jamais établi au cours de l’histoire, puisque les humains sont toujours des pécheurs. La fin du monde signifie la fin d’une existence personnelle inauthentique, dans la crise de la repentance et de la foi.

Selon Ernst Käsemann, ce n’est pas le message du Jésus historique, mais le kérygme chrétien, la proclamation, qui revêt une forme et reçoit un contenu apocalyptique. Prenant son point le départ dans la prédication du Baptiste, Jésus aurait prêché « l’immédiateté très proche de Dieu ». L’apocalyptique aurait ainsi reçu son origine non pas avec Jésus, mais dans l’enthousiasme post-pascal de l’Église primitive.

Käsemann ne cherche pas à évacuer tout simplement l’imagerie apocalyptique, mais à la réinterpréter de telle sorte que certains thèmes puissent être maintenus et préservés, par exemple l’adoption filiale et la liberté des fidèles qu’apporte le pardon. Le Royaume de Dieu est le Royaume de la liberté, exemplifié et actualisé dans celle que Jésus a pratiquée.

Paul Tillich, dont l’approche peut s’appeler mystique chrétienne, spiritualise à son tour le Royaume. Celui-ci est la manifestation de Dieu au cours de l’histoire, bien que dans son accomplissement éternel il se place au-dessus de l’histoire. Tillich met l’accent sur la vie éternelle plutôt que dans le retour du Christ à la fin de l’histoire. De ce point de vue, l’histoire restera toujours ambiguë et marquée par un conflit.

Karl Barth, lui, cherche à combiner les motifs futuristes et actuels et défend l’idée d’un « triple » retour du Christ : le premier lors de sa résurrection, retour déjà achevé, fondement de toute autre manifestation de Jésus-Christ. Le second, lors de l’effusion de l’Esprit à la Pentecôte, qui fonde la réalité de l’Église présente. Le troisième lors de la parousie par laquelle le Christ révélera et confirmera à la face de la création tout entière ce qui a déjà été accompli à travers sa mort et sa résurrection, en vue du salut du monde. Pour Barth, le premier avènement de Jésus-Christ s’appelle eschatologie réalisée, ou inaugurée, tandis que le second, le retour, s’appelle eschatologie consommée. Les grands événements de la fin de l’histoire ont déjà eu lieu dans la résurrection et l’ascension du Christ, mais ils devront encore se réaliser au cours de l’histoire de la communauté de la foi.

Les théologies dites de l’espérance et de « la libération, » soulignent toutes une eschatologie de l’ici et du maintenant. Selon Pannenberg, l’avènement du Royaume n’est pas une intervention surnaturelle dans l’histoire, mais la destinée de la société présente. Selon Gilkey, l’espérance se dirige vers le bien-être de l’homme, dans un monde historique nouveau à venir.

Teilhard de Chardin est un exemple frappant de la synthèse d’une eschatologie et d’une futurologie dans laquelle l’eschaton devient le point culminant d’un processus évolutif à l’intérieur de l’univers, où l’humanité tient le rôle créateur!

Par son hominisation, l’homme émerge du monde animal et se lève vers la noosphère; par la christification du processus évolutif, l’accomplissement final est atteint quand tout est trouvé, ou retrouvé, en Christ. Pour le père jésuite, le mal n’est que l’aspect négatif du désordre et de l’échec qui accompagne toute percée à l’avenir. Mais la vision apocalyptique d’un pouvoir anti-dieu qui jette un défi à la position suprême de Dieu et menace le bien-être de l’homme est totalement absente de sa pensée.

De tout temps, la question de la survie a été l’une des questions importantes qui se sont posées à l’homme et qui retiennent l’attention des théologiens de tous bords. Certains nient la réalité même d’une survie et même l’opportunité de penser et de parler d’eschatologie. Ainsi pour Gordon Kauffman, l’espérance chrétienne ne concerne que ce monde présent, qu’un règne de Dieu sous la catégorie des conditions d’une existence historique.

Oscar Cullmann défend la foi en la résurrection du corps, qu’il oppose à l’idée grecque de l’immortalité de l’âme. Cependant, selon lui, ceux qui meurent dans la foi reçoivent comme don l’immortalité. Ils se trouvent encore dans le temps, mais dans un état intérimaire de « nudité », laquelle attend l’accomplissement final lors du prochain retour du Christ.

Paul Tillich ne reconnaît pas d’immortalité en tant qu’existence consciente personnelle au-delà de la tombe. Parallèlement, il soutient le retour de l’identité vers le bien, from selfhood to goodhood, qui maintiendra sa propre identité. Il n’y a que le pouvoir de l’amour qui serait immortel, mais nous participons à cet amour. Dans ce cas, il n’existe pas un état intermédiaire, mais une réalité présente de vie éternelle, une réalité qui ne sera pas déracinée par la mort.