Cet article a pour sujet la souveraineté de Dieu dans son décret d'élection, de prédestination et de réprobation d'après Jean Calvin. Ce sont des mystères insondables en lien avec l'Église et le message de l'Évangile.

Source: Études calvinistes. 6 pages.

La prédestination d’après Calvin Éphésiens 1; Romains 9.1-29

Il nous a été demandé d’exposer du haut de la chaire1 le dogme de la prédestination d’après Calvin, à l’occasion de la fête de la Réformation. Malgré le sentiment de notre insuffisance, nous avons cru devoir déférer au désir de votre pasteur parce que nous sommes convaincus que la saine intelligence de ce mystère présente à l’âme chrétienne la raison la plus efficace de célébrer la miséricorde dont elle a été l’objet de la part de Dieu et l’occasion de s’humilier dans le sentiment de la profondeur des voies divines.

Certes, nous nous sentons incapables par nous-mêmes de parler de ces choses, mais la promesse du Ressuscité aux ministres enseignant sa doctrine est ferme : « Voici, je suis tous les jours avec vous. » Nous n’avons le droit ni de douter, ni de laisser enseveli dans l’ignorance une parcelle de l’héritage que nos réformateurs et nos pères dans la foi nous ont transmis au prix de si durs combats.

Parlons donc, puisqu’on nous le demande, de la prédestination d’après Calvin. Mais ici, une remarque préliminaire s’impose. Le nom de Calvin est resté attaché à la mention de ce mystère, sans doute parce qu’il en a été l’« expositeur » le plus profond et le plus résolu, le plus courageux, dirons-nous. Mais, avec des nuances diverses, depuis saint Augustin, nous retrouvons cette doctrine enseignée soit chez les catholiques romains, soit chez les luthériens, et parfois avec un sentiment moindre de la mesure que celui qu’y apporte le docteur de Genève.

D’autre part, le prédicateur de l’Évangile n’a pas à porter en chaire la pensée d’un homme; il doit faire entendre la Parole de Dieu telle qu’il est donné à l’Église de la comprendre et de la confesser. Nous ne croyons pas en Calvin, nous croyons à l’Écriture sainte. Si nous faisions le contraire, nous trahirions la cause dont Calvin lui-même nous a légué la défense. C’est pourquoi nous concilierons notre désir de satisfaire à la demande qui nous est faite avec notre obligation de ne prêcher que ce qu’enseigne l’Écriture, en saisissant la pensée de Calvin dans la formule que l’Église Réformée de France a reconnue dans le premier de ses Synodes, à Paris, en 1559, comme résumant fidèlement, sur ce point, l’ensemble des données scripturaires.

Cette formule est donnée dans l’article 8 du projet de Confession de foi que Calvin fit présenter au Synode de Paris et qui est devenu, avec des modifications rédactionnelles insignifiantes, l’article 12 de notre Confession, dite de La Rochelle.

La voici :

« Nous croyons que de cette corruption et condamnation générale en laquelle tous les hommes sont plongés, Dieu retire ceux lesquels en son conseil éternel et immuable il a élu par sa seule bonté et miséricorde en notre Seigneur Jésus-Christ, sans considération de leurs œuvres, laissant les autres en icelle même corruption et condamnation pour démontrer en eux sa justice comme ès premiers il fait luire les richesses de sa miséricorde. Car les uns ne sont pas meilleurs que les autres, jusques à ce que Dieu les discerne selon son conseil immuable, qu’il a déterminé en Jésus-Christ devant la création du monde. Et nul aussi ne se pourrait introduire à un tel bien de sa propre vertu : vu que de nature nous ne pouvons avoir un seul bon mouvement, affection ni pensée, jusques à ce que Dieu nous ait prévenus et nous y ait disposés. »

La pensée est claire : elle a le tranchant du glaive : certains pécheurs ont été prédestinés à sortir de la corruption où ils sont plongés et à parvenir au salut, et cela en dehors de toutes prévisions d’œuvres quelconques, méritoires ou simplement utiles. Ceux qui ne sont pas les objets de cette élection gratuite sont prédestinés, du fait même de cette prétérition, à recevoir le juste salaire de leur rébellion.

C’est la réprobation. Il est évident que, de la part du Tout-Puissant, une telle prétérition a la signification d’un acte positif. Ce qu’il prévoit comme devant arriver certainement et qu’il n’empêche pas, il en décrète, par cela même, l’avènement.

Que cette doctrine de l’élection gratuite et d’une juste réprobation soit conforme à l’Écriture, vous le savez par la lecture qui vous a été faite du premier chapitre de l’épître de saint Paul aux Éphésiens et du chapitre 9 de son épître aux Romains. Je m’en voudrais d’essayer de le démontrer : les textes parlent d’eux-mêmes. Ils sont si contraignants qu’un exégète aussi peu prévenu et aussi émancipé du dogme que le célèbre Reuss a avoué que ce ne serait jamais par des arguments exégétiques qu’on réfuterait les canons du Synode de Dordrecht.

Mais si la formule est claire et si elle est déjà dure pour la raison naturelle, dans sa clarté, il ne faut pas lui faire dire plus qu’elle ne dit.

Il n’y est pas question de prédestiner le plus grand nombre des hommes au mal, pour pouvoir les damner ensuite. Calvin a expressément protesté contre ce travestissement de sa pensée.

Il n’y est pas question non plus de décret arbitraire d’un Dieu tyran, étranger à toute loi et qui le déclarerait juste du seul fait qu’il l’a pris. Calvin ne se lasse pas de condamner ce « divorce exécrable » entre la puissance de Dieu et sa justice. La prédestination, dit-il, n’est autre chose que la dispensation de la justice mystérieuse de Dieu qui ne laisse pas d’être juste bien qu’elle nous soit mystérieuse. Dieu ne cesse pas d’être juste au moment précis où nous cessons de voir la justice de ses voies.

Pour Calvin, Dieu est sans doute au-dessus de toute loi extérieure à lui. « Mais il n’est pas sans loi, car il est loi à soi-même. » Il a dans sa volonté, des raisons de sagesse, de justice et de miséricorde qui apparaîtront au jugement dernier. Nous ne savons pas maintenant ce qu’il fait; plus tard, nous comprendrons et nous le glorifierons. La prédestination est un appel à la foi et un rappel de la faiblesse de notre entendement en présence du caractère insondable des pensées de Dieu. Dieu est infini; il faut que notre foi en lui soit infinie.

Enfin, ce serait se tromper grossièrement que de faire dire à Calvin que les réprouvés seront condamnés quoi qu’ils fassent. La réprobation dépend d’un acte de souveraineté de Dieu, mais la condamnation relève de sa justice, et c’est dans l’obstination où la justice les saisit que les pécheurs trouveront la juste cause de leur condamnation. S’ils voulaient se repentir et croire à l’Évangile, ils seraient sauvés.

Et qu’on n’objecte pas que la perte du franc arbitre, que l’inaptitude originelle les met dans l’impossibilité de le vouloir. S’il est vrai qu’ils ne le peuvent par eux-mêmes, il est vrai aussi que dans l’appel de Dieu est donné le pouvoir physique et psychologique de répondre :

« Quoi, dit Calvin, quand votre Dieu vous enseigne, quand il vous accorde le privilège de la révélation de sa volonté, c’est comme s’il mettait la vie entre vos mains; mais vous la repoussez et vous ne recherchez autre chose que la mort!… Si quelqu’un se détourne… on ne peut pas dire qu’il a erré parce qu’il ne pouvait mieux faire; mais au contraire, il est la cause de tout le mal et celui-ci lui doit être imputé tout entier.2 »

Mais il ne suffit pas d’avoir écarté les fausses interprétations et les malentendus qui défigurent le dogme. Pour en faciliter l’intelligence, il faut encore, non pas se contenter de l’envisager en lui-même, mais le replacer dans sa perspective réelle.

La raison ratiocinante peut amasser en quelques minutes plus d’objections qu’il ne serait possible d’en résoudre en une heure. Nous n’essaierons pas de suivre cette reine orgueilleuse dans ses prestigieux exploits dialectiques. Elle est destructrice de tout mystère. Mais quand elle revient de son ivresse, c’est contre elle-même qu’elle dirige la pointe acérée de sa critique. Elle ne tarde pas, alors, à reconnaître que la question qui nous occupe est hors de sa compétence. La prédestination implique en effet une rencontre de l’éternité et du temps. Le terme même de prédestination, le préfixe pré, préfixe au mot destination, suppose une intuition d’un acte éternel, donc immuablement présent, considéré du point de vue du temps, de l’avant et de l’après. De plus, comme il s’agit d’un rapport des créatures à Dieu, nous avons, ici encore, une rencontre de l’infini et du fini. Tout cela avertit la raison finie, quand elle veut être raisonnable, qu’elle est dans un mystère qui doit la déborder. Si elle n’y rencontrait pas des oppositions insolubles pour elle, elle devrait voir dans ce fait le signe de l’erreur, le signe qu’on aurait laissé de côté l’un des éléments de la vérité. La raison n’est pas faite pour critiquer le mystère ni pour accorder le décret de Dieu avec ses exigences à elle. Elle est faite pour accorder notre conduite avec la volonté révélée de Dieu. Voilà le rôle qui lui est assigné. Le mystère est du domaine de la religion. Il est l’atmosphère de la foi. Sans lui, elle ne pourrait respirer et ne tarderait pas à périr faute d’air vivifiant. On ne peut plus adorer ce qu’on comprend.

Aussi, au lieu de nous livrer à un exercice stérile d’escrime ergoteuse, nous allons essayer de voir comment il faut envisager la prédestination dans ses rapports avec d’autres vérités, en nous plaçant du point de vue de la foi.

Nous devons nous borner. Nous ne considérerons donc la prédestination que dans ses rapports avec la doctrine de l’Église et avec la prédication de l’Évangile ou la foi en l’Évangile.

La prédestination et l’Église, d’abord.

On sait que Calvin distinguait entre l’Église visible et l’Église invisible.

L’Église, c’est le corps du Christ. Mais ce corps est en effet à la fois visible et invisible et ces deux faces de la même réalité ne sont pas superposables.

On peut se placer du point de vue de l’alliance de grâce, conclue par Dieu avec Abraham, père des croyants. Cette alliance comprend les enfants avec les parents. Dans ce cas, on doit considérer le corps du Christ dans la totalité des éléments qui le composent à un moment donné du temps, y compris les éléments spirituellement morts qui en seront retranchés à l’heure du jugement. Ce corps est alors comparable à un cep. Parmi les sarments entés, il y a ceux qui portent du fruit et il y a ceux « qui n’ont point de racine en la vigne ».

Dans ce cas, le corps du Christ est visible par les marques qui en attestent la présence (Parole et sacrements) et parce que ceux qui font profession d’appartenir à l’Église sont en chair et en os.

Mais on peut considérer le corps du Christ du point de vue de l’élection éternelle au salut. En vertu de cette élection, Dieu a donné son Fils à tous ceux qui sont entés ou qui seront entés sur ce cep qu’est le Christ, mais entés pour n’en plus jamais être retranchés.

Dans ce sens, il est bien certain que le corps de Christ, que l’Église est invisible.

En effet, tout fidèle peut bien savoir et devrait savoir, pour son compte, qu’il est élu. Pour cela, il n’a qu’à écouter l’appel à la conversion que Dieu lui adresse dans l’Évangile. Sa foi en Christ est le gage de son élection. Mais pour les autres, il ne peut que former un jugement de charité. En effet, « Dieu seul a ce privilège de connaître son Église de laquelle le fondement est son élection éternelle ». Et ce jugement de charité, nous ne devons pas hésiter à le former en dépit des apparences. Nous devons nous souvenir, en effet, que trop souvent le bon grain peut être confondu avec l’ivraie et qu’à Dieu seul appartient le jugement.

On le voit, avec la doctrine de l’Église invisible, la théologie réformée, à la suite du plus grand de ses docteurs, met avec insistance l’accent sur l’élection éternelle. Et c’est à juste titre. La prédication, la vocation adressée aux pécheurs par l’Église visible, en leur offrant la possibilité de croire et de se repentir, peut bien engager leur responsabilité personnelle; mais elle est impuissante à vaincre leur obstination ou à fixer leur versatilité.

« Pour que le Christ ne demeure pas un roi sans sujets, il faut la grâce invisible du Saint-Esprit. »

Or, « le sang du Christ ne peut être rendu stérile qu’il ne porte quelque fruit. Par quoi il nous faut ici regarder à l’élection de Dieu et aussi à sa vocation intérieure par laquelle il attire à soi ses élus3 ».

Sans l’élection, personne ne serait sauvé. Or, l’Église visible, avec sa prédication de l’Évangile adressée non à des élus, mais à tous les pécheurs indistinctement, c’est le témoin du Dieu de l’alliance de grâce envers le genre humain.

« Dieu, dit Calvin, ne prend point plaisir aux misères des hommes… Lorsqu’il use de sévérité envers eux, c’est volontairement, à la vérité, parce qu’il est juge du monde; mais il ne le fait pas volontiers (ex corde, de cœur), parce que toute violence lui est étrangère. Et comme il embrasse tous les hommes d’un amour paternel, il veut qu’ils soient sauvés, à moins qu’ils ne le contraignent mal à propos à la rigueur.4 »

Mais ils l’y contraignent en effet. Il faut donc qu’il y ait des réprouvés, comme il fallait qu’il y eût des élus « donnés » au Fils pour qu’il ne soit pas mort inutilement sur la croix.

On le voit, placée en rapport avec la doctrine de l’Église, la prédestination calviniste n’est pas une limite capricieusement fixée à l’amour de Dieu. Elle est, au contraire, l’effort suprême de la charité divine, qui ne se résigne à la réprobation de plusieurs que devant les exigences d’une justice à nous incompréhensible. Dieu, dit en effet Calvin dans sa leçon sur le passage des Lamentations que nous venons de citer, « ne se délecte pas de la misère des hommes… Il n’est nullement douteux qu’il n’en vient jamais à punir que contraint et forcé (coactus) ».

Considérons maintenant la prédestination et la foi au message de l’Évangile. La doctrine de la prédestination affirme que par la volonté de Dieu il y a des pécheurs qui seront vaincus par la grâce et qui seront gratuitement sauvés, et d’autres pécheurs qui recevront la peine qu’ils méritent.

D’autre part, le message de l’Évangile dont Calvin, et après lui, le Synode de Dordrecht voient le résumé dans le 16verset du chapitre 3 de l’Évangile selon saint Jean, nous apprend que Dieu a aimé le monde et qu’il ne veut pas qu’aucun périsse : qu’il ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie.

Et maintenant, qu’est-ce que Calvin, docteur de la prédestination, fait du message de l’Évangile? Il le maintient dans son intégrité.

La doctrine de la prédestination nous montre ce à quoi Dieu a dû se résoudre, à l’occasion de la prévision du péché et de l’obstination des pécheurs, et ce qui arrivera.

Le message de l’Évangile nous fait connaître ce qui est agréable à sa nature et ce qu’il commande parce qu’il y prend son plaisir.

Cela ressort du passage que nous avons cité plus haut et, si le temps le permettait, nous pourrions multiplier les citations. Mais ce qui importe à cette heure, ce n’est pas tant d’accorder théoriquement le décret de la prédestination et le message de l’Évangile, que de fixer notre attitude réelle à l’égard de ce message et, par ce moyen, d’arriver à la certitude de notre élection. Ces choses sont des réalités graves et la religion doit être une affaire sérieuse et pratique.

Qu’est-ce que l’Évangile? Pour reprendre les termes du Catéchisme de Calvin, nous le résumerons en disant qu’il faut « que nous nous tenions assurés que Dieu nous aime et qu’il veut être notre Père et notre sauveur ». « Par sa Parole…, il nous déclare sa miséricorde en Jésus-Christ et nous assure de sa dilection envers nous. »

Parmi ceux qui viennent d’écouter ces paroles, il en est, nous en avons la certitude bénie, qui savent ces choses et qui y croient simplement. D’autres hésitent et se dérobent encore…

Aux premiers, nous disons : Que votre cœur ne se trouble pas à la pensée du mystère de la prédestination. Il ne s’agit pas pour vous de vous enquérir par quelque moyen de votre invention pour savoir si vous êtes du nombre des élus. Il s’agit de croire à l’Évangile, et, parce que vous aurez cru, vous pourrez lire sur la croix du Christ le décret libérateur : « Celui qui croit en moi », a dit le Christ, « a la vie éternelle et nul ne le ravira de ma main. » Désormais, la certitude de votre persévérance finale sera fondée sur l’éternelle et immuable fidélité de Dieu qui nous a donné son Fils.

Aux autres, nous disons : Il ne s’agit pas pour vous de vous demander si vous êtes prédestinés à ceci ou à cela, mais de répondre à la question que Dieu pose à chacun de vous : « Veux-tu être guéri? » Une bonne volonté, tout est là! Et si vous me dites : « Mais comment l’aurais-je puisque c’est ma volonté qui est malade », je vous répondrai : « Par le Saint-Esprit. » Dieu le donne à quiconque le demande.

Et maintenant, vous savez. Donc vous pouvez. La vie a été mise entre vos mains. Si vous vous détournez, vous ne pourrez plus dire que vous ne pouviez pas faire mieux.

Aux uns et aux autres, nous disons : Il sera fait à chacun selon qu’il aura cru.

Pour celui qui ne veut pas croire à l’Évangile du Christ, la prédestination est un labyrinthe sans issue et une pierre de scandale. Pour celui qui va au Père par le Christ, elle lui permet d’appuyer sa fragilité sur le Rocher des siècles. Dieu est fidèle; éternelle est sa grâce!

Notes

1. Reconstitution, par l’auteur, d’un sermon prêché à l’Église d’Auteuil.

2. Sermon sur Job, XXXIV, 27.

3. Inst., IV, 1, 1.

4. Prælect. in Lament, III, 33.