Cet article a pour sujet la controverse entre Jean Calvin et les autorités civiles de Genève qui illustre l'importance pour l'Église de résister à l'ingérence de l'État et du pouvoir politique dans les affaires de l'Église.

Source: La Réformation. 4 pages.

Les ordonnances ecclésiastiques

Le titre de notre exposé est emprunté à la célèbre controverse qui, au cours du premier séjour de Calvin, agita profondément la ville de Genève. Ce n’est que sommairement que je rappellerai la genèse de ce conflit politico-ecclésiastique touchant l’ingérence des autorités civiles dans le gouvernement de l’Église. Mon souci en rappelant cette affaire n’est pas celui de vouloir dépoussiérer à tout prix d’ antiques archives, mais de tirer une nouvelle leçon du passé pour nous aider dans notre témoignage et dans notre action aujourd’hui.

En 1536, sous les instantes prières de Guillaume Farel, son compatriote et son aîné de vingt ans, Calvin accepte de rester à Genève. Ensemble, ils s’attelleront à la réforme de l’Église et à celle des mœurs de la ville, qui venait d’adhérer à la Réforme. Pour Calvin, il ne suffisait pas d’entreprendre et de consolider la Réforme théologique, il fallait encore assurer à l’Église de Jésus-Christ, même dans la minuscule République, une totale indépendance en matière de gouvernement ecclésiastique et de discipline spirituelle. Certes, ainsi qu’il écrira :

« La Parole de Dieu n’est point pour nous apprendre à balbutier, pour nous rendre éloquents et subtils; mais c’est pour réformer notre vie, qu’on connaisse que nous désirons de servir Dieu, de nous adonner entièrement à lui, et nous conformer à sa bonne volonté. »

Durant deux ans, le réformateur luttera pour empêcher que le Conseil de la ville ne s’immisce dans l’exercice d’une saine et sainte discipline spirituelle, ce qui relève strictement du ressort des pasteurs. Voici une partie de ces Ordonnances ecclésiastiques :

« Les ordonnances qui sont nécessaires à la police [entendez gouvernement] de l’Église, et appartiennent seulement à entretenir paix, honnêteté et bon ordre en l’assemblée des chrétiens, nous ne les tenons point pour traditions humaines, d’autant qu’elles sont comprises sous ce commandement général de saint Paul où il veut que tout se fasse entre nous décemment et par bon ordre. »

Ainsi, l’Église ramenée au seul Évangile et réformée par l’Esprit et par la Parole était le seul juge compétent pour exercer une discipline sur ses membres. C’est Jésus-Christ qui est son seul Chef et Seigneur, et non le magistrat civil.

Intransigeants sur ce point, les deux hommes furent évincés de Genève. Calvin payait de la sorte un prix exorbitant pour maintenir l’indépendance de l’Église et sa fidélité au seul Christ. Quittant Genève, son avenir était incertain, et il savait qu’on l’avait sali — comme on persiste encore à le faire de nos jours — en lui faisant une réputation exécrable. En réalité, il subissait un véritable assassinat moral. Mais ce chrétien exceptionnel n’avait-il pas déclaré avec force :

« Nous ne sommes pas nôtres, mais appartenons au Seigneur… Nous sommes au Seigneur : que toutes les parties de notre vie soient référées à lui, comme à leur fin unique. »

Sa sécurité personnelle lui importait peu. Seule l’obéissance à celui dont il avait cherché la seule gloire primait tout le reste.

Telle est, sommairement rappelée, l’histoire des relations entre l’Église et l’État à Genève au temps de Calvin. Qu’en est-il de nos jours de celle-ci? Quelle est l’attitude des chrétiens contemporains vis-à-vis de l’État en particulier et de la politique en général? Je reste persuadé que l’esprit du grand réformateur peut — encore et toujours — nous inspirer et nous guider dans notre situation présente, dans les choix à effectuer dans le monde moderne.

Je pense à la situation des Églises chrétiennes au pluriel et non à celle de l’Église au singulier. Car, à force de parler d’Église au singulier, on a fini — notamment dans les milieux médiatiques — par identifier l’Église de Jésus-Christ avec telle Église particulière — considérée majoritaire — que ce soit en Tasmanie ou en Bourgogne! De sorte que là où, par exemple, les protestants sont minoritaires, ils seront franchement mis de côté comme quantité négligeable ou, au mieux, seront-ils considérés comme des « chrétiens séparés ». On ne cherchera pas à savoir qui s’est séparé de quoi, pourquoi et comment… Des lieux communs et de vieux clichés éculés seront toujours et à nouveau débités, sans que la vérité, elle, soit recherchée.

Mais revenons à l’État et aux Églises.

Actuellement — comme depuis toujours —, l’État se comporte tel un Léviathan libertiphage, même lorsqu’il prétend être le garant des fameuses libertés dites laïques. À ce propos, je ne songe nullement aux seuls régimes totalitaires ou aux pays musulmans, où survivre en tant que chrétien relève du miracle, ni même à l’État d’Israël où, selon mes dernières informations, il serait interdit de diffuser le Nouveau Testament, la seconde partie de la Bible. Je songe ici à nos modernes et libérales démocraties, gérées trop souvent par des modernes Machiavel…

Qu’en est-il des Églises elles-mêmes, dans ce contexte là? L’une d’entre elles a donné, depuis déjà plus de quinze siècles, l’éclatante preuve de sa servilité au pouvoir de César, et en dépit de sa prétention d’orthodoxie en matière christologique, elle continue à lui être asservie. Théologiquement figée et religieusement sclérosée, après avoir remis le sceptre du Christ-Roi entre les mains du César-Tsar et ceux qui lui ont succédé, elle nous a offert, au moins deux fois au cours de sa longue histoire, la tragique illustration d’une calamité qui ne pouvait s’abattre que sur elle. Au moment où tant de chrétiens au 16siècle luttaient pour sauvegarder leur indépendance, Ivan le Terrible, sous prétexte de son titre de « prince chrétien » s’arrogeait un pouvoir absolu et l’exerçait avec une cruauté inouïe sur son Église. Lisez, si vous en avez la possibilité, l’excellente biographie que nous en a donnée il y a quelques années Henri Troyat. N’insistons pas longuement sur l’autre calamité qui s’est abattue sur cette même Église au cours de notre siècle avec l’une des révolutions les plus sanglantes de l’histoire. L’explication de celle-ci, il faut la chercher, en tout premier lieu, dans l’incohérence de cette Église à se gouverner elle-même, accordant au pouvoir civil le droit de s’immiscer dans ses affaires intérieures et, finalement, de la gouverner.

Voici une autre Église, dont la lutte constante qu’elle a menée contre le pouvoir civil, notamment au cours du Moyen Âge, pourrait nous réjouir. Le célèbre épisode de Canossa nous apprend quelque chose à ce sujet! Pourtant, notre joie est mitigée lorsque nous nous rappelons qu’au cours de ces mêmes siècles elle a tellement cajolé le pouvoir politique — et à son tour, elle en a été tellement caressée — qu’elle a fini par s’allier le concours de celui-ci dans des entreprises véritablement anti-évangéliques. Le massacre de la Saint-Barthélemy sous la Médicis; les dragonnades sous Louis le XIVe, les Concordats avec des États qui, il y a peu encore, oppressaient « les chrétiens séparés », avec la bénédiction du clergé officiel, ne sont que quelques exemples illustrant la manière dont le pouvoir séculier peut s’immiscer — parfois parce qu’il y est appelé — dans des affaires qui ne sont que du ressort ecclésiastique.

Ne voyez surtout pas dans ces rappels un esprit querelleur cherchant à retourner, par malin plaisir, le fer dans des plaies mal cicatrisées. Mon propos n’est même pas de faire de l’histoire anecdotique, mais de tirer des leçons du passé afin de réveiller, si possible, des chrétiens et des Églises.

Tâche et prétention démesurées, diront sans doute des esprits bien pensants, confortablement calfeutrés dans leurs coussins! Pourtant nous le faisons comme une mission qui nous est imposée, et non par plaisir.

Reste aussi un mot à dire au sujet de certains chrétiens et de certaines Églises issues de la Réforme. Je pense tout d’abord à l’une d’entre elles. Malgré le génie de Luther, à cause de faiblesses de sa pensée sur ce point, l’Église en question a laissé à l’État la part du lion dans le gouvernement des affaires ecclésiastiques. Peu étonnant dès lors qu’elle ait connu le cataclysme nazi. Une Église animée par l’esprit de Calvin n’aurait jamais connu ni subi passivement de telles monstruosités.

Quant aux Églises dissidentes dites évangéliques, il semble que, sous le fallacieux prétexte « que l’église ne fait pas de politique », elles ont vécu enfermées dans l’un des ghettos spirituels les plus vastes, les plus prospères… et les plus vulnérables. Depuis leurs ermitages elles ont périodiquement dénoncé à tort et sans raison, « la politisation de l’Église », tandis qu’au Népal des chrétiens pourrissent dans des cachots pour cause de convictions évangéliques; qu’en Turquie ou qu’en Arabie Saoudite on leur dénie le droit de se réunir ou qu’en la très chrétienne Grèce les chrétiens protestants sont traduits devant des tribunaux, accusés de faire du prosélytisme, ces Églises se sont contentées de cultiver leur piété intra muros… Heureusement, les choses sont en train de changer, et les chrétiens évangéliques se sont décidés, enfin, à descendre dans l’arène publique pour prendre courageusement fait et cause pour les libertés menacées, tout d’abord dans nos pays dits démocratiques.

Car menacées elles le sont, et chaque jour davantage. Écoutez un exemple qui nous vient d’un grand pays occidental, il y a encore peu réputé chrétien. La liberté de conscience y est toujours — apparemment tout au moins — garantie par la Constitution. Qu’en est-il de la réalité? Voici un exemple parmi tant d’autres : Si par conviction évangélique telle ou telle Église refuse de prendre à son service des homosexuels ou des lesbiennes, elle sera poursuivie pour cause de discrimination sexuelle! Pourtant, l’écrasante majorité des citoyens de ce pays se déclare chrétienne… Fort heureusement, depuis peu, il y a un sursaut qui s’y généralise. Après une longue hibernation spirituelle, nombre de chrétiens se lèvent pour remettre l’État-Léviathan à sa place : halte, jusque là et pas plus loin!, déclarent-ils à l’État. Ils ne se contentent plus d’exercer leur religion « en privé », de manière piétiste, mais ils sont décidés à résister aux oukases de politiciens sans foi ni loi et luttent contre tout ce qui, dans un pays libéral, porte de graves entorses à l’exercice de la liberté chrétienne de conscience et à l’ordre et à la discipline ecclésiastiques inspirés par le seul Évangile.

J’espère avoir clairement exposé mon intention. Il ne s’agit pas, bien entendu, de faire dans l’Église de la politique politicienne, telle qu’on l’entend couramment… Bien au contraire, il s’agit de ne pas céder, même pas d’un pouce, au pouvoir politique qui, si on lui laissait la moindre chance, nous confinerait dans des modernes catacombes…

Les chrétiens sauront-ils faire preuve du même esprit que les Calvin, les Polycarpe, les Dietrich Bonhoeffer? S’engageront-ils résolument sur la place publique non pour organiser seulement des campagnes d’évangélisation, mais pour y défendre tout d’abord les droits du Christ-Roi? Y aura-t-il, avant qu’il ne soit trop tard, des confesseurs proclamant sur les toits que Christ est le Seigneur universel, que tout genou doit fléchir devant sa couronne et que toute langue doit le confesser comme tel? Car « ils sont à lui, et point à eux-mêmes, au Seigneur; que toutes les parties de leurs vies soient référées à lui, comme à leur fin unique ».