Cet article a pour sujet la christologie classique des anciens Conciles qui affirme que le Christ possède deux natures, la divinité et l'humanité, en une même personne, sans séparation, sans division, sans changement et sans confusion.

Source: Christologie - La personne et l'oeuvre du Christ (AK). 12 pages.

Christologie (19) - La doctrine ecclésiastique des deux natures du Christ

  1. Les deux natures en une personne
  2. Les deux natures sont distinguées sans division
  3. Les objections
  4. Pour une christologie normative

Le Concile de Nicée (325) affirma que par sa divinité Christ était « homoousios » au Père. Le Concile de Constantinople (381) énonça que Christ avait une nature humaine complète. Le Concile de Chalcédoine s’occupa de la relation entre les deux natures du Christ. On a défini ces natures comme « sans séparation et sans division » (contre Nestorius), « sans changement et sans mélange » (contre Eutychès). Cette décision fut préparée par la lettre du pape Léon I à Flavien, le patriarche de Constantinople (449).

Nous verrons plus en détail, dans d’autres articles, les débats christologiques qui eurent lieu durant les premiers siècles1.

1. Les deux natures en une personne🔗

Les données bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament concernant la personne du Christ se résument par la doctrine ecclésiastique qui reconnaît en lui une seule personne en deux natures. L’Écriture rend témoignage à un seul Christ. Tout ce qu’il accomplit il l’accomplit en sa qualité de Messie. Ce Messie unique a déjà des prédicats ou des attributs divins et des prédicats humains. Cette union entre le divin et l’humain se retrouve aussi bien dans la personne que dans les œuvres. Il n’existe pas d’œuvre du Christ qui ne soit aussi une œuvre divine. Ce n’est pas un sujet indépendant et isolé qui agit dans le Messie, mais la Parole de Dieu incarnée, assumant la chair humaine, celle de sa mère Marie.

Notre affirmation christologique, tant pour sa divinité que son humanité, signifie que l’union de ses deux natures en une seule personne se fonde d’une part essentiellement sur le témoignage du Nouveau Testament, d’autre part sur la doctrine et la confession de l’Église universelle, qui sont dérivées de la révélation. L’une et l’autre nous déclarent la divino-humanité du Christ, Dieu incarné, assumant pleinement la nature humaine.

Nous ferons attention de ne pas prendre notre départ christologique dans les deux natures considérées isolément, pour les lier ensuite ensemble, par induction. Au contraire, nous partirons de l’unité de la personne de celui que nous confessons qu’il est homme en même temps que Dieu. C’est à partir de l’unité de la personne que nous abordons et expliquons les deux natures distinctes du Christ. L’unité de la personne du Christ se trouve au premier plan de l’Écriture. Gardons-nous d’en tirer la conclusion que la doctrine des deux natures considérées de manière analytique serait moins biblique, car de brèves formules bibliques expriment matériellement la doctrine des deux natures du Christ (Mt 22.42-45; Jn 1.14; Rm 9.5; Ga 4.4; Col 1.13-18; Hé 1.3; 2.14). Le Christ était toujours dans le sein du Père pendant son séjour sur la terre (Jn 1.18; 3.13; 8.58; Col 2.9).

Le terme ecclésiastique « personne » n’a pas le sens moderne et scientifique de personnalité. L’humanité du Christ n’a jamais existé comme une humanité indépendante, mais toujours comme celle qu’a assumée le Fils de Dieu. C’est une des raisons pour lesquelles nous maintenons le terme ancien « d’enhypostasie » de la nature humaine en la personne du Logos. Ce terme ne se trouve ni dans le Nouveau Testament ni même dans les écrits des premiers Pères de l’Église. Il est dû à la plume de Léonce de Byzance et de Jean Damascène. Ces deux théologiens ont cherché à élaborer le plus parfaitement possible la doctrine de l’enhypostasie de la personne du Christ. Le concept doctrinal qu’il exprime décrit la tentative de ces théologiens (postérieurs au Concile de Chalcédoine) de placer la formule chalcédonienne dans le cadre de la pensée aristotélicienne (sous la pression de l’empereur Justinien au 6siècle, qui demandait qu’on mette fin à la controverse monophysite). Ce terme cherche à définir l’union de substance (l’hypostase) qu’une nature peut réaliser avec une autre (la nature divine avec la nature humaine), de sorte que sa particularité (« eidos » en grec) puisse se maintenir intacte. Ainsi, dans le Christ incarné, son humanité personnelle ne fut pas absorbée, mais incluse dans l’hypostase de sa divinité. En utilisant ce terme, ces théologiens ont pensé pouvoir accorder une place plus importante au côté humain de l’œuvre du Christ (chose que n’avaient pas faite, selon eux, l’école alexandrine et sa formule). Léonce a eu recours à une illustration valable pour l’époque, mais non pour la nôtre, en comparant la vie divino-humaine du Christ à l’union du corps et de l’âme.

À présent, il nous est possible de développer l’idée contenue dans ce terme. Nous parlerons de la nature humaine, impersonnelle (ou de « anhypostasie »), ce qui ne veut pas dire que la nature humaine du Christ était incomplète, comme si, par exemple, il n’avait pas eu de conscience humaine ou de volonté humaine. Mais cette notion d’anhypostasie peut se comprendre mieux en rapport avec la naissance virginale du Christ. Le Logos ne s’est pas lié à un homme déjà existant. L’anhypostasie de sa nature humaine est une formule exprimant que le Christ était un homme individuel, se distinguant des autres hommes par certains traits et qualités. Il est le nouvel Adam, le Chef de l’humanité nouvelle. Ainsi, cette formule jette une lumière à la fois sur la réalité de son incarnation (le Christ est homme, sans péché) et sur l’absurde doctrine romaine de l’immaculée conception de la vierge Marie.

Lors de son incarnation, le Christ a pris sur lui, dans une union totale, non pas une personne déjà existante, mais la nature humaine générique, impersonnelle. On serait en droit de demander comment, naissant de la race humaine, le Christ fut exempt du péché originel. La réponse est que le péché et la faute ne s’attachent pas à la nature humaine en général, mais à des hommes particuliers, tous issus d’Adam. En outre, si Jésus n’était pas né d’une vierge, mais, selon la voie normale, d’un père et d’une mère humains, nous aurions parfaitement raison de penser qu’il prit sur lui, en parfaite union, une personne déjà existante. Puisqu’un être nouveau possédant un corps et une âme issus d’un couple est une personne humaine, parce que le Christ n’a eu qu’une mère humaine, mais pas de père, il a uni à sa nature divine non pas une personne déjà existante, mais « la nature humaine impersonnelle », dans laquelle il pouvait néanmoins faire l’expérience complète de l’humanité. Le péché originel ne s’attache donc pas à sa nature humaine. Et c’est précisément cette réalité-là qui nous permet de réfuter la thèse selon laquelle la mère humaine de Jésus devrait, elle aussi, être exempte du péché originel afin de pouvoir donner naissance à un être sans péché.

Soulignons encore le fait que l’existence humaine du Christ isolée de sa divinité n’a jamais existé. Le Christ n’a jamais accompli d’œuvre humaine qui n’a été aussi, comme telle, l’œuvre du Fils de Dieu. Ces œuvres sont toutefois des œuvres entièrement humaines, car son humanité est une humanité totale. Nous ne parlons pas de l’anhypostasie de la nature humaine du Christ pour faire absorber l’humanité du Christ par sa divinité. Le Christ continue pour toujours à être Dieu et homme, en deux natures distinctes et une même personne. Le reconnaître comme tel nous permet de dire, suivant la nature dont nous parlons, qu’il est infini ou limité, qu’il est omniscient ou que sa connaissance est limitée. Dans cette personnalité composite, il a été, d’une part, selon la chair, de la généalogie de David, mais d’autre part déclaré Fils de Dieu par l’Esprit de sainteté (Rm 1.3-4). L’Écriture affirme de lui qu’il est le Fils de David, mais également le Seigneur de ce dernier; il est né comme un enfant, et pourtant, il est l’Ancien des jours; fils de Marie, mais encore Dieu, au-dessus de tous, éternellement béni.

Durant l’exercice de son ministère terrestre, il peut éprouver la lassitude, et pourtant, il continue de soutenir toutes choses par le pouvoir de sa Parole. Il ne peut rien faire sans le Père, mais rien de ce qui a été fait ne l’a été sans lui. Chair de notre chair, os de nos os, il peut se prévaloir de son égalité avec Dieu. Il prend la forme d’un humble serviteur, mais dans sa forme naturelle, il est Dieu. Si, comme tout enfant, il croît en stature, il reste cependant le même hier, aujourd’hui et éternellement. Il est né sous la loi et il observe les commandements; mais avec une autorité qui surprend et dont il est réellement investi, il donne une nouvelle loi, supérieure à l’ancienne; il se déclare Maître de la loi et du sabbat; il est supérieur au Temple. Son âme sera troublée jusqu’à la mort; pourtant, il est le Prince de la paix. Sur ordre du gouverneur romain, il sera mis à mort; mais ce dernier ne détient aucun pouvoir qui ne lui soit donné par le Roi des rois. Il est reçu dans le ciel et disparaît à jamais des yeux des disciples; pourtant, ses disciples sont assurés de sa présence quotidienne jusqu’à la fin des temps. L’Évangile le décrit donc tantôt comme divin tantôt comme humain, non pas pour affirmer une nature au détriment de l’autre, mais parce qu’il reconnaît en lui ses deux natures en une seule personne, Dieu incarné, dont la vie terrestre n’a été qu’un épisode dans l’existence de l’être divin, de la seconde personne de la Trinité ontologique.

Les deux natures du Christ sont tellement unies que leurs propriétés ou la particularité de l’une et de l’autre peuvent être attribuées à toute sa personne. Parce que nous reconnaissons la même personne lorsque nous l’appelons Jésus ou Christ, Dieu ou Fils de l’homme, il est parfaitement légitime de dire que Jésus a souffert ou que Dieu a souffert, que Jésus prit la place de l’homme sur la croix ou que ce fut Dieu. Pourvu, bien entendu, que nous n’y mettions pas toute la Trinité ontologique, mais seulement la deuxième personne de la Trinité. Dans l’Écriture, les attributs et la puissance de l’une ou l’autre nature sont attribués à la même personne, au Christ. Inversement, les œuvres et les particularités du Christ unique sont attribuées soit à sa nature divine, soit à sa nature humaine. D’après ce principe, ces deux natures ont été organiquement et indissolublement unies en une seule personne. L’Écriture dit, par exemple, que les pécheurs ont crucifié le Seigneur de la gloire (1 Co 2.8). Paul se réfère à l’Église du Seigneur, qu’il a rachetée par son propre sang (Ac 20.28) et déclare qu’il n’y a qu’un seul Médiateur entre Dieu et l’homme, Jésus-Christ (1 Tm 2.5). Mais ailleurs, il est déclaré que ceux qui l’ont percé, c’est-à-dire les pécheurs, le verront, ce qui sous-entend sa victoire finale (Ap 1.7).

Nous avons passablement insisté sur le fait que ce ne fut pas à un homme déjà existant que s’est uni la deuxième personne de la Trinité, mais à la nature humaine générique et impersonnelle. Cette nature n’avait pas de personnalité en dehors de la nature divine; elle prit conscience et trouva sa personnalité dans son union avec le divin. Dans cette union, la nature divine a été fondamentale et elle a contrôlé la nature humaine, ce qui est toute autre chose qu’une personne humaine divinisée. De son plein gré, Dieu s’est humilié et abaissé jusqu’au niveau de l’homme, afin de partager avec nous toutes les expériences humaines qui nous sont communes. La nature divine du Christ a précédé sa nature humaine, bien que l’une et l’autre aient contribué à posséder leurs propres attributs distincts (ou leurs propriétés) et accomplir les fonctions qui leur sont propres.

En traitant des deux natures du Christ, nous devons garder à l’esprit l’unité de sa personne. Quoiqu’il soit vraiment Dieu, comme Dieu le Père, et vraiment homme, comme chacun de nous, dans le Nouveau Testament Jésus-Christ parle invariablement de sa personne comme d’une personnalité unique. Jamais les pronoms « je », « tu » ou « il » n’ont été employés pour distinguer entre sa nature divine et humaine, ainsi que c’est le cas pour distinguer les trois personnes de la Trinité. Jamais le Christ n’a recours au pluriel pour parler de sa personne. La distinction réside dans le fait que les différents membres de la divinité possèdent une individualité de substance, avec pouvoir de conscience et de volonté.

Quant à la nature humaine du Christ, elle n’a pas de personnalité distincte. Tout au long du Nouveau Testament, Jésus est présenté comme la personne divine vivant et mourant dans la chair. Et c’est de cette personne unique que sont affirmés la naissance, la croissance, la vie et la mort, l’éternité, l’omniscience, la toute-puissance et tous les autres attributs soit humains soit divins.

L’expression « Marie mère de Dieu » (en grec « théotokos ») peut être retenue; elle est correcte à condition qu’on sache de quoi on parle. Le concile qui l’a retenue n’a pas voulu fonder une doctrine mariologique, mais rendre plus claire la doctrine christologique. Pourtant, à cause de l’abus auquel cette expression a donné lieu, il est préférable de ne pas y avoir trop recours.

Il était nécessaire que le Rédempteur des hommes fût divin et humain. Humain pour prendre réellement la place de l’homme et souffrir à sa place. Divin pour être en mesure de supporter la colère de Dieu, afin que la valeur de sa souffrance et de sa mort soit infiniment grande. Grâce à son humanité, sa souffrance est possible, mais sa divinité accorde toute la valeur requise à cette souffrance. Si le Christ n’avait été que purement humain, même exempt de péché, il n’aurait pu payer la rançon nécessaire pour la délivrance des hommes. Possédant ces deux natures en une parfaite union et harmonie, l’expiation a été rendue possible, méritoire et satisfaisante pour le salut des élus qui mettent en lui leur confiance. En outre, parce que la race humaine est déchue à cause de la chute d’un seul homme, le Christ a agi en sa qualité de deuxième représentant du genre humain, comme le Chef inclusif de l’humanité nouvelle.

2. Les deux natures sont distinguées sans division🔗

Les deux natures, humaine et divine, du Christ demeurent distinguées, sans changement dans la réalité du Christ vivant, comme elles demeurent sans séparation et sans division.

Plus loin, nous examinerons plus en profondeur la décision du Concile de Chalcédoine2. Ce concile enseigne d’abord que les deux natures de Christ continuent à être distinguées essentiellement. Cela est conforme à l’Écriture pour qui notre salut dépend du Christ essentiellement Dieu et essentiellement homme. Nous avons déjà parlé des nombreux passages bibliques traitant des limitations humaines de Christ, de son ignorance, de sa vie par la foi, de sa tristesse, de la restriction de sa puissance. Christ ne peut dire qu’après sa résurrection qu’il a reçu toute la puissance dans le ciel et sur la terre (Mt 28.18; Lc 24.19). Alors, il reçoit comme Médiateur la gloire qu’il avait auparavant en tant que Fils (Jn 17.5) et il en fait participer sa nature humaine. Par sa résurrection, Christ est également devenu le Seigneur de toute chose d’après sa nature humaine (Mt 28.18; Ph 2.9; Col 2.10; Hé 2.7-8).

D’autre part, il faut aussi reconnaître que la nature divine de Christ n’a pas subi un changement essentiel selon la Bible. Christ est omniprésent d’après sa nature divine. Notons bien que cette pensée se fonde sur la Bible. L’idée enseignée par toute l’Église ancienne et défendue par Calvin n’est pas une conclusion d’une notion aristotélicienne d’immutabilité de Dieu. Elle est la conséquence de ce que la Bible nous dit de l’omniprésence essentielle de Dieu. Parce que la Bible enseigne la véritable divinité de notre Sauveur, vérité d’importance primordiale pour notre rédemption, nous devons confesser que notre Sauveur ne nous a pas seulement quittés le jour de son ascension d’après sa nature humaine, mais aussi qu’il reste toujours sur la terre d’après sa nature divine, ce qui ne veut naturellement pas dire que nous ne soyons en communion qu’avec sa seule nature divine. Nous vivons en communion avec sa personne, qui est aussi le sujet de la nature humaine, maintenant à la droite de Dieu.

Cette doctrine de la présence de la nature divine de Christ en dehors de sa nature humaine est souvent appelée « l’extra calvinisticum », parce qu’elle fut rejetée par les luthériens. Cette pensée de « l’extra calvinisticum » n’enlève rien au fait que les réformés reconnaissent que la plénitude de la divinité habite corporellement en Christ (Col 2.9). Pour eux aussi, l’on doit chercher Dieu uniquement en l’homme Jésus-Christ. C’est là que Dieu veut se révéler. Dieu est avec nous par l’homme Christ. Le nom d’Emmanuel a été donné en vue de l’incarnation. Cependant, bien que les réformés aient vu l’importance de reconnaître que toute la plénitude de Dieu habite en l’homme Jésus-Christ, il était nécessaire pour la foi de rejeter la conclusion d’une divinité de Christ en dehors de son humanité. Ils croient que Dieu est vraiment venu en Christ. Le Logos est demeuré tel, quand la nature humaine restait une nature humaine limitée. Aussi les réformés n’ont-ils pas voulu l’enfermer dans la nature humaine qu’il a prise.

Il ne faut pas oublier la distinction permanente entre les natures de Christ; pas davantage négliger la communion entre elles. C’est la seule personne de Christ qui est le sujet des deux natures. Il faut donc attribuer à cette personne aussi bien les qualités divines que les qualités humaines. C’est pourquoi la Bible le désigne tantôt par des prédicats divins, tantôt par des prédicats humains. L’Écriture peut dire que le Fils de Dieu est mort (Ac 20.28; 1 Jn 1.7; 4.9-10) et aussi que l’homme Jésus existe de toute éternité; il est descendu du ciel (Jn 3.13, etc.).

Cette attribution de deux sortes de propriétés, de noms et d’actes à la seule personne de Christ n’est pas une simple figure de style. Cette personne est vraiment le sujet de ces propriétés. Les natures demeurent donc distinctes, mais elles ne sont jamais séparées. Elles n’ont qu’un seul sujet et elles existent en une communion indissoluble. C’est pourquoi il est interdit d’isoler la qualité d’une nature de celle de l’autre. On ne doit pas réfléchir à la nature humaine de Christ sans tenir compte du fait qu’il s’agit de la nature humaine du Fils de Dieu, en communion avec la nature divine.

D’autre part, nous avons aussi fait la remarque que l’on doit certes dire que la nature humaine de Christ est liée à un certain endroit tandis que sa nature divine est omniprésente, mais qu’il faut tenir compte du fait que le Logos omniprésent est le Logos fait chair. Christ n’est plus corporellement sur la terre, mais nous ne détachons pas de sa nature humaine notre communion avec lui. La communion entre les deux natures de Christ n’a pas un caractère statique, mais elle est d’une nature dynamique. Il s’agit de la communion des deux natures du Christ vivant et agissant. Les qualités de la seule personne de Christ se révèlent par ses actes. Vivant et agissant, Christ est Dieu et homme sans séparation et sans division. Il agit toujours dans la communion de ses deux natures. Nous pouvons donc aussi parler avec la dogmatique ancienne de la « communicatio apotelesmatum » (ou « operum », des résultats). Il s’agit dans cette communication des œuvres de la même réalité que dans celle de la communication des propriétés ou « idiomatum » : la communion des deux natures dans la réalité vécue du Christ. Christ est une seule personne. Nous n’avons donc pas le droit d’isoler quelque acte de Christ que ce soit, de sa nature divine ou de sa nature humaine.

Seul le Christ accomplit toutes ses œuvres médiatrices d’après ses deux natures. Toutes les œuvres de Christ ont un caractère divino-humain. La divinité et l’humanité accomplissent toutes les deux la tâche qui leur est propre. Mais le résultat en est cependant une unité indivisible, parce que toutes ces œuvres sont les œuvres d’une seule personne. Il est donc interdit de dire que Christ fait telle œuvre seulement d’après sa nature humaine et telle œuvre seulement d’après sa nature divine, de sorte que la nature humaine comme telle ou la nature divine comme telle devient le sujet de ces œuvres. Le sujet des œuvres médiatrices de Christ est toujours le seul Christ qui est Dieu et homme en unité indivisible et inséparable. Des œuvres dont seulement l’humanité de Christ serait le sujet ne peuvent pas nous sauver, pas davantage que des œuvres dont seulement la divinité de Christ serait le sujet.

On trouve bien partout dans le Nouveau Testament des indications qui nous désignent que c’est l’humanité de Christ qui se montre surtout par telle œuvre ou sa divinité qui se fait surtout apercevoir par telle autre œuvre. Mais il ne s’agit jamais dans ces cas d’une humanité isolée ou d’une divinité isolée. Nous avons déjà dit qu’une humanité indépendante de Christ n’existe pas. D’autre part, le Fils de Dieu est vraiment devenu homme, de sorte qu’il ne peut plus agir isolément selon sa nature divine. La souffrance de Christ était une souffrance humaine. Toutefois, elle n’était pas la souffrance d’une nature humaine isolée de la divinité. C’est précisément parce que celui qui est mort pour nous était Dieu et homme en une seule personne que la souffrance de Christ a pu avoir cette puissance infinie, cette puissance rédemptrice.

Cette communion des deux natures est aussi importante pour notre prière à Christ. La raison de notre adoration du Christ ne peut pas être dans sa nature humaine. Elle doit se trouver uniquement dans sa nature divine. La divinité de Christ n’est cependant pas une divinité isolée, mais elle est la divinité de celui qui est inséparablement et indivisiblement Dieu et homme. C’est pourquoi nous ne pouvons pas détacher notre communion avec la personne de Christ dans la prière de son humanité. Celui à qui nous nous adressons par notre prière est celui qui nous comprend, parce qu’il a été tenté comme nous en toutes choses (Hé 4.15); il peut venir à notre secours, parce qu’il a été rendu semblable à ses frères en toutes choses (Hé 2.14). Il faut éviter aussi bien la déification d’une créature que le nestorianisme.

3. Les objections🔗

Un grand nombre de critiques se sont fourvoyés dans leur examen et leur appréciation de la doctrine des deux natures du Christ. Ils ont fondé leurs conclusions sur l’idée que le Christ était ou bien divin, ou bien purement humain. Qu’il soit une personne avec deux natures leur est incompréhensible, donc inadmissible. Ainsi, dès le départ, ils se sont offert le luxe d’un dilemme insoluble. Or, toute la tradition biblique et ecclésiastique rend témoignage à un Jésus divin et humain, intensément, suprêmement surnaturel et possédant pourtant une nature humaine parfaitement normale. La critique a séparé les éléments surnaturels des éléments naturels que nous découvrons dans l’Évangile. Elle attribue la présence d’éléments surnaturels à une couche ultérieure de la tradition ecclésiastique, celle qui serait venue s’ajouter à la couche première, constituée par les éléments naturels. Les couches surnaturelles ne seraient que résidus de légendes et de mythes. Mais qu’il soit dit avec force que la critique historique n’a aucune légitimité propre. Elle ne se fonde pas sur une étude textuelle, historique, mais sur des raisonnements et des a priori. Elle procède à partir d’une hypothèse philosophique d’après laquelle le surnaturel serait non seulement impossible, mais encore incompréhensible et impénétrable (la distinction kantienne entre les domaines nouménal et phénoménal).

Or le Jésus simplement ou purement humain de la critique moderne s’adapte aux présupposés personnels de la critique. Il cadre harmonieusement avec son jugement (jugement de valeur et non étude scientifique ou théologique). Pourtant, la réalité est tout autre. Une telle approche critique et historique n’a pas la moindre parcelle de preuve historique. Pour commencer, la critique n’a aucun droit de décider sur le terrain du Nouveau Testament de la présence du surnaturel ou de sa légitimité. Sa tâche essentielle est de procéder par une étude textuelle du Nouveau Testament autant que par une étude historique. Si elle se veut scientifique, la critique devrait commencer de cette manière objective et impartiale.

Pour le Nouveau Testament, il n’y a pas la moindre hésitation. Le surnaturel existe; les disciples l’ont rencontré. Et, en témoins qualifiés et plénipotentiaires, ils lui rendent un témoignage authentique, légitime et, de surcroît, authentifiable. Ce ne sont que des vues philosophiques et des présuppositions de nature religieuse anti-surnaturelles qui arbitrairement rejettent, et non de manière scientifique, l’élément surnaturel présent sur les pages du Nouveau Testament. Ceux qui cherchent à opérer un tri entre certaines affirmations de la tradition biblique et ecclésiastique en soulignant exclusivement l’humanité de Jésus, et ceux qui vont dans le sens opposé en soulignant exclusivement sa divinité tombent tous dans l’erreur que condamnent à la fois le Nouveau Testament et la doctrine ecclésiastique des deux natures du Christ. Les uns ont confondu les deux natures, de sorte qu’ils produisent une troisième nature, hybride, mi-divine, mi-humaine (Eutychès); les autres les ont tellement séparées qu’ils ont attribué au Fils de Dieu incarné deux personnalités (Nestorius).

La doctrine des deux natures unies en une seule personne est la clé qui ouvre les trésors de l’enseignement biblique concernant la personne du Christ. Elle permet au lecteur de classifier les déclarations de l’Écriture en un système totalement cohérent et intelligible. Selon Benjamin B. Warfield :

« La doctrine des deux natures offre la seule solution possible aux énigmes de l’existence historique du Sauveur. […] Elle ne nous parvient pas comme une hypothèse; elle est l’assertion des premiers confesseurs de la foi pour qui le Christ est Seigneur. Plus encore que le témoignage des premiers disciples, il est le témoignage du Christ rendu à sa propre personne. On peut le rejeter si l’on veut, mais en rejetant le seul vrai Jésus en faveur d’un autre qui pourtant n’en est pas un, on s’offre une création purement fantaisiste, sans chair ni os. Il est impossible de le cerner, encore moins de l’adorer. L’alternative se trouve entre le Christ historique des Évangiles avec ses deux natures en une seule personne ou bien la plus grande duperie historique de tous les temps.3 »

Ailleurs, le même auteur écrivait :

« Concernant le portrait néotestamentaire de Jésus, nous voyons qu’il ne représente pas un être purement humain, bien qu’il le soit, mais le portrait de celui qui est l’épisode humain dans la vie divine. Il est lié non seulement aux événements surnaturels ou colorés de surnaturel, mais cet élément est la substance même de cette figure historique. L’éliminer reviendrait à évaporer le tout. Le Jésus du Nouveau Testament n’est pas purement humain, même si on affirmait de lui qu’il fut divinement doué. Il est Dieu, séjournant parmi les hommes, pour un temps limité de l’histoire humaine. Le ciel le surplombe non seulement lors d’un incident isolé, à sa naissance par exemple, mais encore tout au long de son ministère de Fils de Dieu incarné. Or, il est certain que le surnaturel que reflète son portrait est une offre extrême à celui qui s’y oppose.
Tous ceux qui, depuis plus d’un siècle, s’acharnent contre le surnaturel ont pourtant toutes les peines du monde à reconstituer une image dite historique de Jésus. Par désespoir, certains sont allés jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas eu de Jésus historique; que le christianisme n’a jamais eu de fondateur et que, non seulement le portrait de Jésus, mais Jésus en personne n’a été que la projection de certaines idées et de rêves apparus ultérieurement. Mais leur agression ne visait pas tant l’élimination de Jésus que celle du Jésus présenté sur les pages de l’Évangile. Ainsi, ils pourraient à loisir reconstituer une figure dénaturalisée (démythologisée) de ce Jésus.4 »

Certes, l’étude des rapports entre les deux natures du Christ nous met en présence d’un mystère insondable. Il fait partie de ces mystères dont la révélation biblique nous a rendu les témoins privilégiés. L’Écriture n’élude pas le mystère. Elle ne l’élucide pas non plus systématiquement. Le Christ fut une personne absolument unique. Malgré toutes les études entreprises au cours des siècles, sa personnalité demeure un mystère, peut-être plus grand encore que celui de la Trinité. Il suffit de savoir que ce mystère s’offre à notre foi sur les pages de l’Écriture. Nous n’avons pas à aller au-delà de celle-ci. Même l’union matérielle et spirituelle de notre propre personne échappe à notre entendement. À plus forte raison, nous avons de la peine à comprendre les attributs de Dieu. Mais les faits essentiels sont parfaitement intelligibles par la foi.

La deuxième personne de la Trinité a ajouté à sa nature divine une nature humaine parfaitement normale. Sa vie terrestre s’est déroulée dans un cadre soumis aux limitations humaines; il est resté durant tout ce temps Dieu manifesté en chair. Son action dans la chair n’a jamais débordé les limites de ce qui convenait à la divinité incarnée. Tout ceci a été fait afin que la nature de l’homme puisse vivre l’obligation face à la loi de Dieu et que Jésus-Christ, en tant que Substitut, subisse la condamnation que mérite le pécheur et achève ainsi notre rédemption. Ajoutons encore à ceci la remarque que le Christ n’a pas seulement eu ses deux natures pendant sa vie terrestre. Il reste homme encore aujourd’hui, au ciel, parce qu’il est vraiment devenu comme l’un des nôtres. L’incarnation n’a pas été une théophanie comme celles qui sont décrites dans l’Ancien Testament. Jésus est vraiment homme comme il est vraiment Dieu.

4. Pour une christologie normative🔗

La théologie réformée orthodoxe commence par la Trinité ontologique et son œuvre de rédemption afin de préciser les contours de sa christologie. Dieu le Père, Fils et Saint-Esprit. Dans la pensée populaire, comme dans les christologies inférieures, il semble que le terme de Dieu soit uniquement réservé au Père, d’où une subordination implicite, voire explicite, qui accorde un statut mineur et presque vice-présidentiel aux deux autres personnes de la Trinité.

À moins de commencer avec la Trinité ontologique et le décret souverain et secret de Dieu comme facteur déterminant de toute l’histoire, nous courons le risque de détruire et le temps et l’éternité. En évitant le concept biblique de l’éternité et de la Trinité ontologique, la néo-orthodoxie finit par refuser d’accepter la vraie histoire, laquelle devient simplement temps-histoire. Elle cherche à se réfugier là où vont les vieilles lunes du supra-historique, qui finissent en un relativisme total. La christologie ne peut pas exister dans le vide. Autrement, elle devient anthropologie déguisée et évasion de tout discours théologique. Ceux qui insistent pour une théologie christocentrique ne font, en réalité, que préparer et effectuer cette même fuite. Nous resterons sur la ligne de la christologie de Chalcédoine. La deuxième personne de la Trinité ontologique est le Christ, vrai Dieu et vrai homme. Sa nature divine et sa nature humaine étaient en union plutôt qu’en confusion : deux natures sans confusion ni mélange, sans séparation ni division. La réalité de l’éternel et du temporel est alors ainsi maintenue.

Le premier est prioritaire et indépendant du second, mais le temporel, lui aussi, est réel par le conseil secret de Dieu. Parce que le temps est réel et la chute réelle, l’incarnation est nécessaire pour amener l’homme vers Dieu et vers sa responsabilité en tant qu’être créé à l’image de Dieu. Le sens du temps doit être vu à la lumière du plan de Dieu; par conséquent, l’histoire ne peut avoir de signification si ce n’est que comme accomplissement du conseil de Dieu en tant que Rédempteur et Médiateur.

Le Christ délivre l’homme de l’insignifiance relativiste et le ramène à sa relation initiale avec Dieu. En tant que Prophète, il le réinstalle dans la vraie connaissance. En tant que Prêtre, non seulement il fait l’expiation et intercède, mais rétablit la connaissance, laquelle fondamentalement est une question éthique. Comme Roi, il nous soumet pour nous donner la véritable connaissance et nous assoit dans notre rôle « royal ».

Plus près nous serons du point de départ, c’est-à-dire de l’Écriture et de l’ontologie trinitaire, plus notre philosophie et notre théologie dépendront de la formulation chalcédonienne. La doctrine de la Trinité exige une haute christologie, rien de moins que celle de Chalcédoine. Elle accorde la validité au temps et à l’éternité sans faire d’eux des concepts isolés. Là où nous trouvons le concept de la nouvelle orthodoxie, il est impossible de maintenir l’unité et l’individualité de l’être; le temps et l’éternité sont séparés. Alors la théologie s’égare dans l’une des trois directions possibles.

Soit l’éternité seule est considérée comme réelle, et l’historique est nié; soit le temps seul est réel, et alors tout est réduit à un relativisme; soit encore on tente de faire fusionner le temps et l’éternité pour échapper à la tension, en forgeant le concept du supra-historique. Mais ces trois directions n’ont plus besoin de médiation parce qu’il n’y a pas deux sortes de réalités : la réalité créée et la réalité incréée. Il n’y a pas de temps contre l’éternité, pas de Dieu en soi, souverain, contre la créature. Une christologie de cette nature commence par elle-même et finit en elle-même. Elle ne mène nulle part. Il n’est pas étonnant qu’elle devienne anthropologie ou anthropocentrisme. Il n’y a aucune référence ni au Dieu biblique, ni à l’homme biblique, ni même au Jésus de la Bible. Tout s’opère dans un néant dit existentiel.

Nous ne pouvons donc faire autrement que de revenir constamment à la christologie solide ayant fait ses preuves et ayant résisté, durant plus de quinze siècles, aux attaques les plus virulentes, sans pourtant s’user et s’affaiblir. Les décisions christologiques de 451 à Chalcédoine ont été d’une importance capitale pour la foi et le témoignage de l’Église. En dépit de ses énoncés dont la forme reste nécessairement négative, « ni contusion, ni mélange, ni séparation, ni division », Chalcédoine eut comme but le respect du mystère de la personne du Christ telle que l’Écriture la dévoile aux regards de la foi.

Selon le professeur Berkouwer, ces quatre énoncés négatifs font la richesse et non la pauvreté de l’Église. Nous n’y avons pas d’explication logique, car jamais le dogme n’est une explication rationaliste. Mais Chalcédoine n’est pas le point final, et il convient de ne pas vouloir à tout prix tirer des conclusions logiques qui risquent de nous éloigner du mystère que nous devons laisser intact. Sans nul doute, Dieu a pénétré notre monde. Aussi pouvons-nous nous fier aux décisions de Chalcédoine. Il existe des mystères qui dépassent notre intelligence; c’est pourquoi la Réforme n’a pas apporté une plus grande lumière sur ce point.

De nos jours, ce qui est important pour l’Église, c’est sa confession de foi et non les divers courants théologiques qui peuvent la renverser. Mais il convient d’éviter de trop rationaliser cette confession ancienne, tout en gardant à l’esprit que, chaque fois que l’Église a voulu s’écarter de la décision de Chalcédoine, elle a couru des dangers mortels. Nous ajouterons avec Berkouwer qu’il existe encore une instance plus grande que la confession : l’Écriture. On peut se demander alors ce que signifie le développement du dogme ecclésiastique, car progrès ou pas progrès, il faut que le dogme reste assujetti à l’Écriture. Notre salut ne se trouve pas dans un système fermé de dogmatique, mais dans l’offre claire et ferme que nous trouvons sur les pages de la révélation scripturaire. Le progrès dans la connaissance ne doit pas signifier régression par rapport à l’Écriture, comme ça a été le cas dans l’Église romaine. La théologie n’est pas autorisée à dire des nouveautés pour l’amour de la nouveauté. L’idéal n’est pas le progrès pour le progrès, mais ce qui exprime le mieux la pensée de Dieu et montre surtout un plus grand attachement de l’Église à la Parole divine.

À chaque époque, l’Église se trouve confrontée à des problèmes nouveaux. Elle doit être prête à formuler sa foi en la vérité ancienne, de manière à parer aux attaques et à éviter les hérésies. Il faut comprendre la vérité de Dieu dans une nouvelle situation. À travers les conflits, sous la direction de l’Esprit, l’Église pourra être plus consciente et plus mûre dans sa foi. L’Écriture est toujours plus riche que les décisions ecclésiastiques. Cependant, Chalcédoine ne présente pas uniquement des énoncés négatifs. Nous y trouvons aussi des affirmations positives. Il y est question de « Jésus-Christ, Fils de Dieu, consubstantiel avec Dieu et avec l’homme ». À Chalcédoine, il y eut recherche biblique. Même si nous cessions de considérer Chalcédoine comme un point final pour le débat christologique, nous ne pouvons que nous incliner devant ce remarquable exemple de fidélité à l’Écriture.

La christologie biblique tient sa signification du décret éternel. Les christologies modernes utilisent le nom du Christ pour s’attaquer à Dieu, au Dieu trinitaire. Mais nous terminerons par la constatation suivante : C’est une étrange mystique, celle qui mène à la conclusion que Dieu n’est plus Dieu, que l’homme a cessé d’être l’homme et que le Christ n’est plus le Christ… Pour nous, le seul terrain pour formuler une doctrine biblique de la personne du Christ reste le concept de la Trinité en soi.

Note

1. Voir ma série d’articles intitulée Les débats christologiques anciens.

3Christology and Criticism, p. 309.

4Christology and Criticism, p. 169.