Cet article a pour sujet la gloutonnerie. Il est légitime de prendre plaisir à manger sainement et avec reconnaissance, mais l'abus de nourriture est un péché. Exercer la maîtrise de nos appétits est un fruit de l'Esprit.

Source: L'obéissance de la foi. 4 pages.

La gloutonnerie

En vous proposant une page consacrée à la gloutonnerie, je crains de vous décevoir à un double titre. D’abord, de ne pas vous en offrir une description qui pourrait rappeler, même de loin, celle d’un Rabelais; ensuite de traiter d’un sujet qui ne semblera peut-être pas d’actualité, alors que j’aurai mieux à faire de parler de la famine endémique décimant des populations entières dans des pays dévastés par la sécheresse ou des guerres fratricides, ruinés par l’incurie de leurs dirigeants et exploités par des prédateurs n’ayant cure de la dignité humaine.

Pourtant je me propose d’en parler. Car elle relève bel et bien de l’éthique chrétienne, laquelle n’est jamais fonction de circonstances et d’actualité ou de morale conjoncturelle, mais traduit le commandement divin, lequel est à la fois d’actualité et permanent.

Le manger et le boire sont essentiels pour la conservation normale de notre vie. Chercher à en disposer en quantité suffisante, et en qualité si possible, pour le simple plaisir n’a rien de répréhensible. N’est péché que le désir excessif et désordonné, l’abus dans la consommation.

Les catholiques romains se rappelleront sans doute que la gloutonnerie figurait parmi les sept péchés capitaux. Selon Thomas d’Aquin, elle est l’opposé de la vertu générale de tempérance et de la vertu spéciale d’abstinence. Hélas! direz-vous, les attitudes et les comportements ont depuis changé de fond en comble. Aujourd’hui, la gloutonnerie figurerait à peine sur la liste, de plus en plus amenuisée, des péchés. Est-elle même péché?

Pourquoi négliger de parler d’un mal qui relève pourtant du domaine de la spiritualité et qui est une entorse à celle-ci? Pourquoi ne nous repentirions-nous pas aussi de notre fâcheuse tendance à abuser du manger et du boire, comme nous le ferions, tout au moins je l’espère, d’un péché sexuel, du vol, voire de la vanité et de l’égoïsme? Certains facteurs doivent expliquer nos réticences à cet égard : Il n’est pas toujours aisé de distinguer un appétit robuste d’une tentation de gloutonnerie. Il est certain que la gloutonnerie n’a pas toujours des conséquences aisément identifiables comme ces autres vices. Enfin, l’esprit du temps nous y pousse, nous stimule, nous entraîne dans sa pratique.

Le chrétien réformé ne cultive pas une conception ascétique rigoriste de la vie. La morale réformée relative aux choses matérielles traite certaines de celles-ci comme des « choses moyennes », pour lesquelles l’austérité n’est pas la règle; elle nous impose seulement la considération du bien d’autrui et elle nous rappelle l’obligation à ne pas causer du scandale devant les faibles dans la foi. Car, la fin suprême de l’homme est aussi bien de glorifier Dieu que de fonder en lui seul tout son bonheur. Un tel bonheur comprend le plaisir légitime et la saine appréciation des dons matériels que Dieu nous accorde et nous renouvelle sans cesse. La nourriture fait partie de ces dons.

Saint Paul (dois-je le tenir pour un bon calviniste avant la lettre?) est sévère envers ceux qui empêchent le mariage ou interdisent de toucher à certains aliments (1 Tm 4.3). La pensée sous-jacente à cet avertissement est qu’un ascétisme non fondé oublie que Dieu est le Créateur de toutes choses; par conséquent, rien de ce qu’il a créé pour notre subsistance ne devrait être rejeté. « Or, tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter, pourvu qu’on le prenne avec actions de grâces » (1 Tm 3.4).

Selon la Bible, et là, la théologie et la piété calvinistes se trouvent sur la même longueur d’onde, le manger et le boire devraient se concevoir en termes mêmes de plaisir. Ils n’ont pas simplement pour fin leur utilité physique, le maintien et le renouvellement des énergies corporelles. Ils procurent un plaisir légitime et sain. Alors, chaque repas devrait devenir une occasion pour festoyer, bien entendu modestement, mais quand même occasion de gratitude envers Dieu et d’une joie normale.

Les chrétiens des temps apostoliques mangeaient ensemble avec des cœurs sincères et joyeux (Ac 2.46). Jésus-Christ en personne prit part à des festins, assista à la célébration de noces (Jean 2), fut invité à des repas chez des notables, descendit dans la maison des riches, se servit de l’image d’un festin fastueux pour décrire le Royaume des cieux. Hélas! il fut calomnié et traité de… glouton, à l’opposé de l’ascétique Jean-Baptiste. Il n’aurait pas parlé ni agi de la sorte si le fait de manger et de boire avec plaisir avait été un péché grave.

Cet esprit de liberté vis-à-vis du manger et du boire était déjà familier dans l’Ancien Testament. Relisez le chapitre 8 du livre de Néhémie. Esdras, le scribe, lit en public la loi de Dieu et il l’interprète. Ensuite, il conseille à l’assemblée de ne pas s’affliger pour les fautes du passé; au contraire, il les exhorte à se réjouir par un bon repas, car ce jour-là est un jour de notre Dieu, « car la joie de l’Éternel est votre force », ajoute-t-il (Né 8.10). La tristesse ne serait pas de mise en une circonstance aussi solennelle, incompatible avec la célébration d’un jour saint; un bon repas a par conséquent sa place en cette occasion.

Revenons à l’idée exprimée plus haut : la conception calviniste de l’existence et le principe biblique relatif au sujet que nous traitons s’accordent. Les dons de Dieu doivent être consommés avec joie et reconnaissance. C’est la raison pour laquelle les chrétiens aiment à prier et rendre grâces au début de chaque repas et, ainsi que l’aurait souhaité Jean Calvin, à la fin du repas. Un faux ascétisme est aussi mauvais pour la santé spirituelle que la tendance à abuser des biens temporels le serait pour la morale chrétienne.

Cela dit, nous sommes tenus d’exercer aussi une vigilance nécessaire. Il est facile de passer d’un extrême à l’autre. Dans ce cas, la gloutonnerie trahirait l’échec d’apprécier avec modération et reconnaissance les biens que le Seigneur Dieu nous dispense avec générosité.

Qu’appelons-nous gloutonnerie? Selon le dictionnaire, le glouton est celui qui mange de manière excessive, avec voracité (tout bon dictionnaire vous énumérera les synonymes de la pratique et je vous conseillerais de consulter l’excellent Bouquet des expressions imagées de Claude Duneton).

L’Ancien Testament met le doigt sur ce point, c’est-à-dire sur l’excès et sur l’abus. Le livre des Proverbes, livre par excellence de morale terre à terre et de bon sens solide, tient la gloutonnerie pour une faute grave; elle a, selon l’auteur inspiré, des effets seconds aussi bien physiques que sociaux (Pr 23.20-21; 25.16). L’auteur s’en prend à l’esprit, celui qui se livre à des excès irresponsables, plus qu’à l’acte lui-même. Il dénonce une mentalité excessivement indulgente pour les tendances naturelles. Car de tels excès et abus expriment tout un style de vie.

S’il est légitime de manger et de boire, même pour le simple plaisir, il faut prendre garde à ne pas dépasser les limites. Un proverbe oriental dit avec réalisme : « Celui qui mange l’estomac plein creuse sa tombe avec ses dents. » Nous sommes appelés à nous discipliner, si nous ne voulons pas faire « de notre ventre notre dieu » comme l’écrivait saint Paul dans l’une de ses lettres à propos des païens (Ph 3.19). Si nous ne voulons pas fermer notre cœur, « en mangeant et en vivant somptueusement » alors que gît à nos portes la foule « des pauvres et misérables Lazare » (Lc 16).

Comme tout autre péché, la gloutonnerie n’est pas seulement mauvaise en soi. Elle dénote d’autres attitudes qu’il convient d’examiner sur un plan différent, supérieur.

Pourquoi mange-t-on excessivement? S’agirait-il simplement d’une fonction hormonale déréglée? Si c’était le cas, la gloutonnerie devrait se régler médicalement. Ma compétence pastorale n’est pas qualifiée pour traiter de cet ordre des choses. À un niveau plus simple, la voracité signale nos tendances à ne pas contrôler et restreindre des appétits naturels, laissés sans bride. Dans une atmosphère heureuse, il est certes plus difficile de refuser la bonne chère et d’user d’une plus grande indulgence envers soi-même pour ce qu’on appelle, avec un euphémisme pas très innocent : « le péché mignon de gourmandise ».

Il y a quelque chose de plus subtil encore. Un estomac bien rempli procure une sensation de bien-être. Lorsque le sentiment de bien-être fait défaut, on cherchera une compensation dans l’indulgence envers soi en consommant de manière excessive. Certains mangent trop parce qu’ils se sentent seuls. D’autres encore parce qu’ils sont anxieux face à des événements désagréables ou douloureux. D’autres, parce qu’ils ont été déçus ou qu’ils s’estiment incompétents. La gloutonnerie entre alors en scène comme un mécanisme compensant un manque intérieur, pour masquer de vrais et graves problèmes de la personnalité. Bien qu’elle n’entraîne pas les conséquences désastreuses de la consommation excessive par exemple de boissons alcoolisées, néanmoins elle a le même pouvoir aliénant. La Bible place l’ivrognerie et la gloutonnerie sur le même plan. Pourquoi les dissocierions-nous?

Signalons que, dans sa forme la plus fondamentale, la gloutonnerie dévoile notre refus de vivre selon les normes morales chrétiennes. Disciples du divin Maître, nous sommes appelés à discipliner nos attitudes et chacun de nos comportements. Notre corps physique et ses appétits voraces ne domineront pas l’esprit. Christ nous invite à renoncer à nous-mêmes. La gloutonnerie peut signaler une désobéissance à l’ordre du Christ. Saint Paul exhorte de placer le corps sous discipline (1 Co 9.27), à nous comporter comme des soldats du Seigneur (2 Tm 2.3). Le contrôle de soi (« tempérance » traduisent certaines versions) est l’un des multiples fruits que produit le Saint-Esprit qui nous habite (Ga 5.22-23).

L’un des résultats les plus néfastes et les plus visibles de la gloutonnerie est le mal que celle-ci fait subir au corps. Ne sous-estimons pas ce méfait. Or, notre corps est le Temple du Saint-Esprit. La gloutonnerie trahit un intérêt égocentrique, elle fait de nous des matérialistes, elle contredit le commandement du Christ à chercher d’abord le Royaume de Dieu; elle s’oppose à l’esprit du psalmiste qui déclare : « Ta bienveillance est meilleure que la vie » (Ps 63.3). Elle engendre ou favorise inévitablement la paresse, la nonchalance, la tendance à subordonner ce qui est spirituel à ce qui est grossièrement matérialiste.

Si la gloutonnerie sert de mécanisme pour compenser des frustrations, il faut nous demander ce qui pourrait y être substitué. Si nous nous sentons solitaires, au lieu de dévorer avec voracité et de boire immodérément, ne faut-il pas chercher la présence immédiate de Dieu? Si des événements nous secouent et nous tourmentent, ne faut-il pas prier avec une plus grande ferveur?

Ce que nous appelons « péché mignon » affecte plus profondément notre foi que nous ne le pensons. C’est ainsi parce que, comme chacun sait, il existe une relation organique indissociable entre le physique et le spirituel, l’un affecte l’autre.

Je n’ai pas de méthode sûre et efficace à vous proposer. Je vous offre simplement un avis chrétien : si la gloutonnerie vous empêche de grandir spirituellement, l’inverse est aussi vrai; la frugalité favorise notre croissance morale. Faisons donc tout, que nous mangions ou que nous buvions, pour la seule gloire de Dieu, et ce avec des cœurs reconnaissants.