Cet article a pour sujet des penseurs et des notions modernes de la religion: Kant (la moralité), Hegel (l'idéalisme, Feuerbach (projection de l'homme), Freud (projection du père), Troeltsch (histoire des religions).

Source: Discerner les esprits. 3 pages.

Penseurs et notions modernes de la religion

Dans le présent paragraphe, nous examinerons quelques conceptions qui acceptent un élément commun à toutes les religions.

L’idée d’après laquelle toutes les religions auraient leur origine dans une religion naturelle a exercé une grande influence. Le rationalisme croyait que la raison humaine était capable de découvrir les vérités de cette religion naturelle. Il ne cherchait pas à nier la possibilité de révélations sur lesquelles les différentes religions prétendaient se fonder. Cependant, la révélation était habituellement considérée comme une sorte d’intuition religieuse par laquelle certains types prophétiques pourvoyaient pour ainsi dire ce que la raison telle quelle pourrait aussi découvrir. Cela explique pourquoi pendant le siècle dit des Lumières (18e), la raison a été considérée comme le critère pour juger ce que l’on pourrait accepter dans les religions qui prétendaient se fonder sur une révélation.

E. Kant (1724-1804) a attaqué cette idée d’une religion naturelle fondée sur la raison. D’après Kant, le terrain sur lequel la raison pouvait opérer avec certitude était limité au monde des phénomènes. Il rejeta donc une théologie naturelle dont le contenu pourrait être découvert par la raison pure. Ainsi réfuta-t-il les preuves de l’existence de Dieu. Kant distingua la raison pure de la conscience morale de l’homme, qu’il appela la raison pratique. Selon Kant, la raison pratique enseigne à l’homme que l’on doit toujours faire son devoir. Ce fait doit nécessairement conduire, dit Kant, à la conclusion qu’on peut faire son devoir, donc la pensée de la liberté morale. Les idées sur Dieu et l’immortalité sont elles aussi des « postulats » de la raison pratique. La vérité de ces idées de la liberté, de l’existence de Dieu et de l’immortalité ne peut jamais être prouvée par la raison pure. Cependant, ces idées proviennent nécessairement de la raison pratique. Car tout homme est conscient du fait qu’il doit faire son devoir. Cependant, il constate que dans le monde actuel la vertu et le bonheur ne vont pas très souvent ensemble. On doit donc croire à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme.

Ainsi, Kant donna lui-même une sorte de preuve de l’existence de Dieu, une preuve contre laquelle nous devons faire les mêmes objections que contre les preuves catholiques romaines. L’idée de Dieu doit garantir ici le droit de l’homme de se considérer comme un être moral. Dieu fonctionne comme le garant de la moralité. Certes, le chrétien croit lui aussi qu’une vie morale ne serait pas possible sans l’existence de Dieu. Toutefois, il ne peut pas identifier le Dieu qui se révèle à lui comme celui qui lui donne le libre accès à une vie selon ses commandements, au dieu de la preuve morale kantienne.

Les idées de Kant le mènent à l’idée d’une religion naturelle qui serait aussi l’essence du christianisme. D’après lui, l’Église chrétienne devait se débarrasser de certains dogmes superflus et appeler les hommes à obéir à la voix de leur conscience.

G.W.F. Hegel (1770-1831) fut un autre philosophe qui exerça une grande influence à cet égard. Il explique l’évolution de l’histoire de l’humanité en tant que l’histoire dans laquelle la raison absolue devient consciente d’elle-même. Ce progrès s’exprimerait dans l’art, dans la sensibilité, dans la religion, dans la forme de la représentation et dans la philosophie dans la forme des conceptions. Sur le terrain de ces trois formes, il y a de nouveau une évolution intérieure. Ainsi, le christianisme est-il le point culminant de toute religion. Dans le christianisme, l’Être absolu prend conscience de son essence trinitaire. Comme le christianisme est la forme achevée de la religion, la philosophie de Hegel serait la forme achevée de toute philosophie. Hegel nie donc le caractère absolu du christianisme. D’après lui, la valeur du Christ n’est que d’avoir illustré le mystère de toute l’histoire spirituelle de l’humanité. Il a montré que l’humanité est fille de Dieu, que l’histoire de l’humanité est l’histoire dans laquelle Dieu prend conscience de lui-même.

L. Feuerbach (1804-1872) fut de ceux qui s’opposèrent aux idées de Hegel. Selon lui, l’idéalisme avait tort de supposer une réalité spirituelle derrière la nature. Feuerbach pense que la religion n’est pas l’histoire dans laquelle Dieu prend conscience de lui-même, mais qu’il fallait comprendre la religion comme une projection de l’homme. Elle aurait donc son origine en l’homme lui-même. L’homme se serait créé son propre dieu en s’imaginant l’existence réelle de ce qu’il souhaite. Les dieux ne seraient donc que des idéaux projetés de l’homme.

Cette conception très importante a eu beaucoup d’influence sur ceux qui s’y opposèrent. On peut dire la même chose de la conception de Karl Marx qui ressemble beaucoup à celle de Feuerbach. Friedrich Nietzsche considéra, lui, la religion comme une tentative pour échapper à la vie terrestre, et Dieu comme une projection des désirs de l’homme.

Une autre conception est celle de Sigmund Freud (1856-1939) qui considéra l’idée de Dieu comme une projection de l’image idéale de son père que l’enfant a formée durant les premières années de sa vie. Tous les sentiments que l’enfant a éprouvés vis-à-vis de cette image de son père pendant sa jeunesse se rapporteraient plus tard à l’image de Dieu.

Ces dernières conceptions de la religion ne sont naturellement pas moins rejetables que celle du rationalisme du siècle des Lumières, de Kant et de Hegel. Cependant, nous pouvons retenir quelque chose de cette idée d’après laquelle la religion serait une projection de l’homme. Car c’est vrai que les idées religieuses des hommes sont souvent influencées par leurs désirs. L’homme aime considérer Dieu comme le garant de ses idéaux. Cela est aussi vrai du chrétien qui n’est pas encore entièrement libre du péché. Sans aucun doute, la vie religieuse dépend aussi de toutes sortes de dispositions psychiques. Mais cela n’implique pas que la religion ne soit qu’une projection de l’esprit humain.

Nous avons remarqué que plusieurs causes ont mené à la pensée d’un élément commun dans toutes les religions. Tantôt, on a pensé que cet élément commun répond à une réalité divine objective, tantôt qu’il n’est qu’une expression d’une inclination commune à tous les hommes, mais qui ne répond pas à la réalité.

Outre les influences dont nous venons de parler, c’est aussi la science de l’histoire des religions qui a influencé l’idée des éléments communs dans les différentes religions. À partir des résultats de l’histoire des religions, H. Troeltsch (1865-1922), a conclu que l’idée naïve du caractère absolu du christianisme ne pouvait pas être maintenue. Il pensa qu’il n’y a pas de norme extérieure d’après laquelle on pourrait évaluer les différentes religions prétendant toutes à une valeur absolue. Ce serait dans l’histoire elle-même que doit se trouver la base de l’évaluation d’une religion. Selon ce théologien, cette histoire enseigne que seulement deux religions étaient jusqu’ici à même de surmonter toutes crises : le christianisme et le bouddhisme. La première insiste fortement sur la valeur de la personnalité tandis que la seconde considère comme l’idéal religieux l’absorption de l’individu dans le tout. C’est pourquoi il faut s’attendre à ce que le christianisme soit le point culminant et le point convergent de toutes les religions. Cette évaluation de Troeltsch n’a donc pas une base dogmatique, mais une base historique. Le christianisme aurait une valeur supérieure à celle de toutes les religions. Cependant, il ne serait que la première de toute une série de religions.

Des pensées comme celles de Troeltsch ont naturellement d’importantes implications dans la méthode de la mission. Les idées de Troeltsch ne laissent pas de place pour un appel à la conversion radicale du paganisme au christianisme. La mission devrait enseigner la religion chrétienne pour donner l’occasion aux adhérents des autres religions de développer leurs propres idées, afin d’atteindre un niveau religieux supérieur. Aux Indes notamment, on a appliqué une telle théorie dans la pratique missionnaire. Parmi les missionnaires et dans les Églises indigènes, plusieurs sont tentés de considérer la religion ancienne des Indes comme une préparation au christianisme. On a donc établi le rapport entre le Nouveau Testament et les livres saints des Indes au même plan que le rapport entre le Nouveau Testament et l’Ancien.