Cet article sur Romains 7.13-25 a pour sujet le combat de la sanctification du chrétien en qui s'oppose le désir d'accomplir la loi et le péché qui l'entraîne à faire le contraire de ce qu'il sait être le bien.

Source: Essai sur le Saint-Esprit et l'expérience chrétienne. 6 pages.

L'appel à la sanctification - Le combat de la sanctification selon Romains 7

Il n’est pas aisé de reprendre l’étude du chapitre 7 de la lettre aux Romains, et plus particulièrement des versets 13 à 25, pour examiner l’un des aspects fondamentaux de l’expérience chrétienne. Cependant, notre étude consacrée à la sanctification ne serait pas complète si nous négligions ce passage, à la fois d’une extrême complexité pour les interprètes et d’une portée décisive pour l’intelligence de la nature de l’expérience chrétienne.

Il n’entre pas dans notre propos d’examiner à fond les deux, voire les trois interprétations qui, depuis saint Augustin, ont cours en théologie. Celle qui attribue l’expérience décrite dans ce passage à l’homme avant sa conversion, celle qui l’attribue à l’homme régénéré et, enfin, une plus récente rappelant la première et qui cherche une voie médiane. Après un très bref rappel de la première, c’est sur la seconde que nous insisterons sans dissimuler que c’est à celle-ci que va notre préférence. En cela nous nous trouvons en bonne compagnie, saint Augustin pour commencer, les réformateurs ensuite, aussi bien Luther que Calvin, et, parmi les modernes, citons le nom de Barth. Nous pensons que la troisième interprétation, que prônent surtout les chrétiens fréquentant la Convention dite de Keswick, ne mérite pas que nous nous y attardions.

Le problème soulevé par Romains 7.13-25 est le suivant. On admet unanimement le caractère particulièrement important de cette péricope. Décrit-elle la vie normale du chrétien? Ou bien avons-nous ici le rappel d’une expérience passée et donc périmée? Résumons pour commencer ce passage.

Après avoir montré que la mort du Christ nous affranchit de la condamnation et nous donne la justice, l’apôtre Paul parle de la délivrance de la puissance du péché et de la sanctification par l’union avec le Christ dans sa mort et dans sa résurrection. Deux comparaisons successives illustrent ce thème : l’esclavage et le mariage. Nous ne sommes plus sous l’esclavage de la loi, nous ne sommes plus unis à la loi.

Les versets 14 à 25 décrivent la lutte continuelle et impuissante entre le désir d’accomplir la loi (à laquelle l’entendement donne raison) et le péché intérieur qui entraîne l’homme à faire le contraire de ce qu’il sait être le bien; un esclavage honteux et douloureux aboutissant à ce cri désespéré : « Qui me délivrera? » C’est ainsi qu’on peut résumer ce chapitre 7 de la lettre aux Romains.

Il est admis unanimement qu’il s’agit bien là de l’expérience de Paul. La question est de savoir s’il s’agit d’une expérience passée ou de celle qu’il éprouve actuellement, c’est-à-dire après sa régénération. Quel genre d’expérience décrit-il? À quelle période de sa vie faut-il la situer? Avant ou après sa conversion? Est-ce Saul qui y parle ou bien Paul?

Selon l’hypothèse d’une expérience passée, Romains 7 ne décrirait pas le statut du chrétien. Depuis les Pères de l’Église jusqu’aux interprétations plus récentes, on a soutenu cette thèse-là. Une question subsidiaire se pose. S’agirait-il du païen en proie à un conflit entre sa volonté et sa conscience? Platon avait représenté l’âme humaine sous la forme d’un chariot attelé à deux chevaux qui la tirent l’un en haut, l’autre en bas.

Cette interprétation purement païenne n’a pas satisfait les exégètes, dont certains ont adopté la thèse du juif inconverti légaliste, Paul, d’avant le chemin de Damas. Il ne s’agit pas du juif satisfait et endurci dans sa propre justice, mais du juif sincère qui cherche à accomplir la loi sans jamais parvenir à satisfaire sa conscience. Après avoir montré au chapitre 3 l’impuissance de la loi pour justifier, Paul veut prouver au chapitre 7 qu’elle est également incapable de sanctifier. Romains 3, c’est la condamnation sous la loi, Romains 7, c’est la défaite sous la loi.

Ainsi, il s’agirait de l’homme naturel non régénéré, en dehors du Christ (et non l’apôtre au moment où il écrit, par conséquent pas le chrétien). Autrement, on ne pourrait pas comprendre la doctrine paulinienne de la vie victorieuse, son message de victoire sur le péché. Le péché reste possible chez le chrétien, affirme cette interprétation, mais on ne trouve aucune trace dans les épîtres de Paul permettant de penser que le péché serait inévitable jusqu’à la mort. Romains 7 est le tableau de l’homme placé sous la loi, sans le Christ et avant sa rencontre avec lui, mais le tableau tel qu’il apparaît à celui qui a cru.

Arrêtons-nous à présent à la deuxième interprétation (expérience actuelle de Paul) qui a cours depuis Augustin et à laquelle nous souscrivons. Plus loin, nous citerons Calvin dans son commentaire sur cette péricope.

Saint Augustin changea d’avis et il entraîna à sa suite toute l’Église d’Occident. Sous l’influence d’Ambroise et de la controverse avec Pélage, le grand évêque d’Hippone se rétracta : « J’ai considéré avec plus de soin et j’ai vu que cela pouvait être compris même de l’apôtre lui-même. » Saint Jérôme adopta la même position. Saint Thomas aussi se rangea de l’avis d’Augustin. Luther retient la même interprétation et il influencera la pensée de la Réforme. Romains 7 est l’image et la description du chrétien toujours pécheur. Il ne s’agit pas de l’homme naturel, charnel, mais de l’homme spirituel au plus haut degré. Saint Paul et tous les chrétiens après lui (les « saints ») restent pécheurs après leur conversion; pécheurs, mais pécheurs pardonnés et justifiés, en même temps pécheurs et justifiés (« simul justus ac peccator »). Les saints possèdent une double qualité : pécheurs en fait et justes en espérance. Le même homme est spirituel et charnel, juste et pécheur, bon et mauvais. Un seul et même homme sert simultanément la loi de Dieu et il est asservi au péché. Selon Luther, il est impossible d’atteindre le commandement. Aussi le péché reste le compagnon de route indésirable et indésiré du fidèle.

Calvin développe un point de vue encore plus accentué dans ses commentaires. Les tenants de cette interprétation insistent sur le fait qu’à partir du verset 14, le temps présent est employé par Paul à la place du passé des versets 7 et suivants.

Pour le réformateur français, il s’agit non seulement de l’expérience actuelle et normale du chrétien, mais il faut aller jusqu’à dire que seul le chrétien peut vraiment connaître la lutte de Romains 7. Calvin reconnaît que l’infidèle a des piqûres et des aiguillons dans sa conscience et qu’il en est tourmenté, mais jamais, dit-il, au point de haïr le mal. Il prend plaisir au péché de tout son cœur et il s’y adonne. Le fidèle, lui, hait le péché. La régénération étant commencée en lui, il ressent une division en soi : le désir de parvenir à la justice céleste d’une part, et puis les restes de la chair qui le retiennent en terre.

C’est là, dit Calvin, le combat entre la chair et l’esprit dont traite aussi la lettre aux Galates. Il réfute l’opinion qui voit ici l’état naturel de l’homme dont parlent les philosophes. Adam a perdu l’image de Dieu. Paul décrit ici l’infirmité des fidèles. L’unique remède à un tel mal est la mort (ce corps de mort) que le chrétien désire pour sa délivrance. Cependant, le chrétien se soumet au bon plaisir de Dieu et prend son contentement en la grâce de Dieu, en attendant que le but de la perfection de justice soit atteint.

Reproduisons l’essentiel de l’argument de Calvin, qu’il développe dans son commentaire.

« Verset 14 : “Vendu sous le péché.” Par ces mots, il déclare ce qu’est la chair en soi, et quelle excellence elle peut avoir. Car l’homme, de sa nature, n’est point moins esclave du péché que les esclaves qu’on achète; […] nous sommes si totalement gouvernés et conduits par la domination du péché, que tout notre entendement, tout notre cœur et toutes nos opérations s’inclinent et s’adonnent au péché. J’excepte toujours la contrainte, car nous péchons volontairement, puisque ce ne serait point un péché s’il n’était volontaire. Mais nous sommes tellement attachés au péché, que nous ne pouvons rien faire volontairement que pécher, parce que la malignité qui domine en nous nous y transporte. C’est pourquoi cette similitude ne signifie pas une sujétion à laquelle nous soyons astreints par contrainte, comme on dit, mais par une obéissance volontaire, à laquelle la servitude qui nous est naturelle nous assujettit.
Verset 15 : “Car je n’approuve point ce que je fais.” Maintenant, il descend à un exemple plus particulier, à savoir de l’homme qui est déjà régénéré. Où apparaît plus clairement l’un et l’autre point qu’il propose : à savoir quel grand désaccord il y a entre la loi de Dieu et la nature de l’homme, et comment la loi n’engendre point par elle-même la mort. […] Mais quand la volonté de l’homme fidèle est conduite par l’Esprit de Dieu à faire le bien, là se montre ouvertement la perversité de la nature de l’homme, laquelle résiste obstinément et fait ses efforts tout au contraire. L’exemple est donc fort propre en l’homme régénéré, pour connaître combien est grand le désaccord de notre nature avec la justice de la loi. […] Ainsi donc, afin que nous ayons une intelligence meilleure et plus assurée de toute cette matière, il faut noter que ce combat dont l’apôtre parle, n’est jamais en l’homme avant qu’il soit sanctifié par l’Esprit de Dieu, vu que l’homme, délaissé en sa nature, suit entièrement ses concupiscences sans y résister en quoi que ce soit. Car bien que les infidèles aient des piqûres et aiguillons qui les poignent en leur conscience, et ne puissent pas si bien se flatter en leurs vices qu’ils sentent quelque goût d’amertume, toutefois on ne pourrait pas recueillir de là qu’ils haïssent le mal ou qu’ils aiment le bien. Seulement, le Seigneur permet qu’ils soient ainsi tourmentés, afin de leur montrer en quelque sorte son jugement, mais non pas pour les toucher au-dedans ou d’un amour de la justice, ou d’une haine du péché. […]
Au contraire, les fidèles, chez lesquels la régénération de Dieu est commencée, ont une telle division chacun en soi, que du principal désir de leur cœur ils soupirent à Dieu, ils souhaitent de parvenir à la justice céleste, et haïssent le péché; mais que d’autre part, ils ont les restes de leur chair qui les retiennent en terre. C’est pourquoi, étant ainsi bandés en eux-mêmes d’affections contraires, ils font violence à leur nature, et sentent bien aussi qu’elle leur en fait. Et s’ils condamnent leurs péchés, ce n’est point seulement parce que le jugement de la raison les y contraint, mais parce que d’une vraie affection de cœur ils les ont en abomination et s’y déplaisent. C’est là le combat des chrétiens, dont s. Paul parle aux Galates (Ga 5.17) qui est entre la chair et l’esprit.
Ainsi nous avons bien parlé en disant que l’homme charnel s’adonne au péché du consentement de tout son cœur et comme si tout ce qui est en lui avait fait un complot de courir après, et que la division commence alors seulement quand il vient à être appelé du Seigneur et sanctifié de l’Esprit. Car en cette vie la régénération se commence seulement; le résidu de la chair qui demeure suit toujours ses affections corrompues, et fait ainsi la guerre contre l’esprit.
Les gens ignorants et mal exercés dans les Écritures, qui ne considèrent pas quel est le propos de l’apôtre, et quelle procédure il y tient, pensent que ce soit une description de la nature de l’homme. Et de fait, les philosophes décrivent ainsi le naturel de l’homme. Mais l’Écriture philosophe bien plus avant, et d’une façon plus haute parce qu’il voit qu’il n’est rien demeuré au cœur de l’homme que perversité, depuis qu’Adam a perdu l’image de Dieu et en a été dépouillé.1 »

Ces lignes auront permis de saisir l’essentiel de l’opinion du prince des exégètes sur la péricope ici étudiée.

Telle est, dans l’ensemble, la thèse de Luther et de Calvin; le chrétien est un homme divisé, mais lui seul peut confesser son péché et prendre plaisir à la loi de Dieu comme le fait le « je » des versets 16,18,21,22.

Le pasteur Visser’t Hooft résume de façon remarquable ce point de vue. Il commence par souligner l’importance extraordinaire de Romains 7 pour comprendre ce que Paul entend par la vie chrétienne. C’est d’ici, dit-il, que l’on découvre la vraie perspective de tout son enseignement. Après avoir constaté que les spécialistes de la théologie biblique sont très divisés, il aborde l’étude du texte.

Paul parle de lui-même tel qu’il se voit au moment où il écrit; d’autre part, Paul affirme ailleurs qu’il est délivré du péché. Romains 7 et Romains 8 sont-ils vrais pour la même personne et en même temps?

Le théologien néerlandais insiste ensuite sur le principe de dualité que l’on trouve chez Paul. Il évoque les termes de cette dualité : pour lui, les oppositions « homme intérieur et homme extérieur »« la loi de l’entendement et la loi des membres »« esprit et chair », toutes ses oppositions sont équivalentes. Ne parlons pas de deux natures ou de deux hommes, car le juif Paul n’a jamais pu envisager deux natures en l’homme, l’une bonne et l’autre mauvaise. Il a pensé à une opposition entre la volonté de Dieu se manifestant de l’extérieur et la volonté de l’homme résistant (chair), ou cédant (esprit) à la volonté divine. Or, ces états humains ne se succèdent pas, ils coexistent. La vie chrétienne est une vie dans laquelle a pénétré quelque chose de radicalement nouveau et, cependant, une vie dans laquelle la vraie réalité est encore à venir. Romains 7 est la perspective de l’avenir déjà réel et présent par l’expérience et par la foi.

Puisque la réelle dualité de la vie humaine ne devient consciente que dans la vie chrétienne, Romains 7 est la description d’une expérience typiquement chrétienne. Qui connaîtrait le poids du péché s’il n’avait pas rencontré Dieu auparavant?

Toute la position est renversée. Romains 7 n’est pas l’histoire d’un moment de doute ou de faiblesse dans la vie de Paul; il est plutôt le témoignage le plus convaincant que Paul connaît réellement Dieu. Ce n’est pas la réflexion d’un agnostique ou la psychologie d’une âme engagée dans un combat désespéré entre le bien et le mal. C’est la confession d’un homme qui, parce qu’il est devant Dieu, souffre de son péché et soupire après la délivrance, mais qui sait en même temps que cette délivrance a été promise, qu’elle a déjà commencé par l’action de Dieu en Christ. Ce passage contient tout le pessimisme, mais aussi tout l’optimisme de l’Évangile.

Il n’y a pas dans la vie chrétienne la moindre place pour être satisfait de soi-même. On n’est jamais arrivé, on n’est jamais sorti de la zone dangereuse pour pénétrer dans une zone de sécurité absolue… Quand nous oublions que le saint reste quand même pécheur, nous faisons moins de saints et davantage de pécheurs! Dieu ne nous accorde pas ici-bas la perfection totale ni une vie d’harmonie complète, mais il nous donne sa grâce. Cela ne suffit-il pas?

L’état décrit en Romains 7 correspond à ce qu’est le chrétien, quels que soient la maturité, l’avancement spirituel ou le progrès dans la sanctification qu’il ait atteints. C’est l’état de fait depuis sa conversion jusqu’à sa mort. Ce chapitre donne à entendre que la nature déchue avec laquelle chacun de nous vient au monde nous accompagne jusqu’à notre dernier soupir.

Romains 7 se trouve ainsi placé entre Romains 6 et Romains 8, non comme une sombre reconnaissance de défaite, une sorte de tunique de Nessus qu’il est impossible d’anéantir, mais pour nous rappeler que nous n’avons pas ici-bas, un corps spirituel comme celui des anges. « L’homme n’est ni ange ni bête, et qui fait l’ange fait la bête », disait Pascal. Nous avons un corps de chair, le corps hérité d’Adam déchu. Nous ne parlerons pas ici du combat non seulement contre la chair, mais encore contre les dominations, et de la victoire remportée par le Christ. Notre sujet s’arrête ici.

Ainsi, l’aspect premier et en un sens prédominant de l’action du Saint-Esprit en nous est de s’opposer à la chair et à ses convoitises, de faire mourir les œuvres du corps et de triompher du péché qui habite en nous (Rm 7.27; voir aussi 8.5-6).

Note

1. J. Calvin, Commentaire sur l’Épître aux Romains, chapitre 7, Genève, Labor et Fides.