Cet article a pour sujet la doctrine de l'Église d'après Jean Calvin, comprenant son aspect invisible, selon l'élection éternelle de Dieu, et son aspect visible, rattaché à l'alliance de grâce, et portant les marques de la vraie Église.

Source: Études calvinistes. 11 pages.

La doctrine de l’Église d'après Calvin

La doctrine de l’Église élaborée par Calvin et dont l’expression définitive se trouve dans l’édition de 1559 de son Institution tient le milieu entre le sociologisme catholique et l’individualisme du protestantisme radical.

Pour le catholicisme, l’Église est avant tout une société visible, groupée autour d’un chef visible, le pape, et pourvue d’institutions visibles : hiérarchie sacerdotale, doctrine, sacrements… Par là, on n’entend pas méconnaître absolument l’existence d’un élément spirituel et invisible, d’une âme de l’Église. Cette âme est constituée par les vrais fidèles, même par ceux que des préjugés invincibles tiennent éloignés du centre visible d’unité catholique; mais l’âme ne se conçoit point sans l’organisme visible; elle ne subsiste qu’en union — consciente et parfois inconsciente — avec lui. Ici, la notion d’Église se confond avec celle d’un organisme visible. Comme cet organisme est vivant, il a une âme, une partie invisible. Mais l’Église elle-même s’identifie avec la société visible. Il est facile de voir que cette identification met l’Église en danger de se confondre avec le siècle en réduisant la religion au « comme si ».

Le radicalisme protestant — même quand il est évangélique — foncièrement individualiste, court le même danger de sécularisation, mais par un détour : la secte. Celle-ci s’oppose au monde d’abord, pour se confondre finalement avec lui, lorsque le processus de dissolution inexorablement impliqué dans l’individualisme outré sera parvenu à son terme. Ici, l’élément invisible est séparé de l’institution visible. Au seuil de la sécularisation, il n’y a plus guère de lien visible entre les âmes saintes; plus de foi, plus de doctrines communes; tout au plus des aspirations sourdes, mais convergentes. Au gré de leur volonté arbitraire, les fidèles vivront et agiront hors de tout lien avec quelque institution que ce soit, ou bien se grouperont pour former des sociétés de culture religieuse et morale, qu’ils appelleront des Églises. Mais ils conçoivent très bien que ce type de société puisse perdre sa raison d’être, et qu’une autre forme sociale puisse lui être substituée, l’État par exemple. L’essentiel, c’est l’âme de l’Église. Le corps de l’Église importe si peu qu’il pourrait disparaître, dans certaines circonstances, sans grand dommage.

Les réformateurs, Calvin en particulier, n’ont certes pas voulu maintenir le sociologisme romain, mais ils n’ont pas voulu non plus instaurer l’individualisme du protestantisme radical, qu’ils ont connu et qu’ils condamnent1. Pour Calvin, la société religieuse a des droits et des devoirs, et la personne du croyant a des droits et des devoirs. Ces droits et ces devoirs sont fondés et délimités par la volonté de Dieu, révélée dans sa parole. La doctrine de l’Église invisible, qui se rattache elle-même à la doctrine de l’élection au salut, assure ses droits à la personne du croyant. La doctrine de l’Église visible confère à la société religieuse ses titres de pérennité, car elle se rattache, dans la théologie de Calvin, à la doctrine de l’alliance de grâce. L’Église visible est l’instrument indispensable de l’exécution de cette alliance. La synthèse entre la notion d’Église invisible et celle d’Église visible est assurée par la doctrine du corps mystique du Christ. Chez Calvin, l’Église invisible et l’Église visible ne sont ni confondues ni séparées, elles sont logiquement distinguées et organiquement unies.

L’une des raisons gui fait considérer l’ecclésiologie de Calvin comme obscure et manquant de cohésion est que, trop souvent, au lieu d’essayer de la rattacher à l’ensemble du système, on l’étudie d’après les analogies tirées de théories étrangères à la pensée du réformateur. Si l’on part de la distinction entre l’âme et le corps de l’Église, par exemple, et qu’on identifie l’Église invisible de Calvin avec l’âme de l’Église, on tombera fatalement, comme nous le montrerons plus loin, dans de graves méprises. Il en sera de même si, en fait d’Église visible, on attribue à Calvin le concept d’une foule composée d’individus sans autre lien organique entre eux que celui de l’accord plus ou moins stable de leur propre bonne volonté. Dans les deux cas, on sera tenté de considérer la notion calviniste d’Église invisible comme un expédient ingénieux, imaginé pour répondre à cette question embarrassante des polémistes catholiques : Où était l’Église avant la Réforme?

Il est de fait qu’on peut faire de la théorie des « fidèles cachés » un usage polémique très efficace contre les défenseurs de Rome, et que Calvin ne s’en est pas privé. Mais nous nous proposons justement de montrer que la distinction entre l’Église invisible et l’Église visible s’est imposée à Calvin par la logique de sa pensée et qu’il aurait dû la faire, même s’il n’avait jamais rencontré l’objection de ses adversaires, et qu’il n’eût songé lui-même à cette difficulté. Et nous ferons voir subsidiairement que la théorie des « fidèles cachés » ne se superpose pas exactement à la notion d’une prétendue invisibilité totale de l’Église.

C’est donc en nous plaçant du point de vue de Calvin lui-même que nous essayerons d’exposer sa notion de l’Église. C’est à son système que nous chercherons à la rattacher pour la comprendre : vere scire est scire per causas. Quand nous parlons du système de Calvin, nous employons une expression qui ne peut passer sans être accompagnée de certaines restrictions. Si l’on entend par système un organisme de propositions se rattachant logiquement les unes aux autres, et déduites d’une proposition prise comme principe, il n’y a pas de système de Calvin. Chez lui, les propositions dogmatiques revêtent une forme antithétique : comme dans le symbole d’Athanase, elles sont articulées par un « et cependant », qui met en évidence, dans la vérité religieuse, une opposition intime s’imposant à la pensée humaine. Cela tient à ce que Calvin entend, non partir de principes abstraits, mais des données réelles de la révélation consignée dans l’Écriture. Or, la révélation, c’est Dieu, Esprit infini et incompréhensible, parlant à l’homme, esprit fini. Il faut donc que nous nous élevions au-dessus de nous-mêmes, pour, non pas comprendre — cela est impossible —, mais pour « intelliger » les pensées que Dieu nous communique. Le système de Calvin peut donc bien être considéré comme une synthèse, mais non comme une synthèse d’idées adéquatement connues. Ce sera une synthèse de propositions antithétiques. Car il s’agit de dogmes, et tout dogme implique un mystère se traduisant en opposition dans la pensée humaine.

C’est justement le cas pour la notion d’Église : l’Église est visible et cependant, dans un autre sens, sous d’autres rapports, l’Église est invisible. Ou, si l’on veut, il y a l’Église visible, et il y a l’Église invisible, mais il doit bien être entendu que ces deux expressions qui expriment deux ordres de faits non rigoureusement superposables, s’appliquent à une seule et même réalité. Cette réalité ontologique est le corps mystique du Christ, qui est un. Mais on doit le considérer soit dans les éléments qui y ont été « entés » définitivement, parce qu’ils y ont pris racine, soit dans la totalité des éléments qui le constituent à un moment donné du temps, y compris ceux qui « n’ont point fait racine en la vigne2 ».

Sous le premier aspect, le corps de Christ est l’Église invisible. Sous le second, il est l’Église visible. Dans le premier cas, l’Église est dite invisible, non que ceux qui en sont membres sur la terre ne soient visibles, mais parce que Dieu seul discerne infailliblement ceux qui sont « vraiment entés », les élus, de ceux qui n’appartiennent au corps du Christ que par un lien extérieur et temporaire. Aussi cette Église invisible ne peut-elle être qu’un objet de foi. Dans le second cas, l’Église est dite visible parce qu’elle est discernable à l’œil, lorsqu’elle n’a pas perdu accidentellement les marques extérieures qui permettent de la reconnaître et parce que, dans le cas contraire, elle reste une institution visible où subsistent des traces de ces caractères distinctifs. Ceux-ci sont-ils présents?

« Il nous est commandé d’avoir cette Église visible en honneur, et de nous maintenir en la communion d’icelle.3 »

Or la distinction entre l’Église visible et l’Église invisible est commandée par l’opposition qui est à la base du système de Calvin, et qui constitue les deux pôles de son ecclésiologie. C’est l’opposition qu’il faut statuer entre l’alliance de prédestination au salut, conclue par Dieu avec le Christ, et l’alliance de grâce par opposition à l’alliance des œuvres, conclue par Dieu avec le père des croyants, Abraham4. L’opposition entre ces deux alliances a elle-même sa racine dans l’opposition entre la volonté décrétive de Dieu, qui décerne la futurition des événements et des actions des créatures, et la volonté préceptive de Dieu qui fait connaître ce qui lui est agréable en soi. La foi ramène à l’unité ces deux expressions de la volonté divine, dont la raison est impuissante à faire la synthèse :

« Toutefois, pour venir au point, ce n’est pas à dire pourtant que la volonté de Dieu répugne à soi-même, ni qu’elle soit muable ou qu’il fasse semblant de vouloir ce qu’il ne veut pas. Mais sa volonté, laquelle est une et simple en soi, nous semble diverse, parce que selon notre rudesse et débileté de sens, nous ne comprenons pas comment il veut et ne veut point en diverses manières qu’une chose se fasse. »
« Quand nous ne comprenons point comment Dieu veut que ce qu’il défend de faire se fasse, que notre débilité et petitesse nous vienne en mémoire, et aussi que la clarté en laquelle il habite n’est pas en vain nommée inaccessible, parce qu’elle est enveloppée d’obscurité.5 »

La contradiction n’existe que pour ceux qui « mêlent perversement le commandement de Dieu avec son vouloir secret6 », sa volonté préceptive avec sa volonté décrétive. L’alliance de grâce étant valable pour tous ceux qui voudront croire et pour leurs enfants, la promesse évangélique qui y est stipulée aura nécessairement un caractère général, indéterminé, universel7. Calvin a résumé le message de l’Évangile dans la formule d’absolution qu’il employait à Strasbourg : « Un chacun de vous se reconnaisse vraiment pécheur… et croie que le Père céleste lui veut être propice en Jésus-Christ.8 » Nous retrouvons la même note universaliste dans son second catéchisme, celui qui resta définitivement le Catéchisme de Genève et des Églises réformées de France, où il nous apprend que ce qui importe c’est « que nous soyons certains qu’il (Dieu) nous aime, et nous veut être Père et Sauveur ». Il faut remarquer que « nous » est rendu dans le texte latin par « quisque nostrum9 ». Les enfants des fidèles étant compris dans l’alliance de grâce, nous retrouvons la même présentation universaliste du message évangélique dans le formulaire du baptême des enfants : « Moyennant que nous ne nous anéantissions point la vertu de ce sacrement par notre ingratitude… nous voyons certain témoignage que Dieu nous veut être Père propice.10 » Bref, partout l’Évangile, fondé sur la promesse faite à Abraham, est conçu comme un amour de bienveillance « dont personne n’est exclu11 ». Cela est nécessaire pour rassurer les « bonnes consciences » et fermer la bouche aux « iniques ». Les premières prendront courage « voyant qu’il n’y a nulle différence entre les pécheurs, moyennant qu’on ait foi ». D’autre part, il ne faut pas que les seconds puissent prétendre « qu’ils n’ont nul refuge pour se retirer de leur misère ». Et ils ne le peuvent « vu qu’ils le rejettent par leur ingratitude12 ».

On le voit, par sa conception du contenu de la « vocation externe » qui correspond, par son universalisme, dans l’ordre de la grâce, à la pensée créatrice, dans l’ordre de l’alliance des œuvres13, Calvin est aussi peu exclusif qu’Arminius ou Wesley. Pour lui, comme pour eux, « Dieu se sert » des moyens extérieurs « pour nous convier à Jésus-Christ ». Parmi ces moyens extérieurs, Calvin place au premier rang l’Église, plus exactement « la vraie Église… mère de tous les fidèles14 ». Ainsi l’Église, par rapport à l’alliance de grâce et au message évangélique qui lui est confié, doit nécessairement être, selon Calvin, un moyen extérieur, une Église visible, pour remplir sa tâche d’enfanter des fidèles et de nous convier à Jésus-Christ.

Mais là où Calvin diffère profondément de l’hérésiarque hollandais et du revivaliste anglais, c’est sur l’idée qu’il se fait de l’accueil réservé à la prédication de l’Évangile par les pécheurs aidés des seules opérations communes de la grâce. Arminius et Wesley enseigneront que cet accueil sera tantôt favorable, tantôt défavorable, au gré de chacun. La volonté humaine est essentiellement indépendance, indifférence, instabilité. Dieu ne peut y toucher sans en anéantir la liberté. Calvin, lui, croit sans doute à la liberté formelle, spontanéité volontaire, rationnelle : « Qui veut peut ne vouloir pas15 ». La souveraineté divine incorpore cette liberté dans ses décrets et la dirige, mais ne la détruit pas. Selon une formule heureuse qui résume très bien la théorie de Calvin sur ce point, les actes de la volonté créée sont libres formellement quant à leur mode d’apparition; ils sont objectivement certains quant à leur futurition16.

Calvin croit donc à la liberté formelle de la volonté. Mais il croit que la volonté s’est orientée si fermement dans le mal qu’aucun effort, aucune action persuasive, fût-elle de Dieu, ne peut la faire dévier. Non seulement le pécheur ne peut se convertir, à cause de sa faiblesse, mais il ne le veut pas; il ne le veut pas irrévocablement, immuablement, à cause de sa perversion. Son « obstination » est invincible. Dès lors, sans un acte extraordinaire, et en quelque sorte foudroyant, de Dieu, acte transcendant les appels extérieurs et les sollicitations intérieures et comparable à l’acte créateur ou à l’acte qui ressuscite un mort, l’Évangile sera ou rejeté ou accepté seulement pour être renié ensuite.

Or, cet acte, Dieu l’accomplit dans tous ceux dont il a fait « donation » à son Fils. Il est impossible en effet que celui-ci reste un roi sans sujets.

« Bien que le diable machine tout ce qu’il peut pour ruiner la grâce de Christ, et que tous les ennemis de Dieu conspirent à cela, et s’y efforcent avec une rage impétueuse, toutefois… elle ne peut être éteinte… le sang de Jésus-Christ ne peut être rendu stérile qu’il ne porte quelque fruit. Par quoi il nous faut ici regarder à l’élection de Dieu et aussi à sa vocation intérieure par laquelle il attire à soi ses élus… Mais parce qu’ils… sont cachés comme un peu de grain sous un amas de paille en l’aire, il nous faut laisser à Dieu seul ce privilège de connaître son Église, de laquelle le fondement est son élection éternelle. »

Ici, l’Église, mais l’Église invisible, est mise en rapport avec le pacte d’élection (le pactum salutis des théologiens postérieurs) : l’élection en est le fondement.

On voit que la théorie de l’Église invisible n’exprime pas simplement cette vérité banale que Dieu seul connaît le secret des cœurs. Elle jaillit irrésistiblement de la logique de la foi de Calvin.

Tout à l’heure, il nous disait, parlant de l’alliance de grâce conclue avec Abraham, et de ce dernier lui-même : « On ne le peut ôter… du degré tout honorable où Dieu l’a colloqué, que toute l’Église ne soit abolie. » Et c’était l’Église visible qui nous apparaissait, liée à l’alliance universelle avec tous les croyants éventuels. Maintenant, il nous dit : « Il nous faut ici regarder à l’élection de Dieu », et c’est l’Église invisible dont la réalité est proposée à notre foi. L’Église visible, c’est l’attestation de la bienveillance du Dieu de la création et de l’alliance de grâce envers le genre humain. L’Église invisible, c’est la limitation portée par l’élection gratuite et souveraine de Dieu aux conséquences de la résistance quasi invincible de la volonté pécheresse. De ce point de vue, disons-le en passant, la prédestination, bien loin de paraître une restriction capricieuse du salut, se révèle comme l’effort suprême de la charité divine, qui ne se résigne à la réprobation que devant les exigences de la justice, incompréhensible à nous, du Dieu saint.

« Dieu ne prend point plaisir à la misère des hommes… lorsqu’il use de sévérité envers eux, c’est volontairement à la vérité, parce qu’il est juge du monde; mais il ne le fait pas volontiers (ex corde) parce que toute violence et toute sévérité lui sont étrangères. Et comme il embrasse les hommes d’un amour paternel, il veut qu’ils soient sauvés, à moins qu’ils ne le contraignent, mal à propos, à la rigueur.17 »

Quelques lignes plus haut, Calvin avait dit que derrière l’anthropomorphisme du prophète (« de bon cœur » — ex corde suo) subsiste cette vérité positive (tamen manet illud verum) : « (Dieu) ne se délecte pas de la misère des hommes… il n’est nullement douteux que Dieu n’en vient jamais à punir que contraint et forcé » (nisi coactus). Nous croyons que le lecteur a maintenant à sa disposition des éléments qui lui permettront de se rendre compte du mouvement de la pensée calvinienne rendant nécessaire la distinction entre l’Église visible et l’Église invisible. L’Église invisible est l’Église idéale, telle que Dieu l’a contemplée dans le pacte d’élection avec le Christ. Elle est le corps dont le chef est le Christ. Ses membres, ses cellules vivantes, sont les prédestinés au salut.

Or, les moyens ordinaires de réalisation du décret de prédestination au salut sont la prédication de l’Évangile et les sacrements. Le corps du Christ, l’Église invisible, doit donc, pour se constituer dans sa plénitude, apparaître comme un institut de salut et d’éducation à la sainteté, avoir une manifestation visible dans l’histoire. Elle apparaîtra comme la société des fidèles où la Parole est purement prêchée et les sacrements dûment administrés.

Mais, par sa nature même, la prédication de l’Évangile est générale; elle s’adresse non aux élus, mais aux pécheurs. Le cercle de l’Église visible débordera donc celui de l’Église invisible. Il est le cercle de l’alliance de grâce. Il comprend tous les professants et leurs enfants; ceux dont la profession est celle du cœur — et donc indéfectible finalement — et ceux dont la profession n’est que simulée ou superficielle, et même simplement conventionnelle.

Partout où nous trouvons une société pourvue de ces marques distinctives, nous devons juger que nous sommes en présence d’une véritable manifestation locale de l’Église invisible, donc de la véritable Église invisible manifestée visiblement, car il est impossible que là où est l’Évangile, il n’y ait pas un corps de prédestinés. C’est donc la même Église, le même corps du Christ qui a un aspect invisible et un aspect visible. Ce qui est invisible et indiscernable, c’est la qualité de prédestiné de chacun des membres qui composent l’Église. Ce qui est visible, c’est la fidélité de leur profession, de leur enseignement et de leurs institutions. L’Église peut et doit retrancher, par l’exercice de la discipline, ceux dont la vie ou la doctrine sont manifestement contraires au christianisme, quand ils font preuve d’opiniâtreté. Mais, là encore, nous demeurons dans la sphère du visible, car Dieu seul connaît le secret des cœurs, et la discipline ne doit pas viser à le violer.

On voit que nous sommes très loin d’une pensée entachée de platonisme, d’après laquelle « l’âme de l’Église » (= l’Église invisible) pourrait subsister indépendamment de toute institution visible, et alors que seraient totalement anéanties toutes traces de cette institution.

Ce qui a pu prêter une certaine apparence à cette interprétation, à notre sens inexacte, de la pensée de Calvin, c’est que, dans sa préface à François 1er, il dit que « l’Église peut subsister sans apparence visible (nulla apparente forma) » et il trouve mauvais de ses adversaires qu’ils requièrent toujours une forme d’Église visible18 et apparente. De même, dans la Confession de La Rochelle (art. 31), il est dit que « de notre temps… l’état (constitutio) de l’Église était interrompu ». Mais cette « forma », cette constitutio, ce sont les marques distinctives, qui permettent de discerner l’Église vraie de l’Église fausse; l’Église dans sa fonction de véritable ambassadrice du Christ, de l’Église présentant un message falsifié; l’Église dans son état normal et l’Église en état de chute. Or, quand une Église est en état anormal, elle devient bien indiscernable d’avec d’autres Églises fausses et d’avec les « synagogues de Satan », mais elle ne devient pas invisible pour cela. Elle ne cesse pas d’être un institut visible. Bien plus, comme, par la miséricorde de Dieu, elle peut compter des « fidèles cachés », il se peut qu’elle continue à être une branche de l’Église du Christ. Mais on ne peut juger, a priori, qu’il en est ainsi pour telle ou telle Église locale.

« D’autant qu’il (Dieu) a mis une fois son alliance en France, en Italie, en Allemagne et autres pays, combien que tout ait été après oppressé par la tyrannie de l’Antéchrist, néanmoins afin que son alliance y demeurât inviolable, il a voulu que le Baptême y soit demeuré pour témoignage d’icelle alliance.19 »

Calvin compare ce qui reste à des « ruines », mais ces ruines attestent « que le tout n’était point aboli » et il conclut :

« Partant, quand nous refusons d’octroyer simplement aux papistes le titre d’Église, nous ne leur nions pas du tout qu’ils n’aient quelques Églises entre eux : mais nous contendons seulement du vrai état de l’Église.20 »

Ce sont des Églises, dit Calvin, « en tant que Dieu y conserve miraculeusement les reliques de son peuple » (les fidèles cachés), et aussi parce qu’il y reste « quelques marques de l’Église21 ». Il s’agit donc bien d’Églises visibles, d’Églises locales, puisque Calvin emploie le pluriel, et elles sont visibles, comme sont visibles des « ruines » et des « marques » déformées.

Mais les marques distinctives ont disparu. Dans ce sens, il n’y a plus « droite apparence d’Église ». Interpréter Calvin dans le sens du platonisme, c’est donc faire fausse route. Quand Calvin définit l’Église visible d’après le genre (société de fidèles) et la différence spécifique (prédication fidèle de la Parole et administration fidèle des sacrements), il suit les règles ordinaires de toute définition. Mais il ne prétend pas que la chose définie disparaît quand un accident modifie l’intégrité de la différence spécifique. C’est ainsi que nous définissons l’homme comme un animal (genre) raisonnable (espèce). Mais si un accident dérange la raison d’un homme, il ne cesse pas, à nos yeux, d’être un homme et un homme visible, même quand il n’y a plus guère en lui d’apparence humaine.

De même I’Église visible, ou une Église visible particulière, peut rester ce qu’elle est, une Église visible, bien que mal ou point discernable d’avec un simulacre d’Église, parce qu’il n’y a plus « droite apparence d’Église, ni en chacun membre, ni en tout le corps ». Ce que « nous avons principalement à regarder en cette dispute » (distinction entre la vraie et la fausse Église), ce sont, dit Calvin, « les marques ». Et c’est l’absence de ces caractères distinctifs qui empêche Calvin « d’octroyer simplement », c’est-à-dire sans restrictions, « aux papistes le titre d’Église », bien qu’il ne songe pas, il le dit expressément, à nier que les Églises captives sous la domination papale « ne demeurent Églises ».

Il y a là, il importe de le remarquer, les principes d’un œcuménisme qui, du point de vue protestant, peut soutenir avantageusement la comparaison avec une certaine conception moderniste de l’œcuménisme. L’œcuménisme de Calvin nous oblige à considérer la chrétienté comme une véritable catholicité, et les Églises non réformées comme des Églises réelles, contenant des restes du peuple de Dieu et ayant conservé certaines institutions dont la « vertu » indestructible est au-dessus des atteintes des puissances de ténèbres. La validité du baptême célébré dans l’Église romaine est pleinement reconnue pourvu qu’il soit administré par un ministre de cette Église, et non par un personnage sans vocation, comme une sage-femme par exemple. Dans ces limites, la validité du ministère romain est donc reconnue. Il est expressément reconnu aussi que les Églises rattachées à Rome sont dans la sphère de l’alliance de grâce. D’autre part, contrairement au modernisme, Calvin ne croit pas que tous les usages et toutes les doctrines qui ont cours dans la chrétienté soient des expressions, légitimes par leur sincérité, d’une expérience religieuse commune à tous les chrétiens. Pour lui, il y a des pratiques sacrilèges et des erreurs intellectuelles qui ruinent les fondements de la foi.

Or, la pureté de l’enseignement, de la pratique des sacrements et de l’exercice de la discipline dans les Églises fidèles n’est pas absolue. D’autre part, les Israélites déchus « ne sont pas trébuchés du premier coup en extrémité, mais sont allés en décadence par certains degrés ». On peut donc concevoir et il s’est trouvé, dans le cours de l’histoire, « un état passable d’Église ». Par suite, la question des rapports entre les Églises peut et doit se poser. Il est des cas où la rupture de la communion avec une Église peut s’imposer; des cas où il faut dénier à une Église représentative, à ses prélats et à ses tribunaux ecclésiastiques, le titre d’Église, en tant qu’investie d’une autorité en matière de controverse ou de discipline. Calvin distingue, dans le corps de la doctrine chrétienne, entre les points fondamentaux et ceux d’importance secondaire. Quand les premiers sont méconnus, « le vrai état de l’Église » est interrompu et la société qui les méconnaît perd le droit au titre d’Église « quant à ce regard22 ».

Par contre, en ce qui concerne les points secondaires, « il y pourra avoir quelque vice ou en la doctrine ou en la façon d’administrer les sacrements qui ne nous devra pas du tout aliéner de sa communion ». Tout en essayant, dans la mesure de ses lumières, de corriger ces défectuosités, le fidèle devra rester en communion avec cette Église, et, « demeurant en icelle », ne point en troubler « la police ni la discipline23 ».

Calvin marque ici, d’une part, l’étendue et les limites de son œcuménisme, et, d’autre part, il délimite les droits respectifs de la société ecclésiastique et de la personnalité croyante. Pour ce qui est de l’œcuménisme, il reconnaît, nous l’avons dit, que, même dans la communion de Rome, dont il s’est séparé, il y a des Églises, des sociétés visibles, faisant partie du corps du Christ. Il l’aurait reconnu a fortiori des Églises orientales et des Églises anglo-catholiques.

Le calvinisme est œcuménique théoriquement dans ce sens qu’il reconnaît que le domaine de l’Église, sous ses deux aspects, Église invisible, Église visible comme organisme, s’étend aussi loin que les limites des peuples introduits dans la nouvelle alliance et qui font profession d’être chrétiens.

Il est œcuménique pratiquement dans ce sens qu’en vertu de sa théorie sur les points secondaires, il a pu reconnaître dans le passé et reconnaît dans le présent, comme ayant les marques suffisantes de la vraie Église, les diverses communions du protestantisme évangélique, y compris les protestants épiscopaux.

Mais, par contre — et c’est là la limite de son œcuménisme, et ce qui lui permet de justifier théoriquement sa position d’Église séparée de Rome — il est rigoureusement confessionnel dans ce sens qu’il ne conçoit d’intercommunion qu’entre les Églises qui s’accordent sur les fondements de la foi et qu’il considère comme un devoir, pour une Église fidèle, de rompre la communion avec toute Église qui ferait porter sa dissidence sur ces points-là. Nous avons dit enfin que, par sa doctrine de l’Église, le réformateur précise les droits et les devoirs respectifs de l’Église, institut doctrinal, et de la personne croyante. La solution qu’il apporte s’oppose et à la solution ultramontaine et à la solution protestante radicale. D’après le sociologisme catholique, l’individu n’a qu’un droit : celui de se soumettre. La société infaillible n’a sans doute le droit de commander qu’en matière de foi et de mœurs; mais c’est elle qui détermine infailliblement ce qui est de foi et de mœurs. En pratique, son droit est illimité; la personne n’est plus rien. D’après l’individualisme protestant radical, l’Église, dégradée au rang de debating club, de société d’éducation religieuse et morale plus ou moins temporaire, prend bien parfois des décisions doctrinales. Mais celles-ci sont toujours ressenties par l’individu qu’elles contrarient comme des attentats à la liberté de conscience. L’idéal est la liberté absolue des enseignements les plus contradictoires dans la même chaire.

Ainsi, d’un côté, asservissement de la pensée individuelle à l’omnipotence de la société religieuse, avec, comme conséquence logique, l’uniformité des formules, et, comme conséquences psychologiques, tantôt une morne soumission, tantôt la rupture violente. De l’autre côté, nous voyons la société tyrannisée par les caprices et les excentricités de l’individu, et comme conséquence en voie de réalisation, l’émiettement. Ces deux principes sont très logiques, mais d’une logique exclusive qui ne tient pas compte de tous les aspects de la réalité et du droit. Le calvinisme reconnaît le fait social et le droit social, menacés ou méconnus par l’individualisme subjectif, et donne un contrepoids à l’autorité sociale qu’il rétablit.

Le fait social, c’est que l’individu ne peut devenir une personnalité croyante et ne peut persister dans la vie chrétienne sans être en communion de foi avec l’Église.

« Il n’y a », dit le réformateur, « nulle entrée en la vie permanente, sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, qu’elle nous enfante, qu’elle nous allaite de ses mamelles; finalement qu’elle nous tienne et garde sous sa conduite et gouvernement, jusques à ce qu’étant dépouillés de cette chair mortelle, nous soyons semblables aux anges. »

Le croyant n’est pas son propre générateur. L’Église est la mère des fidèles24.

Le droit social consiste en ceci que l’Église a le droit et le devoir de confesser la vérité religieuse dont elle est gardienne telle qu’elle lui est manifestée au moment et au lieu de ses assises solennelles, et de veiller à la pureté de l’enseignement donné par ses ministres25.

Le contrepoids à l’autorité des docteurs et des assemblées ecclésiastique est l’autorité souveraine de l’Esprit de Christ parlant dans et par l’Écriture. L’Église a un chef : le Christ; une charte : l’Écriture. L’Église est-elle infaillible? Oui, si l’on veut, mais seulement dans les choses nécessaires au salut, et pour autant que, renonçant à toute lumière humaine, elle se soumet à la parole de Dieu26.

Par là est reconnu un fait. C’est que la véritable Église n’est discernable que par la conformité de son enseignement avec celui de l’Écriture, et un droit de la personnalité croyante : le droit de contrôler l’enseignement qui prétend être celui de l’Église avec l’enseignement de l’Écriture. Ce fait et ce droit sont affirmés par Calvin contre Rome. Le fait est certain, pour un chrétien conséquent. Le concile qui condamna Jésus comme séducteur était présidé et réuni dans les formes. Si l’autorité formelle des conciles était, a priori et indépendamment de tout examen, règle de foi sans appel, l’Église chrétienne n’aurait même pas pu se constituer en face de la synagogue27.

Le droit personnel d’examen, sous la dépendance de l’autorité de l’Écriture interprétée selon l’analogie de la foi, est imprescriptible. Car il est fondé sur le devoir de mettre l’autorité de Dieu au-dessus de celle des hommes.

Le contrepoids à la force centrifuge du rigorisme individualiste est cherché et trouvé par Calvin dans le principe de l’imperfection inhérente à la nature humaine, même régénérée, et de la relativité des signes distinctifs de la véritable Église, qui en découle. Il n’est Église si pure qui ne soit entachée de quelque erreur dans la doctrine et d’imperfection dans la vie de ses membres. Les conditions mêmes de la vie sociale, qui est elle-même une condition de la vie religieuse, nous font un devoir de ne pas rompre tous liens de communion avec une Église dont l’enseignement ou les usages seraient défectueux sur quelques points secondaires28. Il ne faut pas, par discussion, légèrement abandonner une Église, « en laquelle est gardée en son entier la doctrine principale de notre salut et les sacrements comme notre Seigneur a ordonné29 ». Aussi Calvin écrit-il aux « frères de Wesel » pour leur conseiller la tolérance à l’égard des cérémonies en usage chez les luthériens :

« Il n’y a celui de nous qui par dépit d’une chandelle ou d’une chasuble se voulut séparer du corps de l’Église, et par ce moyen se priver de l’usage de la Cène… Maintenons cet article pour résolu qu’il nous faut accommoder les uns aux autres en toutes les cérémonies qui n’emportent point de préjudice à la confession de notre foi, afin que l’unité de l’Église ne se dissipe par notre trop grande rigueur ou chagrin.30 »

Ainsi, chose inattendue pour plusieurs, l’ecclésiologie calviniste repose sur la nécessité reconnue de la tolérance mutuelle dans les matières « qui ne sont point grandement nécessaires ». Mais lorsque l’honneur de Dieu est en jeu et que la contrainte tente de s’exercer sur le for intérieur de sa conscience individuelle, le devoir du calviniste est de reprendre à son compte « le mot qui fut gravé » : « Résister ». Il trouve dans l’assurance qu’il est un membre vivant du corps du Christ, de l’Église invisible, société des prédestinés, le gage qu’il demeure en communion avec toute l’Église visible qui confesse l’Évangile du Christ avec fidélité.

Par sa doctrine de l’Église visible, le calvinisme est une école d’ordre et de vie sociale. Par sa doctrine de l’Église invisible, il a été et il reste un réduit irréductible où la foi personnelle trouve un refuge contre la tyrannie des hommes.

Auguste Lecerf, pasteur et professeur de théologie

Études calvinistes. Série théologique de l’actualité protestante. Delachaux & Niestlé.
L’auteur (1872-1943) a été pasteur de l’Église Réformée de France et professeur de dogmatique réformée à la Faculté de théologie protestante de Paris. Il était spécialiste de la pensée de Jean Calvin.

Notes

1. « Or pour ce que nous ne jouissions de Jésus-Christ que par l’Évangile, nous croyons que l’ordre de l’Église, qui a été établie en son autorité, doit être sacré et inviolable… Nous croyons donc, que nul ne se doit retirer à part, et se contenter de sa personne, mais tous ensemble doivent garder et entretenir l’unité de l’Église… et cela en quelque lieu que Dieu aura établi un vrai ordre d’Église… » (Conf. Gallic., art. 25 et 26).

2. Comm. sur Jean, XV, 2.

3. Inst. IV, 1, 2, 3, 7.

4. Cf. Inst., III, XXII, 7 d’une part, avec II, X, 11 et IV, Il, 11-12 d’autre part. Ces passages suffisent à réfuter l’erreur assez répandue d’après laquelle ce serait Coccejus qui aurait introduit l’idée d’alliance dans la théologie réformée.

5. Inst., I, XVIII, 3; cf. III, XXIV, 16.

6. Inst., I, XVIII, 4.

7. Inst., III, XXIV, 8.

8. Calv. op. VI, 174, n. 4.

9. Catech., 2dim., Calv. op. VI, 11 et 12.

10. Calv. op. VI, 187 s.

11. Comm. sur Jean III, 16. Voir surtout Praelectiones in Lament. Jér. III, 33.

12. Inst., III, XXIV, 16.

13. Calv. op. IX, 291 s.

14. Titres du 4livre de l’Institution et du 1er chapitre de ce livre.

15. Prælect. in Lament. Jer. III, 38.

16. Inst., I, XV, 8; I, XVI, 9.

17. Prælect. in Lament. Jer. III, 33.

18. Visible est épithète non du mot Église, mais du mot forme, ainsi qu’en fait foi le texte latin : « Ecclesiæ formam semper apparere et spectabilem esse contendunt »; Calv. op. Il, 22.

19. Inst,. IV, II, 11.

20. Ibid. fin du § 11 et § 12.

21. Inst., IV, 11, 12 in fin.

22. Inst., IV, II, 10.

23. Inst., IV, I, 12.

24. Inst., IV, I, titre et § 4; comm. sur 1 Tim, III, 15.

25. Inst., IV, IX, 13.

26. « Si nous leur concédons ce point, que l’Église ne puisse errer aux choses nécessaires à salut, c’est avec un tel sens, qu’elle ne peut faillir, d’autant qu’en se démettant de sa propre sagesse elle souffre d’être enseignée du Saint-Esprit par la parole de Dieu. » Instit. IV, VIII, 13.

27. Inst. Præfat. ad Reg. Gal; Calv. op. Il, 24; et ibid. IV, IX, 7.

28. Inst., IV, I, 12 : « D’autant qu’il n’y a nul qui ne soit enveloppé de quelque ignorance, il faudra ou que nous ne laissions nulle Église, ou que nous pardonnions l’ignorance à ceux qui faudront ès choses lesquelles se peuvent ignorer sans péril de salut, et sans que la religion soit violée. »

29. Inst., IV, I, 12.

30. Lettres françaises, I, 420 8.