Cet article a pour sujet l'éthique chrétienne et réformée: sa définition, son rapport avec l'éthique philosophique et la dogmatique, ses sources (Écritures, confessions, conscience) et son rapport avec l'eschatologie selon Jean Calvin.

Source: L'Esprit de la loi - Éléments pour une éthique chrétienne et réformée. 16 pages.

L'éthique chrétienne et réformée

  1. Définitions
  2. L’éthique philosophique non chrétienne
  3. Le rapport entre l’éthique philosophique et l’éthique théologique
  4. La morale philosophique chrétienne
  5. L’éthique théologique
  6. Les implications éthiques de la théologie chrétienne
  7. Le caractère confessionnel de l’éthique
  8. Le rapport entre la dogmatique et l’éthique
  9. Les sources de l’éthique chrétienne et réformée
    a. L’Écriture sainte
    b. Les livres symboliques réformés
    c. La conscience chrétienne
  10. L’éthique et l’eschatologie selon Calvin
  11. Récapitulation

1. Définitions🔗

Selon Archibald Alexander, le terme éthique prend son origine chez Aristote; la « éthika » dérive du grec « athos » qui signifie caractère. Ainsi l’éthique est la science du caractère, ce dernier terme ayant le sens de coutumes ou habitudes de conduite et de comportement. Cependant, Aristote avait en vue non seulement la description des habitudes extérieures, mais aussi ce qui confère à la coutume sa valeur, les sources de son action, les motifs et plus spécialement les fins qui guident l’homme dans sa conduite de vie1.

Selon P. Buys, « éthos » à l’origine avait le sens de demeure pour des personnes humaines et pour des animaux. Homère employait « éthos » pour une porcherie. (« Il est intéressant de noter qu’actuellement l’on pourrait faire de l’éthique même cela, une porcherie! », écrit P. Buys). « Éthos » signifiant coutume, dans ce sens il est l’équivalent du latin « mos », qui possède le même sens.

Le substantif « éthique » possède un son pluriel tout en ayant un sens singulier. Les penseurs grecs de l’antiquité divisaient la philosophie en « to physikon », « to éthikon », to « logikon ».

Dans cette classification, l’éthique reflétait la conduite humaine en contraste avec la nature humaine. Pour Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, l’éthique traite de l’objet de la conduite, du comportement humain. Depuis le penseur grec, la philosophie pratique a porté le nom d’éthique.

Pour Cicéron, la « moralis » latine est l’équivalent de « l’éthikè » grecque. Progressivement, le terme « morale » a pris le sens de règles de conduite d’un groupe de gens, tandis que le terme « éthique » désignait la réflexion critique sur les règles de conduite. La définition la plus courante qui est donnée à l’éthique est la science de la morale. D’autres la décrivirent comme science pratique et normative autant que « descriptive et théorique » de la morale. Mais cette définition n’est pas particulièrement satisfaisante.

Qu’est-ce que la morale? Elle a été contrastée à ce qui est naturel et immoral. Mais le naturel est ce qui est nécessaire, voire l’inévitable. Le mot nature dérive du latin « nasci », naître. Or, ce qui est naturel est déterminé par les lois de la nature et il ne peut être altéré sans perturber la nature. Ainsi, le Catéchisme de Heidelberg déclare que l’homme irrégénéré incline par nature à haïr Dieu et son prochain et qu’il est incapable de faire du bien, mais qu’il tend à faire le mal (voir questions et réponses 3 à 8). Cette conception s’oppose radicalement à l’idée humaniste superficiellement optimiste, qui prend son point de départ dans le soi-disant impératif moral (Kant).

L’humanisme chrétien prétend aussi que l’homme doit se laisser devenir ce qu’il est essentiellement et potentiellement. C’est un pouvoir de l’être humain qui lui aurait été donné par la nature et qu’il est appelé à actualiser dans le temps et dans l’espace. Ainsi son être véritable deviendra son être réel. Mais une conception plus équilibrée ne peut de manière logique déduire l’impératif à partir de l’être. Toutefois, il faut veiller à ne pas élargir forcément trop la distance entre l’indicatif et l’impératif. Il ne faut pas non plus trop les rapprocher, risquant alors une sorte de soudure logique. Ce qui est naturel sera déterminé par des lois naturelles. Quant à ce qui est moral, il peut souvent s’opposer à ce qui est naturel et instinctif.

En second lieu, le terme « morale » s’emploie en opposition avec ce qui est immoral. Ce dernier terme est parfois restreint à ce qui est seulement contraire à la volonté de Dieu, notamment dans la vie sexuelle. Nous pensons que c’est là une manière arbitraire de restreindre le sens de ce qui est moral. Car non seulement le domaine sexuel, mais tous les actes de l’homme seront soumis au scrutin de la loi morale. Restreindre la morale et la considérer par rapport seulement à des relations interhumaines est également beaucoup trop étroit comme définition. Si cela avait été correct, seule la deuxième table de la loi devait compter pour la morale chrétienne.

« Le sujet de l’éthique ou de la morale n’est cependant pas simplement le comportement, le courant habituel dans une société, mais encore la conduite obligatoire. L’éthique est prescriptive et non simplement descriptive. Son domaine est celui du devoir et de l’obligation; elle cherche à définir la distinction entre le juste et le faux, la justice et l’injustice, la responsabilité et l’irresponsabilité. Parce que la conduite humaine est trop rarement ce qu’elle devrait être, l’étude de l’éthique est une discipline théologique d’une importance permanente. » (Philip Hughes).

L’éthicien est le spécialiste du comportement humain. Selon James M. Gustafson, « l’éthique est la démarche qui donne la raison de l’action; établir de bonnes raisons à la fois antérieurement à l’action et ultérieurement pour la justifier permet le développement d’actions appropriées et d’évaluations ». Ainsi, l’éthique comporte un choix moral pour des êtres conscients qui peuvent juger leurs propres actions et celles d’autrui. Les questions sous-jacentes « dois-je chercher cette fin-là? », « cela est-il bon? », « cela contribuera-t-il au bien suprême de la vie? » constituent le contenu de la réflexion éthique dans la recherche de celui qui veut déterminer ce qui est juste.

Quelles sont les questions que l’on peut et doit poser par rapport à la volonté de l’homme? Selon Cornelius Van Til, ce sont celles que l’on doit et peut poser mutatis mutandis, au sujet de l’intellect et des émotions, en bref, ce sont essentiellement des questions humaines avec une accentuation particulière dans chaque cas. On peut, écrit l’apologète réformé, les diviser convenablement en trois :

(1) S’interroger sur la nature de l’homme est la question fondamentale : Qu’est-ce que l’homme? En posant cette question, nous cherchons le fondement même de ce qui va suivre. (2) La seconde question, à propos de la volonté de l’homme, est celle du critère ou de la norme. Celle-ci est déjà impliquée dans la première. (3) Finalement quel est le but ou la fin de l’activité humaine? Le terme « but », dit Van Til, est ambigu; parfois, on l’identifie avec la motivation. Mais dans le débat éthique, but doit être pris comme synonyme de fin vers laquelle ou pour laquelle quelque chose est fait ou se fait.

L’éthique non chrétienne, poursuit-il, cherche ses réponses dans l’expérience humaine. Il en est de même de certains chrétiens qui voient le croyant comme étant celui qui a fait une expérience décisive en Christ. Ainsi, nombre d’études traitent de l’éthique de Jésus, de sorte que l’agir chrétien reposerait sur la question : Que ferait Jésus s’il était à ma place? On tente par là de démontrer que l’éthique chrétienne n’est pas tellement différente de l’éthique humaniste et naturelle et que l’une et l’autre peuvent raisonnablement s’édifier sur un terrain commun. C’est la raison pour laquelle, de l’avis de Van Til, le terme même d’éthique chrétienne n’est pas suffisant pour caractériser celle à laquelle on se réfère. Quant à lui, il distingue entre l’éthique naturelle, qui se veut vaguement biblique ou chrétienne, et l’éthique révélée ou l’éthique chrétienne théiste. Cette dernière ne laisse aucune question de nature éthique en dehors de ses perspectives. D’autre part, elle attire l’attention sur l’unité indissoluble entre le christianisme et le théisme, entre l’éthique naturelle et celle de l’Évangile. Elle établit, ou rétablit, l’harmonie entre l’Ancien et le Nouveau Testament, sans voir la moindre antithèse entre le Christ et Paul, ou d’autres fausses antithèses. L’éthique chrétienne théiste traite, selon Van Til, du bien suprême de l’homme, de la norme de l’existence humaine et de ses motifs éthiques. Elle est ainsi éclairée par l’exclusive lumière des saintes Écritures2.

Nous-mêmes, nous reconnaîtrons la divergence profonde et radicale entre la morale humaniste et l’éthique chrétienne. Cependant, nous reconnaissons aussi que l’une et l’autre s’élèvent sur le même terrain. L’humanisme antique païen, de même que l’humanisme athée moderne, tient compte des normes éthiques pour des règles de conduite sociales et individuelles. Cela explique que des États non chrétiens, même anti-chrétiens, possèdent leur organisation policière et établissent des cours de justice. Leur fonction, sinon leur vocation, est de protéger les citoyens contre les agissements des iniques et de prendre la défense des victimes exploitées.

Ceci admis, il ne faut pas identifier les deux morales, humaniste et chrétienne, du seul fait que l’une comme l’autre combattent l’injustice et veillent sur l’ordre social. Car en dépit des sanctions des actes qui nuisent à l’ordre social, l’éthique sécularisée reste essentiellement une morale dont l’homme occupe le centre. L’éthique chrétienne quant à elle est essentiellement théocentrique. On ne peut identifier ni confondre la notion chrétienne et biblique de la justice avec, par exemple, l’idéologie marxiste de celle-ci; pour instaurer la justice, sa justice, le marxisme cherchera à neutraliser, voire à oblitérer carrément la foi chrétienne ou toute autre expression religieuse des citoyens du pays dont il a pris en mains le gouvernement.

L’éthique chrétienne ne cherche ni à organiser ni à améliorer la vie sociale. Son objectif principal est de préciser les rapports de l’homme avec Dieu, ses relations correctes avec lui, afin que celles avec le prochain le soient aussi. Ce n’est que dans l’harmonie rétablie avec le Dieu Créateur et Législateur que l’harmonie avec le prochain sera également retrouvée. Philip Hughes cite à cet effet Helmut Thielicke pour qui « chaque fois que l’éthique chrétienne commence par vouloir améliorer des idées vertueuses, elle perd promptement son contenu spécifique ». Tel a été à notre avis le cas du christianisme social comme actuellement celui de la théologie dite de la libération.

Le fondement de l’éthique chrétienne c’est la volonté même de Dieu qu’elle cherche à honorer. En servant Dieu, elle servira aussi correctement, équitablement le prochain. C’est la raison pour laquelle nous parlerons ici d’une éthique théologique, et non d’une éthique philosophique.

La nécessité en devient évidente à la vue de la chute et de la condition déchue de l’homme. La chute originelle, comme tout péché actuel, consista à dénier à Dieu son autorité ultime, pour vivre de manière autodéterminée. L’homme autonome se leurre en prétendant que, s’il devenait humaniste, il assumerait pleinement son humanité! L’expérience prouve que l’humanisme athée conduit l’homme vers un état d’infrahumanité, voire d’inhumanité, ce qui est une évidence dans une société même civilisée. De ce fait, la situation de l’éthique est loin d’être simple et claire. La chute sur le terrain de l’existence exige l’Évangile de Dieu, qui est à la fois Créateur et Providence, Libérateur et Seigneur. Dieu n’abandonne pas sa création; ses desseins à son égard sont réalisés fidèlement, jour après jour. Ils ne connaîtront point d’échec; au contraire, il a entrepris l’œuvre cosmique de réconciliation, qu’il effectue grâce au sacrifice expiatoire du Fils et à sa médiation présente. Justifié par grâce, au moyen de la foi, l’homme déchu retrouve l’harmonie avec son Dieu, ce qui entraîne non seulement libération, mais encore sanctification. L’éthique devient ainsi l’expression systématique de cette sanctification qui est essentiellement service rendu à Dieu et service rendu au prochain. L’éthique est indissolublement liée à l’Évangile, c’est pourquoi nous l’associons à la dogmatique qui expose précisément le contenu de l’Évangile et son application éthique dans la vie du fidèle.

L’Évangile en tant que force dynamique produit un changement radical, non au sens de réajustement général des valeurs morales, mais d’une transformation intense telle que saint Paul qualifie l’homme chrétien de nouvelle création (2 Co 5.17). Cet homme est né de nouveau, il a été régénéré par la Parole et par l’Esprit. L’éthique chrétienne ne place pas l’accent sur le faire, mais sur l’être. S’il nous est permis de nous exprimer ainsi, nous dirions que, contrairement au célèbre dilemme qui se posait à Shakespeare (dans Hamlet), la question n’est pas ou n’est plus « être ou ne pas être », mais elle est relative à « être et à faire », seule antinomie actuelle. Le faire peut-il prétendre à une autonomie par rapport à l’être? Avant de résoudre le problème de l’être, il est inutile de prôner le devoir du faire.

Jésus a sévèrement critiqué et dénoncé la duplicité et l’hypocrisie des pharisiens et des spécialistes de la loi, ses contemporains. L’apparence extérieure de ces personnes religieuses laissait supposer une moralité de haut niveau; cependant, derrière leurs actes les plus pieux comme leurs gestes les plus généreux, Jésus discernait un souci d’ostentation spirituelle vaniteuse, une piété d’apparat, une préoccupation de tirer gloire devant les hommes et de se justifier aux yeux de Dieu, une pure hypocrisie. Leur conduite extérieure était une simple façade qui dissimulait au regard du divin scrutateur la corruption intérieure profonde et irrémédiable. La gloire de Dieu ne les intéressait point, pourvu que Dieu les applaudît et que les hommes nourrissent leur vanité.

L’éthique chrétienne est d’une nature radicalement intérieure; pour elle, ce qui n’est qu’apparence est dépourvu de toute valeur. La volonté divine concerne la totalité de notre être et elle ne vise pas les seules conventions sociales, même si ces dernières sont bonnes et nécessaires. L’interdiction de l’adultère est un commandement précis, mais il va plus profondément encore et vise davantage que l’acte extérieur; il touche aux pensées coupables et dévoile les convoitises dont il se nourrit. Le culte raisonnable que nous devons offrir à Dieu est celui du corps, c’est-à-dire de la totalité de notre personne (Rm 12.1-2). La nouvelle création est renouvelée aussi bien dans le corps que dans l’esprit et dans ses motivations les plus profondes.

Une lecture attentive du Nouveau Testament révélera donc la profonde et irrémédiable divergence entre l’éthique chrétienne et des valeurs humanistes, sécularisées. Toutefois, rappelons-nous que le chrétien vit en position intérimaire. L’âge nouveau inauguré avec l’incarnation du Fils de Dieu n’est pas clôt encore, il est sur le point d’aboutir. En attendant, le disciple du Christ, qui n’est pas de ce monde, y vit quand même; transféré dans le Royaume du Fils bien-aimé, il se trouve en même temps dans le monde présent. Chaque jour, il est pris dans une nouvelle tension et il doit fermement demeurer l’ambassadeur du Christ. Il y attend le retour en gloire du Christ. Alors la fin de l’humanisme sécularisé et athée sera consumée.

L’éthique est en général la science de la morale qui étudie non seulement la morale de la conduite de l’homme, mais encore elle pénètre dans les dispositions intérieures et elle explore et expose les motifs les plus profonds dissimulés derrière les actes, elle les évalue pour s’assurer s’ils sont bons ou mauvais.

2. L’éthique philosophique non chrétienne🔗

La philosophie est une discipline théorique plus ancienne que la théologie. De même, l’éthique philosophique est antérieure à l’éthique théologique. La morale n’est pas une spécificité chrétienne, mais une vertu humaine générale, due à la grâce commune, selon laquelle Dieu accorde à tout être humain des talents, une culture, la civilisation.

Bien avant l’apparition du christianisme, la philosophie païenne avait réfléchi sur une philosophie de vie bonne, heureuse, satisfaisante. Peu après l’avènement des penseurs grecs, le problème de la morale les préoccupa et le sujet se fixa dans leur champ d’investigation. Partout et toujours où l’homme est occupé à juger du bien et du mal, même avant l’apparition du christianisme, il y eut cours une philosophie morale non chrétienne.

Remarquons encore qu’il y a aussi une éthique descriptive qui peut décrire la moralité du point de vue simplement phénoménologique ou sociologique. Une telle éthique n’est pas une science théologique, bien que l’éthique théologique puisse s’en servir comme d’une science auxiliaire. Cette étude de la moralité du point de vue de la phénoménologie a une place importante parmi les sciences descriptives qui examinent la moralité. La phénoménologie veut trouver la structure interne, l’« eidos », le « logos » qui est la base de l’unité harmonieuse des phénomènes. Appliquée aux phénomènes moraux, la phénoménologie s’occupe donc de la question de savoir quel est le sens moral des phénomènes moraux. Elle cherche à décrire la moralité comme telle, ses attributs caractéristiques, le rapport entre ces attributs, etc. La phénoménologie peut étudier une certaine morale pour en découvrir l’essence; elle peut aussi étudier la moralité en général. Mais elle n’affranchit pas les limites de la description. Elle ne demande pas si telle ou telle moralité est selon la vérité ou si elle répond à la norme véritable.

Cette phénoménologie fait donc partie de la philosophie. La philosophie ne s’est cependant pas contentée de décrire la moralité. Elle a également cherché à résoudre le problème de l’origine de la moralité. Est-ce que la moralité a son fondement en quelque chose en dehors d’elle-même? La question a reçu différentes réponses. Nous devons nous occuper de quelques-unes d’elles. Concernant la question du fondement de la moralité, la philosophie s’est souvent occupée de la question de la légitimité d’une certaine moralité. Ainsi ne trouve-t-on pas seulement à côté de l’éthique théologique une éthique descriptive, mais aussi une éthique philosophique normative.

Nous ne voulons pas traiter davantage de la légitimité et de la tâche d’une éthique philosophique. Nous faisons remarquer que la norme de la vie morale ne peut être trouvée que par la lumière de la Bible.

3. Le rapport entre l’éthique philosophique et l’éthique théologique🔗

Il existe une relation entre la révélation générale et la révélation spéciale de Dieu. Comme résultat de la première, il existe au sein de l’humanité une connaissance générale de ce qui est bon et ce qui est mauvais. Mais une telle connaissance est insuffisante pour rendre l’homme capable de connaître Dieu. Par conséquent, Dieu fait connaître sa volonté dans une révélation spéciale qui est contenue dans les Écritures chrétiennes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Corrélée à cette distinction entre la double révélation est celle entre l’éthique théologique et l’éthique philosophique. Elles ne doivent se renier ou se refuser le droit d’exister parallèlement. Mais pas plus que les deux premières, révélation générale et révélation spéciale, les deux dernières ne seront absorbées l’une en l’autre.

4. La morale philosophique chrétienne🔗

De même qu’il existe une morale générale ou ordinaire, de même il existe une morale ou une éthique spécifiquement chrétienne. Il était donc normal et nécessaire qu’après l’avènement de la philosophie chrétienne, à l’époque d’Origène et d’Augustin, il surgisse aussi une éthique philosophique chrétienne cherchant à construire un système pour évaluer et discipliner la conduite morale de l’homme. On sera d’accord qu’il est impensable d’exercer la science de l’éthique sans faire un choix éthique fondamental. Or, ce choix fondamental est largement imbriqué dans une philosophie de vie, qu’elle soit chrétienne, humaniste, évolutionniste, rationaliste, marxiste ou autre. Par conséquent, il existe une relation très étroite entre l’éthique et la philosophie de vie.

5. L’éthique théologique🔗

Pour commencer, la théologie s’est occupée du dogme orthodoxe, mais assez tôt, du fait des luttes contre l’hérésie ou les hérésies apparues et développées sur le sol chrétien, elle s’est également intéressée de manière vive à la réflexion morale et aux exigences imposées à la conduite morale du fidèle dans le monde.

La théologie est la science qui traite de la vérité révélée et de la connaissance de Dieu. Par conséquent, l’éthique théologique sera la science dont l’objet est la connaissance de la volonté révélée de Dieu concernant la conduite humaine. L’éthique chrétienne se fonde sur les relations entre le Créateur et la créature. L’homme a été créé pour dépendre de Dieu en toutes choses. Il n’est pas autonome, indépendant de Dieu, dépendant de soi, autarcique. Il n’est pas créé pour créer la vérité, mais pour vivre l’éthique. Il doit penser d’après la pensée de Dieu. En cela, il reçoit la vérité, afin de refléter le caractère moral de Dieu de manière éthique, parce que l’homme est porteur de son image.

Or, tout système de morale humaniste est apostat; il prétend que l’homme est autonome, qu’il peut par lui-même créer ou découvrir sa propre éthique, en partant de son raisonnement, ou de ses sentiments, ou de ses expériences propres, sans avoir recours à une révélation extérieure. Parce que l’homme a été créé dépendant de son Créateur, il n’est pas étonnant, comme le montrent les trois premiers chapitres de la Genèse, que Dieu parle à l’homme avec des mots que ce dernier pouvait comprendre. Dieu assigne à l’homme une mission éthique. Il lui désigne les tâches à accomplir. Il lui interdit les actes qui compromettent leurs rapports mutuels dans le cadre de l’alliance et qui compromettent l’existence de l’homme. Dès son origine, l’homme est dépendant vis-à-vis d’une révélation spéciale qui concerne sa vie morale.

Dieu a parlé à l’homme parce qu’il n’a jamais eu l’intention de le laisser à ses propres ressources, pour découvrir seul le fondement et la nature de sa morale. Dieu ne le laisse pas seul pour découvrir l’éthique à partir d’une révélation générale, ou de l’image qu’il porte de Dieu, ou de son image dite morale, ou de sa raison, ou de sa logique, ou de ses instincts, ou de son intuition, ou des connaissances acquises et des expériences faites dans des situations données. C’est par une révélation particulière que Dieu intervient. Les systèmes éthiques apostats refusent ou ignorent cette révélation en parole que Dieu a adressée à l’homme, avant la chute. Car ils cherchent à prouver la liberté totale et autonome de l’homme par rapport à une révélation surnaturelle qui rend claire une éthique absolue. Selon ces systèmes, l’éthique se fonde sur l’hypothèse selon laquelle l’homme peut découvrir ou créer sa propre éthique, en dehors de toute révélation spéciale.

Même d’après certains systèmes « chrétiens » d’éthique, l’homme connaîtrait par lui-même, de manière instinctive, ou intuitive, ou par la révélation générale, ce qu’est sa mission. Ces systèmes cherchent à affranchir l’homme d’une norme éthique révélée afin d’établir sa complète autonomie par rapport à Dieu. La seule explication des tensions morales et des confusions éthiques modernes se trouve dans le récit de la chute (Gn 3).

Or, la doctrine biblique de la corruption totale nous révèle que l’homme est séparé de Dieu et de ses critères, parce qu’il est apostat et rebelle à sa loi et ne veut pas s’y soumettre, en fait, parce qu’il est incapable de se soumettre du fond de son cœur (Rm 8.7-8). Séparé de son Créateur, il est prédisposé à choisir le mal, à croire à ce qui est faux, à pratiquer ce qui est mauvais (Jn 3.19-20). Il cherche à échapper aux normes de l’éthique divine, il les fuit en rejetant l’idée d’un absolu révélé, en prétextant que la fonction de la loi était limitée au peuple qui l’a reçu en premier. L’homme prétend qu’il peut découvrir l’éthique de Dieu en observant la création ou en examinant les situations à la lumière de son amour et de sa raison.

Néanmoins, la chute n’a pas anéanti l’éthique révélée par Dieu. Elle rend nécessaire et souligne fortement la valeur de la révélation spéciale qui montre à l’homme dans tous les détails et de quelle manière il peut se voir porteur de l’image de Dieu. La loi morale de Dieu n’est rien d’autre que la révélation spéciale de Dieu en matière d’éthique, ce qui fixe les aspects moraux de la personnalité de l’homme. Parce que Dieu ne ment pas, l’homme ne doit pas mentir (Tt 1.2; Ex 20.16).

Si l’homme, avant la chute, a eu besoin d’une révélation spéciale relative à l’obligation éthique, à combien plus forte raison l’homme, après la chute, en a-t-il besoin; c’est pourquoi les saintes Écritures lui sont nécessaires. Nous y trouvons les absolus moraux liant l’homme, de tous les âges, à Dieu son Créateur et son Rédempteur. À présent, la loi révélée de Dieu a comme fonction, parmi d’autres, d’amener tout homme vers Jésus-Christ afin qu’il obtienne le pardon de son péché. La loi existe pour nous montrer que nous sommes pécheurs et pour nous conduire vers le Christ (Rm 3.20; Ga 3.24).

Notre rédemption se trouve accomplie en Christ; il est venu pour obéir parfaitement à la loi (Mt 3.15; 5.17). Son obéissance à la loi est devenue le fondement de notre justification. Par notre union avec le Christ, nous sommes considérés comme étant moralement parfaits et sans tache par Dieu (Rm 5.1). Le Saint-Esprit nous est accordé pour que nous aimions la loi et l’observions avec sincérité. L’amour pour Dieu ne refuse pas la loi et ne la remplace pas. « Si vous m’aimez, dit Jésus, vous garderez mes commandements. » (Jn 14.15; voir 1 Jn 2.3-4). La rédemption ne supprime pas la révélation spéciale dans la Parole écrite. Au contraire, elle la rend plus forte et elle la précise davantage, car l’Évangile ne peut se rencontrer dans la révélation générale. La foi qui sauve vient de l’écoute de la Parole révélée, c’est-à-dire de l’Évangile biblique (Rm 10.17).

Selon l’éthique apostate, qui se réclame d’inspiration chrétienne, la rédemption n’a nul besoin d’éthique révélée; l’homme peut s’offrir une éthique nouvelle, d’après ses connaissances, ses lois, une situation donnée. C’est ainsi que la loi de Dieu est supplantée par « l’amour ». Pourtant, la rédemption ne fut pas accomplie dans l’intention de rendre superflue notre conformité au caractère moral ou éthique de Dieu, comme si nous avions cessé d’être les porteurs de son image. Au contraire, la rédemption nous recrée à son image en rendant possible cette conformité à la loi morale, permettant à l’homme nouveau en Christ de refléter de manière éthique le Dieu de sa rédemption dans le monde présent. Au commencement, l’homme était conforme à l’éthique de Dieu. La chute fit de lui un pécheur haïssant l’éthique divine, cherchant à établir ses propres normes morales. La rédemption est accomplie en vue de rendre l’homme parfait dans son obéissance à la loi de Dieu, par amour pour lui (Rm 8.4).

6. Les implications éthiques de la théologie chrétienne🔗

Si l’éthique chrétienne est théologique dans sa nature, ainsi que nous l’avons dit, l’inverse est également vrai, c’est-à-dire que la théologie est essentiellement éthique en son application. La théologie biblique nous invite plus qu’à un simple assentiment intellectuel. Adressée à l’homme dans sa totalité, elle engage aussi bien la volonté que l’esprit; en effet, on peut dire que la théologie s’adresse à la volonté et c’est dans l’exercice de la volonté qu’elle s’exprime en action et traduit la conduite. Le but de toute théologie biblique est un but pratique. La doctrine vise le faire, non une simple écoute ou un pur savoir cérébral; c’est la raison pour laquelle l’Écriture comporte toujours des obligations éthiques (Dt 6.4-6).

Cette harmonie de nos rapports avec Dieu peut s’exprimer par le simple terme d’amour : aimer Dieu véritablement, c’est le connaître véritablement. Ainsi, la connaissance juste de la doctrine sur Dieu conduira nécessairement à aimer Dieu de tout notre cœur et de tout notre être. Sur ce point apparaît la relation entre la théologie et l’éthique, puisque la correcte connaissance de Dieu ne saurait se divorcer de la conduite responsable vis-à-vis de lui (Ps 51.3-14).

Tout péché contre le prochain vu dans sa correcte perspective est un péché contre Dieu. Par conséquent, il est clair que ni la conduite morale ni la conduite immorale ne peuvent se détacher de la responsabilité théologique. Une conduite non éthique trahit invariablement une doctrine incorrecte ou insuffisante de Dieu.

S’il existe un passage qui lie indissolublement théologie et éthique, c’est bien celui de Romains 12.1. Peu avant ce passage, Paul a écrit au sujet du profond mystère de la grâce de l’élection (Rm 11.33-36). Cette doctrine est trop profonde pour nos esprits limités. Cela ne signifie pas qu’elle soit une vérité abstraite sans lien avec les réalités pratiques de la vie quotidienne. Au contraire, la vérité chrétienne, aussi mystérieuse soit-elle et inaccessible à l’intelligence humaine, reste une vérité sensible à l’expérience et, par cette expérience, peut être reconnue comme vérité. De même, avec l’insondable doctrine de la grâce élective, celui qui est amené à la foi en Christ reçoit et bénéficie de la vérité de cette doctrine. Loin d’être une formulation simplement philosophique ou un échafaudage intellectuel abstrait, elle s’adresse à l’être entier du fidèle et l’affecte de manière dynamique. Comme toute doctrine chrétienne, elle comporte des implications éthiques et des conséquences pratiques en découlent. Elle inspire et incite à se comporter de manière distincte et à glorifier Dieu (Rm 12.1). Le miracle de la sagesse divine et de ses jugements insondables (Rm 11.33) ne relève pas simplement d’un concept cérébral, mais influencera notre manière de nous conduire quotidiennement (voir aussi Ép 2.8-10).

Dans ce dernier passage, saint Paul démontre notre salut comme étant entièrement dû à la grâce divine, mais approprié par la foi en Jésus-Christ. Tout le mérite de notre rédemption réside en l’œuvre du Christ, et notre justification devant Dieu dépend entièrement de la perfection de l’œuvre de la rédemption. Les bonnes œuvres en découlent, mais n’y contribuent point.

Ceci ne laisse pas supposer que le salut par grâce au moyen de la foi soit sans rapport avec les exigences de l’éthique chrétienne. Refuser la justification par les œuvres bonnes ne veut pas dire refuser les bonnes œuvres dans l’existence chrétienne. Car la justification de l’impie conduit logiquement à une vie qui cherche la gloire de Dieu, lequel nous a librement pardonné et nous a gracieusement accueillis en sa communion (Ép 2.10).

En Christ, nous recouvrons le sens et la finalité de la création et de notre création. Alors et seulement à cette condition-là nous sommes rendus capables de montrer la gratitude envers le Dieu gracieux, en accomplissant les bonnes œuvres qui lui sont agréables, parce que ce sont des œuvres qu’il a d’avance désignées à cet effet. Dieu se trouve au cœur non seulement de la théologie, mais aussi de l’éthique chrétienne (Ph 2.13). Ce rapport entre connaître et faire est très souvent souligné dans le Nouveau Testament. La Parole de Dieu n’est pas simple information, elle est ordre et commandement. L’indicatif comporte l’impératif (Jc 1.22,25). Le Christ n’a pas enseigné autrement (Mt 7.21,24,26; Lc 8.21; 11.28; Jn 13.17).

7. Le caractère confessionnel de l’éthique🔗

Nous parlerons du caractère confessionnel de l’éthique au lieu d’une éthique ecclésiastique; une telle désignation ecclésiastique pourrait laisser entendre que l’Église comme telle a pour devoir d’écrire une éthique. Or, il n’appartient pas à l’Église de rédiger une éthique, pas plus d’ailleurs qu’une dogmatique.

On peut certes parler d’éthique chrétienne. Selon D.S. Adam, « l’éthique chrétienne est la forme la plus élevée de l’éthique théologique, est un système d’éthique transcendantale fondée sur une révélation accordée au cours de l’histoire, atteignant son point culminant en la personne, en l’enseignement et en l’œuvre de Jésus-Christ ». Pourtant, en dépit de la bonne intention de cet auteur, cette désignation est beaucoup trop vague. L’adjectif chrétien est nécessaire pour signaler la différence avec une éthique non chrétienne. Mais elle est insuffisante lorsqu’il faut une qualification plus précise. Toute éthique, romaine, luthérienne, anabaptiste, réformée, se veut chrétienne. Cependant, les points de départ seront différents dans chacune, comme aussi leurs aboutissements. Aussi, dans le cas de l’éthique théologique, il est nécessaire de fixer une base confessionnelle et de parler d’éthique romaine, luthérienne ou réformée calviniste. Ce caractère de l’éthique deviendra plus apparent lorsque l’on étudiera le rapport entre l’éthique et la dogmatique.

8. Le rapport entre la dogmatique et l’éthique🔗

La dogmatique chrétienne a toujours comporté une éthique. Certes, Calvin ne lui a jamais consacré un traité spécial, mais il a développé sa pensée relative au Décalogue et à la prière enseignée par Jésus comme faisant partie inhérente de l’Institution de la religion chrétienne. Ses disciples immédiats suivirent ses pas. Cela explique pourquoi le Catéchisme de Heidelberg accorde une place prééminente à l’explication du Décalogue et de l’Oraison dominicale à côté du Symbole des apôtres. Cependant, assez tôt il s’est fait sentir le besoin de développer une éthique détaillée de manière sinon indépendante du moins séparée de la dogmatique. Ainsi, outre le débat au sujet de l’éthique faisant partie de la dogmatique, deux types d’éthique apparurent assez tôt : d’une part la recherche philosophique de la base de la vie morale, de l’autre l’exposition théologique pratique de la loi de Dieu dans son application et ses divers rapports au cours des situations de l’existence. Concernant la première, Helmut Thielicke écrivait dans son Ethik :

« L’éthique a été placée sous la malheureuse influence de Philip Melanchthon (luthérien) et par là elle fut asservie à la philosophie d’Aristote. Ceci ressort essentiellement dans le fait que la motivation de nos œuvres semble être déterminée non pas tellement par la foi, mais plutôt par un idéal vertueux, par l’idée de la perfection morale. Il est à noter qu’au cœur de la pensée éthique de Melanchthon se trouve le concept idéaliste de la “societas”, une forme de communion définie de manière autonome, qui dérive sa raison d’être de la loi naturelle et fournit la norme de ma relation à mon voisin et par là mon critère éthique de vertu et de bonté.3 »

Cette évolution prit un caractère malheureux qu’il faut trouver non seulement dans le fait qu’un concept non théologique, c’est-à-dire une valeur déductible par la logique, se trouve ici de manière typiquement rationaliste élevée au rang de commandement suprême. La loi dite naturelle implique qu’on n’a pas besoin d’être nécessairement chrétien pour connaître ce qui est bon et ce qui est mauvais. On peut se demander alors si on a encore besoin d’une éthique chrétienne.

La dogmatique chrétienne comprend un double champ de recherche : l’aléthètique, du grec « aléthèia » (la vérité), et l’éthique. Au cours de l’histoire, la première reçut le nom de dogmatique. Selon Abraham Kuyper, l’éthique est la seconde partie de la dogmatique. Cet étroit rapport laisse clairement entendre qu’entre les deux l’éthique ne peut qu’être obligatoirement confessionnelle, de même que la dogmatique sera toujours colorée par les convictions personnelles, ecclésiastiques et religieuses du dogmaticien.

9. Les sources de l’éthique chrétienne et réformée🔗

L’éthique chrétienne et réformée discerne trois sources d’où elle dérive sa raison d’être : L’Écriture sainte, les livres symboliques confessionnels, la conscience chrétienne.

a. L’Écriture sainte🔗

Dans l’Écriture sainte, Dieu ne révèle pas seulement les « credenda », c’est-à-dire ce qu’il faut croire, mais encore les « agenda », c’est-à-dire ce qu’il faut faire, conformément à sa volonté. Cependant, la Bible n’est pas un manuel d’éthique avec des réponses toutes faites à des problèmes moraux. Vu les développements scientifiques et techniques modernes, l’on a à faire face à des situations qui jadis étaient inconnues. Nous avons à traiter de manière éthique des questions plus complexes que celles du passé. Pensons seulement à la bioéthique. On ne peut chercher dans l’Écriture des réponses directes toutes faites à des problèmes ayant surgi récemment.

C’est par l’analogie de la foi que l’on parviendra alors à des conclusions. La Réforme avait accepté sans rejeter ni critiquer le Symbole des apôtres, les décisions de l’Église et des premiers conciles. Dès le début donc, pour expliquer la Bible, la Réforme a adopté l’interprétation de l’analogie de la foi.

De la même manière, mutatis mutandis, l’éthique réformée abordera l’interprétation de l’Écriture avec l’analogie de la foi. S’il n’existe pas de texte spécifique biblique pour répondre à un problème éthique contemporain, il reste quand même l’ensemble de la Bible, les textes canoniques de l’Église, les credos et les confessions de foi, ainsi que la tradition chrétienne, qui sont tous des facteurs par lesquels la conscience chrétienne a été formée et rendue capable de prendre des décisions en un sens véritablement chrétien.

La théologie réformée reconnaît le caractère lié au temps et à l’espace de l’Écriture. La Bible n’est pas un code de lois qui serait dicté du ciel; cessons de la talmudiser et de la coraniser. La révélation divine prit forme dans l’existence concrète d’hommes et de femmes, durant des temps spécifiques et en des lieux divers. Par conséquent, dans l’Ancien Testament, la Bible reflétera un milieu typiquement oriental et dans le Nouveau Testament, un milieu plutôt gréco-romain. Bien entendu, la révélation de Dieu venue dans un milieu ancien contient un message universel valable pour tous les hommes de tous les temps et de tous lieux. Même ainsi, le spécialiste de l’éthique chrétienne tiendra compte du caractère limité de la Bible. En négligeant ce fait, on peut se laisser entraîner à des absurdités éthiques. Par exemple, la Bible ne dit rien pour désapprouver le concubinage de Hagar. Dans l’antiquité orientale, la pratique en était courante et moralement acceptable. Mais selon nos critères monogames chrétiens, nous ne nous référerons pas à ce texte pour justifier la pratique de la polygamie.

En outre, il faut se rappeler qu’il existe une unité inviolable entre les deux Testaments. Sans une telle approche, il est pratiquement impossible de mener une conduite correcte, mais également à propos pour aujourd’hui se fondant sur la Bible. En ignorant le développement historique de la révélation, on peut s’appuyer sur Genèse 17.10-11 pour défendre la circoncision. Mais nous comparerons la Bible à une fleur dont l’abeille suce le pollen, et dont l’araignée tire son poison.

Dans la théologie réformée, c’est une bonne tradition que de penser à Jésus-Christ principalement comme Médiateur entre Dieu et les hommes. Mais cette manière de penser risque d’obscurcir la vision du caractère unique du Christ en tant que l’Exemple à imiter. Le Seigneur en personne l’a dit à ses disciples à l’occasion du lavement des pieds; il leur donnait un exemple. Le Catéchisme de Heidelberg déclare qu’après nous avoir sauvés par son sang, le Christ veut aussi renouveler en nous son image par le Saint-Esprit.

Calvin a parfois parlé de l’Écriture comme du vêtement dans lequel Jésus s’approche de nous. Il est le Logos, la Parole. Dans l’effort de chercher et de trouver une prescription éthique pour notre conduite dans l’Écriture, nous ne perdrons jamais cela de vue. Le chrétien n’est pas invité à obéir à certaines lois et à certains principes bibliques, par crainte de désobéissance, mais pour exprimer toute sa reconnaissance, en signe de sa gratitude pour les souffrances du Christ; son but ultime est d’être renouvelé selon l’image du Christ, par la sanctification qui est l’œuvre du Saint-Esprit.

b. Les livres symboliques réformés🔗

Nous avons souligné l’étroite relation entre l’éthique et la dogmatique. La manière dont le Décalogue est expliqué dans le Catéchisme de Heidelberg est d’une très grande importance pour l’éthique réformée. Il suffit de dire ici que l’éthique est si intimement liée à la voie du salut, qui occupe une place prépondérante dans les livres symboliques réformés, et spécialement la doctrine de la sanctification, qu’il est impossible d’étudier l’éthique réformée sans tenir compte des livres symboliques réformés.

c. La conscience chrétienne🔗

L’éthique s’occupe de la vie humaine dans toutes ses expressions et dans toutes ses étapes successives : naissance et mort, pauvreté et richesse, jeunesse et vieillesse, labeur et repos, en bref, elle s’occupe de la conduite humaine dans tous les secteurs de l’activité des humains et traite du savoir de conduite, ce qui est une condition essentielle pour une bonne éthique.

Dans le pèlerinage effectué au cours d’un âge sombre, dans un monde chaotique, qui vit apparemment sous le soleil du Malin, c’est une consolation pour le fidèle réformé que de chercher à discerner entre le juste et le faux, le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, et pouvoir dire avec l’auteur du Psaume 119.105 : « Ta Parole est une lampe à mes pieds. »

Plus loin, nous parlerons aussi bien de la loi que de l’amour comme étant l’une et l’autre les expressions ou les formes d’expressions essentielles associées à toute éthique chrétienne réformée. Ici même, rappelons d’avance que l’amour à lui seul ne peut dicter nos conduites et inspirer nos actions. Indispensable, il est lié à la loi. Quel est cependant le rôle de la conscience par rapport à la loi et à l’amour?

Nous n’offrirons pas ici un examen du développement historique de la notion de conscience. Le grec « synteresis » et le latin « conscientia » sont traduits par notre français « conscience ». Au cours du Moyen Âge, on a prétendu que la « synteresis » ne pouvait se tromper, mais la « conscientia » le pouvait, parce que les hommes se trompaient en appliquant le principe général, mais non dans le cas particulier.

Qu’est-ce que la conscience pour le chrétien réformé? Pour J. Douma, la conscience est cette autorité en l’homme qui place celui-ci devant ses propres décisions, déjà prises ou devant l’être, portant un jugement, une évaluation à leur sujet, soit en les approuvant, soit en les désapprouvant. Mais ceci ne dit rien sur le contenu de la conscience. Elle peut varier considérablement. La seule chose que l’on affirme ici est qu’elle exerce son jugement critique sur son propre comportement, que ce soit avant ou que ce soit après un acte accompli.

Cependant, souligne Douma, l’Écriture ne connaît rien d’une conscience infaillible au contenu particulier, pour toutes les époques et universellement valable. Le terme même en est absent quoique celui de « cœur » puisse être pris comme l’équivalent. Le Nouveau Testament emploie le terme grec de « syneidésis », mais qui montre de nouveau que la conscience n’est pas une entité constante et qu’elle peut fonctionner très différemment, soit en bien, soit en mal. L’expression « faible conscience » confirme cette variété-là et la faillibilité de la conscience.

Ce fut récemment, au cours du 19e et au début du 20siècle, que la conscience fut détrônée par deux grands intellectuels résolument anti-chrétiens : F. Nietzsche et Sigmund Freud. L’un et l’autre lui donnaient un sens et un contenu purement anthropologique. Or, saint Paul écrit qu’il a une bonne conscience vis-à-vis de Dieu pour son comportement public. Une bonne conscience accompagne une foi sincère. On peut être assuré d’une bonne conscience si l’on veut vivre honorablement en toute manière. L’on doit obéir aux magistrats non seulement par crainte de la colère de Dieu, mais encore par motif de bonne conscience. Pourtant, même une bonne conscience ne nous justifie pas aux yeux de Dieu. Pourtant, il faut la chercher. Dans nombre de domaines, parmi lesquels celui de la politique, nous agissons avec une bonne conscience. Mais celle-ci vit toujours de la grâce divine. Présente et nécessaire, elle doit constamment être éclairée et guidée par la Parole que l’Esprit imprime à nos consciences. Nos consciences sont sujettes à la Parole de Dieu et ont besoin de la purification par le sang du Christ4.

10. L’éthique et l’eschatologie selon Calvin🔗

La portée de la vie à venir sur l’éthique et la conduite morale est étudiée par Calvin, principalement sinon exclusivement dans deux chapitres de l’Institution chrétienne. Le premier s’intitule « Méditation sur la vie à venir » et le second « La résurrection finale ». Un traité à part sur l’état de l’âme après la mort porte le titre de Psychopanychia.

Selon Gustafson, la doctrine calvinienne de la vie éternelle est indispensable à sa théologie; sans elle, la cohérence de celle-ci se dissipe : « C’est pourquoi nul n’a dûment ni fermement profité en l’Évangile, s’il ne s’est accoutumé à méditer continuellement la résurrection bienheureuse.5 » Une raison pour cela est le fait que « le Christ est ressuscité afin de nous avoir en compagnie dans la vie à venir6 ». Ainsi, les croyants sont des pèlerins parce que la foi a fixé leur regard sur le ciel, qui est leur demeure permanente et leur espérance. La perspective eschatologique de Calvin l’a conduit à lier la foi et l’espérance de la manière suivante :

« Ainsi, la foi croit que Dieu est véritable : l’espérance attend qu’il révélera en son temps sa vérité. La foi croit qu’il est notre Père : l’espérance attend qu’il se montre toujours tel envers nous. La foi croit que la vie éternelle nous est donnée : l’espérance attend que nous l’obtenions un jour. La foi est le fondement sur lequel l’espérance repose : l’espérance nourrit et entretient la foi. Car comme nul ne peut rien attendre de Dieu, sinon celui qui a premièrement cru à ses promesses : aussi d’autre part il faut que la faiblesse de notre foi soit soutenue, en attendant et espérant patiemment, afin de ne point défaillir.7 »

Dans Psychopanychia, Calvin déclare d’abord que la preuve la plus convaincante de l’existence de la vie à venir est avancée non par la sagesse des philosophes, mais par la Parole de Dieu. Il s’appuie sur l’Écriture et notamment il cite 1 Pierre 2.25 où le Christ est qualifié d’Évêque des âmes. L’assurance de Calvin de la vie qui survit la mort se fonde en la mort et la résurrection du Christ. Le Christ possède la vie en lui-même, il en possède la plénitude, mais il ne l’a pas de lui-même, mais du Père.

L’importance de l’eschatologie sur l’éthique apparaît en la question : La vie à venir doit-elle être pensée comme une récompense pour avoir maintenu de hauts niveaux de moralité et de s’être engagé dans des actions morales plutôt que dans une activité immorale? Gustafson a raison de répondre que, selon la tradition réformée calvinienne, la récompense éternelle n’est point le motif de l’activité morale. Car, rappelle-t-il, la fin principale de l’homme consiste à glorifier Dieu. Tout doit être lié de manière adéquate dans ses relations avec Dieu. La récompense divine ne peut être acquise par une propriété (activité) morale.

Calvin savait bien, en accord avec saint Paul, que si nous n’avions d’espérance que pour la vie présente, nous serions les plus misérables de toutes les créatures (1 Co 15.19). Dans son commentaire sur le livre de la Genèse (Gn 3.8), Calvin déclare qu’ici gît la perpétuelle infatuation de l’homme à savoir dans sa négligence du ciel et dans sa recherche de l’immortalité sur terre, où tout est passager et se fane. Aussi toutes leurs préoccupations n’ont d’autres fins que de s’acquérir un nom sur terre. Et plus loin : puisque l’héritage éternel de l’homme se trouve au ciel, il est vraiment juste que nous devons y tendre; nous avons à fixer nos pieds sur terre assez longuement pour nous permettre de considérer la demeure dont Dieu accorde à l’homme de se servir pour le temps présent.

11. Récapitulation🔗

Reprenons l’essentiel de ce qui précède.

L’éthique chrétienne et réformée est la science théologique qui décrit la vie chrétienne telle qu’elle doit être; elle est à la fois descriptive et normative. Son objet est notre vie morale, c’est-à-dire l’exercice de nos responsabilités envers le prochain telles qu’elles découlent de nos rapports avec Dieu et telles que sa volonté nous les fait clairement connaître.

Si l’objet de l’éthique est la vie chrétienne, cela ne veut pas dire qu’il y ait une différence entre la norme de la vie des chrétiens et celle de la vie des autres hommes. Nous parlons de la vie chrétienne parce que celle-ci suppose notre communion dans la foi avec le Christ.

Selon Schleiermacher, le père de la théologie libérale protestante (19siècle), l’éthique théologique ne devrait être qu’une science descriptive. Car il n’y a pas de différence essentielle entre ce que le chrétien fait et ce qu’il doit faire. Si on est en Christ, on a part à la « conscience chrétienne ». La vie chrétienne se développerait spontanément. Le chrétien, quand il est en Christ, est ce qu’il doit être.

Nous soulignerons le caractère radical de l’éthique chrétienne et réformée. Elle ne saurait s’harmoniser avec une sagesse naturelle, car elle trouve sa plénitude de sens dans le Sauveur crucifié, celui qui a conquis, à travers sa passion et sa mort, et a démontré puissamment l’échec des valeurs du monde, d’une morale humaniste naturelle. Dans la perspective qui est la nôtre, à savoir chrétienne et réformée, ce qui est moralement bon n’est pas un accomplissement devant Dieu, mais un acte de reconnaissance, qu’on lui offre. Notre éthique ne cherchera pas à atteindre le bien suprême en dehors de Dieu; elle n’est pas non plus une éthique de résignation, mais une éthique qui est fondée sur la loi et qui exprime l’amour pour Dieu et pour le prochain. Elle est l’éthique que le Christ a vécue et a illustrée. Elle est l’éthique du sacrifice, non d’une piété intériorisée; elle est mort à soi, mort pour le monde afin de vivre pour Dieu, en Christ, dans la communion de l’Esprit.

Bonhoeffer a écrit : « Ne cherchez pas, n’aspirez pas à devenir forts, puissants, dignes de considération et d’honneur, mais laissez seulement Dieu devenir votre force, votre réputation, votre honneur. »

Pour Gandhi, qui s’est passablement approché de l’éthique chrétienne, la « satyagrapha » est une méthode qui assure nos droits à travers notre souffrance personnelle. Pour le chrétien réformé, l’amour pour Dieu et pour le prochain renonce à ses droits et se sacrifie sans compter le prix. Une telle éthique peut, en effet, être qualifiée d’impossible possibilité. Car son accomplissement n’est pas fonction de la capacité humaine, mais seulement une grâce divine qui pénètre l’histoire des hommes, en tant que réalité nouvelle, et transforme les actes, les paroles et les pensées. Telle est la nature radicale de l’éthique chrétienne réformée.

Notes

1. Cité par William Keesecker, Calvin and Christian Ethics, p. 19ss

2. C. Van Til, Christian Theistic Ethics, p. 1-17.

3Theol. Ethics, traduction anglaise, p. 9.

4. Voir J. Douma, Christian Morals and Ethics, p. 64-69

5. J. Calvin, Institution chrétienne, III/25.1.

6Ibid., 3.

7. J. Calvin, Institution chrétienne, III/2.42.