Cet article a pour sujet la nature de l'expérience chrétienne qui est une relation vivante avec Dieu, dans la piété en communion avec lui, par la foi en Christ, scellée par le témoignage intérieur de l'Esprit. Jean Calvin en a donné une excellente description.

Source: Essai sur le Saint-Esprit et l'expérience chrétienne. 19 pages.

La nature de l'expérience chrétienne

Ce serait une gageure que de ramener toutes les gammes de l’expérience chrétienne à une seule et d’en proposer une interprétation unique.

Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué la possibilité d’une expérience mystique qui pourrait n’être que d’origine démoniaque. C’est le cas pour toutes les variétés de l’expérience religieuse païenne. Inversement, des expériences peuvent s’éprouver même par ceux qui ne souscrivent pas à une croyance religieuse spécifique. Nous avons déjà suffisamment insisté sur le fait que la norme de toute expérience authentiquement chrétienne sera la révélation écrite, aussi nous n’y reviendrons pas.

Cherchons cependant pour commencer à établir une distinction. Aux yeux de certains, on peut croire en Dieu en dépit de toute expérience, du fait que nous marchons non par la vue, mais par la foi (2 Co 5.7). Cette opinion oublie cependant qu’en partie au moins nous « voyons » (1 Co 13.12); en outre, elle semble ne pas tenir compte que même le marcher par la foi revient à faire une expérience. Même le sentiment de l’absence de Dieu peut devenir une expérience. Comment chanterons-nous les chants du Seigneur dans une terre étrangère? (voir Ps 137.4).

Bien entendu, ces deux points de vue considèrent leur objet à partir d’une philosophie différente de l’expérience religieuse ou chrétienne. L’un la définit strictement en termes d’événement particulier et souvent dramatique que l’on a connu personnellement. Ici, il conviendrait de l’assimiler à une conception mystique dont nous avons déjà donné une brève, mais suffisante explication. Le second point de vue définit l’expérience religieuse plus généralement en termes d’attitudes de celui ou de ceux qui restent ouverts à l’intelligence de leur totalité de leur expérience, celle de leur vie et de leur univers ambiant de manière toute religieuse, même si l’événement, ou des événements, ne sont pas nécessairement produits dans un cadre religieux.

Nous sommes rappelés que la méditation et la réflexion sur l’expérience ont tenu une part importante dans les définitions du dogme christologique et du dogme trinitaire dans l’Église primitive. D’autre part, il est souligné que des courants modernes, tels que celui de la spiritualité dont le pentecôtisme est assurément le représentant le plus caractéristique à l’heure actuelle, de même que l’intérêt récent pour la contextualisation de l’Évangile, voire pour les diverses théologies dites de la libération, sont tout au moins en partie des protestations contre une théologie qui se serait divorcée de l’expérience concrète, du fameux « vécu », « schibboleth » chéri de certains théologiens modernes.

Nous convenions que le Nouveau Testament expose non moins vigoureusement et clairement que l’Ancien Testament la foi en l’Évangile comme une expérience qui ne se borne pas à croire de manière cérébrale, mais qui est vécue et mise en pratique concrètement et quotidiennement. Ce sont des tests à la fois relevant de la doctrine et ressortissant de la morale qui éprouvent l’authenticité de la marche chrétienne. L’amour, la vérité, l’unité dans la communion, voilà les signes tangibles d’une expérience chrétienne qui ne laisse subsister aucun doute quant à l’authenticité de la foi professée.

Avant d’exposer notre conception de l’expérience chrétienne, offrons ici une nouvelle définition complémentaire de la spiritualité. Le terme est passé en vogue seulement durant notre siècle. D’origine catholique française, les milieux protestants s’en servent également pour décrire la vie intérieure chrétienne. Le terme n’a aucun équivalent dans l’Écriture et l’idée n’est pas apparue avant le 18siècle. Il a plusieurs acceptions, suivant que l’on s’en sert dans des milieux chrétiens ou dans les disciplines scientifiques extrachrétiennes.

Pour la première acception, le terme implique la relation entre la personne dans son entier et le Dieu très saint se révélant dans les deux Testaments, mais suprêmement en la personne de Jésus-Christ. La relation a commencé lors de la création, fut rompue par la chute et ne peut se restaurer que par la foi en l’œuvre rédemptrice et réconciliatrice du Sauveur. L’un des multiples signes de la spiritualité chrétienne se trouve en la conformité du cœur avec la confession de foi en Christ, le Seigneur. La spiritualité est assurée par la présence et l’opération du Saint-Esprit (Jn 13.34-35).

Il est opportun de rappeler encore que la spiritualité chrétienne va au-delà des manifestations modernes qui ont trait avec des pratiques et certaines croyances que nous avons placées sous la dénomination générale de pentecôtisme ou de néo-pentecôtisme. Nous le soulignions fortement, la spiritualité, à vraie dire l’expérience chrétienne, est le résultat de l’interaction entre la doctrine, la discipline et la vie cultuelle. Sans épuiser la riche variété du contenu de la révélation, il nous est possible de la qualifier de relation vivante avec Dieu, de véritable expérience du Seigneur divin de nos vies.

Abraham a été appelé l’ami de Dieu, Moïse a vu Dieu en face, David fut appelé l’homme selon son cœur et jouit de l’intimité spéciale du Seigneur. Les prophètes, ses porte-parole, prononcent des oracles inspirés par lui. L’histoire du peuple d’Israël peut se résumer comme étant l’expérience d’une relation qui connaît des heures de gloire, mais qui passe hélas également par des moments sombres, voire tragiques de sa vie nationale et religieuse. Pourtant, à chacune de ces étapes successives, la fidélité permanente de Dieu domine chacune des nouvelles épreuves subies, car il a établi une alliance et il signe un pacte de fidélité perpétuelle, qui est décrite en termes mêmes d’intimité conjugale.

Le Nouveau Testament n’offre pas de description différente de l’expérience spirituelle du nouveau peuple de Dieu. C’est dans cette ligne de pensée qu’il nous faudrait comprendre le témoignage rendu à l’incarnation du Fils de Dieu, la deuxième personne de la Trinité, devenu semblable en toutes choses à nous, hormis le péché. Cependant, l’incarnation n’est pas un simple mystère, aussi grand soit-il, qui ne susciterait que notre étonnement et ne nous inspirerait à l’adoration. L’incarnation vise l’accomplissement d’un acte concret à savoir l’expiation des péchés. Simultanément, par delà le pardon des offenses, elle affirme surtout la victoire de Dieu remportée sur le péché, sur le mal et sur sa conséquence, la mort, la reine des épouvantements.

Jésus-Christ, Dieu et homme, dissipe les ténèbres et écrase les puissances qui les engendrent. Par la foi en lui, son fidèle pénètre dans une communion intime avec Dieu le Créateur, lequel à présent est aussi devenu le puissant Libérateur. Une telle expérience ne se limite pas à la seule dimension terrestre du ministère du Christ. À partir du temporel, elle nous conduit à ce qui est éternel. Le Seigneur ressuscité promet : « Je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28.20). Ainsi, l’expérience éprouvée par les premiers disciples après l’ascension a été aussi réelle que durant son ministère en Galilée. Cette conviction intime explique la hardiesse de leur témoignage et le courage face à la persécution et la mort violente.

Admettons cependant que les théologies en général ne se sont pas préoccupées outre mesure, hormis à de rares exceptions et plutôt du côté des marginaux, de la nature de l’expérience chrétienne. Peut-être faut-il attribuer cette carence à une pudeur excessive de parler de soi, ou bien à la crainte de voir la foi défigurée lorsqu’elle se déplace hors les cadres du discours rationnel!

Cependant, le caractère rationnel de la foi, s’il est bien inspiré, lui servira de « moule » et de « garant », la préservant contre tout abus et la mettant à l’abri de la mystique irrationnelle hérétique et déformante. Cette condition admise, il nous faut simultanément prendre garde à ce que l’orthodoxie ne dégénère pas en une couche sédimentaire d’une foi rigidifiée. Pourtant, des concepts clairement formulés comme aussi des termes précis rendront compte avec une clarté limpide du sérieux indubitable de ce qu’on ressent et de ce que l’on cherche à communiquer. Une théologie partielle et partiale ne s’occupe que d’un aspect isolé de la foi au détriment du reste de ses multiples facettes. Mais il serait préjudiciable à la foi chrétienne en général d’oublier ou même de refuser de reconnaître la nécessité du caractère expérimental de notre foi.

En dépit des malentendus qui entourent la pensée de Calvin, le grand réformateur exprime pourtant une profonde connaissance de la révélation, en affirmant que le seul élément intellectuel conceptuel de la foi ne saurait suffisamment en rendre compte. Cependant, et nous consacrerons plus loin quelques lignes à cette intuition calvinienne de la spiritualité, le grand réformateur a jeté les bases d’une réflexion théologique qui demeure d’une actualité permanente, du fait précisément de son caractère propositionnel, pour reprendre l’idée fondamentale de l’apologétique de Cornelius Van Til. Assurément, ni Calvin ni Van Til ne trouveront de place dans la phalange des théologiens rationalistes et des penseurs abstraits, pas plus d’ailleurs que dans les rangs des fidéistes de tous bords. Il est fort possible que certains successeurs de Calvin n’aient pas usé de son jugement pastoral et qu’ils aient quelque peu durci leurs positions, mais il ne faudrait pas accabler le maître pour les faiblesses ou les défauts de ceux qui, à tort et à travers, se réclament de lui.

Sans la moindre hésitation, on est en droit d’affirmer que l’expérience qu’un fidèle réformé peut et doit faire est aussi réelle, si ce n’est plus réelle et concrète, que celle dont se vanterait le mystique ou le piétiste intégral. Mieux que ceux-ci, il sait éviter toute introspection stérile, afin de faire de son existence une relation concrète avec Dieu, fondée sur la grâce, maintenue grâce à la foi. La théologie biblique ne se contentera jamais d’affirmer des vérités abstraites au sujet de Dieu, sans simultanément associer la vérité à l’action concrète. Nous refusons la formule qui voudrait que « Dieu s’éprouve, mais ne se prouve pas », formule qui n’offre pas de garantie suffisante et adéquate à l’expérience chrétienne. Dieu se sert de la raison pour lui faire saisir sa vérité, pour laisser entrevoir la voie et participer à la vie. On ne prendra jamais assez de précautions pour mettre en garde contre toutes les versions du piétisme mystique. Ce n’est qu’ainsi que nous saurons établir une heureuse harmonie entre orthodoxie et orthopraxie. Écoutons André Schlemmer :

« La religion qui croit cela est-elle sèche, faite de croyance aride et de rigidité morale, ou bien peut-on dire qu’elle comporte les éléments d’un mysticisme, c’est-à-dire : un contact direct de l’âme avec Dieu; une clairvoyance des choses invisibles; une méthode de sanctification; des grâces extraordinaires?
Si cet ensemble mérite le nom de mysticisme, le christianisme réformé est, comme le christianisme évangélique qu’il veut se borner à reproduire, plus mystique qu’aucune autre religion. Mais ce mysticisme-là, celui d’une âme qui sait qu’à Dieu seul revient toute gloire, il vaut mieux, pour éviter toute confusion, le désigner par le nom que lui ont donné Jésus et les apôtres : la foi.
La foi est une expérience vivante et intime de Dieu. Le christianisme réformé ne pense pas que la foi soit un produit de la nature humaine, l’aboutissement d’une démonstration intellectuelle ou d’un entraînement religieux. À son origine, il y a toujours un contact direct avec Dieu1. C’est la main de quelqu’un marchant derrière nous sans que nous sachions, soudain posée sur notre épaule, qui nous fait nous arrêter et nous retourner pour le regarder. Cette émotion religieuse, cette évidence, que Dieu la renouvelle ou non, l’homme ne peut plus l’oublier, même s’il la renie, car il a reconnu celui qui donne à sa vie et à son être un sens, une orientation et une réalité. […] Parce qu’elle cherche à connaître la volonté de Dieu pour l’accomplir, la foi est l’initiation à un mystère : la compréhension du sens, caché aux incrédules, non seulement de l’Écriture sainte, mais aussi de toute la réalité, qui est aussi, en quelque sorte, une Parole de Dieu. […]
Mais la foi est aussi l’intelligence du sens religieux de toutes choses. Sans elle, on peut dire que l’homme ne comprend rien à rien. Mais quand, touché des compassions de Dieu, il lui a offert son corps en sacrifice vivant, ce qui est son culte raisonnable, il cesse de se conformer au siècle présent, mais il est transformé par le renouvellement de son intelligence, afin de discerner quelle est la volonté de Dieu. Savoir par l’assentiment de toute sa personnalité que Dieu est souverain et que nous sommes à lui, c’est savoir reconnaître sa providence. […]
Nous savons qu’il nous envoie le message qu’il nous faut pour comprendre et faire sa volonté, dans notre lecture biblique, dans notre prière, dans notre réciprocité des rencontres qu’il combine, dans les événements qui ouvrent et qui barrent notre route, dans les maladies et les guérisons, les épreuves et les délivrances. Toute la vie est ainsi éclairée, quand la foi nous donne cette clairvoyance intérieure, que Jésus compare à l’œil qui transmet la lumière au corps entier, et sans laquelle tout en nous et autour de nous n’est que ténèbres. Dans l’Écriture et dans notre vie, tout est ténèbres pour qui ne croit pas Dieu souverain; tout est inondé de clarté par la foi qui remet tout à Dieu. Toutes choses concourent au bien de ceux qui l’aiment, de ceux qu’il a choisis, et comme poursuivis jusqu’à ce qu’ils se donnent à lui; nous sommes donc à Dieu. Voilà les certitudes vécues que donne et sans cesse confirme la clairvoyance de la foi : certitude de confiance et assurance renouvelée de l’amour de Dieu, aussi claire, plus claire même quand c’est la souffrance qui nous vient de sa main, que quand c’est la joie! […]
Ce qui est vrai, et qui fait accuser la foi réformée de froideur, c’est que l’amour de l’âme pour Dieu y garde un caractère viril, discret, et pur de tout mélange sentimental. C’est l’amour plein de respect et d’admiration du fils pour un père parfait, l’amour fidèle et loyal du sujet pour un roi parfait, l’amour dévoué et obéissant jusqu’à la mort du soldat pour le chef parfait, l’amour plein de vénération et d’enthousiasme du disciple pour un maître, l’amour plein de crainte et d’adoration d’une créature pécheresse pour son saint Créateur. Ce n’est jamais l’amour d’une fiancée pour son fiancé, d’un amant pour sa maîtresse. La foi réformée a toujours eu une horreur instinctive et profonde des effusions, des attendrissements, des pâmoisons, des caresses mystiques et des voluptés spirituelles. Tout ce qui sent le transfert des sentiments (et même de langage) de la vie amoureuse dans la sphère religieuse lui donne un sentiment pénible de malaise, de répulsion et de profanation. Il n’y a rien de tout cela dans l’Évangile. Dans le Nouveau Testament, l’Épouse représente toujours l’Église, et jamais l’âme individuelle. Certaines façons de parler de l’amour divin, certaines inflexions de voix ou certaines mimiques froissent la piété des chrétiens réformés dont la foi reconnaît pourtant sans cesse dans la Bible et dans leur vie les actes de l’amour du Dieu souverain.2 »

Certes la consolation qu’éprouve notre cœur, la certitude que professe notre foi, la paix et la joie que nous exprimons dans la marche quotidienne sont des avant-goûts de la vie à venir qu’il est normal, voire indispensable d’éprouver ici et maintenant. Mais elles sont sujettes à des oscillations, à des fluctuations dangereuses, sans offrir l’assurance face à l’épreuve. Cependant, si elles sont engendrées par la connaissance que nous avons de l’œuvre accomplie par le Sauveur, nos émotions, au lieu de servir de pilote à notre vie spirituelle, nous serviront d’intendance…

Selon une excellente formule, « la foi est une connaissance confiante et une confiance connaissante ». Comme telle, elle insiste sur l’œuvre du Saint-Esprit. Alors elle est en mesure de saisir aussi bien le mystère de l’élection que l’œuvre de la rédemption historique. Elle discernera le caractère presque indicible de la justification de l’impie et elle se rendra compte de l’urgente nécessité de la sanctification. Elle cherchera la communion intime avec le Sauveur. Si donc le piétisme a cherché à combattre une foi qu’il estimait morte, nous pensons qu’il a mal choisi aussi bien sa méthode que les armes de son combat. De la sorte, il a réussi à nuire à l’objet qu’il cherchait à défendre ou à sauvegarder.

Luther a parfaitement bien résumé le sens et la portée de la piété chrétienne : « sola fide coram Deo vivere », « vivre devant Dieu par la foi seule ». Cette expression du réformateur allemand rend parfaitement compte du motif central de sa piété personnelle autant que du leitmotiv de la Réforme du 16siècle. Nous reviendrons sur certains aspects de son combat spirituel, théologique et ecclésiastique.

Examinons de plus près l’empreinte indélébile que Jean Calvin, de son côté, a laissée sur la Réforme. Sa pensée fut la seule parmi les premiers réformateurs à s’occuper sérieusement de l’opération du Saint-Esprit. Elle explique le rôle si important accordé à l’expérience spirituelle dans la théologie calvinienne. Laissons ici la parole au doyen Henri Strohl, qui rend compte de l’expérience du Dieu vivant dans les écrits du réformateur français du 16siècle.

« Ce qui caractérise la fin du Moyen Âge, c’est la promotion de l’homme. En Italie, le souvenir de la gloire de la Rome antique s’était réveillé. Des générations vigoureuses et admirablement douées, formées par la fusion du sang des héritiers d’une vieille civilisation et de celui de races jeunes, faisaient revivre la splendeur du passé préchrétien. La Renaissance exaltait la “virtu” de l’homme, tel qu’il avait vécu dans l’antiquité et tel qu’il était redevenu, depuis qu’il s’était libéré de l’idéal ascétique du Moyen Âge et avait repris goût à la vie et tous ses charmes. Les arts et les lettres fleurissaient, les cités s’épanouissaient et s’embellissaient, de grands rêves politiques étaient conçus. On avait oublié les tares qui ternissaient l’éclat de cette émancipation de toute discipline chrétienne. […]
Cette promotion de l’homme s’était produite aussi dans la théologie. L’école franciscaine avait tiré toutes les conclusions de l’appel à la conversion que prêchaient les Frères mineurs. Pour justifier le “tu dois te convertir”, l’école avait démontré, de Scot à Occam, que l’homme peut se convertir. Gabriel Biel, le docteur qui faisait autorité dans l’école où Luther fut formé, enseignait que l’homme doit faire ce qui est en son pouvoir, et qu’en mettant en œuvre ses dons naturels, il peut parvenir à aimer Dieu au-dessus de toutes choses, donc atteindre le suprême degré de la perfection. Le pouvoir de l’homme, même dans ses rapports avec Dieu, apparaissait si grand qu’il devenait difficile de dire en quoi la grâce était nécessaire au salut. Biel disait qu’elle n’était qu’un “ornement” qu’il avait plu à Dieu d’accorder aux œuvres en soi méritoires. La théologie était presque réduite à l’anthropologie.
Il y avait donc un certain parallèle entre l’évolution dans la sphère profane de la Renaissance et de l’humanisme, et celle qui s’était produite dans la sphère strictement théologique. “La part de l’homme”, pour faire la distinction restée classique, faisait presque disparaître celle de Dieu. Chez l’homme moyen, cela maintenait la vie chrétienne à un niveau médiocre. Pour les consciences exigeantes, cela impliquait le doute douloureux de n’en avoir jamais satisfait à la loi de Dieu. De là naquit la pratique de dévotions nouvelles à des puissances divines secourables, l’Homme de douleur ou la Vierge au manteau protecteur, ou la recherche d’indulgences, de remise des peines. Un maître de Luther, Paltz, nommait la prédication des indulgences la façon moderne de prêcher l’Évangile.
Ce qui caractérise la Réforme, c’est beaucoup moins sa protestation contre les abus invétérés, protestation qui s’était fait entendre pendant tout le 15siècle, que la découverte du Dieu vivant, auteur de toute grâce et de tout don parfait. Aucun de ceux qui furent gratifiés du privilège d’être saisi par Dieu ne s’en est attribué le moindre mérite. Il fut pour eux tous un mystère de la miséricorde divine.
On ne peut s’étonner que ces hommes, en s’opposant à ceux qui avaient recommandé de tenter de s’emparer de Dieu, aient souvent poursuivi jusqu’à ses dernières conséquences l’idée de la grâce inconditionnée qui s’empare, de sa seule et souveraine initiative, de ceux qu’elle a élus.3 »

Plus loin, le doyen Strohl examine la position de Calvin :

« Calvin, dans l’un des rares passages où il se livre (Préface du Commentaire des Psaumes de 1558), déclare qu’il a subi sa conversion. “Conversio subita” se traduit probablement plus exactement par conversion subie que conversion subite, car Calvin interprète lui-même ce terme en disant que “Dieu a dompté et rangé mon cœur à docilité”, ou que “Dieu par sa providence secrète me fit finalement tourner bride d’un autre côté”.
Si, à la différence de Luther, toujours prêt à raconter ses expériences à ses commensaux, Calvin a été si réservé, la description si riche de la vie intérieure qu’il a donnée tout au long de l’Institution nous laisse tout de même pénétrer dans l’intimité d’une âme qui ne pouvait décrire que ce qu’à la suite des grands inspirés elle avait vécu elle-même. Calvin insiste sur le témoignage intérieur du Saint-Esprit qui accompagne et rend vivantes et actuelles les paroles bibliques. C’est pour lui la preuve la plus décisive de l’inspiration des livres saints. C’est aussi l’indice de l’expérience personnelle d’une action de Dieu conforme à celle dont les prophètes, les psalmistes et les apôtres sont témoins. Il est extrêmement significatif que le thème de l’élection, exposé comme une vérité élémentaire dans l’édition de l’Institution de 1539, soit devenu pour Calvin, plus encore que pour Luther, un élément intouchable de sa doctrine; […] et qu’il ait pu traiter “d’aboiements de chiens” les réserves de contradicteurs qui ne comprenaient pas cette intransigeance et épluchaient ses arguments.
Cette doctrine a donc des racines profondes dans l’expérience personnelle de Calvin. Elle n’est que l’expression théologique de la conviction enracinée en lui que c’est uniquement par la grâce de Dieu qu’il était tout ce qu’il était devenu. C’est parce que cette doctrine, sous des aspects quelque peu rébarbatifs, exprimait quelque chose de vivant, que Calvin a pu entraîner tous les pasteurs de Genève à s’engager à la professer. Il les a amenés à se rendre compte qu’à l’origine dernière de leur vocation chrétienne et pastorale, il n’y avait pas eu leur choix, mais un appel de Dieu. Il a consolidé leur vocation, leur a donné le “don de la persévérance”, en leur communiquant sa conviction que leur foi ne reposait pas sur le fondement fragile d’une décision humaine, mais sur le roc d’un décret divin.
Cette conviction de l’initiative de Dieu dans la naissance et l’affermissement de leur vocation a renforcé toutes ses énergies, en donnant à l’élu le sentiment d’une mission que Dieu lui confie et qui doit être accomplie avec fidélité. C’est le secret de l’activisme déclenché par les réformateurs, de la joie qui animait leur message et du courage indomptable dont ils ont fait preuve. […]
Calvin […] sûr de faire l’œuvre de Dieu, disait qu’il ne faut jamais être plus courageux que quand tout semble désespéré, parce que la victoire ne dépend pas des hommes, mais de celui qui les a jetés dans la bataille. […]
Aussi ce fut un fait bouleversant, exaltant, quand la Réforme détourna vigoureusement l’attention des institutions et des œuvres humaines, et mit au centre de son témoignage l’entrée du Dieu vivant dans la vie des individus et de la société. À la “présence réelle” sur l’autel, affirmée par le dogme, mais devenue théorique, insaisissable, se substituait la certitude d’une présence effective de Dieu, quand des hommes qui avaient entendu Dieu leur parler se faisaient les messagers de sa Parole, et que les fidèles, saisis à leur tour, entonnaient d’un plein cœur le “soli Deo gloria”.4 »

La caricature de Calvin, « théologicien » de fer, sans cœur ni entrailles, ne cessera d’étonner ceux qui, familiers de sa pensée, ont trouvé chez le grand réformateur non seulement un théologien génial, mais encore le simple homme de foi, différent de celui qu’ont forgé des clichés insignifiants.

Selon Will Durant, le génie de Calvin aurait consisté non pas en la conception d’idées originales, mais en le développement qu’il aurait effectué de manière magistrale des pensées de ses prédécesseurs, avec ceci de particulier qu’il en aurait tiré des conclusions logiques implacables, mais désastreuses, aussi bien pour la Réforme en général que pour la foi et la piété chrétiennes en particulier! L’Institution de la religion chrétienne serait une œuvre des plus éloquentes, des plus ferventes et des plus lucides, la plus logique et de loin la plus influente de tous les écrits du réformateur de Genève, mais hélas, toujours selon W. Durant, la plus terrible que compterait la grande révolution spirituelle du 16siècle.

D’autres, dont Jackson Fortmann, ont affirmé que Calvin fut un tourmenté aux besoins impérieux de certitude absolue. Émile Doumergue, le biographe français du réformateur, reconnaît que Calvin éprouvait un grand besoin de certitude, mais dans son cas il s’agissait d’une certitude de nature religieuse et non logico-rationnelle. Calvin fut un penseur logique, allant pour chaque point de détail de la foi au fond des questions qu’il abordait avec une remarquable lucidité et avec une grande maîtrise. Néanmoins, sa préoccupation principale restait éminemment pratique et pastorale. Il ne se soucia guère de spéculation, mais de piété vivante. Aussi a-t-il pu en une heureuse harmonie associer la raison et les sentiments. Sa certitude absolue était tempérée par la conviction qu’en discutant des mystères de Dieu, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais d’accord universel. Dieu n’avait pas béni chacun de ses enfants au point de permettre à un seul d’entre eux de posséder une parfaite et totale connaissance de sa personne et de sa révélation, permettant de l’exposer d’une manière exhaustive et définitive, car il tient à nous garder dans l’humilité.

Si Calvin n’a pas toujours laissé cette impression quant à la forme, néanmoins l’intention se trouve au fond de sa pensée. L’humilité qui le caractérisait devant Dieu est à cet égard d’une exemplarité émouvante. N’est-ce pas d’ailleurs en une telle humilité que se trouve tout fondement de piété chrétienne et même de réflexion théologique?

Selon nos critères modernes, Calvin fut un homme sévère et austère. Pourtant, il n’a rien de ce personnage « sinistre » tel que la légende cherche à le représenter, légende savamment et hypocritement entretenue, aussi bien par des adversaires résolus de la Réforme que par certains de ses propres fils qu’il dérange profondément dans leurs tentatives d’affirmer leur autonomie religieuse. Des humanistes athées comme des anthropocentristes chrétiens ne pardonneront pas au réformateur d’avoir osé affirmer que Dieu était la seule mesure de l’homme et que le témoignage intérieur et la persuasion du Saint-Esprit sont les critères suffisants et exclusifs de l’authenticité de toute expérience chrétienne fondée sur la Parole et nourrie de l’enseignement de la Bible. Théodore de Bèze, l’ami et le successeur de Calvin, reconnaissait volontiers que le réformateur était né et formé pour la gravité. Cela n’implique nullement que son cœur de chrétien fût remplacé par un syllogisme dont les prémisses seraient le décret éternel de Dieu et la double prédestination.

Calvin n’a pas écrit pour des théologiens et des dialecticiens, mais afin d’édifier la foi de l’Église de Jésus-Christ, dont il était devenu par grâce le pasteur et le docteur. C’est mal le connaître et commettre à cet égard une impardonnable injustice que de le tenir pour l’auteur d’une théologie coercitive à la logique rigoureuse implacable, dépourvue du moindre sentiment humain. Jusqu’à la fin, l’objectif poursuivi par le réformateur aura été l’exposition fidèle du livre de la révélation, qui seul permet au croyant d’en tirer le plus grand bénéfice pour l’édification de sa foi et le développement de sa piété. Le sous-titre de l’Institution révèle cette intention pastorale : « enseigner toute la somme de piété, tout ce qui est strictement nécessaire pour connaître la doctrine du salut ».

On aura remarqué que le terme même de théologie est absent de ses écrits, ce qui est révélateur de sa préoccupation pratique, éminemment pastorale. À aucun moment de sa vie Calvin ne s’est intéressé à la spéculation sur Dieu. Il a cherché à parler et à écrire afin de témoigner de lui, tel qu’il s’était révélé sur les pages du livre saint. À plusieurs reprises, il mit en garde contre les sophistes de la Sorbonne qui s’engageaient dans l’exercice aride de la pensée et dans la folie de la scolastique. « La vaine spéculation » ne fait que voltiger dans le cerveau et elle n’est ni saine ni utile. Les sophistes de la Sorbonne s’adonnent à cet exercice futile, mais ceux qui ont connu Dieu dans sa Parole ne doivent pas être trompés par des divagations insensées de certains moines ou la folie des scolastiques.

On pourrait ajouter que l’influence permanente exercée par Calvin ne dépend pas uniquement de la cohésion de son raisonnement biblique, mais essentiellement de la force de description qu’il sut donner à l’expérience chrétienne. Cet aspect de sa pensée et de son œuvre a trouvé trop peu d’accueil chez ceux qui ont étudié ses écrits. Jean Daniel Benoît écrivait que Calvin fut avant tout pasteur et, s’il fut théologien, c’était d’abord pour être pasteur d’hommes. Si l’œuvre de Luther a très souvent été étudiée sous son aspect humain, caractérisée par la grande et attachante spontanéité du réformateur allemand, Calvin, lui, a été abordé de manière davantage impersonnelle. Sa réticence à parler de sa personne et de ses propres expériences doit en partie expliquer cette évaluation de sa pensée et de sa personne. Le premier chapitre de l’Institution commence par la célèbre affirmation :

« Toute la somme presque de notre sagesse laquelle, à tout compter mérite d’être réputée vraie et entière sagesse est située en deux parties; c’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse. »

Parce que la foi est le don de Dieu, l’expérience sûre et certaine de la foi peut et doit être normative. À cause du péché qui sévit en nous, la foi comprend notre incertitude, mais jamais, au grand jamais, le croyant réformé ne récusera l’expérience vivante de la foi; il n’en récusera que le caractère charnel. Plus que toute autre théologie, celle de Jean Calvin a souligné que la foi est principalement la pratique de la foi. Même les tensions dans sa théologie n’ont rien de philosophique; sa pensée comme sa piété sont profondément ancrées dans l’expérience qui se nourrit de la Bible.

Deux points de la plus haute importance, distincts pourtant, sont étroitement liés. Ils dominent sa pensée : l’intelligence, ou la connaissance objective, et l’expérience intérieure du croyant. Ces deux points maintiennent la flamme de la foi calvinienne et calviniste. En vain chercherions-nous dans ses écrits un traité consacré à ce que nous appelons l’expérience spirituelle. Ce thème se trouve pourtant dans un nombre impressionnant d’écrits et de sermons. La vérité de l’existence et de l’expérience chrétiennes se vérifie toujours dans la marche de la foi. L’homme chrétien vit devant la face du Seigneur une vie de soumission humble et reconnaissante. Il sait qu’il n’est pas son propre maître. Ayant été racheté à grand prix, il doit glorifier Dieu.

À vrai dire, personne parmi les premiers réformateurs n’avait souligné aussi fortement le thème de l’expérience que le Français Calvin. Albert-Marie Schmidt écrivait que le petit traité sur la vie chrétienne, dans le troisième livre de l’Institution, a exercé plus d’influence sur ses disciples et héritiers qu’aucun autre de ses écrits. Le renoncement à soi, le porter de sa croix, le bon usage de la vie présente, la prière, la liberté chrétienne demeurent des sommets qui jalonnent la théologie, pourtant ô combien théocentrique, de Calvin. La rectitude de la doctrine (orthodoxie) est une condition absolue du service de Dieu (de l’orthopraxie). C’est elle qui fait aboutir à sa fin notre destination spirituelle qui rend justice à la perfection exigée du fidèle. Dans son commentaire sur le livre du prophète Zacharie, il écrit qu’il existe deux sortes de connaissances : celle de la foi qui naît de la parole et celle de l’expérience qui est le fruit de notre soumission. Lorsque Dieu ajoute l’accomplissement de sa promesse, il prouve qu’il n’a pas parlé en vain. Disons donc que la logique implacable du réformateur ne se trouve que dans l’imagination seulement de certains de ses adversaires.

Selon Calvin, l’homme peut vivre par la foi seule à condition de recevoir la grâce, parce que, pécheur, il a de manière objective besoin du salut de Dieu, qui lui sera appliqué intérieurement par l’opération efficace de l’Esprit. La rédemption offerte par le Christ s’applique par l’Esprit, le Consolateur. Jésus est conçu et il est né de la Vierge Marie. Il est oint de l’Esprit. Par l’Esprit, il s’offre en sacrifice. L’œuvre de l’Esprit consiste à appliquer rigoureusement dans la vie des fidèles les mérites de la passion du Sauveur. Le croyant naît de l’Esprit. La vie chrétienne tout entière est placée sous le signe de l’Esprit Saint. La pneumatologie biblique a trouvé une place de choix dans les écrits du réformateur. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que sa contribution à cet égard a été décisive pour l’expérience et la piété chrétiennes. L’Esprit est le lien principal unissant le fidèle à sa tête, le Christ. Il est le don fondamental accordé au croyant; aucun autre ne peut être accordé en dehors de lui. Parce que la foi est un don spécial, nos oreilles seront battues en vain si l’Esprit en tant que docteur intérieur ne montre pas le chemin à nos esprits. Seul l’homme qui a écouté et a été enseigné par le Père peut lui donner la réponse de sa foi. L’Esprit place son pouvoir merveilleux à notre service pour nous rendre capables d’entendre Dieu nous parler. Selon Calvin, blasphémer contre l’Esprit c’est se tenir en dehors de l’Esprit, à l’extérieur de son opération positive.

Cette intelligence de la personne et de l’œuvre de l’Esprit, Calvin l’a transmise tel un héritage précieux à l’Église du Christ. Elle permit de combattre aussi bien le perfectionnisme des parfaits que les enthousiastes ou les rationalistes modernes. Calvin souligna autant la logique de la foi et la raison de la foi que l’expérience pratique qu’engendre et que soumet à une saine discipline l’Esprit Saint. Il a su également maintenir intact le lien entre l’Esprit et la Parole.

La vie en Esprit connaît un ordre et une suite harmonieuse. Le salut est à la fois un fait objectif et une expérience subjective. Il a lieu en dehors de nous-mêmes, mais il nous est intérieurement appliqué. La justification et la sanctification sont les deux faces distinctes d’une même réalité. La sanctification est coordonnée à la justification. Pour employer une expression du Nouveau Testament, on dira que l’on est bénéficiaire du « une fois pour toutes » (le « ef hapax » grec), mais également de ce qui s’accomplit maintenant en nous (du « nunni de » grec).

Si on ne lit Calvin qu’une seule fois, on peut ne pas saisir la richesse de sa pensée et les implications de sa théologie pour la marche quotidienne de la foi. Par moment, il offre de larges perspectives, mais ici ou là elles se rétrécissent. Ici, il apparaît exclusivement comme ayant une attitude engagée dans le siècle présent, avec ses problèmes concrets et aigus; à d’autres moments, il penche pour le caractère acosmique de la vie chrétienne. Plein de joie et d’optimisme, lesquels sont dus à la victoire du Christ, Calvin semble assez souvent être quelqu’un pour qui la vie présente n’est qu’une vallée de larmes, pleine d’incompréhensions et de multiples désillusions. Dans La vie chrétienne selon Calvin, Ronald Wallace appelle cette pensée une « spirale » et non un « système logique continu ». La lecture attentive du troisième livre de l’Institution est vivement recommandée pour une bonne appréciation de ses préoccupations pastorales au profit de la piété pratique.

Calvin nous a donné un bref schéma de son pèlerinage spirituel dans sa préface au Commentaire sur les Psaumes. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi le livre des Psaumes pour nous offrir un schéma de son autobiographie spirituelle. Pour lui, le Psautier, à côté de l’épître aux Romains, a été le livre le plus important de la Bible, à en juger par le nombre de citations qui se trouvent sous sa plume. Ces deux livres forment, d’après le réformateur, le fondement de la foi et de la piété chrétiennes. Quelque part, le réformateur aura parlé de sa vie comme d’une « imitatio Davidis ». Cette préface constitue une pièce maîtresse pour comprendre Calvin et la nature de sa piété. Il a eu raison de considérer le Psautier comme le miroir des états spirituels de l’âme humaine. Sans doute, sa propre foi chrétienne fut articulée sur la saine exégèse historique de ce livre, mais simultanément cette exégèse vit le parallèle moral et spirituel entre la Jérusalem de David et la Genève de Calvin.

Ailleurs, dans le premier catéchisme qu’il rédigea, il définit le mot « pietas », difficile à traduire, comme le symbole pour l’intelligence de la vie et de la pratique chrétiennes :

« La véritable piété ne consiste pas en une crainte qui cherche à fuir le jugement de Dieu, parce qu’elle ne peut y échapper, elle en est terrifiée. Elle consiste plutôt en un sentiment sincère qui aime Dieu comme Père autant qu’elle le craint, le vénère comme Seigneur et embrasse sa justice et craint de l’offenser plus que la mort même. Quiconque l’a reçu n’osera pas façonner par ses manières rudes un dieu pour lui-même. Au contraire, il cherchera auprès de lui la connaissance du vrai Dieu et le concevra exactement tel qu’il se montre et se déclare être. »

Plus succinctement, Calvin définit la « pietas » dans son Institution en tant que ce respect joint à l’amour de Dieu que contient la connaissance de ses bienfaits. À côté de la piété, il place le terme « religio », la foi tellement unie avec la crainte sincère de Dieu que cette crainte embrasse une vénération et une adoration telles qu’elles sont prescrites par la loi de Dieu. Un certain nombre d’autres termes apparaissent aussi à côté de « pietas » et de « religio », tels par exemple foi, crainte, vénération, amour, connaissance.

Dans son commentaire sur les Psaumes (Ps 119.78), la véritable nature de la « pietas » se voit dans les trois marques du croyant que sont l’honneur et l’obéissance qu’il rend au Seigneur son Père; la crainte ou le service rendu au Seigneur, crainte différente de celle de l’incrédule, laquelle ne se fonde pas sur la foi (« fides »), mais sur l’incrédulité (« diffidentia »); puis la connaissance.

Dans son commentaire sur Jérémie 10.25, Calvin parle de la connaissance de Dieu (« cognitio Dei ») comme du commencement de la « pietas ». L’invocation du nom de Dieu et le fruit de la connaissance de Dieu sont la preuve de la « pietas ». Dans l’Institution, il parle du premier pas vers celle-ci pour connaître Dieu comme Père. Ailleurs, il affirme qu’il n’en existe pas sans une instruction reçue. La véritable religion et le vrai culte naissent de la foi, de sorte que nul ne sert Dieu correctement s’il n’a pas été éduqué à son école. La « pietas » est la racine de la « caritas », de l’amour. Si « pietas » signifie crainte et vénération de Dieu, elle est également présente lorsque nous vivons avec et dans la justice avec nos frères. Cette relation-là est bien exposée dans un sermon sur Deutéronome 5.16.

À proprement parler, la « pietas » est l’honneur que nous devons au père, à la mère et d’une manière générale envers tous ceux qui exercent une autorité parmi nous. Mais les païens, quoiqu’ils fussent de pauvres gens aveugles, reconnurent que Dieu ne voulait pas seulement être servi dans sa majesté, mais encore dans l’obéissance envers ceux qui détiennent un pouvoir civil. Notre obéissance devra se montrer jusque-là, car ces personnes sont toutes des lieutenants de Dieu et nous le représentent. Si on les méprise ou on les rejette, on agit comme si on méprisait et rejetait Dieu en personne. Mais Calvin placera la « pietas » avant la « caritas », puisque Dieu transcende l’homme. Mais lorsque les chrétiens honorent la justice civile et s’honorent mutuellement, ils honorent aussi Dieu. Les premiers chrétiens, dont le Prince suprême et le Père était Dieu, appliquèrent ce terme, sans en évacuer le sens premier, aux attaches familiales et aux gouverneurs civils. Pour eux, l’ensemble si complet, parfois complexe, des rapports entre Dieu le Père et ses enfants se résumait par le seul terme de « pietas ». La « pietas » décrit notre marche d’enfants adoptés par le Père céleste.

Pour Calvin, le terme possède aussi, outre le sens extérieur que nous venons d’examiner, un sens intérieur. Dans son Harmonie des Évangiles (Mt 12.7), il démontre qu’avec le Seigneur certains types de travaux manuels étaient permis le jour du sabbat, concernant le culte de Dieu. Il parle d’« office pietatis », qu’on peut rendre par devoir religieux. Dans le grec, cela dénote le devoir que l’homme doit à Dieu.

Les thèmes principaux développés par sa pensée dans le domaine de la piété sont ceux de l’honneur dû à Dieu et de la reconnaissance envers lui. Sa propre conversion en est entrelacée et sa Réponse au cardinal Sadolet les reflète clairement.

La foi toute récente de Calvin trouve sa première expression dans la préface de la traduction française du Nouveau Testament de son cousin Pierre Robert Olivétan. Sa quête religieuse débute lorsqu’il se rend compte du contraste entre la perfection absolue de Dieu et la condition dans la chute de l’homme. Comme Augustin avant lui, Calvin n’entrevoit aucune possibilité de perfection instantanée, bien que le terme latin de « subita », assez ambigu, ait été utilisé pour décrire sa propre conversion. En effet, Calvin estime qu’il y a une croissance nécessaire dans la vie chrétienne. Le début de la foi comprend d’une part la gloire, la justice, la compassion et l’amour de Dieu, d’autre part l’ignorance, l’iniquité, l’impuissance, la mort et le jugement que l’homme déchu encourt. La loi de l’Ancien Testament est le premier pont jeté entre cet homme et Dieu. Elle sert de miroir dans lequel on doit se reconnaître et avouer son péché. Elle conduit vers une impasse totale, car bien qu’appelés à honorer et à louer Dieu, nous en sommes totalement incapables. Mais cette impasse trouve une brèche grâce à la compassion divine. Elle offre le pardon des offenses. Ainsi le centre de la piété calvinienne révèle la connaissance que l’on doit et peut ainsi avoir de soi-même. Alors elle est la porte vers l’humilité, requête aussi de compassion divine. Le Christ, voie unique pour atteindre Dieu, nous conduit droit à la vie éternelle. La piété devient la marche qui nous retire de notre aliénation par rapport à Dieu pour nous réunir à notre Créateur. Chemin de souffrance, mais aussi de joie. La conversion personnelle de Calvin a eu besoin de la réflexion d’une vie entière pour être expliquée. Sa vie donc et son enseignement sont intimement liés. Son séjour à Strasbourg, entre 1538 et 1541, lui permit de donner de manière décisive le plein sens pastoral, à la fois pratique et liturgique, à la « pietas ».

L’Institution de la religion chrétienne, comme nous le décrivions plus haut, montre le développement de sa pensée dans les chapitres 6 à 10 du troisième livre dans l’édition latine définitive de 1559. Ici, il montre qu’il a saisi tous les aspects et qu’il est familier avec tous les problèmes relatifs à la piété chrétienne. Ce traité de la vie chrétienne est en effet un chef-d’œuvre, une merveille de précision. Après un appel à la sainteté que Dieu exige de la part des siens, Calvin décrit le long processus de développement dans la perfection chrétienne dans et par le Christ. Ensuite, il examine la vie présente et celle à venir. L’espérance de la vie à venir donne un sens et une intention à la vie que nous vivons présentement.

On a noté avec raison que sa profonde connaissance de la vie chrétienne avait été forgée au cours des controverses relatives à des sujets pratiques. Or, il cherche sans cesse à trouver une voie médiane entre les méthodes proposées par les uns et les autres. Il nous aide à comprendre que notre propre réflexion au sujet des antinomies profondes de notre foi contemporaine permettra une conception rigoureuse de la piété biblique. Cela ne signifie nullement que celle du grand réformateur soit superflue pour notre époque. Il nous conduira avec une remarquable sûreté à comprendre le mythe de l’autosuffisance de l’homme en cette ère de suprématie de la science et de la technique. Il nous aidera à comprendre que l’Écriture est bien plus qu’un livre humain, fût-il supérieur à tous les autres, que Dieu n’est point une notion abstraite, résultat d’une spéculation oisive, mais une relation personnelle concrète avec l’homme que nous sommes. Il nous aidera à saisir encore que l’homme n’est pas un simple animal consommateur dont tous les besoins matériels et physiques devraient être instantanément satisfaits. Sa thèse fondamentale est que l’homme, tout homme qui vient au monde, est entièrement dépendant de Dieu. La création nous est donnée pour notre bien-être et notre plaisir, mais nous devons en user avec modération dans un sens entièrement responsable vis-à-vis d’elle. La vie de l’au-delà n’est pas un but en soi, mais son attente nourrit notre espérance. Tous les privilèges et les dons matériels sont issus de la bonté de Dieu. À la fin, nous rendrons compte à Dieu de l’œuvre que nous aurons accomplie, suivant ses ordonnances ou en n’en tenant point compte.

Dans le Traité sur les scandales, Calvin note trois sortes de scandales sur lesquels butent les hommes : D’abord, le scandale intrinsèque à l’Évangile lui-même, qui ressort par exemple de la simplicité de son langage. Ainsi, les deux natures du Christ, le salut obtenu par expiation, le fait qu’il a été à la fois malédiction et bénédiction pour nous, la justification par la seule grâce, le renoncement à soi, la persévérance en temps de persécution. Scandale aussi pour ceux qui attribuent leur péché à la responsabilité de Dieu et prennent offense de la doctrine biblique de la double prédestination. Le deuxième type de scandale consiste en ce qu’il convient d’appeler des scandales annexes. Par exemple, lorsque l’Évangile et sa prédication donnent lieu à des controverses, des conflits, ou engendrent des sectes ou bien lorsque des ministres infidèles de l’Évangile causent du scandale par leur conduite inique. Enfin, le troisième type traite des « adventitions », c’est-à-dire des scandales qui découlent de la dépravation morale, de l’hypocrisie, de l’ingratitude et de la vanité des croyants mondains.

Terminons enfin cette évaluation trop sommaire de la notion de piété chez le grand réformateur en mentionnant l’essentiel de son traité consacré à ceux qu’il appelle les nicodémites. Cet écrit date de 1544. Il s’agit de dénoncer la tiédeur des membres de l’Église rappelant l’Église de Laodicée, le nom nicodémites venant du personnage connu du quatrième Évangile. Calvin les avait rencontrés à la cour de Marguerite de Ferrare en 1536. L’argument principal de Calvin est que Dieu est aussi bien le Seigneur du corps que de l’âme des élus. Le croyant doit donc honorer Dieu dans le culte public, par une vie droite s’abstenant de toute idolâtrie.

Ensuite, il énumère quelques types de nicodémites : les prêtres et les évêques évangéliques qui prêchent dans les chaires papistes et, par là, laissent l’impression qu’ils adhèrent au système romain. Le second type est composé des protonotaires qui jouent à la religion avec des dames de la noblesse et les trompent avec des préciosités théologiques en condamnant la sévérité des mœurs calviniennes à Genève. Il s’agit d’une religion de salon théologique. Le troisième groupe est formé des littérateurs et des philosophes qui ont de Dieu une connaissance livresque et qui tolèrent les superstitions papistes.

Mais que doit faire le fidèle réformé s’il se trouve sous juridiction romaine? Son avis est qu’on ne doit pas mesurer son devoir envers Dieu selon son propre avantage ou son bien-être physique. On n’a pas à se fier à son intelligence, mais à se confier à la providence divine. Si Dieu nous montre sa volonté, il nous faut la suivre jusqu’au bout, sans la disputer. Si nous avons honte du Christ, lui aussi aura honte de nous. Dieu ne se contente pas de notre confession secrète, mais de notre profession publique de la foi.

Il existe selon lui deux sortes d’idolâtrie : d’abord, celle de la fausse imagination qui pervertit et corrompt l’image du vrai Dieu; puis lorsqu’on attribue à la créature l’honneur qui n’est dû qu’à Dieu. Dieu devra être adoré aussi bien dans l’âme que dans le corps. Quel est le résultat d’un culte correct rendu à Dieu? Calvin répond que, s’il plaît à Dieu, l’homme fidèle doit subir la persécution, la fuite, la prison, l’exil et même la mort. À l’objection qu’on lui faisait, en disant qu’il lui était facile d’exhorter comme il le faisait depuis Genève, en pleine sécurité, Calvin répond :

« Je parle selon ma conscience, sans me vanter. Si je me trouvais dans un lieu où je ne pouvais éviter l’idolâtrie sans danger, je prierais le Seigneur de me fortifier et de m’accorder la constance à préférer sa gloire à ma propre vie. »

Et il donne ce dernier avis :

« Si vous vivez dans un pays où vous ne pouvez pas adorer Dieu correctement, alors partez en exil. Si vous ne pouvez fuir, abstenez-vous de l’idolâtrie en pratiquant un culte privé. Si vous vous départissez de la voie droite par crainte des hommes, confessez votre péché à Dieu et demandez-lui de vous retirer de l’esclavage et d’établir une forme correcte de l’Église dans le monde entier afin de l’honorer correctement. »

Ces trois petits traités appliquent donc la « pietas » d’une manière toute pratique et pastorale.

On sait que Calvin fut un théologien et un pasteur pendant des temps d’une extrême difficulté. Toutes les forces adverses s’opposèrent à la réformation de la foi et de la piété de l’Église. Mais notre époque n’est pas différente et l’adversité, si elle a changé de visage, n’est pas moins agressive et intolérante. Les nicodémites sont parmi nous, aussi bien dans les Églises que dans les écoles de théologie. Mais avec Calvin, apprenons à renoncer à nous-mêmes, pour suivre la voie tracée par notre Dieu et, s’il le faut, chaque fois qu’il le faut, portons notre croix. L’espérance de la vie à venir accordera un plein sens à notre vie présente. Nous n’avons pas d’excuse de nous écarter de la voie de la vraie « pietas » biblique et réformée. Notre expérience chrétienne, théocentrique et concrète, s’en trouvera enrichie, approfondie, porteuse de fruits.

La piété réformée doit à Calvin son caractère vivant et dynamique. Les catéchismes réformés qui ont été inspirés de sa théologie sont imprégnés de ce même esprit vivant et dynamique. L’homme a été créé afin de glorifier Dieu et de trouver en lui son unique bonheur.

Dans sa question 28, le Catéchisme de Heidelberg reflète ce caractère si l’on ose dire « utilitaire » de la foi :

« À quoi nous sert-il de connaître la création et la providence de Dieu? À être patients dans l’adversité, reconnaissants dans la prospérité et à avoir, dans tout ce qui peut nous arriver, cette confiance en la fidélité et en la bonté de Dieu notre Père, qu’aucune créature ne nous séparera de son amour, qu’il les tient toutes tellement dans sa main, qu’elles ne peuvent s’agiter ni bouger sans sa volonté. »5

L’homme ne saurait vivre devant Dieu sans vivre par et dans sa grâce. C’est là le sens du célèbre « sola fide coram Deo vivere ». Vivre devant Dieu est la plus authentique expérience qu’une personne puisse faire et la plus totale aussi. Il ne suffit pas de connaître Dieu; il faut encore qu’une telle connaissance soit celle du « cœur ». Ainsi, selon la pensée et la piété calviniennes, la connaissance de Dieu est autre chose que l’assentiment intellectuel à une doctrine clé. Elle transforme en profonde conviction la présence indéfectible de Dieu, devant qui on est appelé à mener son existence quotidienne.

Tous les témoins et confesseurs de Dieu firent l’expérience d’une telle connaissance. Dans le drame déchirant que vécurent les prophètes d’Israël, drame provoqué par l’apostasie du peuple de l’Alliance, ils savaient comment vivre devant Dieu. « L’Éternel, le Dieu d’Israël est vivant devant qui je vis », s’écrie Élie (1 R 18.15). Cette conviction lui aura permis d’affronter son monarque renégat, sa reine païenne, les prêtres de Baal et de dénoncer vigoureusement leur idolâtrie, en s’engageant dans une lutte sans merci pour rétablir l’honneur et le culte du Dieu unique. Il n’aura de cesse de proclamer la transcendance divine devant qui tout homme n’est qu’une goutte d’eau. À l’une des heures les plus critiques de l’histoire nationale du peuple, Ésaïe verra le Seigneur dans son Temple (És 6). À partir de cette vision-là, il commencera son ministère remarquable auprès de la cour comme parmi le peuple. Jérémie offre un autre exemple dramatique de ce que peut coûter une vie vécue en la présence de Dieu. Placé au-dessus des nations et des royaumes afin d’arracher et de détruire, mais aussi pour bâtir et pour planter, il finit par être jeté au fond d’un puits, échappant de justesse à une mort tragique. Pourtant, cet hypersensible ne bronchera pas parce qu’il se sait devant Dieu semblable à une cité fortifiée, à un pilier de fer, à une muraille de bronze, face au peuple qui se dresse comme un seul homme contre le serviteur de l’Éternel. La Parole de Dieu lui sera accordée comme le feu, comme un marteau qui brise et réduit en poussière même les rochers.

Mais la présence de Dieu ne sera tangible et matérialisée que plus tard, lorsqu’un témoin écrira : « Nous l’avons vu, nous l’avons entendu, nous l’avons touché » (voir 1 Jn 1.1). Car celui qui est venu d’en haut, le Fils incarné, déclarera : « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14.9). Ce sera le temps de l’incarnation, le temps kairotique par excellence, celui du « je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28.20). La promesse a tenu bon. Le jour de la Pentecôte l’a vue accomplie. Depuis ce jour-là, l’Église chrétienne est devenue le Tabernacle dans lequel séjourne l’Esprit divin.

Certes, la présence de Dieu n’avait pas été ressentie avec la même intensité par tous les témoins aussi bien de l’Ancienne que de la Nouvelle Alliance. Tous les fidèles n’ont pas éprouvé les mêmes expériences dramatiques comme Ésaïe, comme Jérémie, comme Élie. Mais chacun à sa manière, tel Jacob au bord du Jabboc, a su qu’il a vu Dieu et qu’il n’est pas mort, car sa grâce l’a atteint et entouré.

L’expérience chrétienne ainsi formée et définie fait partie intégrante de la vie dans la foi. Elle ne se borne pas à la seule piété personnelle, mais, comme chez Calvin, engendre une vaste cosmoscopie c’est-à-dire une vision globale et totale du monde et de la vie. Dieu est le commencement et la fin de la foi. Même la doctrine de la double prédestination chez le grand réformateur français devrait être expliquée à la lumière de cette souveraineté totale et ultime de Dieu. Elle ne veut pas dire autre chose que ceci : l’origine et la fin de notre salut se trouvent entre les mains du Dieu éternel. L’homme, quant à lui, est exhorté et il est invité à donner la réponse personnelle de sa foi. Il n’existe point de conflit entre ces deux aspects de la vérité révélée qui deviennent complémentaires.

Guidée par une telle conviction caractérisant la pensée et la piété de Calvin, la théologie réformée n’a pas cédé d’un pouce sur le terrain de la souveraineté du Seigneur Dieu. La raison transformée par l’Esprit et éclairée par la Parole sera la servante de la foi. Décision humaine et élection divine seront les deux faces complémentaires et indissociables de la même vérité. Avec raison, on a souligné que, contrairement à d’autres réformateurs, Calvin n’a pas formulé sa doctrine de la double prédestination à partir des prémisses philosophiques, mais exclusivement à partir des données bibliques.

L’expérience religieuse chrétienne et la spiritualité mystique sont voisines, mais elles ne se rejoindront jamais pour se confondre et pour s’identifier. On ne peut aller de la première vers la seconde et s’imaginer que l’on poursuit les mêmes expériences. Ici, nous rappellerons de nouveau qu’il s’agit en l’occurrence d’une spiritualité prophétique et personnaliste, qui sera aux antipodes du mysticisme dépersonnalisant des spiritualités extrabibliques.

L’expérience dont Paul fait état dans 1 Corinthiens 14.37 dut se subordonner à une instance supérieure, à savoir Jésus-Christ.

Aussi légitime que puisse paraître le désir d’éprouver une expérience à caractère exceptionnel, elle ne sera pas en elle-même un guide infaillible de notre foi. Une extase pourrait ne résulter que d’une hallucination maladive cachant plutôt que ne révélant le Dieu de Jésus-Christ.

Pour le fidèle réformé, le « soli Deo gloria » n’est pas un slogan pour piété défaillante, pour fidèle anémié, mais il renferme un programme de vie et d’expérience. Il rappelle à la foi la magnificence de Dieu et la grandeur de ses œuvres.

La foi possède une dimension historique. L’expérience ne peut s’en passer et rendre celle-ci superflue. Le Sauveur est bien plus important que le sauvé. Ce n’est pas l’intensité de l’émotion ressentie qui sauve, mais la crédibilité du Libérateur. L’Alliance de grâce et son message de réconciliation sont infiniment plus importants que le chatouillis de l’épiderme. Le caractère privé de l’expérience ne rend pas une totale justice à la foi. Détachée de la foi communautaire, elle s’égarera loin de la révélation faite et confiée à l’Église. Si elle cherche à se rendre crédible, mais ne se jauge qu’à sa propre aune, elle ne pourrait prétendre s’imposer à la conscience d’autrui. Il faut soigneusement distinguer entre la personnalisation de la foi et son atomisation. Dans le domaine de la foi pas plus que dans d’autres domaines, nous ne sommes des particuliers isolés, des îlots de mysticisme.

On se souvient avec quelle vigueur saint Paul s’en prenait à ceux qui, plus particulièrement à Corinthe, se prévalaient avec orgueil et ostentation arrogante de leurs expériences spirituelles. Il les tenait pour préjudiciables à l’édification de la foi de l’ensemble de l’Église et à la proclamation de l’Évangile. L’apôtre rappelle l’image du corps composé d’une étonnante diversité de membres. À ses yeux, la communion spirituelle ne devient pas réelle à cause de l’identité des expériences éprouvées, mais grâce au partage et à la confession de la même foi. C’est pourquoi les chrétiens qui se réfèrent à Actes 2 et au merveilleux qui y est décrit devraient noter avec soin les quatre caractéristiques « ordinaires » de la vie de la première communauté chrétienne : la persévérance dans l’enseignement apostolique, la fraction des pains, la prière et la communion fraternelle.

Une objection assez courante estime que la conception communautaire de la foi risquerait d’anémier si ce n’est d’anéantir la foi personnelle. À ce propos, on évoque le cas de Luther qui, au début au moins, s’opposait à l’institution ecclésiastique. Que serait l’Église du Christ, dit-on, si au nom de la foi communautaire le frère Martin ne s’était pas dressé contre les abus? Il n’aurait jamais réussi à entamer la Réforme et « protester » de sa foi biblique. Le Saint-Esprit, conclut-on, ne parle pas exclusivement dans des assemblées ecclésiastiques. La protestation individuelle et l’expérience personnelle du moine allemand ont eu raison de l’institution. En effet, la vérité n’est pas en fonction du nombre de ceux qui y adhèrent. Le membre individuel aura raison de réagir chaque fois que l’Évangile est en danger et quand l’Église se trompe.

Mais l’exemple même de Luther montre que la Réforme ne fut pas le fait d’une simple protestation individuelle, mais le fruit de la correcte interprétation de la Bible dans la communion de tous les théologiens fidèles du passé. Ce fut le consensus qui permit au moine allemand de se tenir face aux notables du Saint-Empire germanique et aux dignitaires de l’Église et de déclarer : « Je ne puis autrement, que Dieu me vienne en aide. » La Réforme calvinienne n’a pas suivi une voie différente. Chez elle aussi l’Écriture s’est imposée à la conscience du fidèle particulier.

Pour soutenir le caractère subjectif de l’expérience chrétienne, on se réfère encore à l’expérience de saint Paul. On évoque son récit de conversion. Examinons brièvement ce qui y est relaté. Nous verrons que cette expérience, même extraordinaire, ne fonde nullement la thèse du subjectivisme piétiste. Trois passages différents du livre des Actes (Ac 9, 22, 26) la rapportent. Leur lecture ne laisse pas supposer que l’apôtre y expose le récit d’une expérience qui devrait s’imposer à tous comme un modèle universel. Le Seigneur lui est apparu comme il était apparu à d’autres apôtres, afin de lui confier une tâche apostolique exceptionnelle. Il n’y aura plus aucune autre vision de cette nature. L’Église apostolique n’a d’ailleurs conservé aucun souvenir d’une vision semblable pouvant fonder un autre ministère hors série. Les discours de Paul dans les chapitres 22 et 26 ont un caractère éminemment apologétique et il cherche à défendre son apostolat, non à raconter une histoire susceptible de se prolonger dans la vie d’autres chrétiens. L’ensemble de son message démontre que l’Évangile n’a pas commencé avec son expérience, mais qu’il existait bien avant lui. C’est un Évangile objectif qu’il défend.

Le début de 1 Corinthiens 15, où il rappelle la manière dont il a reçu l’Évangile selon les Écritures, révèle l’objectivité dont est tissé l’événement du salut. Selon Paul, son Évangile n’est pas différent de celui qui a été proclamé par les apôtres de la première heure. L’Évangile de la préexistence du Christ, de sa session à la droite du Père, de son avènement futur ne peut être éprouvé par nos sentiments. La seigneurie universelle du Christ dépasse infiniment l’expérience que nous pourrions en faire personnellement.

Le caractère incohérent de nombre d’expériences chrétiennes modernes exclut qu’elles puissent s’imposer de manière universelle. Quelles sont parmi elles celles auxquelles nous devrions nous fier sans nous en défier? Les divergences, voire les dissensions entre elles sont tellement nombreuses et profondes que nous aurions l’embarras du choix et serions plutôt complètement désorientés. S’il fallait en choisir une et abandonner le reste, il nous faudrait renoncer à trouver un Évangile cohérent, ou un facteur unissant les divers éléments dont il est composé.

L’expérience subjective introvertie cherchera la certitude en elle-même plutôt qu’en Dieu. La connaissance dans la foi s’éclipsera au profit d’une compréhension hypothétique du « moi ». La vérité relative à Dieu cédera la place à l’explication de soi. L’anthropologie introvertie et hypertrophiée tiendra lieu de théologie. La grâce cessera d’être opérante pour l’homme prétendant découvrir son âme tout seul.

Aucune connaissance du moi, aucune expérience introvertie ne suffira si l’homme ne se regarde pas dans le clair miroir de la révélation biblique. Pris en nous-mêmes, nous ne sommes que contradiction, fragments déchirés, personnalités en miettes, victimes de schizophrénie spirituelle. Le moi échappe à toute analyse théorique et empirique. La nature religieuse de l’homme est telle que, porteur de l’image de Dieu, il le redoute et le fuit depuis la chute originelle même, lorsqu’il s’affuble d’une religiosité naturelle. Il ne peut saisir de sa personnalité que des fragments seulement. Dieu seul connaît notre « cœur ».

Responsable de l’irrationnel qui le caractérise depuis le siècle dernier, le protestantisme fidéiste libéral, mais également revivaliste, répudie toute autorité extérieure pour renvoyer l’homme à lui-même. Si la foi doit persister, elle ne peut se référer qu’à sa source autorisée, claire, suffisante, nécessaire et unique. Qu’il puisse exister une religion sans autorité externe, nous en sommes les témoins, car l’homme animal religieux en fabriquera toujours une selon son image et en accord avec ses propres besoins.

La religion pure et sans tache est celle dont depuis notre création Dieu a mis les germes, le « semen religionis », dans notre cœur. Au cours de l’existence que nous mènerons face à Dieu, que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou que nous le rejetions, elle se manifestera et fonctionnera pour la plus grande gloire de Dieu. En définitive, la vie entière est religion ou elle n’est pas. Mais quelle est la religion que l’on veut? Les pages qui concluront notre étude tâcheront d’apporter une réponse à cette question.

Notes

1. Notons toutefois qu’il s’agit selon nous d’un contact non immédiat.

2. A. Schlemmer, « Y a-t-il un mysticisme réformé? », Foi et Vie.

3. H. Strohl, La pensée de la Réforme, Delachaux et Niestlé, au chapitre 2, traitant de l’expérience du Dieu vivant.

4. H. Strohl, La pensée de la Réforme, p. 22ss.

5. On consultera également les questions 43, 45, 49.