Cet article sur les questions d'introduction au livre d'Esther traite de son plan, de son époque, de son auteur, de sa place dans le canon, de son caractère, de l'absence du nom de Dieu, de la providence, de son contenu et de son message.

Source: Introduction à l'Ancien Testament. 16 pages.

Introduction au livre d'Esther

  1. Généralités
  2. Plan
  3. Époque
  4. Auteur
  5. Place dans le canon
  6. Caractère
  7. Absence du nom de Dieu, mais présence de Dieu
  8. Contenu
  9. Message

1. Généralités🔗

« Le fait que le livre d’Esther se trouve dans la Bible des chrétiens constitue un scandale pour beaucoup de nos contemporains. Ne serait-ce pas indiqué ou même nécessaire d’éliminer des saintes Écritures de l’Église ce produit de la soif de vengeance des Juifs? Ou bien ce livre contribue-t-il, en connexion avec la Bible entière, au salut de tous ceux qui croient en Jésus-Christ?
Poser la question, c’est la résoudre, penseront tous ceux que scandalise le caractère non chrétien du livre. Mais, puisque, selon le témoignage biblique, Jésus-Christ a été “une pierre d’achoppement et un rocher de scandale” (1 Pi 2.7), nous devons nous attendre à ce que les passages de l’Écriture sainte qui nous choquent aient une signification décisive pour notre connaissance et notre foi en Christ. En tout cas, il est bon de se remettre en mémoire, tout d’abord, le contenu de ce livre.1 »

Le livre d’Esther, dans la Bible hébraïque, ne fait pas partie des livres historiques. Il appartient au recueil des cinq rouleaux des Hagiographes, ou Écrits saints (en hébreu « Meguilloth ») qu’on lisait publiquement chaque année au moment des grandes fêtes du temple, car à cause de son contenu il jouissait d’une grande considération chez les Juifs, dont il flatte l’orgueil national. Pour cette même raison, il a été aussi appelé « Meguilla », c’est-à-dire le rouleau par excellence. Maïmonide au 12siècle disait qu’à l’avènement du Messie tous les livres saints seraient abolis, sauf la loi et Esther qui, avec la Tradition, demeureraient impérissables.

« Il est vrai que l’intérêt pris par les Juifs au livre d’Esther est en partie charnel. Nous relevons à ce propos le fait que les copistes ont écrit les uns au-dessous des autres les noms des dix fils d’Haman, comme pour représenter leurs corps suspendus le long de la même potence de cinquante coudées où leur père avait été pendu le premier. La fête des Purim, dans laquelle ce livre était lu, en vint à n’avoir rien de particulièrement saint : il était permis, disent les rabbins, de boire durant ce jour jusqu’à ce qu’on ne sût plus si l’on criait “vive Mardochée” ou “périsse Haman”.2 »

Il nous fournit de précieuses informations sur la période post-exilique et sur l’Empire des Perses et les mœurs du palais impérial. On aura remarqué qu’avec le livre de Ruth, un autre livre historique, Esther est le seul qui porte le nom d’une femme.

2. Plan🔗

1. Danger menaçant les Juifs - 1 à 5
    a. Esther élevée à la position de reine - 1 à 2
        1. Disgrâce de Vasthi
        2. Esther élue
        3. Mardochée découvre un complot ourdi contre le roi
    b. Haman, sa position élevée - 3 à 5
        1. Édit contre les Juifs
        2. Détresse des Juifs
        3. Esther accueillie favorablement
        4. Festin offert par Esther
        5. Haman cherche à faire périr Mardochée
2. Délivrance des Juifs - 6 à 9
    a. Élévation de Mardochée - 6
    b. Délivrance des Juifs - 7 à 9.16
        1. Chute de Haman
        2. Édit en faveur des Juifs
        3. Vengeance des Juifs
    c. Institution de la fête des Purim - 9.17-32

3. Époque🔗

L’histoire se situe entre le premier et le second retour des captifs de l’Exil babylonien. Le roi Assuérus est peut-être le fils de Darius, le père d’Artaxerxès (voir Esd 7.1, le Xerxès de l’histoire), qui régna en 484 à 465 avant J.-C., le célèbre Xerxès qui, dans sa lutte contre les Grecs, perdit les batailles des Thermopyles et de Salamis. Il est connu à la fois pour son manque de sagesse et sa cruauté. Déjà enfants, à l’école, nous nous amusions à ses dépens en apprenant que, pour avoir subi un échec lors de la traversée de l’Hellespont (le pont reliant le continent asiatique au continent européen, qui s’était effondré lors d’une violente tempête), il avait fait décapiter les constructeurs du pont et… fait battre de verges les flots déchaînés du détroit pour punir la tempête!

Le livre ne fait aucune référence à la période grecque, ce qui suppose qu’il fut rédigé après la mort de Xerxès et bien avant l’an 330 avant J.-C.

Le palais de Xerxès I fut brûlé durant le règne de son successeur Artaxerxès I. Ceci pourrait expliquer l’absence de découvertes archéologiques faisant allusion aux événements relatés dans le livre.

Xerxès est ce monarque absolu de l’Empire médo-perse. Une fois accédé au pouvoir, il avait songé à entreprendre une expédition majeure contre les Grecs.

Ce fut sans doute après les événements (que nous présenterons dans le paragraphe traitant du contenu) que Xerxès entreprend son expédition contre les Grecs, laquelle aura duré trois ans. À son retour, le monarque cherche à oublier la disgrâce subie et son échec militaire. Il se souvient aussi de Vasthi, la reine répudiée, et exprime sa peine sur le cours désastreux des événements. Ses ministres lui conseillent alors de chercher une vierge parmi toutes les jeunes filles de l’empire. Elles seraient amenées au harem à Suse, où le roi pourrait en choisir une selon ses goûts et préférences pour se consoler et pour remplacer Vasthi, la destituée.

Des fouilles effectuées à Suse montrent que l’auteur possédait des informations de première main concernant le palais royal et la cité. À une certaine époque, la ville couvrait plus de 5000 acres et était divisée en quatre districts administratifs. Deux d’entre eux semblent être mentionnés dans le livre : la ville royale (la citadelle de Suse) et le district résidentiel et commercial (la ville de Suse).

Plusieurs objections de caractère historique ont été faites au livre d’Esther.

« On ne trouve chez les historiens profanes nulle mention d’Esther. La favorite Amestris d’Hérodote (IX, 108) ne peut être identifiée avec elle. Nulle trace non plus de Mardochée. En outre, on s’explique difficilement la douleur de la ville de Suse lors de la publication du premier édit (Est 3.15), et surtout sa joie lors de l’élévation de Mardochée (Est 8.15). On se demande aussi comment les Juifs, prévenus onze mois à l’avance qu’ils devaient être massacrés, n’ont pas songé à fuir. Enfin, si en général on admire la finesse et le délié de la narration, plusieurs interprètes trouvent suspecte la manière même en laquelle, dans ces dix chapitres, tout s’enchaîne, s’adapte exactement, arrive à point nommé, les plus noirs nuages se dissipant comme par enchantement à l’heure favorable. De pareilles péripéties, dit-on, s’inventent et ne se présentent guère dans la pratique. Voilà pourquoi plusieurs ont pensé que la légende a pénétré dans le livre.3 »

On a suggéré encore que le décret royal n’aurait pu être écrit dans les diverses langues des provinces, mais à présent nous savons que les rois perses avaient le souci de conserver la paix dans les territoires occupés et, à cet effet, ils auraient laissé la liberté à la langue du pays pour empêcher toute résistance contre le régime. Chacune des provinces aurait reçu le décret en sa langue ou son dialecte, bien que la langue officielle a pu être l’araméenne royale, comprise par la majorité des sujets.

4. Auteur🔗

La question de l’auteur est l’une des plus épineuses, ainsi que celle de la date de sa rédaction. La tradition juive l’a attribué aux scribes de la grande Synagogue.

En dépit de cela, l’auteur nous restera inconnu. Sans doute est-il Juif. Il apparaît clairement qu’il s’agit d’un patriote ardent, il est au courant des coutumes sociales perses et du mode de vie à la cour des Perses; il possède de réelles aptitudes littéraires, il se sert aussi bien de l’hébreu que du chaldéen. Il est fort possible qu’il ait puisé dans des écrits tels que les mémoires de Mardochée, ou dans les notes de Haman et le livre des chroniques des rois des Perses et des Mèdes.

L’histoire commence la 3année du règne d’Assuérus, et c’est à la 7e qu’il épouse Esther.

Le langage du livre laisse entendre qu’il fut rédigé bien après les événements relatés. Certains voient des affinités entre son langage et celui de l’auteur des Chroniques.

On peut conclure qu’Esther est l’un des livres les plus récents du recueil de l’Ancien Testament et peut-être le dernier à avoir été accepté dans le canon.

5. Place dans le canon🔗

Esther est un livre inhabituel parmi les livres de la Bible en ce qu’il ne mentionne pas le nom de Dieu, ni implicitement ni explicitement. Comme les apocryphes de l’Ancien Testament, il ne se trouve pas à Qumrân (manuscrits découverts en 1947 dans les grottes autour de la mer Morte).

Comment un livre tellement profane, ou en tout cas si peu religieux dans son ton et qui ne mentionne même pas le nom du Seigneur, pourrait-il faire partie du canon des livres inspirés? Ceci peut expliquer la grande différence entre le livre canonique d’Esther et les Esther apocryphes trouvés dans les Septante, qui possède de longues additions. Ces dernières soulignent le nom de Dieu et contiennent des prières adressées à lui, sans doute pour « expier » l’absence de l’élément religieux dans le livre.

Le livre d’Esther a pourtant trouvé naturellement sa place dans la célébration de la fête des Purim, dont il raconte l’origine.

La présence d’une telle histoire dans la Bible est des plus surprenantes. Non seulement le nom de Dieu n’y est pas prononcé, mais surtout des sentiments de violence et de cruauté s’y manifestent et semblent contraires à la révélation biblique essentielle. « Ce livre est moins digne que n’importe lequel de figurer dans le canon des Écritures », disait Luther avec l’une de ces phrases à l’emporte-pièce dont il était familier.

Le judaïsme lui-même a tellement senti la pauvreté religieuse (nous préciserons l’apparente pauvreté religieuse, cette dimension spirituelle profonde que seul l’esprit de la foi peut discerner) de cette histoire qu’il a essayé de pallier par des adjonctions diverses que nous ont conservées les livres apocryphes, et dont Jean Racine s’est largement inspiré. Les Juifs l’ont introduit, non sans hésitations d’ailleurs, dans le canon biblique, soit par esprit chauvin, soit pour légitimer une fête qu’ils aimaient. Mais il nous est permis de penser que derrière ces raisons humaines il y a eu une intention divine. Dieu n’a-t-il pas voulu que ce livre de haine nationale et raciale se trouve dans son livre pour faire mieux ressortir, par contraste, sa révélation d’amour?

Le livre d’Esther, comme le Cantique des cantiques, n’est jamais cité dans le Nouveau Testament.

« En admettant les écrits sacrés d’Israël, l’Église chrétienne aurait-elle dû écarter le livre d’Esther pour effacer de la Bible ce caractère nettement juif? En réalité, elle a hésité longtemps; à la fin du 4siècle encore, les docteurs compétents de l’Église ont hésité à le compter au nombre des livres saints… En adoptant tel quel l’ensemble des écrits sacrés de l’Ancienne Alliance, l’Église confessait la révélation unique de Dieu en Jésus-Christ crucifié, attestée pleinement par tout l’Ancien Testament, annonçant la venue du Sauveur, et contenue également dans le livre d’Esther. Les Églises de la Réforme, malgré l’antipathie personnelle de Luther à l’égard du livre, n’ont pas limité cette profession de foi par un rétrécissement du canon sur ce point.
Ainsi ce livre se trouve jusqu’à ce jour, non seulement dans la Bible juive, mais encore dans la Bible chrétienne. En conséquence, toute la sainte Écriture est devenue pour beaucoup un objet de scandale… Voici ce que cela signifie pour nous : même si l’on supprime le livre d’Esther de la Bible, l’histoire d’Esther est écrite, non avec de l’encre, mais en caractères indélébiles de sang et de feu dans les annales de l’histoire universelle. Chaque fois que dans l’histoire des peuples il est question de décisions suprêmes, le récit d’Esther redevient actuel. Il met en évidence tout simplement la réalité inquiétante du peuple et du problème juifs dans ce monde. Retrancher le livre d’Esther de la Bible revient à déclarer que le problème juif et sa solution n’ont rien à voir avec la révélation de Dieu en Jésus-Christ.4 »

6. Caractère🔗

« Le caractère moral du livre a été plus contesté encore que son caractère historique. Que ce livre soit éminemment juif, qu’il nous montre d’une manière frappante, d’une part, la souplesse du juif Mardochée, qui sait s’insinuer jusque dans la cour du palais royal, qui découvre une conspiration, qui cache sa nationalité, d’autre part, l’inébranlable fermeté de ce même Juif, son intransigeance, son refus absolu de courber la tête devant le favori, dut-il lui en coûter la vie, il n’y a rien là qui puisse scandaliser.
De même, que ce peuple soit récompensé par le ciel de sa fidélité, qu’il passe subitement de l’extrême angoisse à la jubilation du triomphe; que ses ennemis soient atteints par un sévère châtiment au jour même qui avait été désigné pour leur victoire, cela n’est point pour nous surprendre, puisque toute l’histoire est là pour prouver que les antisémites ne peuvent jamais compter que sur des succès momentanés. Mais ce qui étonne à première vue, c’est d’abord l’égorgement de 75 000 personnes par les Juifs (Est 9.16) et, plus encore, la persistance avec laquelle Esther poursuit dans la capitale les ennemis de son peuple, demandant un second jour de massacre qui coûte encore la vie à 300 personnes (verset 15).
Voilà pourquoi de tout temps des voix se sont élevées contre la présence dans le canon d’un livre qui, au surplus, n’est jamais cité dans le Nouveau Testament.5 »

Dans une brève introduction comme la présente, nous ne pouvons pas donner des explications détaillées. Le lecteur qui connaît l’allemand pourrait consulter le remarquable commentaire de Keil-Delitzsch, ou sa traduction anglaise. Les arguments historiques et exégétiques de ces deux savants allemands sont irréfutables, et à ce jour ils ne semblent pas avoir été sérieusement mis en question.

La manière dont Esther revient à la charge et demande une nouvelle exécution dans la ville de Suse (Est 9.13) nous paraît perdre tout caractère odieux à mesure que nous pesons les expressions du texte. « Par ces lettres, le roi autorisait les Juifs de toute ville à se rassembler pour défendre leur vie, à exterminer, à tuer et à faire périr toutes les troupes populaires ou provinciales qui les persécutaient » (Est 8.11). « Les autres Juifs, ceux des provinces royales, s’assemblèrent pour défendre leur vie » (Est 9.16).

« Sans doute, nous lisons aussi que les Juifs frappèrent tous leurs ennemis à coups d’épée, les égorgeant et les détruisant, et qu’ils traitèrent leurs ennemis selon leur bon plaisir (Est 9.5). Mais pour peu que l’on traite notre narration avec les égards élémentaires auxquels a droit toute composition sérieuse, on doit admettre que le bon plaisir selon lequel les Juifs traitèrent leurs ennemis fut subordonné aux conditions clairement énoncées dans Esther 8.11 et 9.16. Les Juifs n’attaquèrent pas, ils se défendirent.6 »

7. Absence du nom de Dieu, mais présence de Dieu🔗

« On s’est achoppé à l’absence du nom de Dieu, tandis que celui du roi de Perse y figure 187 fois. Mais qui dit absence du nom de Dieu ne dit pas nécessairement absence de Dieu. Dieu est, au contraire, présent et agissant, quoiqu’invisible, dans notre livre tout entier; il l’est dans la conspiration que découvre Mardochée (Est 2.21-23), et dans le mois que désigne le sort (Est 3.7), et dans l’affirmation de Mardochée que, si Esther n’agit pas, le secours viendra d’ailleurs (Est 4.14), expression qui montre que c’est intentionnellement que le nom de Dieu est évité, et dans le jeûne (Est 4.16) inséparable de la prière, et dans l’insomnie du roi (Est 6.4).
Si son nom n’est pas prononcé, c’est (telle est l’explication traditionnelle de ce fait), parce que le livre devait être lu dans des jours d’extraordinaire réjouissance et que les Juifs, ayant pour le nom de Dieu une très grande vénération, ne voulaient pas l’exposer à être profané; ou bien ils craignaient que les païens lui manquassent de respect. D’autres estiment qu’il y a dans ce silence moins de prudence et de respect que de finesse; l’auteur se sera plu à multiplier la mention du monarque absolu qui semble tout diriger et, en réalité ne dirige rien, et à taire le nom de Dieu qui réellement dirige tout. D’autres encore, ne pouvant justifier la vengeance que les Juifs tirent de leurs ennemis, estiment que l’auteur n’aura pas voulu compromettre Dieu en le mêlant à une histoire qui finit ainsi.7 »

Cependant, le caractère religieux de ce livre est loin de lui faire défaut. Le livre se propose de donner à ceux qui avaient sacrifié leurs biens et leur tranquillité la certitude que la bonne cause, celle de Dieu, finirait par triompher, comme ce fut le cas au terme de chaque épisode de l’histoire du peuple témoin.

Persécutions des Juifs, persécutions par les Juifs. Décidément, le problème des races ne peut être résolu que par l’amour.

Certains ont condamné son nationalisme étroit, cependant il faut se rappeler que les auteurs religieux juifs possèdent une philosophie de l’histoire d’après laquelle celle-ci est fondée sur la foi en la souveraineté divine et la certitude qu’Israël est le peuple élu de Dieu, l’Église de l’Ancienne Alliance. Si c’est ainsi, alors on comprend que leur survie n’est pas une affaire de nationalisme fanatique, ce qui pourrait être le cas à l’heure actuelle, mais possède une signification éminemment religieuse, car s’il venait à disparaître, alors il ne pourrait servir aux desseins éternels et rédempteurs du Seigneur (És 54.17).

Nous estimons donc que, si le nom de Dieu n’est pas mentionné, l’essentiel est que sa présence y est réelle, quoiqu’invisible, veillant sur le peuple élu de l’Ancien Testament, dirigeant le cours des événements et contrôlant le cœur et la pensée des grands de ce monde. Cela suffit pour justifier sa présence dans le canon biblique.

Résumons quelques autres réponses qui ont été données pour expliquer l’absence du nom de Dieu : Selon Deutéronome 31.18, Dieu cachait sa face à son peuple qui choisissait délibérément de demeurer dans le pays de la captivité au lieu de profiter de l’occasion offerte de rentrer à Jérusalem avec le prince Zorobabel. Bien que le nom de Dieu ne soit pas mentionné, l’action providentielle de sa main puissante et libératrice se fait sentir à travers tout le livre. Il agit et prend soin des siens, il les protège contre leurs ennemis et intervient au moment propice.

Le livre d’Esther porte incontestablement et de manière éclatante un témoignage à la providence divine. Bien que ce trait ne constitue pas l’essentiel du contenu du message, considérons-le toutefois sous cet aspect. Le chapitre consacré au message du livre en dira l’essentiel.

On ne peut le lire sans être conscient de la présence de Dieu. L’auteur rassure ses lecteurs juifs en les assurant que ceux qui complotent contre eux ne réussiront pas. La valeur de ce livre découle de sa révélation de la providence. Providence (latin « providentia » : de « pro », avant et de « videre », voir) signifie littéralement prévision; par l’usage il en est arrivé à signifier l’action qui résulte de la prévision. Dans ce sens, providence ne peut jamais s’appliquer à un homme, mais à Dieu seul. C’est l’action mystérieuse et cachée du Dieu omniscient et omniprésent dans l’histoire des peuples et des individus. Le contraste frappant entre le début du livre d’Esther, la toute-puissance d’Haman à la cour du roi, sa haine mortelle contre Mardochée, et la fin du récit où Mardochée occupe la place d’honneur dans la maison même de Haman, son ennemi, s’explique par l’action providentielle de Dieu, de ce Dieu qui dans l’ombre monte la garde pour protéger les siens. La providence divine se manifeste :

1. Dans des détails apparemment insignifiants : le refus d’une reine; la beauté d’une femme; l’oubli d’un monarque; le hasard du sort (le 12mois désigné pour le massacre des Juifs est retardé jusqu’à la fin du mois, ce qui permettra aux événements qui causèrent la chute de Haman de se produire avant cette date); une nuit d’insomnie; une arrivée inopinée.

2. Dans toutes les circonstances sans exception : rien ne se passe en dehors de la sphère de la providence; les acteurs de la scène, leur caractère et attitude personnelle; les événements se meuvent dans l’atmosphère de cette providence.

3. Sans que la liberté humaine soit atteinte : Apparemment, Assuérus et Haman agissent à leur guise et sont les maîtres de leur destinée et du sort des captifs juifs. Ils sont libres et font ce que bon leur semble, mais en réalité Dieu est là et sa main invisible fait concourir la rébellion même de ces hommes à son plan de libération. Le fait que la liberté humaine est au service des plans de Dieu reste pour notre entendement limité un éternel mystère.

Les principes de la providence de Dieu sont : l’omniscience de Dieu, sa justice absolue, sa puissance. Quelle est l’influence de cette divine providence? Dans la vie des croyants, elle crée la foi et le courage. Dans la vie des incrédules, elle produit la panique et le jugement. Dans le monde, elle fait tourner la roue de l’histoire dans la direction du but éternel fixé par Dieu.

Dieu est donc là. Il existe, bien qu’invisible. Nul ne peut lui échapper. Ne vivons donc pas comme s’il n’existait pas, car nous ne pourrons jamais nous soustraire à la justice de son jugement. Il agit. Il prend soin des siens et punit les méchants. Cette certitude doit bannir toute crainte et tout doute de nos cœurs. Il cherche la coopération de l’homme pour exécuter ses plans. Il peut fort bien se passer de nous, mais son intention est de se servir de nous. Si nous refusons, notre vie manquera son but.

En un sens, bien que c’est avec une très grande prudence que nous énonçons cette vérité, il est aussi exact de dire que l’homme moissonnera ce qu’il aura semé. Le livre d’Esther est une vivante illustration de Galates 6.7 (voir aussi Ps 7.15-17 et 2 Pi 2.9).

Dieu punit tôt ou tard les ennemis du peuple élu, actuellement son Église universelle.

Toutefois, nous constatons que, dans ce livre, l’assemblée de Dieu est assimilée au peuple de Juda. C’est pour ses compatriotes qu’Esther intercède; il n’est pas question ici de la crainte de Dieu, mais de la crainte des Juifs. En fait, la communauté se trouve à un carrefour. Va-t-elle essayer de reconstruire ce que Dieu a lui-même détruit au moment de la catastrophe de Jérusalem? Va-t-elle simplement redevenir une nation et faire de la parenté du sang un lien d’essence divine? Dans ce cas, ne court-elle pas le danger de se mettre elle-même à la place de Dieu?

Il convient aussi de remarquer que Mardochée est un descendant de Saül, tandis que le chancelier Haman est un descendant d’Agag, ce roi amalécite que Saül avait épargné en dépit de l’ordre de Dieu (1 S 15). Y a-t-il lieu de réparer la négligence de Saül? Une fois de plus, la communauté est exposée au danger de vouloir faire reculer la marche de l’histoire que Dieu mène. David seul a pu réparer la faute de Saül. Il manque au livre d’Esther la perspective du royaume messianique. C’est pourquoi, malgré tous les faits mouvementés qu’il relate, c’est un livre étonnamment résigné. Il montre que Juda s’est installé dans le monde, et la fête des Purim est bien une fête sans Dieu. Ce n’est donc pas un hasard que le nom de Dieu soit complètement absent de ce document.

Ce n’est pas le sanglant massacre rapporté à la fin du récit qui fait du livre d’Esther un livre équivoque, mais bien le fait qu’on voit s’y produire un rétrécissement et un durcissement de l’alliance, en même temps que commence à s’estomper le but surnaturel de l’élection d’Israël. Ce livre montre qu’en dépit des promesses de Dieu, en dépit de la fidélité d’un Mardochée, la communauté juive a besoin de recevoir un message nouveau, qui revalorise l’antique prédication de l’alliance d’Abraham et de Moïse et rende toute sa force à l’espérance du royaume à venir. En un mot, le livre d’Esther « appelle » le message du Nouveau Testament qui aura précisément pour but d’inviter la communauté juive à revenir à la foi de l’alliance.

À travers l’habileté de Mardochée et le dévouement d’Esther, c’est Dieu qui agit. Il exalte le faible et punit l’orgueilleux, sauve les siens et perd leurs ennemis. Le Benjaminite, fils d’Israël, l’emporte sur Haman fils d’Agag l’Amalécite; la faible jeune femme juive obtient ce qu’elle souhaitait du tout-puissant Assuérus. Finalement, le peuple juif si méprisé vient à bout des Perses florissants et dominateurs. En bref, Dieu a le dernier mot. La garantie de sa sollicitude pour son peuple, où qu’il soit, aussi bien dispersé parmi les nations étrangères que groupé en Terre sainte, se trouvait ainsi rappelée aux Juifs de la dispersion alors très nombreux et toujours exposés à l’antisémitisme (qui ne date pas d’hier) comme aux rescapés de la persécution d’Antiochus IV Épiphane en Judée et aux persécutés de tous les temps.

8. Contenu🔗

Le récit est un ensemble continu aboutissant à son point culminant de manière dramatique.

L’histoire que nous raconte le livre d’Esther est célèbre surtout par la tragédie que Racine en a tirée. Pauvre en éléments spirituels, cette histoire est cependant passionnante et dramatique à souhait.

L’auteur entreprend de raconter une histoire de harem qui se passe à la cour de Xerxès, roi de Perse. Celui-ci régna de 486 à 465 avant l’ère chrétienne, sur l’immense empire des Perses, de l’Inde jusqu’à l’Éthiopie, soit 127 provinces. À son avènement au trône éclatent des troubles, habituels à ces provinces de l’Orient. Après les avoir maîtrisés, le roi Assuérus, au faîte de sa puissance, organise des festivités pour les grands seigneurs de son empire, durant 180 jours. Ces fêtes prennent fin par un banquet somptueux, offert à tous les habitants de la citadelle de Suse; ce festin a lieu dans la cour du palais royal; chacun mange et boit à cœur joie, selon l’ordre donné : Ne vous faites pas prier!

Celui qui possède des biens augmente son plaisir à les faire admirer. C’est là le motif qui pousse le roi à déployer, devant les yeux de tous, le faste opulent de son empire et la splendeur de sa majesté. Alors que la fête bat son plein, l’idée plaît au roi de montrer au peuple et aux grands son bien le plus précieux, qu’il va, d’ailleurs, perdre aussitôt…

Il ordonne à sept de ses chambellans d’amener devant lui la reine Vasthi. Celle-ci refuse d’obéir. Le roi, très irrité, en appelle à la Cour suprême de justice et lui pose la question : Que doit-on faire, d’après la loi, à la reine, pour ne s’être pas conformée à l’ordre royal? L’avis du plus sage des juges conclut : La reine n’a pas commis une faute en privé seulement, mais en public aussi, à l’égard de tous les peuples de l’empire dont le statut a été sapé à la base. En effet, la conduite de la reine parviendra à la connaissance de toutes les femmes, et son exemple les portera à refuser l’obéissance à leurs maris. Cette catastrophe ne peut être évitée qu’à la condition que le roi, par un édit irrévocable, répudie sa femme rebelle.

Cet avis est approuvé par le roi Assuérus. La reine Vasthi est destituée. Quand la colère du roi est apaisée, il reconnaît qu’il a agi aussi sottement qu’injustement en se privant de son épouse par un arrêt irrévocable, inscrit dans les décrets des Perses et des Mèdes. Les pages attachés à son service voient que le roi se consume en regrets, loin de la reine; ils lui conseillent de se remarier. Alors les plus belles jeunes filles de toutes les provinces sont rassemblées à Suse, dans le harem.

Parmi celles-ci se trouve une jeune Juive du nom de Hadassa, c’est-à-dire Myrte. Son père adoptif, Mardochée, était un descendant de Kis, père de Saül, le premier roi d’Israël. Un de ses aïeux avait été déporté à Babylone par Nébucadnetsar, avec les dix mille notables de Jérusalem. Son origine noble l’autorisait à demeurer dans la citadelle de Suse et à séjourner à la porte du roi.

Hadassa, suivant l’ordre de son tuteur, cache son origine juive. Elle est choisie parmi toutes les jeunes filles du royaume.

Pour que tous les sujets participent à la joie du roi, l’heureux souverain diminue les impôts des provinces et fait aux pauvres des distributions de céréales. C’est ainsi qu’Esther, la jeune Juive, devient reine de Perse; mais le roi ne se doute pas que l’élue de son cœur est d’origine juive; car même dans cette haute situation, elle reste fidèle au conseil de son tuteur de taire son origine.

Après ces événements, Haman, descendant du roi Agag, devient le favori du roi. Assuérus lui assigne une place prépondérante sur tous les seigneurs de son entourage. Tous s’inclinent et se prosternent devant Haman. Un seul refuse de se prosterner : le juif Mardochée. Pourquoi ne le fait-il pas? Selon une version apocryphe, Mardochée aurait répondu à cette question : Parce que je ne veux pas donner à l’homme l’honneur qui revient de droit à Dieu. Voilà une réponse concluante, mais elle ne se trouve pas dans le texte biblique. Par contre, on y relève que Mardochée est un descendant de Kis, et Haman d’Agag. Or cet Agag est le roi amalécite que Saül, fils de Kis, aurait dû mettre à mort. Ce fut là le premier ordre donné par Samuel à Saül après son couronnement : pour ne l’avoir pas exécuté, Saül fut rejeté comme roi d’Israël (1 S 15).

Maintenant, nous voyons un descendant du roi Agag au comble de la faveur du roi des Perses et, en face de lui, un descendant de Kis, père de Saul. Et derrière Agag-Amalek, se tient Ésaü.

À la cour, les serviteurs du roi sont curieux de savoir si le fait d’être d’origine juive dispense un homme d’obéir à l’ordre du roi. En effet, Mardochée leur avait déclaré qu’il était juif. Ils rendent Haman attentif au scandale. « Je me vengerai bien de cette offense. Mais il ne me suffit pas d’exterminer ce seul Juif; c’est tout le peuple juif que je veux anéantir. » Voilà un trait bien significatif : quand il s’agit des Juifs, la distinction individuelle, selon la faute personnelle, n’a plus de raison d’être; ils forment une unité, et c’est le peuple dans son ensemble qui doit être mis dans l’impossibilité de nuire. La seule question est de savoir : quand? Pour y répondre, Haman jette le sort : le « pour ». Il le fait au mois de Nisan.

C’est le mois où les Israélites fêtent leur délivrance de la servitude égyptienne. Selon la croyance païenne, ce mois de Nisan est le mois du destin où les dieux babyloniens s’assemblent et distribuent aux humains leur sort pour la nouvelle année. C’est donc en ce mois qu’Haman jette le « pour » afin de connaître le jour où l’on ferait périr le peuple juif. Le sort ne désigne ni le premier mois, ni le second, ni même le troisième. Après tout, n’y aurait-il peut-être pas de jour fatal pour ces Juifs? Enfin le « pour » désigne le treizième jour du douzième mois.

Alors Haman se rend chez le roi et lui expose la situation. Si le roi le trouve bon, qu’on écrive l’ordre de les détruire. Le roi répond : « Je t’abandonne à la fois leurs biens et le peuple, fais-en ce que tu voudras! »

La chancellerie royale rédige l’ordonnance du pogrom dans la langue propre de chaque peuple, et des courriers la portent dans toutes les provinces du royaume. Partout sur leur passage éclatent des cris de joie chez les Perses, des lamentations chez les Juifs.

Mardochée apparaît, les vêtements déchirés, couvert d’un sac et de cendre, se lamentant à haute voix : il arrive jusqu’en face de la porte du roi. La reine est très effrayée et lui fait apporter d’autres vêtements qu’il refuse. Alors Esther lui envoie son chambellan; celui-ci rapporte à sa maîtresse une copie de l’édit ordonnant d’exterminer les Juifs et un appel à la reine : « Intercède auprès du roi en faveur de ton peuple! »

Esther hésite d’abord, car elle tremble d’offenser son seigneur et maître. En effet, une loi punissait de mort quiconque osait se présenter devant le roi des rois sans avoir été par lui convoqué. Mais Mardochée insiste, et c’est ici le plus beau passage du livre : « Qui sait si ce n’est pas pour une occasion comme celle-ci que tu es parvenue à la royauté? » (Est 4.14). Persuadée enfin d’agir, la reine, en surmontant une crainte justifiée, accepte le risque et se prépare à l’entrevue par le jeûne et la prière, en union avec ceux de sa race, invités à jeûner et prier comme elle pendant trois jours.

La reine se prépare, demande audience au roi, démarche qui risque de lui coûter la vie. Le roi et son ministre prennent part à un festin chez elle et acceptent une nouvelle invitation pour le lendemain.

Entre-temps, le roi, se souvenant de sa dette de reconnaissance envers Mardochée, qui lui avait sauvé la vie en dévoilant un complot tramé contre lui, lui accorde de grands honneurs et, le jour suivant, la reine révèle au monarque le massacre projeté.

Mis au courant par Esther du massacre décrété contre les Juifs, le roi revient sur sa décision et fait périr son ministre et autorise les Juifs, à la demande d’Esther, à tirer une sanglante vengeance de leurs ennemis sur toute l’étendue du royaume. Au jour fixé, les Juifs provoquent un bain de sang parmi leurs ennemis paralysés d’effroi et en massacrent 75 000. L’institution de la fête de Purim doit perpétuer le souvenir de ces événements.

« La haine et la fureur contre le peuple juif s’expliquent pour une part minime par la différence de races. C’est faire preuve de naïveté que de considérer le problème du point de vue de l’histoire naturelle; de même du point de vue moral. Car le sang et la morale des Juifs ne sont pas à ce point différents de ceux du reste de l’humanité, qu’il faille les regarder comme intolérables. “Leurs lois sont différentes de celles de toutes les autres nations”, dit Haman, en indiquant ainsi leur plus profonde différence. Il dit “leurs lois” et non “leur loi”, et moins encore la loi de l’Éternel, leur Dieu.
Le caractère propre des Juifs est basé sur la volonté particulière du seul vrai Dieu qui choisit le peuple juif pour révéler en lui et par lui sa divinité unique. Ce qui étonne le plus le lecteur (nous le signalions plus haut) c’est qu’il semble faire abstraction de cette révélation : en aucun passage il ne mentionne Dieu et encore moins le nom du Dieu de l’Ancien Testament. Quand nous racontons l’histoire d’Esther, il nous arrive de faire mention du nom de Dieu involontairement, en particulier à l’endroit où Mardochée explique à Esther : si maintenant, poussée par la crainte de perdre ta propre vie, tu refuses d’intercéder auprès du roi pour le salut de ton peuple, alors Dieu nous viendra au secours autrement; là aussi, à la place de “Dieu”, il est dit : “le secours nous parviendra d’un autre lieu”. C’est manifestement à dessein que “Dieu” est omis.8 »

L’édit scélérat contre les Juifs est donc révoqué, mais des ordres sont donnés en sens contraire, autorisant cette fois les Juifs à massacrer leurs ennemis à leur gré. Ils ne s’en priveront pas. Les fils d’Haman sont mis à mort. À Suse les têtes tombent par centaines. Ensuite, les massacreurs se reposent.

9. Message🔗

Le commentaire remarquable que Wilhelm Vischer offre au lecteur chrétien nous servira de guide dans la présentation du message du livre d’Esther.

Que signifie la présence de ce livre dans la Bible? Ce serait trop dire que son admission dans le canon des saintes Écritures apporte un élément étranger dans l’ensemble de la Bible et défigure celle-ci. Cependant, on ne peut méconnaître que ce livre renforce le caractère juif de la Bible, d’ailleurs plus ou moins clairement marqué, de telle sorte qu’il nous est impossible de ne pas le remarquer, si l’on nous pose la question : aimes-tu ou détestes-tu l’image que nous offre la Bible?

Lorsque les figures d’Esther et de Mardochée nous sont devenues familières, nous constatons le même air de famille chez tous les autres personnages de l’Ancien et même du Nouveau Testament. Pourquoi Mardochée ne voulait-il pas se prosterner devant Haman, descendant d’Agag?

Le livre d’Esther pose le problème juif dans toute son acuité. Le peuple hébreu est unique en son genre, dispersé parmi les autres nations et pourtant séparé d’elles; il ne peut ni ne veut s’intégrer, à cause de sa nature propre. À cet égard, les peuples éprouvent le sentiment qu’il y a un corps étranger, comme une écharde dans leur chair, écharde qui doit être arrachée à tout prix.

Mais c’est intentionnellement qu’est passé sous silence le nom d’Israël, qui désigne l’élection divine du peuple hébreu. En fait, le livre d’Esther pose et résout uniquement le problème des « Juifs ». Comme si celui-ci n’était pas en même temps la question d’Israël, le problème de Dieu. Mais là où ce problème est posé, sur le plan uniquement ethnique, ou biologique, ou politique, ou culturel, il ne peut être résolu autrement que comme le montre le livre d’Esther, par des coups sanglants et, pareillement, par des contrecoups sanglants sans fin. Aucun des deux partenaires n’obtient la victoire complète parce que, précisément, la question juive et le problème d’Israël signifient que c’est le Seigneur Dieu qui a posé le problème et que lui seul peut le résoudre.

La raison pour laquelle le livre d’Esther se trouve dans l’Écriture sainte se trouve attestée encore par cet autre fait : à savoir que le problème juif et sa solution appartiennent au domaine de la révélation de Dieu dans la Bible. S’il est vrai que nous ne croyons au Dieu vivant que quand nous croyons à sa parole, attestée par la sainte Écriture (l’Église subsiste par la reconnaissance de cette vérité, sinon elle meurt), de même nous ne croyons au Dieu vivant que lorsque nous croyons qu’il pose lui-même, et résout lui seul, le problème juif afin de révéler sa divinité. Cette conclusion ressort du fait que le livre d’Esther fait partie intégrante de la parole de Dieu.

Nous pouvons nous scandaliser de ce fait; mais Dieu lui-même dit par l’apôtre Paul : « Voici que je place en Sion une pierre d’achoppement, un rocher qui fait tomber » (Rm 9.33). Le fait que Dieu ait lié indissolublement la révélation à l’histoire juive constitue un grand scandale dans la révélation biblique. L’Éternel, le Dieu d’Israël, est et demeure le Dieu des Juifs. La Bible entière en témoigne. Le problème juif s’y montre partout : les enfants d’Israël restent des Juifs. Le livre d’Esther l’atteste… c’est en cela que réside sa signification. C’est là sa contribution au témoignage que la Bible rend à Jésus-Christ. Le vrai Christ résout le problème juif; s’il ne le faisait pas, il ne serait pas le vrai Messie d’Israël, ni non plus, par conséquent, le divin Sauveur du monde.

Puisque la communauté de ceux qui croient et confessent que Jésus de Nazareth est le Christ venu de Dieu possède le livre d’Esther dans sa Bible, l’Église reconnaît et professe par là que Dieu a résolu le problème juif par la crucifixion et la résurrection de Jésus-Christ… C’est la solution réalisée par le crucifié et le ressuscité. En se déclarant roi des Juifs, Jésus blasphémait l’Éternel et profanait Israël aux yeux du Sanhédrin juif qui l’a condamné à mort et livré aux mains des païens. Mais Dieu a ressuscité des morts celui qu’il a reconnu comme étant le Christ, le Messie d’Israël. Le problème juif, dans le Nouveau Testament, est résolu en la seule personne de Jésus.

Mais qui sera pendu à cette potence d’une hauteur fantastique, dressée par Haman? Sera-ce le Juif ou l’ennemi des Juifs? Ici se rencontre tout l’intérêt de l’histoire d’Esther. La pendaison au gibet est une peine de mort fréquemment représentée chez les Assyriens, d’usage courant chez les Perses et souvent exécutée plus tard par les Romains. C’est là un supplice inusité chez les Israélites; il représente une profanation totale quand il est exécuté en Israël (Dt 21.22-23). Selon l’Ancien Testament, ce genre de mort a été appliqué deux fois seulement à des rois cananéens par les Israélites; puis deux fois par David, en des circonstances spéciales.

Se dressant solitaire dans l’Ancien Testament, dominant tous les gibets du monde, voici dans le livre d’Esther la potence haute de cinquante coudées qu’Haman a érigée à l’intention du juif Mardochée. Pour l’Israélite, il ne peut y avoir quelque chose de plus impensable et paradoxal que l’idée du Christ d’Israël suspendu à une croix. Lorsque le Sanhédrin oblige le gouverneur Ponce Pilate à appliquer ce supplice païen, il veut par ce moyen purifier le peuple élu d’une abomination que cet homme a jetée sur Israël.

Tous les auteurs du Nouveau Testament insistent avec force sur ce point : Jésus a été exécuté de cette manière, et non d’une autre. Dans leurs tractations avec Pilate, plus les Juifs se montrent passionnés et obstinés, insistant pour que Jésus soit crucifié sur l’ordre du représentant de la puissance temporelle, plus aussi le gouverneur romain leur démontre d’une façon ouverte et blessante que l’accomplissement de leurs exigences veut dire : c’est lui, un non-Juif qui, au nom de l’empereur, exécute le roi des Juifs et, par lui, le messianisme juif.

Pilate est troublé, parce qu’il pressent qu’avec la puissance qui l’autorise à crucifier Jésus, il devient par cette exécution personnellement coupable à l’égard du « roi de vérité ». C’est en vain qu’il cherche à renvoyer le procès devant le Sanhédrin, par ce motif que si le crime de Jésus viole la loi des Juifs, il ne tombe pas sous le coup du droit romain. Les Juifs expliquent que justement, selon leur loi, ce crime ne peut être expié que par cette peine de mort que le représentant de l’empereur doit décréter. En vain Pilate proclame l’innocence de l’accusé au point de vue de la juridiction temporelle… Ils insistent sur le fait que, selon leur loi, le blasphème contre Dieu ne peut être expié que par la crucifixion.

Pilate ne manque pas l’occasion de proclamer le sens de cette crucifixion, qui est Jésus de Nazareth, le roi des Juifs. Il dira aux Juifs qui contestent cette inscription : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit. »

Ces mots rappellent étonnamment, et non par hasard, une parole du roi Xerxès, en réponse à Esther et à Mardochée : « Un ordre écrit au nom du roi ne peut être révoqué. » Pourtant l’ordre du pogrom des Juifs, donné au nom de Xerxès et remplacé par un contre-ordre au nom du même roi, fut rendu inopérant pour que le peuple juif fût maintenu dans le royaume perse, en vue de l’avènement du Christ. Par contre, l’ordre donné par le procurateur romain de crucifier le Christ, devient aussi définitif et irrévocable que l’inscription, placée au-dessus de la tête du crucifié, et qui confirme la condamnation à mort du messianisme juif. Nolens volens, Pilate est l’instrument qui a rendu possible la crucifixion du Christ. Païens et Juifs sont devenus également responsables du rejet de Jésus-Christ. Il ne sert à rien à Pilate de se laver les mains pour s’innocenter : c’est par lui que le Christ a été crucifié.

Jésus, en tant que roi des Juifs, est cloué sur la croix. Les deux croix, celle qui est dressée aux portes de la ville sainte et la potence haute de cinquante coudées à Suse, se saluent l’une l’autre par-dessus les pays et les siècles. Le livre d’Esther affirme que la solution du problème juif, en tant que problème de Dieu, dépend de la décision suivante : est-ce le Juif ou l’ennemi du Juif qui doit être élevé sur la croix? Le livre d’Esther n’offre qu’une solution provisoire qui assure la survivance du peuple élu, en vue de la solution définitive. La solution définitive annulant la provisoire, c’est Dieu qui la donnera, en laissant crucifier son Fils juif par des Juifs, avec la collaboration des païens.

Celui qui ne voit pas l’opposition des deux partenaires d’une manière aussi exclusive n’a pas encore examiné à fond le problème juif. Le miracle inouï dans la réponse que Dieu donne réside en ceci : les deux solutions humaines s’excluant mutuellement, incapables de résoudre le problème, se trouvent historiquement unies pour mieux laisser agir la véritable réponse divine. Le Sanhédrin juif et l’autorité païenne s’accordent pour anéantir, sur le poteau d’infamie, le roi des Juifs en la personne de Jésus-Christ. À l’instant où les deux partenaires croient triompher, la victoire unique de Dieu se manifeste.

Dans le procès contre Jésus, les Juifs obtiennent par leur acharnement le même résultat que les Juifs dans le livre d’Esther.

S’il en est ainsi, ne devons-nous pas avouer que le livre d’Esther est en opposition irréductible avec l’Évangile? Oui, et pourtant il nous faut reconnaître le lien infrangible qui unit les deux livres. Le Saint-Esprit a lié indissolublement l’Évangile et le livre d’Esther. Dieu, par la crucifixion de Jésus par les Juifs et les païens, laisse se consumer le crime des Juifs et des païens, et juge ce crime. C’est ainsi qu’il accomplit et révèle l’unique et définitive victoire de sa grâce fidèle sur les péchés du monde.

En laissant son Fils, né juif, mourir sur la croix comme roi des Juifs et ressusciter le troisième jour, il justifie son élection et le maintien d’Israël. Ainsi, il fonde en même temps la paix entre les Juifs et les non- Juifs, que sépare une inimitié mortelle. Car maintenant il est manifeste que tous deux sont un dans le péché; tous deux vivent uniquement par la grâce divine, offerte dans la bonne nouvelle; Dieu a fait malédiction cet homme unique et l’a magnifiquement ressuscité par compassion pour tous les hommes. Il faut qu’un seul soit crucifié pour le salut de tous (Jn 11.50).

Le Christ n’est pas seulement crucifié, mais ressuscité. Et le ressuscité est maintenant le vrai Messie d’Israël. Il siège à la droite de la puissance de Dieu. Le Fils de l’homme reviendra sur les nuées du ciel, c’est la dernière déclaration de Jésus au Sanhédrin (Mt 26.64). Il importe de bien considérer cette ultime affirmation de Jésus en relation avec les perspectives universelles de l’élection d’Israël. L’élévation de la reine Esther sur le trône de Perse et la victoire qu’elle remporte pour le peuple saint du Très-Haut sont des signes précurseurs projetés sur l’histoire. Ils annoncent l’apparition du Christ ressuscité et revenant dans sa gloire, à la fin des temps, pour prendre possession de son royaume éternel. Ainsi toutes les victoires accordées par le Seigneur au peuple de l’Ancienne Alliance constituent des signes avant-coureurs de la suprême victoire du Christ.

Mais le problème juif est une plaie ouverte au corps de l’humanité et au cœur de Dieu; elle se fermera le jour où les Juifs, par une conversion complète, croiront et reconnaîtront que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus qu’ils ont livré aux mains des païens. Plusieurs passages de la Bible mettent le doigt sur cette plaie ouverte, en particulier la lettre aux Romains. Paul souffre de voir son peuple renier son Sauveur. Sa douleur devient intolérable. L’apôtre souhaite d’être anathème pour sauver les Juifs qui sont toujours des Israélites! Mais la question n’entre pas en considération. Dieu n’a nul besoin du sacrifice de Paul, sa Parole n’étant pas devenue caduque. Il suffit amplement que le Fils de Dieu soit devenu anathème. Mais dans le débat de la conversion finale des Juifs, gardons-nous d’en dire davantage que l’Écriture sainte et de tomber dans des spéculations, en vue de dévoiler l’histoire. Acceptons et tenons-nous-en exactement à ce que dit la Bible : « Je ne veux pas que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne vous regardiez pas comme sages » (Rm 11.25).

Le problème juif n’est pas simplement une énigme de l’histoire universelle qui devrait être résolue par voie de spéculation ou par la force, mais un mystère qu’il appartient à Dieu seul de dévoiler finalement. L’Église de Jésus-Christ qui connaît ce mystère doit aussi le proclamer. Dans la repentance et dans la foi, elle doit saisir la grande possibilité, offerte en Christ, de résoudre le problème juif. Ainsi la totalité des païens pourra entrer dans l’alliance du Christ et, par là, provoquer la jalousie du peuple élu. Mais comment la communauté juive deviendra-t-elle jalouse à salut d’une chrétienté qui n’a plus rien de chrétien? C’est ainsi que la question juive devient le problème chrétien aussi certainement que Jésus-Christ accomplit la promesse du livre d’Esther.

Notes

1. Wilhelm Vischer, Valeur de l’Ancien Testament, Labor et Fides, p. 74.

2Bible Annotée, Introduction au livre d’Esther.

3Bible Annotée, Introduction au livre d’Esther.

4. W. Vischer, p. 83-84.

5Bible Annotée, Introduction au livre d’Esther.

6Bible Annotée, Introduction au livre d’Esther.

7Bible Annotée, Introduction au livre d’Esther.

8. W. Vischer, p. 84-85.