Cet article a pour sujet le royaume ou la royauté de Dieu proclamé par Jésus et les apôtres, et inauguré par  la venue du Christ qui a obtenu la victoire sur Satan et a établi sa seigneurie universelle sur l'Église et sur le monde.

Source: La vie de Jésus. 14 pages.

Royauté de Dieu et seigneurie du Christ

  1. Mais pourquoi un thème central?
  2. Qu’est-ce que le Royaume?
  3. Terminologie : Règne ou Royaume?
  4. Le Royaume de Dieu dans la prédication de Jésus
  5. Le signe par excellence du Royaume
  6. La seigneurie du Christ dans la prédication apostolique
  7. Tout est accompli

Une étude correcte et une juste compréhension du message rédempteur de la Bible exigent que nous commencions par y découvrir le fil principal conducteur nous permettant de le saisir dans son unité. Nous nous épargnerons ainsi l’erreur d’interpréter ce message, soit à l’aide de nos propres idées, soit — ce qui ne serait pas mieux — en le fragmentant et en le réduisant en de multiples et contradictoires sujets plus ou moins intéressants, suivant nos goûts et nos préférences. Si nous abordions l’étude de la Bible avec une vue fragmentée, nous risquerions de perdre non seulement la clarté et la vigueur de son message, mais encore toute certitude quant à son unicité en tant que révélation de notre salut, et, par conséquent, nous perdrions l’assurance même de notre foi.

Il y a environ cent ans (du côté de la théologie réformée), ce fil conducteur central semblait résider dans la notion de l’Alliance de grâce. Tout devait s’agencer autour de celle-ci. L’Alliance de grâce projetait son image sur l’ensemble du contenu de la Bible. Ainsi, depuis Cocceius, théologien réformé du 17siècle, la théologie, la vie ecclésiale et la piété réformées s’agençaient autour de cette notion. Elle en faisait même sa fierté. L’Église réformée la tenait pour son trésor propre, dont d’autres en seraient malheureusement privées…

Depuis moins de cent ans, l’axe de l’interprétation de la Bible s’est déplacé, avec raison, vers la notion du Royaume de Dieu ou de son équivalent, le Royaume des cieux.

Dans cette étude, nous ne mentionnerons pas des autres thèmes ou fils conducteurs, soulignés davantage dans d’autres théologies ou Églises, au regard desquelles ils constituent l’essentiel.

À titre d’information, mentionnons-en deux seulement; celui de la conversion d’abord; celui de l’action sociale ensuite; ce dernier est devenu, hélas!, le motif principal et exclusif d’une certaine théologie libérale. À notre avis, ces deux « fils conducteurs » que nous venons de mentionner sont plutôt tributaires de celui que nous considérons comme privilégié, c’est-à-dire le Royaume de Dieu; au lieu d’être des thèmes autonomes en eux-mêmes, ils en dépendent.

1. Mais pourquoi un thème central?🔗

La simple connaissance des faits et des détails disparates de la Bible (aussi intensive et extensive soit-elle) ne suffit pas pour en saisir le vaste et riche contenu, à moins que celui-ci se résume en un seul thème central. La Bible constitue un tout cohérent, et de ce fait elle exclut d’avance toute idée d’une contradiction inhérente au message de la révélation. Aussi devons-nous tracer la ligne, ou les lignes, qui traversent chacune de ses parties, depuis le début de l’Ancien Testament jusqu’au dernier livre du Nouveau Testament.

Une simple illustration pourra nous aider à comprendre cette diversité riche et variée, et néanmoins harmonieuse, de la Bible chrétienne. Comparons son contenu à un paysage fait de sommets et de collines, mais également de vallées profondes et de vastes plaines. Il est possible d’y escalader des hauteurs majestueuses, mais aussi, par moments, de descendre au fond de gorges profondes, voire dans des cavernes plongées dans l’obscurité. Pour avoir une idée de l’ensemble, il faudra tout d’abord entreprendre l’ascension des sommets les plus élevés, et à partir de là contempler le vaste et riche panorama offert au regard de notre foi.

La notion et la réalité du Royaume de Dieu nous permettent précisément ce regard sur ce vaste et riche panorama biblique. Notons que notre choix n’est nullement arbitraire, mais imposé par l’Écriture elle-même.

En ouvrant les toutes premières pages des Évangiles, nous entendons d’abord le Baptiste déclarer : « Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mt 3.2). Et notre Seigneur en personne inaugure son ministère en annonçant le même sujet : « Dès lors, Jésus commença à prêcher et à dire : Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mt 4.17). De leur côté, les disciples ont été instruits en vue de leur future prédication; « En chemin, prêchez que le Royaume des cieux est proche » (Mt 10.7).

Avec raison, nous estimons que le thème du Royaume est la quintessence même de la prédication de l’Évangile. Un rapide coup d’œil sur une concordance biblique révélera combien il a occupé une place centrale dans la prédication de l’Église primitive. Nombre de paraboles de Jésus tournent autour de lui; en fait, elles s’intitulent « paraboles du Royaume » (Mt 13; Mc 4). De même, les miracles accomplis par Jésus attestent la proximité et la présence du Royaume parmi ses contemporains. (Mt 11.20; 12.28). Les miracles annoncent que l’avènement du Christ a inauguré un âge nouveau (Mc 11.11-12; Lc 16.16); le centre de toutes les occupations chrétiennes (Mt 6.33, Lc 12.31) et le point focal de toute espérance future se trouvent dans le Royaume (Mc 13; Lc 17). Même durant les quarante derniers jours que Jésus a passés après sa résurrection en compagnie de ses disciples, il s’est entretenu avec eux du Royaume de Dieu (Ac 1.3).

Après la Pentecôte, l’Église continue à attirer l’attention sur lui. C’est ainsi que le diacre Philippe prêche la bonne nouvelle au sujet du Royaume de Dieu (Ac 8.12), qui constitue le thème central du ministère de Paul exercé dans la ville d’Éphèse (Ac 19.8; 20.25) comme à Rome (Ac 28.23,31). Nous sommes assurés qu’il restera le thème essentiel jusqu’à la fin, et qu’avant la consommation finale le monde entier devra en entendre parler (Mt 24.14).

Telles sont les raisons, solides et claires, qui font porter notre choix sur la notion, ou plutôt la réalité, du Royaume de Dieu comme fil conducteur principal à l’intérieur de l’édifice de la révélation biblique. Nous avons pris la précaution de préciser qu’il n’en épuise pas le message, et il n’en est pas le thème unique, mais, à coup sûr, en est le principal.

2. Qu’est-ce que le Royaume?🔗

Qu’entendons-nous par Royaume de Dieu? Il n’entre pas dans nos préoccupations d’en épuiser tout le contenu, encore moins de présenter de manière exhaustive les diverses et multiples interprétations théologiques qui lui ont été réservées. Entreprendre une telle recherche dans le cadre de la présente étude serait fastidieux, d’autant plus qu’il faudrait examiner une masse énorme de traités savants et de dissertations érudites, consacrées à l’examen de la notion du Royaume (plus de mille, sans mentionner les milliers d’autres traités à la prétention scientifique moindre!).

Même si nous parlons de simple introduction, prenons toutefois garde de ne pas offrir une définition commode de la notion de Royaume. En réalité, la Bible lui accorde plusieurs sens qui vont nous étonner. Nulle part cependant elle n’en offre de définition complète et définitive. Il n’existe pas un mot, tout au moins au sens technique, qui le désigne dans l’Ancien Testament. La notion du Royaume a été progressivement assimilée par la pensée juive durant la période intertestamentaire, c’est-à-dire entre la fin de l’Ancien Testament et les débuts du Nouveau Testament, et on peut savoir avec plus ou moins de précision ce quelle a été à ce sujet. Hélas!, cette clarté ne caractérise pas la théologie protestante actuelle. Les divergences sont nombreuses et radicalement contradictoires.

Admettons cependant que nous n’avons pas ici un concept statique, mais une conception dynamique. À vrai dire, il s’agit moins du Royaume de Dieu que de sa royauté

On peut y discerner trois sens associés :

1. Le plus important : Dieu est Roi, il règne, il gouverne les hommes et l’univers.

2. Le Royaume dénote le domaine sur lequel s’exerce la royauté de Dieu et le peuple dont il se déclare Roi.

3. Enfin, le Royaume est ce qui se fait, ce qui se déroule et s’accomplit dans ce domaine-là, ce que le peuple de Dieu reçoit en tant que résultat bénéfique de son effet, par exemple la paix, la justice, la sainteté, la joie, la gloire, la glorification.

On peut résumer ces trois sens de la manière suivante : il s’agit du fait, du domaine et de la qualité du règne de Dieu. Le premier sens est le plus marquant des trois.

Notons que la Bible se sert de la notion du Royaume sans nécessairement utiliser le terme. C’est le cas notamment dans l’Ancien Testament : « L’Éternel règne, que la terre se réjouisse » (Ps 97.1). « L’Éternel règne, les peuples sont troublés, il est assis sur les chérubins, la terre tremble » (Ps 99.1).

Dieu est Roi, iI règne. Mais simultanément, elle laisse entendre que le Royaume est futur. C’est la raison pour laquelle l’Église peut lui adresser sa prière : « Que ton règne vienne » (Mt 6.10).

La raison de ce double sens réside dans le fait qu’à côté de Dieu, ou plutôt opposé à lui, se trouve actuellement un anti-Dieu rebelle, Satan, et derrière lui la principauté démoniaque des ténèbres, cherchant à se substituer au vrai Dieu.

À la lumière de cette insurrection de nature cosmique, la totalité de l’histoire universelle, décrite sur les pages de la Bible, est une lutte gigantesque livrée par le vrai Roi, le Dieu trinitaire, contre Satan, l’usurpateur et le terroriste; combat donc qui oppose les forces des ténèbres à celles de la lumière, le bien au mal, la vérité au mensonge, le beau au laid, la justice à l’iniquité.

N’absolutisons cependant pas la force des opposants rebelles, comme si les puissances démoniaques détenaient une force égale à celle du Dieu des cieux et de la terre. Au sens strict du terme, il n’existe point de dualisme, même si, humainement parlant, on pourrait parler de dualisme, à condition de garder à l’esprit la relativité des forces en lice. Elles ne seront jamais absolues, elles ne l’ont jamais été, même au début de l’insurrection céleste. Notre vision est limitée, nous ne comprenons pas de quelle manière, dans sa sagesse, le Dieu tout-puissant, depuis toute l’éternité, a prédestiné ce combat. Ceci dépasse l’entendement humain. Nous avons cependant l’assurance qu’il est non seulement le Dieu souverain et tout-puissant, mais aussi qu’il fait concourir cette situation à sa propre gloire et pour le bien de son peuple racheté.

Toutes les guerres ont leurs moments décisifs. C’est le cas de celle qui oppose Dieu aux rebelles. Ce conflit put avoir pris naissance peu après la création des êtres célestes. Le fait terrifiant est qu’il ne surgit pas sur la terre, mais dans les lieux mêmes qui, selon la Bible, s’appellent le ciel, c’est-à-dire le domaine propre de Dieu, là où il demeure le souverain sans conteste. L’insurrection éclata dans les rangs de ceux qui devaient être ses lieutenants, mais qui cherchèrent à s’emparer de son trône. Bientôt, la terre, elle aussi, y fut mêlée, puisque le rebelle s’infiltra jusqu’à l’intérieur du paradis terrestre; tandis que le roi de la création, le couple humain, aurait dû et pu rester l’allié de Dieu. Hélas!, à son tour il succomba à la tentation en se comportant en traître et en apostat.

Cette guerre totale prendra fin lors du retour du Christ avec l’achèvement de l’histoire de l’humanité. Alors Satan et ses légions seront vaincus et définitivement éliminés de la scène cosmique. Il n’y aura plus aucune opposition contre le règne divin. Comme il en a été au commencement, ainsi il en sera à la fin. Dieu apparaîtra comme le souverain incontesté, ou, ainsi que l’écrit l’apôtre Paul : « Dieu sera tout en tous » (1 Co 15.28).

Au centre de ce conflit gigantesque, universel, il y a un tournant décisif : la crucifixion, la mort, la résurrection et l’ascension de Jésus-Christ, le Fils incarné de Dieu. Sur le Calvaire, on aurait pu croire que tout était perdu et pour Christ et pour le Royaume. Pourtant, en ce moment précis, cette lutte sans merci entra dans une phase nouvelle. La croix en fut la bataille centrale, et la victoire, quoique pour l’instant limitée, fut décisive. Certes, les hostilités se poursuivent encore, et par moments elles sont d’une violence inouïe. Cependant, depuis la croix, Satan est comme une bête blessée qui, sachant son heure proche, s’agite et s’acharne avec fureur, tout en perdant sa vigueur et le contrôle de la situation; il rôde en rugissant (1 Pi 5.8) autour des hommes, qu’il cherche à dévorer ou tout au moins à effrayer; en réalité, il est à bout de souffle, se débat dans ses derniers soubresauts.

Nous vivons actuellement entre deux âges, ce qui, selon l’expression biblique, s’appelle les derniers temps; à savoir entre le premier avènement du Christ, qui remporta la bataille décisive, et son prochain retour, lequel scellera sa victoire totale et définitive. Derrière nous se trouve l’Ancien Testament; dans le Nouveau, nous apercevons un changement radical à partir du moment où, sur le Calvaire, Christ livre seul le combat pour le Royaume. Or, depuis la Pentecôte, il fait avancer sans cesse ses troupes, et rien ne peut plus s’opposer à sa marche victorieuse. En dépit des apparences et du cynisme des détracteurs, malgré même le noir pessimisme de quelques disciples…

Nous faisons partie de son armée militante, marchant vers le triomphe final. Nous sommes non seulement des enfants rachetés par Dieu, pardonnés et sauvés, mais encore les héritiers de son Royaume. Nous vivons sur territoire occupé, car Satan n’y est qu’un intrus, mais la terre entière est destinée à l’affranchissement. Satan n’a aucun droit sur la création animée ou inanimée, et surtout pas sur le peuple racheté de Dieu. Peu à peu, il sera expulsé de partout. Car chaque pouce de territoire appartient au Christ, notre Sauveur victorieux, devenu Seigneur universel.

Rappelons-nous constamment que nous ne luttons pas seuls. Devant nous marche celui que la Bible appelle le premier fruit, les prémisses de la création nouvelle, notre conducteur et notre général en chef, le Christ-Jésus. Nous n’avons qu’à le suivre. Nous n’avançons pas vers le coucher du soleil, mais vers l’aurore. Le pire se trouve derrière nous. L’heure la plus noire de l’histoire universelle fut celle du Calvaire. Pourtant, à ce moment-là, le cadran divin se tourna vers l’aube radieuse. Après le terrifiant minuit de la croix vint la lumière du jour. Post tenebras lux, disaient les premiers chrétiens. Celui « qui a des yeux pour voir » peut désormais scruter le ciel, discerner les signes des temps et apercevoir déjà brillante, quoique pour l’instant lointaine, l’Étoile du matin.

Les implications de cette victoire du Christ et les conséquences de sa seigneurie universelle apparaîtront clairement dans notre étude consacrée à la défaite des démons1. Mais il fallait qu’avant même d’entrer dans les détails, nos esprits fussent éclairés et nos cœurs affermis par la connaissance de la suprématie de notre Sauveur sur les adversaires de Dieu et de nos âmes.

3. Terminologie : Règne ou Royaume?🔗

Existe-t-il une différence entre les deux expressions Royaume de Dieu et Royaume des cieux? Faut-il traduire le mot grec « basileia » par royaume ou par règne?

L’expression Royaume des cieux se rencontre exclusivement dans l’Évangile selon Matthieu, bien qu’à quatre ou cinq reprises on puisse aussi y lire Royaume de Dieu. Mais c’est la première expression qui d’ordinaire est utilisée dans cet Évangile. Jésus, lorsqu’il discourait en araméen, s’était-il servi de la première ou de la seconde?

Des savants du Nouveau Testament pensent que Royaume des cieux peut indiquer la puissance venue du ciel. Cette puissance pénètre le monde. Son usage est déterminé par la destination juive de cet Évangile. Les lecteurs juifs sont familiers avec l’expression malkuth shammayim. Le grec l’a rendu par basileia tôn ouranôn. Le pluriel est une forme sémite. Matthieu se sert de cette expression familière à ses destinataires juifs. Ainsi, il réussit à créer un lien naturel avec l’Ancien Testament.

Dans la pensée religieuse juive ha-shammayim avait remplacé le nom sacré de Dieu, en sorte que les juifs pieux pouvaient éviter la référence verbale au nom de Dieu. On avait coutume d’éviter les références directes pour les remplacer par des formulations abstraites. Par exemple shekinah substitue le shakkham yahvé et malkuth shammayim remplace malkuth Yahweh. La version grecque de l’Ancien Testament dite des Septante (LXX) aurait dû la traduire par basileia tou theou, au lieu de basileia tôn ouranon. Plus tard, la littérature rabbinique des environs de l’an 100 après J.-C. a remplacé le ha-shammayim par ha-maqqom, c’est-à-dire la place, l’endroit.

Quel est le sens du « baseilia »? s’agit-il d’un royaume ou d’un règne?

Des spécialistes ont relevé qu’en Orient le Reich n’est jamais un État d’après nos conceptions modernes, c’est-à-dire un peuple constitué dans un pays, mais un règne, embrassant un secteur défini. D’autres soutiennent que l’expression serait l’équivalent de l’étant Dieu, royauté de la part de Dieu, régime de Dieu, et non domination terrestre. Malkuth aurait ainsi désigné le domaine religieux par excellence, mais non une aire géographiquement délimitée, tandis que dans la pensée rabbinique le malkuth désigne le gouvernement temporel, par exemple l’Empire romain dans sa souveraineté, plutôt qu’en tant qu’État organisé, autorité exerçant un pouvoir.

Les rabbins parlent de prendre le joug de Dieu, de se placer sous l’autorité de Dieu. Dans ce sens, cette notion du règne de Dieu a une incidence sur le monothéisme juif. Le Royaume doit être accepté ou rejeté. Il est toujours l’objet d’un choix. L’expression désignera non pas un lieu ou l’étendue spatiale du règne, mais le fait que Dieu est Roi. Il possède, il détient la royauté. Il est souverain.

Certains passages, tels Matthieu 4.23 et 9.35, parlent du Royaume sans le qualifier. On peut simplement déduire du contenu qu’ils ont en vue le règne de Dieu.

Dans le grec classique, basileia signifie la dignité, la puissance du roi. Mais inévitablement, on y rencontre aussi un autre sens. La dignité du roi se montre dans le territoire gouverné. Peut-être ces deux sens sont-ils présents dans Apocalypse 17.12 et 17.

4. Le Royaume de Dieu dans la prédication de Jésus🔗

Nous examinerons à présent l’idée du Royaume de Dieu dans la prédication de Jésus, afin de voir le lien entre la proclamation apostolique de la seigneurie du Christ et cette notion centrale dans les discours du Seigneur.

Une lecture même rapide des Évangiles démontrera l’importance capitale que tient le grand thème du Royaume dans la prédication de Jésus. Il en est le concept dominant. Dès le début de son ministère et jusqu’à la fin, Jésus reprend ce sujet. Son message s’ouvre par l’annonce de la bonne nouvelle du Royaume (Mc 1.14-15; Lc 4.43).

Luc souligne fortement le fait : Jésus est venu précisément pour proclamer le Royaume. De son côté, Matthieu, aussitôt après la tentation, souligne : « Dès lors, Jésus commença à prêcher et à dire : repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mt 4.17).

Les Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc, Luc) sont unanimes pour placer au début du ministère de Jésus la proclamation de la proximité du Royaume. Mais le thème n’est pas un simple préliminaire. Aussi bien directement qu’indirectement, il fera l’objet de la préoccupation des discours et des paraboles. Dans Matthieu 5 à 7, le même thème revient d’un bout à l’autre. L’Esprit du Royaume plane sur le discours appelé le Sermon sur la Montagne. Un grand nombre de paraboles lui sont consacrées. Plus frappant encore est le fait qu’au moment de la trahison de Judas, peu avant son arrestation, Jésus parle explicitement du Royaume (Mc 14.25). Un bref aperçu seulement de ce qu’il déclare : Les temps qu’annonçaient les prophètes sont arrivés, et l’on voit se réaliser à présent nombre de prédictions. Le Royaume vient vers l’homme, et celui-ci doit faire son choix : ou bien l’accepter, « se placer sous son joug », ou bien le rejeter, à ses propres dépens.

Le règne de Dieu détruit le cours présent du monde et chasse tout ce qui s’oppose au Dieu souverain. Il met fin, quoique partiellement pour l’heure, à toute peine. Il apporte le salut promis au peuple de Dieu. Son avènement est un événement miraculeux. Il s’établit grâce à l’action divine, sans aide humaine.

En prêchant le Royaume et en en faisant le thème récurrent de ses discours, Jésus n’a pas innové. Il a repris un sujet déjà familier à ses contemporains. Mais, au fur et à mesure, son discours s’approfondit et la notion de la souveraineté de Dieu s’étend. Elle devient plus profonde, plus spirituelle, car elle cesse d’être une notion purement nationale. Lorsque Jésus annonce que le Royaume de Dieu est proche, il montre que, dans sa miséricorde, Dieu est venu vers l’homme.

Mais remontons quelque peu en arrière, à l’Ancien Testament. Israël a vécu dans l’attente que Dieu manifeste sa puissance en établissant directement son règne sur le monde et soit vainqueur de toutes les forces hostiles. Il a toujours eu les yeux fixés sur la venue du Messie qui devait apporter la Bonne Nouvelle : « Ton Dieu règne » (És 52.7).

Le judaïsme tardif a connu deux courants de pensée parallèles, mais non convergents. D’après le courant nationaliste, Dieu est le Roi d’Israël. À l’origine de cette pensée se trouve l’espérance du rétablissement du règne idéal de David. On y attend le Roi-Messie, à qui seront assujettis tous les peuples étrangers. Son Royaume sera politique, dépourvu de tout caractère spirituel. Cette espérance fut ravivée par l’épopée des Maccabées. La venue de ce Royaume était alors située avant le eschaton, c’est-à-dire la fin.

Jésus n’a pas ignoré ce courant. Néanmoins, son message se situe dans la ligne de l’autre courant, celui qu’on appelle daniélique. Cette espérance est née, ou tout au moins a été renforcée, par la partie dite apocalyptique du livre du prophète Daniel, traitant de l’eschatologie. Elle est caractérisée par l’attente d’un changement miraculeux devant intervenir dans les conditions politico-sociales.

Cependant, le salut du peuple fidèle ne consistera pas en sa prospérité politique ou matérielle; au contraire, il faudra l’envisager sous le jour d’une transformation sur un plan supérieur. Un nouvel aiôn, une nouvelle ère, fera irruption dans l’ancien. Ceci présuppose, à la base, l’opposition entre Dieu et les forces opposées à lui. Cet aiôn signifie la fin de la domination de l’adversaire. Dieu jugera le monde, il enverra son Agent, désigné par le titre de Fils de l’homme.

Pour la première fois dans la littérature de l’Ancien Testament, Daniel se réfère à une figure céleste. À la tête du Royaume, il n’y a pas de chef mortel, mais un être céleste. On y voit même la présence des archanges Gabriel et Michaël, prenant activement part dans la lutte opposant Dieu et son peuple à des forces adverses, subversives.

D’après ce courant, le Royaume est surtout un phénomène surnaturel. Ses sujets s’y enrôlent par l’événement surnaturel qu’est la résurrection. On ne s’y sert pas de la force militaire, mais l’on s’appuie sur des tribus ressuscitées qui livrent la bataille. Au lieu de s’attendre à la splendeur nationale et politique qui devait porter Israël au faîte de sa gloire, Daniel 8 nous fait témoins de l’anticipation de la fin de l’histoire du monde et d’une fin cosmique.

Des forces spirituelles s’opposent de manière irréductible. C’est pourquoi le Royaume ne viendra pas avant une période de grandes tribulations.

Sans la moindre hésitation, on peut soutenir qu’on retrouve dans le message de Jésus cette notion daniélique du Royaume dé Dieu. Le thème de la fin du monde était fort populaire dans la littérature apocalyptique apocryphe préchrétienne. Le message du Christ est, pourtant, considérablement différent de celui des livres apocalyptiques contemporains. Tandis que ces derniers sont truffés de détails fantaisistes, Jésus, lui, prêche la venue du Royaume avec une grande sobriété, sans insister sur les détails. Certes, quelques images eschatologiques s’y retrouvent, telles que la souffrance, la tribulation, des catastrophes cosmiques, mais toujours avec une réduction considérable de détails. C’est l’une des raisons pour laquelle il n’encourage pas ses contemporains, même pas ses disciples, à en chercher les signes dans des événements extraordinaires.

C’est ce même règne de Dieu que Jésus annonce dans l’Évangile du Royaume. Le caractère unique de ce message réside dès lors non dans le fait qu’il apporte une notion nouvelle du Royaume, mais dans le fait qu’il proclame que le Royaume de Dieu est proche.

Que signifie cette proximité? Est-ce dire que le règne de Dieu, bien que tout proche, est un événement futur, et que la venue de Jésus, tout en représentant une étape décisive dans la proclamation du Royaume, n’en est pas, en elle-même, une manifestation? II est bien clair que les expressions qui concernent sa venue se rapportent à un événement futur. Mais il est non moins évident que cela ne représente pas toute sa réalité. Outre les passages qui montrent le Royaume comme une promesse, il y a les passages qui en parlent comme d’une réalité présente. C’est ainsi que nous pouvons parler des aspects eschatologiques du Royaume, c’est-à-dire ce qui a trait au futur, et de l’aspect sémérologique, c’est-à-dire ce qui appartient au présent. Les exorcismes accomplis par Jésus en sont la démonstration.

Comment le Royaume peut-il être en même temps futur et présent, promesse et accomplissement?

5. Le signe par excellence du Royaume🔗

La présence de Jésus-Christ fait connaître, ou reconnaître, la venue du Royaume. Il attire d’emblée l’attention sur sa personne, mais refuse toute tentative de faire reconnaître en détail les signes de l’avenir (Lc 17.20-25). Le Royaume est parmi vous, les temps sont accomplis. Les signes des temps et du Royaume que donne Jésus ne sont pas de nature apocalyptique. Si l’on n’est pas aveugle, on peut les discerner. Certes, il n’affirme pas, comme C.H. Dodd, que le Royaume est réalisé et qu’il n’y a plus rien à attendre! Le Royaume est sur le point d’arriver, mais il est déjà là en partie; personne ne peut hâter sa venue; ni les pratiques religieuses des pharisiens ni les agitations politiques des zélotes. II ne faut pas l’identifier comme un développement de l’histoire. Les signes des temps et du Royaume doivent être cherchés en la personne même de celui qui le proclame avec une incontestable autorité. Tout est concentré autour de lui. Là où il est présent, le Royaume est aussi présent (Mt 12.28). En le prêchant, Jésus se proclame lui-même. Aussi, l’entrée dans le Royaume est conditionnée par la foi en sa personne (Lc 10.23-24).

Évidemment, le problème soulevé ici est le sens du « en vous » (en grec « entos umôn »). Deux traductions sont possibles; ou bien cela signifie parmi vous ou bien au-dedans de vous.

a. Parmi vous : Le contexte semble indiquer que Jésus parle à des pharisiens préoccupés par la recherche de signes merveilleux par rapport au Royaume. Mais Jésus affirme clairement que celui-ci ne vient pas de manière extérieure et spectaculaire, car ceux qui ont des yeux pour voir peuvent déjà, immédiatement, reconnaître qu’ils n’ont pas à chercher bien loin, puisqu’en la personne de Jésus le Royaume est déjà sur terre. Sa parole l’inaugure. Ses auditeurs étant des pharisiens, on ne peut pas croire que le Royaume de Dieu soit « au-dedans d’eux », puisqu’ils refusent de croire en lui.

b. Au-dedans de vous : Les meilleures attestations grammaticales et philologiques seraient en faveur de cette traduction. Le grec « entos » est la forme renforcée de « en » lorsqu’on veut exclure tout autre sens sauf celui de « au-dedans de ». Quand Luc veut dire « au milieu de vous », il emploie l’expression « en mésô », qui signifie une chose plus ou moins localisée dans l’espace. D’autre part, on ne peut pas dire : « il est ici, il est là »; le Royaume ne peut pas être localisé dans l’espace.

En ce qui nous concerne, nous ne voyons pas d’incompatibilité à retenir les deux sens, le second convenant mieux dans la traduction de basileia comme règne, et le premier, la traduction parmi vous, attestant mieux la souveraineté de Dieu en la présence de Jésus. Celui-ci instaure le règne au milieu des hommes aussi bien qu’à l’intérieur d’eux, le salut apporté étant à la fois une réalité extérieure, indépendante de l’homme, et une expérience intérieure.

Comme Jean Baptiste, Jésus prêche dans les mêmes termes : « Le temps est accompli et le royaume de Dieu est proche » (Mt 1.15), ce qui, à cause de l’aoriste grec, laisse supposer qu’on est parvenu au but. Ceci est vrai parce que Jésus ajoute à sa prédication des œuvres puissantes, qui confirment les promesses de Dieu contenues dans les diverses prophéties de l’Ancien Testament.

Jésus n’est pas un simple annonciateur du Royaume; il en est le fondateur. Cela se trouve implicitement dans nombre de textes des Évangiles aussi bien que dans le reste du Nouveau Testament. Le Royaume est présent dans le Messie. Le règne de Dieu se révèle et devient effectif dans l’Évangile du Fils. Aussi bien les discours que les actions de Jésus le manifestent. Ils révèlent l’actuelle victoire de Dieu sur ses adversaires. Le Royaume de Dieu appartient au futur en ce sens qu’il n’est présent que dans les paroles et les actes de Jésus. Mais il appartient aussi au présent en ce sens qu’en lui, il est réellement au milieu de nous. En ce sens, même l’hérésiarque Marcion pouvait dire : « In evangelio est Dei regnum in Christus ipse » (dans l’Évangile du Royaume de Dieu est Christ lui-même), et Origène parle de « l’autobasileia », de règne en soi du Christ. Christ n’est pas seulement le messager du Royaume, mais en lui, le Royaume de Dieu est présent parmi les hommes. Il n’est pas seulement proclamé, il est inauguré. Le Messie-Roi vient régner au nom de Dieu.

Au début, le Royaume est proclamé de telle manière que la question de savoir si Jésus n’en est que le Hérault ou s’il en est le Roi reste ouverte. En effet, Jésus n’est pas le Messie au sens des rêves nationaux et politiques de son peuple, mais le Roi caché et le Serviteur douloureux d’Ésaïe 53. C’est par un acte de Dieu et non par la décision des hommes qu’il montera sur le trône. Il tire son origine d’ailleurs; il est enraciné dans le dessein de Dieu.

6. La seigneurie du Christ dans la prédication apostolique🔗

La connaissance de la seigneurie universelle de Jésus-Christ est la pierre d’angle de l’Église primitive. lèsous Kurios, Jésus est le Seigneur.

La proclamation de la seigneurie du Christ est fondamentale. Cela n’est pas seulement démontré par l’emploi du titre Kurios dans des passages tels qu’Actes 2.21 et Philippiens 2, mais aussi par la référence exceptionnellement abondante que les témoins du Christ font au Psaume 110. Christ est assis à la droite de Dieu; il règne en Seigneur.

Selon Oscar Cullmann :

« L’affirmation que le Christ règne à présent sur l’univers tout entier, voilà le noyau historique et dogmatique de la confession chrétienne. Sa plus simple expression est la formule : Kurios Christos.2 »

Mais qu’est-ce que l’Église primitive entend par Kurios? Faut-il y voir une analogie fondamentale avec les dieux du monde grec? Même si l’expression est primitive, devons-nous la considérer à la lumière des religions de l’époque, caractérisées par leurs nombreux seigneurs, divins ou humains, leurs divinités, leurs démiurges, leurs sauveurs, le tout formant un panthéon fantastique et enchevêtré? Dans ce cas, la seigneurie du Christ ne représenterait qu’une glorification de plus d’un prophète ou d’un docteur; or, rien n’était plus éloigné de la pensée des auteurs du Nouveau Testament. Car ceux-ci pensent dans les catégories de l’Ancien Testament et, même lorsqu’ils emploient des mots empruntés à la terminologie hellénique, ils les utilisent dans un sens hébreu.

Le nom donné à Jésus est le nom qui est au-dessus de tous les noms. En effet, le titre de Kurios était familier aux lecteurs juifs de la Septante, en ce sens qu’il était le nom même de Dieu. Et voici que ce même nom très saint est donné à Jésus! Le Dieu devant lequel nul autre dieu ne peut subsister, le seul et l’unique a placé Jésus à sa droite. Le Christ ressuscité est maintenant le Régent du peuple de Dieu, du monde de Dieu, qu’il représente parfaitement. C’est à lui que sont confiées les destinées de l’homme et du monde. Paul n’hésite pas à citer les paroles de Joël : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé » (Rm 10.13), afin de souligner la nécessité d’invoquer non pas le nom de Dieu, mais celui du Seigneur Jésus. Le sort de l’homme et celui du monde lui ont été confiés. C’est pourquoi « le jour de l’Éternel » dont parlait le prophète devient le jour du Seigneur Jésus. Et tandis que la communauté l’invoque « Maranatha, viens Seigneur », Étienne prie : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit » (Ac 7.59).

La seigneurie de Jésus-Christ est considérée comme une seigneurie absolument unique. Le témoignage primitif est de nature polémique. Il se dresse contre les faux seigneurs et affirme que Christ est Seigneur sur tous les autres seigneurs. De même, nous lisons dans Éphésiens 1.21 :

« Dieu l’a fait asseoir à sa droite, au-dessus de tout pouvoir, de toute autorité, de toute puissance, de toute souveraineté, de tout nom qui puisse être nommé, non seulement dans ce siècle, mais aussi dans le siècle à venir. »

La polémique est surtout dirigée contre le culte de l’empereur. Accepter la seigneurie du Christ signifie donc accepter le fait qu’il est, lui seul, le Maître absolu de la destinée de l’homme et du monde; cela implique le rejet de tout autre seigneur ou maître qui prétend à la toute-puissance.

Les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens indiquent toute la portée de ce que représentent la résurrection et l’ascension de Jésus : C’est par lui et pour lui que toutes choses ont été créées; c’est par lui que le monde est réconcilié avec Dieu; c’est en vue de la manifestation de sa victoire totale que l’histoire tout entière est en marche.

Mais la seigneurie universelle du Christ a également mis fin au pouvoir que détenait jusqu’à la croix le « prince de ce monde ». La portée de l’autorité du Christ n’est pas réservée à un futur lointain, lors d’un hypothétique millénium. Au contraire, bien qu’essentiellement eschatologique, elle est liée à notre temps et à nos circonstances. Elle est une réalité ici et maintenant, et sa portée affecte également le monde des esprits rebelles.

C’est dans ce sens-là que le Nouveau Testament fait écho à la déclaration du Psaume 110, le Psaume messianique par excellence dans l’Ancien Testament (voir Ac 2.34-36; 5.31; 7.55; Rm 8.34; 1 Co 14.25; Ép 1.20-23; Col 3.1). Aussi bien le Psaume 110 que l’interprétation qui lui est donnée par le Nouveau Testament se réfèrent à l’autorité actuelle du Messie. Elle sera en vigueur jusqu’à ce que tous ses ennemis lui soient assujettis. Au jour de sa colère, il frappera les rois, il sera le juge des nations et son peuple se réjouira de ses triomphes.

L’ensemble du Nouveau Testament atteste l’autorité actuelle, effective, du Christ en tant que Seigneur universel. Si nous isolions de son contexte le passage de 1 Corinthiens 15.25, ce texte laisserait entendre qu’il s’agit d’un règne futur. Mais si nous le rapprochons d’Actes 2.34-35, il ressort clairement de cela qu’il est envisagé en tant que règne actuel. En sa qualité de Messie exalté, le Christ exerce déjà une souveraineté totale. C’est la raison pour laquelle il peut réclamer des hommes la foi et la repentance. Le jour de la Pentecôte, Pierre insistait fortement sur ce point.

Le titre de Kurios est lourd de sens, à la fois religieux et politique. Il traduit le terme hébreu de l’Ancien Testament Adonaï (comparer Ph 2 et És 45.22; 1 Pi 3.14 et És 8.13; Rm 10.13 et Jl 2.37). Le noyau de la confession de la foi de l’Église primitive a été constitué par cette expression : Christ est Kurios. Parce que Dieu seul est Dieu, il délègue son pouvoir à Jésus, et celui-ci est en train d’exercer déjà maintenant son pouvoir royal. Aux yeux de la foi, son ascension et son exaltation établissent son autorité universelle.

« Pour les premiers chrétiens, cela signifiait que Christ n’est pas seulement le véritable Souverain des hommes à la manière d’un empereur romain, mais encore celui de la création tout entière, visible et invisible », écrit Oscar Cullmann3. Le passage d’Hébreux 10.12-13 nous fait part de l’assujettissement des ennemis du Christ. Celui-ci fera d’eux ses marchepieds. II ne lui reste à présent qu’à cueillir les fruits de sa conquête.

D’autres passages du Nouveau Testament (Ép 1.20-23; 1 Pi 3.22; Ap 3.21) attestent la même seigneurie universelle du Christ exalté. Les principautés, les puissances, les dominations, les noms, quels qu’ils soient, lui sont soumis. Ces termes désignent principalement Satan et ses hordes, et pas forcément les autorités politiques. Certes, l’aspect actuel du règne du Christ n’épuise pas toute la signification prophétique du Psaume 110. Dans ce Psaume, les deux aspects de son avènement, présent et futur, semblent intimement imbriqués, et seraient difficilement distingués l’un de l’autre. Pourtant, une chose demeure claire et indiscutable : la royauté du Christ et sa seigneurie universelle sont deux faits établis et attestés, aussi bien par la foi et l’espérance de l’Ancien Testament que par celle du Nouveau Testament.

La Bible ignore tout dualisme métaphysique. En revanche, elle fait état d’un dualisme éthique, d’une opposition entre la Parole de Dieu et une volonté rebelle. Le dualisme au sens premier est de nature intemporelle et mythique. Au sens second, il est théologique et historique. Les forces du mal et du Malin ne pourront jamais égaler la puissance transcendante de Dieu et de son Oint. Satan avait cherché à troubler, à nuire, à défaire et à s’opposer à l’établissement du règne de Dieu. Il avait cherché à fonder et à établir son propre régime sur le mensonge, l’iniquité et la mort. Depuis le commencement, les forces des ténèbres, avec Satan en tête, se sont opposées à la souveraineté de Dieu et au bien-être de ses élus (Mt 12.24-26; Lc 4.5-6; Ép 2.3). Si, à première vue leur pouvoir semble égaler celui de Dieu, en réalité il n’en est rien. Elles n’ont ni des assises solides ni une durée indéfinie.

À cet endroit, on fera bien de noter la différence entre deux approches chrétiennes, dont l’une est futuriste et millénariste, et l’autre, que nous partageons, est l’eschatologie inaugurée. Certes, la première reconnaît aussi la seigneurie du Christ, mais en la reléguant à un futur qui ne sera effectif que lors de son retour. Or, si Christ est actuellement Seigneur, il ne l’est pas uniquement sur des vies individuelles. Malheureusement, certaines attitudes ou interprétations poussent les chrétiens à marcher contre toute espérance dans le temps présent. C’est une attitude de résignation qui distille le découragement, qui motive tant d’abandons et qui finit par douter même du bien-fondé, sinon du Royaume, tout au moins du ministère en tant que signe et preuve actuels de l’autorité suprême du Christ. Si celle-ci ne doit s’exercer que dans un futur lointain et indéfini, on peut se demander ce qui s’est réellement passé au Calvaire.

7. Tout est accompli🔗

Jésus a déclaré : « Tout est accompli » (Jn 19.30). Quel est le sens véritable de cette déclaration prononcée sur la croix? Quel est son lien avec la résurrection et l’exaltation du Christ? Est-il réellement le Seigneur des peuples et des nations ou bien végète-t-il dans l’attente d’un pouvoir à hériter dans un futur indéterminé? N’aurait-il pas déjà lié l’homme fort? N’a-t-il pas vu Satan tomber du ciel? Autrement, à quoi sert-il de proclamer son nom, appeler les hommes à la repentance, les inviter à croire? Pourquoi chercher à amener captive toute pensée à l’obéissance du Christ? Or, l’existence du Christ et sa mission d’évangélisation se fondent sur et dépendent de la conviction de sa suprême autorité à partir de sa crucifixion, de sa résurrection et de son ascension. Pour parler correctement de Satan, nous devons au préalable parler correctement du Christ. Et plus précisément encore du salut, de la rédemption achevée par le Fils incarné.

Le pardon des offenses est offert sur le terrain de l’expiation. Christ est venu sauver son peuple élu, l’arracher à la malédiction, le soustraire définitivement du pouvoir des ténèbres. En mourant sur la croix, il a libéré l’Église. Notre rédemption repose sur une réconciliation déjà opérée. Le « tout est accompli » de la croix ne fut pas le cri de défaite d’une victime livrée à la merci impitoyable des humains et des démons, mais la déclaration triomphante du Sauveur conscient d’avoir remporté la bataille décisive.

À la suite de sa passion et de sa mort, Christ mènera le monde vers sa perfection et son accomplissement, vers la fin pour laquelle il avait été créé. Par la foi en son œuvre, son peuple peut bénéficier de tous les fruits qu’elle produit (1 Jn 5.4).

Suivons ici les conclusions de Visser’t Hooft, dans sa remarquable étude : La Royauté de Jésus-Christ.

Peut-on déterminer plus clairement de quelle manière nous devons comprendre ce règne actuel du Christ? La meilleure méthode est de nous servir de nouveau, comme point de départ, du texte du Psaume 110 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis ton marchepied. » Partout donc où il est fait usage de l’expression : « être assis à la droite de Dieu », nous possédons une référence précise au fait que Jésus est monté sur le trône divin et qu’il exerce sa fonction royale. Non seulement envers l’Église, mais envers l’univers tout entier. Depuis la résurrection et l’ascension, nous vivons dans l’économie du règne du Christ. Cette basileia du Christ ne doit pas être confondue avec la basileia de Dieu. Le Royaume de Dieu a été au milieu de nous en Christ, mais il n’en demeure pas moins une promesse, une réalité future; toutefois, le règne du Christ est présent et actuel.

Sans aucun doute, le Nouveau Testament enseigne que le Christ est déjà vainqueur. lèsous Kurios ne veut pas dire que Jésus sera Seigneur plus tard, à l’avenir, mais qu’il est déjà le Seigneur et qu’il a vaincu le monde. La puissance de Satan est brisée. Jésus « le voit tomber du ciel comme un éclair » (Lc 10.18). Mais la proclamation de la victoire totale du Christ sur les puissances démoniaques — considérée comme une victoire déjà remportée — prend tout son sens dans la proclamation de la résurrection et de l’ascension. Mais il est frappant, constate l’auteur, de remarquer que les auteurs du Nouveau Testament ne semblent pas se douter de la contradiction qui existe entre l’affirmation d’une victoire acquise une fois pour toutes et celle d’une victoire qui est encore à remporter.

Visser’t Hooft, en théologien averti, nous met en garde : À première vue, l’interprétation futuriste de la royauté du Christ semble très biblique. Mais pour les tenants de cette théologie, le problème de la destinée du monde et de la fonction de l’Église dans le monde ne les tourmente plus, puisque le monde n’a pas de destinée propre. L’Église n’a pas d’autre mission que d’attirer les hommes hors du monde pour les sauver. Il en résulte que les deux règnes, celui de l’Église et celui du monde, sont séparés par un abîme infranchissable et que la vie du chrétien est divisée en deux. Mais cette conception, à première vue biblique, fait violence, en fait, à la révélation. Elle ne choisit, en effet, que l’un des aspects de l’eschatologie biblique. Il est vrai que la Bible parle du Prince de ce monde, mais elle souligne précisément le fait que ce Prince est déjà jugé (Jn 12.13; 16.11). La Bible nous place dans une situation historique où nous devons apprendre à distinguer ce qui appartient au « monde présent et mauvais » et ce qui annonce la nouvelle création qui, par Jésus-Christ et son règne, a fait irruption dans les cadres de ce monde.

Visser’t Hooft conclut son chapitre :

« L’Apocalypse est le livre du Nouveau Testament dans lequel la tension entre le “pas encore” et le “déjà” est à son maximum. Il n’y a pas de livre plus futuriste, mais aucun livre n’enseigne plus explicitement la seigneurie universelle et actuelle du Christ. […] À l’origine, il est décrit comme celui qui est et qui doit venir. Il a déjà fait de son peuple des rois et des prêtres, mais il manifestera sa puissance de telle façon que le monde entier devra confesser sa victoire.4 »

Notes

1. Voir ma série d’articles intitulée Défi et défaite des démons.

2Les Premières confessions de foi chrétiennes.

3Royauté du Christ et l’Église du Nouveau Testament.

4Op. cit., pages 85-86.