Cet article a pour sujet le calvinisme qui est une doctrine concernant les rapports entre Dieu et le monde, affirmant la souveraineté absolue de Dieu et la liberté de l'homme, qui établit sa responsabilité morale.

Source: Études calvinistes. 7 pages.

Souveraineté divine et liberté créée

Même considéré du seul point de vue théologique, le calvinisme n’est pas uniquement et avant tout une théorie d’origine augustinienne ni même paulinienne, sur le salut individuel de l’âme du racheté de Jésus-Christ, asservie au péché et libérée par un acte irrésistible de la grâce, en exécution du décret éternel qui l’a prédestinée gratuitement à la gloire.

Certes, la conception du salut que je viens de résumer, dans le raccourci d’une phrase où tous les mots veulent avoir un sens, est bien celle de Calvin, et le synode de Dordrecht a donné à la pensée de la personnalité géniale du réformateur l’appoint du suffrage de l’Église. Et cela ne doit pas être de peu de poids à nos yeux. Au-dessus de toutes ces personnalités, si grandes soient-elles, il y a l’Église, quand l’Église n’est et ne veut être que la servante de l’Écriture.

Mais la place de premier plan que la doctrine du salut occupe empiriquement dans la polémique, en conséquence de cet accident historique qu’a été l’attaque dirigée par Arminius contre la conception calviniste de l’ordo salutis, du plan du salut, ne doit pas nous faire perdre de vue un autre fait essentiel, et essentiel à l’intelligence de la sotériologie calviniste elle-même.

Ce fait, c’est que le calvinisme, avant d’être une doctrine du salut, une conception théologique particulière, comme la doctrine de la grâce d’Augustin, la doctrine du sola fide de Luther, est un principe universel, au même titre que le catholicisme, que le déisme, que le panthéisme.

Il veut être (et, c’est ma conviction, il est en réalité) l’expression réfléchie et conséquente du théisme, précisément en opposition avec le déisme et le panthéisme, deux principes qui n’avaient pas encore leur nom, mais que le regard de Calvin discerne immédiatement et contre lesquels il dirige avant tout son effort.

Ce n’est pas par la doctrine du péché, de la grâce objective et subjective et de la prédestination que débute l’Institution. Le premier livre de cette somme du calvinisme a pour objet « de connaître Dieu, dit l’auteur, en titre et qualité de créateur et souverain du monde ».

La doctrine de la prédestination particulière, loin d’être un principe, n’apparaît qu’à la fin du troisième livre, comme une conclusion et un couronnement, une clef de voûte si l’on veut, qui donne à l’édifice sa solidité et sa cohésion. Et ce qu’il fait pour les esprits cultivés et les théologiens, Calvin le fait pour les simples et les enfants. Ce qu’on trouve affirmé dès les premières pages du catéchisme, avec ampleur, et dans un langage émouvant et véritablement sublime, c’est la doctrine de l’activité incessante de Dieu tout-puissant, créateur, continuateur et recteur souverain du monde. La doctrine de la prédestination ne se trouve dans le catéchisme que par allusions accidentelles. Elle est plutôt inférée qu’exposée.

Ainsi donc, le calvinisme, au même titre que le déisme et que le panthéisme, est d’abord une Weltanschauung, une doctrine des rapports de Dieu et du monde. Contre le déisme, il se présente comme une doctrine religieuse et il affirme la dépendance absolue du monde à l’égard de Dieu. Le monde ne subsiste tel qu’il est et dans le découlement de sa réalité que par Dieu et il ne peut « durer une minute de temps » sans lui. Contre le panthéisme, le calvinisme se présente comme une doctrine morale : sans doute, Dieu opère toutes choses en tout, mais les créatures agissent volontairement de leur côté; Dieu dirige tout et les décisions particulières des hommes sont dans sa main : mais il n’est pas l’auteur du mal, dont ils sont coupables et responsables devant lui. Son décret est l’antécédent et non la cause du mal, dont le méchant est la cause prochaine et réelle.

Dans sa préexistence et sa durée, dans sa futurition dès l’éternité, dans sa réalité pendant le temps, dans sa destinée tout entière, la créature dépend totalement de Dieu.

Par le mode et la qualité de ses volitions, il se révèle que cette dépendance se réalise, dans la créature, sous la forme de la liberté et de la responsabilité morales. Se réalise, ai-je dit; la forme est donc la forme d’une réalité et non une simple apparence.

La formule dogmatique de cette double position religieuse et morale du calvinisme est donnée dans la Confession de Westminster.

« De toute éternité, Dieu, par le très sage et très saint conseil de sa propre volonté, a librement et immuablement disposé tout ce qui arrive; cependant, il l’a fait de telle manière qu’il n’est pas l’auteur du péché; qu’aucune violence n’est faite à la volonté des créatures et que la liberté ou contingence des causes secondes n’est pas supprimée, mais qu’elle est plutôt établie. »

Essayons de pénétrer au cœur du premier terme de l’affirmation, celui qui est dirigé contre le déisme : Dieu est souverain et la réalité, toute réalité, dans son existence, dans sa marche, dans les pulsations de sa vie, dépend de Dieu; et quand nous l’aurons compris, montrons-en le bien-fondé.

Calvin fait tout le temps allusion dans le cours de son œuvre à une classe d’adversaires qu’on devine nombreux et menaçants pour l’avenir de la foi religieuse. Parmi eux se trouvent les « épicuriens » qui veulent enfermer Dieu dans le ciel pour n’avoir plus à s’occuper de lui. Mais tous ne sont point irréligieux à ce point. Il en est qui se préoccupent surtout de dégager Dieu de l’accusation d’être l’auteur du mal, où l’on prétend l’envelopper. Ces hommes sont assez religieux pour ne pouvoir comprendre un monde sans créateur, ni le mouvement et la vie sans un premier moteur et animateur général. Dans l’Institution, nous les voyons visés (I.XVI.4). Mais « ils disent que par cette providence qu’ils appellent universelle, nulle créature n’est empêchée de tourner çà et là comme à l’aventure, ni l’homme de se guider et adresser par son franc arbitre où il lui plaira ». Ainsi donc, dans le présent, deux grandeurs opposées l’une à l’autre et qui se limitent mutuellement : Dieu et la créature libre. Ce que l’on donne à l’un, on l’ôte à l’autre. L’essence de la liberté créée, c’est l’indépendance. Dans l’avenir, c’est la futurition d’une réalité qui sera ce que décrétera l’arbitraire souverain de l’homme. La toute-puissance de Dieu est une virtualité qui ne devient jamais un acte quand elle se trouve en présence de la liberté créée. Eh bien! c’est cela que ni Calvin, ni ses disciples ne peuvent, je ne dis pas seulement admettre, mais dont ils ne peuvent même pas un instant envisager la possibilité. C’est là qu’est la ligne de démarcation du partage des esprits. Il y a, entre cette conception et la nôtre, l’idée que nous nous faisons de la toute-puissance de Dieu et de la création.

La toute-puissance de Dieu

Pour nous, dire que Dieu est tout-puissant :

« ce n’est pas seulement dire qu’il ait le pouvoir ne l’exerçant pas, mais qu’il a toute créature en sa main et subjection; qu’il dispose toutes choses par sa providence, gouverne le monde par sa volonté et conduit tout ce qui se fait selon que bon lui semble ». « Ainsi la puissance de Dieu n’est pas oisive, mais emporte davantage : à savoir qu’il a toujours la main à la besogne et que rien ne se fait sinon par lui, ou avec son congé et son ordonnance » (Chap. VI, 15).

Nous ne pouvons, pas plus que Calvin, envisager l’idée d’un Dieu immuable dans son être, qui aurait éternellement ou dans le temps limité une partie de sa puissance à l’état de simple virtualité. En présence de la puissance infinie, nous ne pouvons concevoir d’autres êtres que des êtres qui dépendent absolument de lui, d’autre réalité à venir que celle que son décret a préordonnée ou prédisposée.

La création

La création, telle que Calvin la conçoit, implique, elle aussi, la dépendance totale de la créature à l’égard du Créateur. Sa conscience religieuse l’empêche de pouvoir considérer les créatures comme ayant une fois été appelées à l’existence puis comme subsistant ensuite par leur propre force.

« Nul ne se peut contempler qu’incontinent il ne tourne ses vues au regard de Dieu, auquel il vit et à sa vigueur, parce qu’il n’est pas obscur que nos forces et fermeté ne sont autre chose que de subsister et être appuyés en Dieu » (Inst, I.I.1.)

Aussi, pour Calvin, création implique conservation, qui n’est alors que création continue. En donnant à Dieu le titre de créateur, il « faut entendre que comme le monde a été fait par lui au commencement, aussi que maintenant, il l’entretient en son état, tellement que le ciel et la terre et toutes créatures ne consistent en leur être sinon par sa vertu » (op. VI, 175).

Mais si la créature reçoit à chaque instant de sa durée la continuation de son être, il est bien évident qu’elle n’est, à chaque instant, que ce que Dieu ou la détermine à être ou la laisse se déterminer à être selon qu’il le juge à propos. Et c’est bien la conclusion de Calvin : « Davantage, puisqu’il tient ainsi toutes choses en sa main, il s’ensuit qu’il en a le gouvernement et maîtrise. » De ce point de vue, plus on reconnaît de puissance et de réalité à l’action de Dieu et plus réelles sont les créatures et la spontanéité rationnelle et la force de leur détermination qui sont l’essence de leur liberté. Plus Dieu donne de réalité et d’énergie à la personne qu’il fait subsister et moins celle-ci a conscience d’une contrainte qui empêcherait sa volonté de traduire et d’inscrire dans ses actes le reflet de sa personnalité.

Dans le chapitre XVI du 1er livre de l’Institution, auquel nous reconnaissons une importance principielle, Calvin résume toute sa pensée sur la souveraineté de Dieu dans cette proposition :

« Nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dès le commencement avoir selon sa sagesse déterminé ce qu’il devait faire et maintenant exécute par sa puissance tout ce qu’il a délibéré, dont nous concluons que non seulement toutes créatures insensibles sont gouvernées par sa providence, mais aussi les conseils et vouloirs des hommes : tellement qu’il les dresse au but qu’il a proposé. »

Pour Dieu, il n’y a rien de contingent ni d’incertain, mais il opère toutes choses selon le conseil de sa propre volonté. Ainsi donc, la réalité telle que nous la constatons et telle qu’elle est en effet; avec les liens qui en forment la trame, avec les lacunes, les trous, les déclenchements spontanés qui y introduisent la contingence et la liberté; le monde avec l’ordre de la nature et la diversité infinie de ses changements, l’écoulement toujours nouveau et souvent inattendu de son histoire tant interne et subjective qu’objective, tout ce drame immense avec ses épisodes grandioses ou la banalité des gestes sans grandeur, avec ses épouvantes indicibles et la douceur immense des nuits étoilées, tout ce qui est, en un mot, est une pensée éternelle évoquée à l’existence et maintenue au-dessus de l’abîme du néant, et dirigée vers sa fin par la puissance de celui qui dit, et la chose est, qui commande et elle se soumet à sa voix.

Et maintenant, quelles preuves peut-on apporter à l’appui de ces affirmations?

La vérité religieuse ne se démontre pas comme un théorème de métaphysique spinoziste. De plus, il est difficile de démontrer ce qui de soi est de la nature d’un principe. Or l’indépendance absolue de Dieu à l’égard des créatures et sa souveraineté sur elles est tellement un principe pour Calvin qu’il fait du Soli Deo gloria le critère interne du dogme et qu’il le considère comme la clef de l’intelligence religieuse des Écritures (voir son épître à François 1er, et, dans ses commentaires, l’explication des textes qu’il allègue dans l’Épître au Roi). Or, pour Calvin, nier la souveraineté de Dieu, c’est précisément le dépouiller de sa gloire, en limitant sa puissance; certes, il est très évident que si l’on reconnaît sans restriction que Dieu est absolument indépendant des créatures, il faudra bien concéder que la connaissance qu’il en a ne peut être passive et dépendante d’elles, comme l’est la nôtre. Cette connaissance (et, de notre point de vue, cette prescience) ne peut être qu’originaire et constitutive. Il n’est pas comme l’écolier qui peut épeler un texte parce que ce texte est; Dieu au contraire est comme le poète pour qui le texte est parce qu’il le conçoit et qu’il l’écrit. Les choses sont parce qu’il les préconnaît et il les préconnaît parce qu’il les préordonne et non inversement.

Pour ceux que passionnent l’unité et l’absoluité de la souveraineté de Dieu, ces considérations sont irrésistibles. Mais c’est un fait d’expérience, étonnant pour nous, mais indéniable, qu’elles glissent sur beaucoup d’esprits. Ils n’ont pas fait l’expérience à quoi Schleiermacher réduisait l’essence de la religion.

Calvin invoque l’expérience des consolations qu’éprouvent ceux qui croient à ces choses. Mais précisément, il faut y croire pour faire l’expérience de ce que ces consolations et ces forces ont de divin. C’est tellement vrai qu’un théologien qui ne les connaissait que du dehors s’étonnait qu’une paysanne à qui on portait son mari mort, étendu sur un brancard, trouvât la force de résister au coup qui la frappait, dans la répétition obstinée de la parole de l’Écriture : « C’est Dieu qui l’a fait… » Nous sommes des énigmes les uns pour les autres. C’est ici la ligne de partage des esprits.

Calvin en appelle à l’autorité souveraine de l’Écriture (Inst. I.XVI.5) : « Parce qu’il serait trop long d’amasser toutes les raisons pour rebouter cette erreur, que l’autorité de Dieu nous suffise »; et le réformateur rappelle tous les passages qui attestent, dans la Bible, une providence actuelle, particulière et souveraine de Dieu : le psaume (104 v. 27-30) qui nous montre les créatures défaillantes et retournant à la poussière lorsque Dieu leur retire son souffle; la parole de Jérémie (10, 23) : « Je sais, Seigneur, que la voie de l’homme n’est pas en sa liberté, et que ce n’est pas à lui d’adresser ses pas »; et tant d’autres paroles du Christ et des apôtres, comme l’oiseau qui ne peut tomber à terre sans Dieu, ce Dieu dont saint Paul (Éphés. I, 11) nous dit qu’il opère toutes choses selon le conseil de sa volonté. Faut-il évoquer, avec les disciples en prière, les figures sinistres d’Hérode, de Pilate et les ennemis du Christ rassemblés « pour faire toutes les choses que la main et le conseil de Dieu avaient décidés d’avance » (Act. IV, 28); faut-il rappeler que, d’après l’enseignement apostolique de la Pentecôte, le Christ a été livré selon le dessein arrêté et la prescience de Dieu (Act. II, 23)? Il faudrait un cours entier pour discuter ces textes dont le sens nous semble si évident, à nous. Et d’ailleurs qu’ont fait les « remontrants » de l’autorité formelle de l’Écriture? Au fond, on ne démontre pas les principes, on peut en faciliter l’intuition à ceux que leurs dispositions religieuses prédéterminent déjà à les accepter. On ne peut les démontrer aux autres. Le principe du Soli Deo gloria est de la catégorie de ces vérités dont Jésus disait : qui potest capere capiat (comprenne qui peut).

Mais si, d’autre part, le calvinisme, au nom de la piété, a maintenu contre le déisme, avec une logique inflexible, la souveraineté absolue de Dieu et la dépendance absolue de la créature; s’il a nié farouchement la liberté d’indépendance et la possibilité égale de l’avènement de plusieurs contingents, il n’en affirme pas moins avec la dernière énergie ce qu’on a appelé la liberté formelle et la responsabilité morale qui en résulte, et cela contre le panthéisme déterministe ou fataliste.

Calvin ne veut à aucun prix que la doctrine de la souveraineté de Dieu soit confondue avec le stoïcisme qui lie toutes choses (y compris les volitions humaines), dans un tissu inextricable de causes s’engendrant les unes les autres, et il combat vigoureusement les « mathématiciens », c’est-à-dire les astrologues, parce qu’ils renouvelaient cette erreur. Le déterminisme (qu’il soit mécanique ou dynamiste), la doctrine d’après laquelle la volonté humaine serait nécessairement déterminée par un moment de l’état du monde et dépendrait toujours de cet état n’étant qu’une maille dans la trame des causes, est inconciliable avec la doctrine de Calvin. Inconciliable aussi avec cette doctrine est le panthéisme des « libertins », d’après lesquels il n’y a qu’une cause unique : Dieu, la cause première, traduisant son action dans les volontés individuelles des hommes, ces volontés n’étant plus des causes, mais uniquement des effets. Calvin a rédigé deux traités spéciaux contre ces deux formes du déterminisme : son traité contre l’astrologie judiciaire (1549) et son traité contre la secte fantastique des libertins (1545).

L’originalité du calvinisme, dans cette question, réside justement en ceci, qu’il croit qu’en créant et en créant continuellement, en conservant, Dieu constitue des êtres réels, irréductibles à lui, et que parmi ces êtres il en est qui sont des causes secondes certes, mais des causes efficientes et réelles douées de spontanéité réelle, et que parmi ces causes spontanées, il en est qui sont morales (c’est-à-dire capables de se déterminer elles-mêmes dans leur choix, en vertu d’un jugement de valeur) et dont l’action traduit l’état et la valeur morale de la personnalité qu’est chacune d’elle.

Les causes secondes sont des causes réelles, douées d’une spontanéité rationnelle, réelle; et cela est vrai non seulement eu égard au décret qui leur a décerné l’existence, et à l’acte créateur qui les pose, mais cela est vrai encore eu égard à l’énergie divine qui opère en elles et les applique à l’action :

« Satan et les méchants ne sont pas tellement instruments de Dieu que, cependant, ils n’opèrent aussi bien de leur côté. Car il ne faut pas imaginer que Dieu besogne par un homme inique comme d’une créature raisonnable, selon la qualité de la nature qu’il lui a donnée. Quand donc nous disons que Dieu opère par les méchants, cela n’empêche pas que les méchants n’opèrent aussi à leur endroit » (Opera Calv. VII, 188).

Il importera donc de nous demander quelle est la doctrine calviniste des lois du fonctionnement de la liberté, et quelle idée nous pouvons nous faire des rapports de la souveraineté de Dieu (préordination, gouvernement) et de la liberté de la créature raisonnable, pour établir la responsabilité morale.

Plusieurs s’étonneront peut-être que Calvin ayant écrit outre un traité spécial de servitudine et Iiberatione, un chapitre de son Institution pour prouver que l’homme, par la chute, « a perdu son franc-arbitre sans en avoir rien de reste », nous parlions de la notion de liberté chez Calvin, d’autant qu’il manifeste une certaine aversion pour le mot.

Mais une telle objection repose sur une confusion contre laquelle il importe de se mettre en garde.

La liberté est la forme que revêt tout acte véritablement volontaire. Elle en constitue la nature même. Le franc-arbitre, pouvoir de réaliser l’idéal religieux du bien spirituel et moral, est la matière sur laquelle peut s’exercer, dans certaines conditions, la liberté formelle qui est l’essence de l’acte volontaire. On conçoit très bien que la liberté « matérielle »1 puisse se perdre; que, par un accident dû à un acte libre, la sphère où rayonne l’idéal religieux du bien spirituel puisse devenir inaccessible à l’effort humain, sans que pour cela cet effort perde sa qualité essentielle et spécifique d’être libre.

Et c’est bien l’idée de Calvin. Dans le traité que je citais il y a un instant, il écrit ceci, à propos de l’incapacité de faire le bien (le bien, au sens spirituel qu’il attache à ce mot); après avoir établi que c’est la grâce souveraine de Dieu « qui fait en nous le vouloir et le parfaire » selon la parole de l’apôtre, il dit ceci :

« Mais cependant, il nous faut noter que de nature nous avons en nous élection et volonté. Au reste, d’autant que par le péché, l’une et l’autre est dépravée, notre Seigneur les réforme et les change de mal en bien. Ce donc que nous sommes propres à discerner, à vouloir, à faire ceci ou cela, c’est de don naturel. Ce que nous ne pouvons élire, désirer, ne faire que le mal » — le mal au sens religieux s’entend, qui pourrait revêtir les formes les plus élevées de la vertu humaine — « cela est de la corruption du péché. » (Opera Calv. t. VII, p. 191).

Si, d’autre part, Calvin a marqué une certaine défiance à l’égard du terme de liberté, c’est qu’il avait pour équivalent dans la langue des pères grecs le terme de autexousia : puissance propre. Il craignait que l’image d’un terme pareil fît oublier que la créature dépend totalement du Créateur, et que le pécheur n’est rien et ne peut rien sans la grâce souveraine, mais, nous venons de le voir, il retient la chose et ne refuse même pas de s’accommoder du terme.

Note

1. Matérielle s’oppose à formelle, au sens philosophique des deux mots, comme la substance à la forme, et ne signifie donc pas physique. (Note de l’éditeur.)