Cet article a pour sujet le rayonnement de Jean Calvin et l'influence de sa pensée et de son oeuvre de Réforme en Europe et dans le monde.

Source: La Réformation. 4 pages.

Le rayonnement de Calvin

Calvin, un grand méconnu! De cet homme d’une puissance spirituelle hors pair, d’une volonté indomptable, des détracteurs passionnés ont voulu, parce qu’il alla son chemin sans jamais s’en laisser détourner, parce qu’il resta toujours austère et rigide, faire un homme implacable, aigre, méchant. Certes, nous entendons, nous protestants, nous garder d’excès laudatifs : « Si j’avais à faire le portrait des réformateurs, écrivit Alexandre Vinet, je ne leur ferais pas grâce d’une rousseur. » Et d’ailleurs, Calvin disait lui-même qu’il avait horreur des glorifications : À Dieu seul la gloire, comme le répète si opportunément le mot d’ordre de cette journée. Convenons donc que Calvin, en qui Daniel-Rops a vu « une lame d’acier tranchant », fût autoritaire, qu’il était de ces contradicteurs persuadés d’avoir toujours raison et qu’il se rendit coupable de véhémence et même de colère. Mais ajoutons tout de suite qu’il fut un chrétien d’une humilité totale, exemplaire, et que loin d’être le théologien abstrait et le froid dialecticien que l’on a décrit, il sut aussi se montrer compréhensif, porté à la sympathie, amical.

Le dénigrement qui s’est exercé sur lui, et dont nous commençons à être démystifiés, ne s’explique que trop. Que cet homme de la Renaissance, cet humaniste, se soit insurgé contre la scolastique du Moyen Âge et les entraves qui en résultaient, qu’il lui ait reproché d’avoir travesti la vérité en dénaturant les Écritures : cela allait suffire pour qu’il soit exposé lui-même à la calomnie.

Qu’il se soit résolu à rejeter, fût-ce à regret, mais avec une totale fermeté d’âme, ce catholicisme dont il ne pouvait admettre les dogmes et dont les pratiques le heurtaient — quand bien même il était partisan de sa réforme pacifique, et si possible de l’intérieur : et voilà son œuvre vouée à être défigurée et lui-même exposé à être traité en ennemi public. Comment s’étonner dès lors qu’il a fallu attendre la critique moderne pour que justice soit rendue à cet homme dont Bossuet — qui ne fut pourtant pas tendre pour lui — n’avait hésité à dire qu’il avait du génie?

La place que l’histoire a fini ainsi par lui donner comme à regret, Calvin la doit, tout d’abord, à ses ouvrages, et au plus célèbre d’entre eux : l’Institution de la religion chrétienne. C’est à 27 ans qu’il publia la première édition, celle en latin d’ailleurs : ce livre allait être le plus lu de toutes les œuvres de pensée nées au 16siècle. Vers 1900, un grand universitaire, incroyant, a pu, après avoir salué en Calvin un des pères de la langue française moderne, dire que jamais, depuis l’Antiquité romaine, on n’avait parlé de l’homme avec autant d’ampleur, que Calvin avait montré le chemin à la philosophie religieuse, cette gloire de notre âge classique, et qu’en particulier il avait ouvert la voie à ce qu’il y a de pénétrant et solide en psychologie dans la théologie de Pascal et de Bossuet.

Mais ici, au Désert, nous devons nous souvenir au moins autant d’un autre trait de la vie de Calvin : après avoir traduit en principes de vie civique les conséquences inéluctables des Écritures, cet homme d’étude qui, nous dit-il, « aurait préféré son repos et sa tranquillité », dut faire figure contre son gré de chef spirituel, et organiser la défense de ses frères dans la foi. De Genève, où il avait trouvé asile, ce Picard fit la Cité du Refuge, c’est-à-dire, cette capitale académique, scientifique et lettrée qui allait s’illustrer comme foyer de haute culture; mais plus encore, il l’organisa en citadelle de la Réforme de langue française, avec toutes les implications politiques en résultant.

Certes, il se tint toujours en marge, au temporel, du gouvernement de Genève, et ne descendit non plus dans l’arène des luttes engagées dans sa France natale. Mais il s’imposa à ses contemporains par ses conseils, par son ascendant et son autorité morale : de sorte qu’il apparaît aujourd’hui comme l’un des plus puissants conducteurs d’hommes qui n’aient jamais vécu.

Hélas!, Calvin ne tardera pas à s’épuiser à la tâche : travailleur acharné, qui, pour faire face à son labeur, poussé aux limites du possible, avait organisé méthodiquement chaque instant de sa vie, il s’enfoncera avec joie dans son effort quotidien sans vouloir et pouvoir s’en abstraire. Mais il y ruinera sa santé. Lorsque, à 54 ans, il succombera, après avoir prononcé le plus émouvant des adieux, il faudra que l’on porte son cercueil de planches sans hymnes et sans discours, jusqu’à sa tombe, qui devra rester — et est restée — anonyme. N’avait-il pas dit et prouvé toute sa vie qu’il avait l’humilité d’un pauvre pécheur, et que la primauté de l’homme est d’être le serviteur de tous?

En France même, depuis sa mort, le reflux du protestantisme a été suffisant pour que, sauf dans nos rangs, sa haute figure ait été — je l’ai dit — volontiers ignorée. Et pourtant, son œuvre est restée d’une extraordinaire actualité. C’est un fait qu’à travers le monde, 50 millions de réformés et de presbytériens vivent aujourd’hui dans le cadre ecclésiastique qu’il avait tracé. Relisons ensemble la liste de lieux où, cet été, le 4centenaire de sa mort a été commémoré : en France, à la radio et à la télévision, à la Bibliothèque Nationale, à la Bibliothèque du Protestantisme français, à Noyon, à Strasbourg, où eut lieu un colloque particulièrement important; encore à Paris, au Centre d’études et recherches marxistes où, curieusement, des intellectuels communistes exprimèrent avec sympathie leur point de vue sur son rôle comme éveilleur de responsabilités dans ce monde du 16siècle en voie de profonde transformation. À l’étranger, son souvenir a été évoqué à Bâle et à Genève, en Belgique, Hollande, Écosse, Allemagne, Italie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie, aux États-Unis, au Canada, dans divers pays de l’Amérique latine et d’Afrique francophone, en Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande…

Ici même, aujourd’hui, je me suis borné à esquisser par très larges touches le portrait de Calvin. Deux orateurs, beaucoup plus qualifiés que moi, vont maintenant le considérer tout à tour et plus attentivement sous deux de ses aspects auxquels j’ai fait allusion. Je pense cependant que c’est à moi qu’il incombe de tenter un rapprochement entre les camisards et lui, si séparés qu’ils soient par un siècle et demi marqué par tant de bouleversements.

Certes, Calvin n’a rien d’un homme du Midi : tout au plus est-il allé une fois en Italie. À part une pointe jusqu’à Nérac, il ne séjourna jamais dans la partie sud de la France : sans doute, par son tempérament, ne s’y serait-il pas senti chez lui. Et pourtant, sans son œuvre, l’Histoire du Midi protestant aurait été tout autre : il lui a donné son armature. Et il l’a fait bénéficier de sa Discipline, qu’après les égarements du prophétisme, Antoine Court devra restaurer dans nos Cévennes.

En réalité, Calvin ne s’attachait pas volontiers au problème de l’organisation politique, relative et changeante, alors que l’infrastructure divine, seule, est absolue et intangible. Il rêvait cependant d’un État qui, chargé des affaires temporelles, remplirait une vocation chrétienne, sous la surveillance d’une Église, s’assurant qu’il s’acquittait bien de sa mission : à Genève, il fut bien près de réaliser son idéal, puisque, pour lui, le véritable souverain devait y être la Bible, le gouvernement veillant, comme un corps de police, au respect de la loi divine.

Ne peut-on trouver une lointaine résonance de cette conception, fût-elle informulée, dans le sursaut des camisards, dans leur refus de se soumettre, lorsqu’ils jugèrent bafouée leur volonté de vivre selon leur foi dans les saintes Écritures? Ce qui est certain, c’est que, au minimum, Calvin admit le droit de résistance passive. Homme d’ordre, il prescrivait l’obéissance aux princes : « Il faut leur attribuer, dit-il, honneur et crédit; on se doit assujettir à eux pour garder les lois et les édits qu’ils font. » Mais il en va tout autrement si les princes sont, suivant son expression, « sans nulle fidélité aux Écritures »; il faut bien alors affronter la tempête, mais dit-il, sans « épandre le sang humain ».

Est-ce dire cependant qu’à l’extrême, Calvin, ait admis le droit à l’insurrection? Il ne le semble pas. Comme il l’a dit : « Nos armes pour bien batailler et pour résister aux ennemis sont de nous fortifier en ce que Dieu nous montre par sa Parole. » Et d’ailleurs, il désavouera les initiatives violentes d’un John Knox en Écosse. En réalité, il était partisan de la conquête du pouvoir par d’autres voies, autant que possible légales.

Les historiens, il est vrai, disputent encore aujourd’hui sur le point de savoir s’il eut une part directe ou lointaine aux conjurations et aux complots qui, s’appuyant sur tel ou tel prince de sang, visaient à encadrer le roi mineur : en tout cas, il accorda un jour, suivant son expression, qu’on « se pourrait mettre en chemin », puisqu’il serait « licite à tous bons sujets de prêter main-forte ». N’avait-il pas dit aussi que, si les tyrans usurpent les droits de Dieu, ils ne doivent pas être considérés « plus que savates »?

De Calvin, cet intellectuel qui avait été contraint à s’expatrier, aux rudes et simples camisards qui combattirent les armes à la main, les hommes, les époques se suivent et ne se ressemblent pas. Ne peut-on néanmoins appliquer aux uns et aux autres le vers de Saint John Perse : « Gens de péril et gens d’exil. » De part et d’autre, nous trouvons la même totale soumission aux Écritures, la même austérité, la même intransigeance. Mais au temps de Calvin, la réalité politique était fluide et mouvante, les virtualités étaient infinies : aussi le loyalisme constituait-il, pour les protestants, au début, un élément fondamental de leur action.

Au temps des camisards, au contraire, l’État avait pris une structure fortement hiérarchisée et centralisée, l’oppression de la minorité protestante était devenue accablante et sans issue : de la résistance passive au refus violent, et du refus violent à l’insurrection, le glissement allait s’opérer de façon inexorable. Calvin eut-il admis ce glissement? L’on peut à tout le moins se poser la question. Mais, à vrai dire, on ne voit pas comment il aurait pu être évité, étant donné cet encerclement dans lequel se trouvaient pris nos grands ancêtres.

Je terminerai très brièvement en me hasardant à souligner deux points, dans ce haut lieu de la résistance huguenote.

Le premier, c’est que Calvin travailla de toute son âme au rapprochement des Églises protestantes. « Pour cela dit-il, je traverserais dix océans. » Il fit un effort incessant pour contenir l’âpreté des polémiques engagées entre elles : « Quel réjouissant spectacle, écrivit-il, nous offrons aux papistes! C’est pour eux que nous travaillons. »

En second lieu, n’est-il pas saisissant — et je l’espère encourageant — que, dans la mesure où elle envisage son aggiornamento, l’Église catholique soit en train de redécouvrir certaines vérités qui, pour nous, étaient acquises depuis le temps de Calvin? Ne devons-nous pas nous féliciter aussi de voir s’instaurer un meilleur climat entre Rome et les autres Églises, cela au moment où, hostiles nous-mêmes à un immobilisme systématique qui serait stérile, nous désirons que s’établisse de part et d’autre une véritable compréhension? En ces temps de dialogue et de confrontations, qui exigent l’esprit de charité, mais aussi de sang-froid, soyons donc attentifs à l’enseignement de Calvin : puissions-nous rester comme lui d’une exigeante fidélité dont il nous donna toute sa vie l’extraordinaire exemple.