La libération des captifs
La libération des captifs
Les œuvres merveilleuses du Dieu de la révélation biblique, telles que les révèle déjà l’Ancien Testament et que confirme le Nouveau Testament, cherchent la délivrance et la promotion de l’homme, ce que nous appelons le salut. Or, chacun des aspects de l’histoire qui rapporte ces œuvres divines est une nouvelle étape, mais aussi une figure, un type, de l’étape suivante, jusqu’à ce qu’en convergeant vers Jésus-Christ, le tout aboutisse à la rédemption définitive de l’homme. L’Ancien Testament nous montre l’ébauche des grandes œuvres de Dieu, le Nouveau nous en annonce l’accomplissement. Et, comme la suite de ces actes puissants et admirables, notre propre expérience dans la foi, l’espérance et la charité nous en présente le retentissement actuel.
De ces grandes œuvres de Dieu, l’Exode reste certainement l’une des plus importantes. Elle est comme le mystère et l’illustration parfaite de la libération que Dieu effectue. Elle annonce la Pâques chrétienne, puisque celle-ci est le mystère chrétien par excellence, à la fois comme création nouvelle, comme libération, comme expiation et comme purification. Il vaut la peine d’écouter alors le cantique de Moïse.
« Je chanterai à l’Éternel, car il a montré sa souveraineté; il a jeté dans la mer le cheval et son cavalier. L’Éternel est ma force et l’objet de mes cantiques, il est devenu mon salut. Il est mon Dieu; je veux lui rendre hommage… » (Ex 15.2-3).
L’ancien peuple élu, guidé par la colonne de nuée, fuyait la tyrannie égyptienne. Pharaon et ses chars s’étaient mis à sa poursuite. Or, le peuple arriva à la mer et trouva le chemin coupé. Apparemment, il était voué soit à l’anéantissement soit à une nouvelle et plus tragique servitude. Telle une armée acculée au bord de la mer, sur le point d’être détruite ou capturée, sa situation était désespérée.
Mais alors que les Israélites se trouvaient dans l’impuissance absolue de se sauver eux-mêmes, la puissance de Dieu accomplit ce qui était impossible à l’homme. Le texte de l’Exode nous rapporte les faits :
« Moïse ayant étendu sa main sur la mer, le Seigneur refoula la mer par un vent impétueux. Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer et les eaux formaient une muraille à droite et à gauche. Les Égyptiens les poursuivirent et entrèrent à leur suite au milieu de la mer. Morse étendit encore la main et les eaux en revenant couvrirent les chars, les cavaliers et toute l’armée du Pharaon et il n’en échappa pas un seul » (Ex 14.21-30).
Alors, en contemplant à l’aube, après cette nuit tragique et miraculeuse, les cadavres rejetés par les flots sur la berge, Moïse improvise le cantique, dont nous avons lu les premières lignes. Sa sœur Myriam, la prophétesse, prit à la main un tambourin et toutes les femmes vinrent à sa suite avec des tambourins et en dansant. Sur les bords de la mer des Joncs, c’est la première liturgie pascale qui se chante, c’est un office religieux qui se célèbre.
Ainsi, si la traversée de la mer Rouge est une œuvre grandiose de Dieu, l’Ancien Testament nous annonce que Dieu accomplira à l’avenir une œuvre de libération beaucoup plus admirable encore. L’Ancien Testament nous annonce justement la promesse de cet avenir. L’Ancien Testament est par essence prophétie, non pas par essence l’histoire nationale, ou même l’aventure religieuse d’un peuple. Il ne rappelle les événements du passé que pour fonder notre espérance dans les événements de l’avenir, et non pour nous désespérer par la nostalgie d’un passé irrémédiablement perdu, qu’on ne pourrait restituer que par un retour en arrière. C’est là une différence fondamentale entre le livre de l’Alliance et ceux d’autres religions païennes.
Cette action de Dieu libérant son peuple d’une situation désespérée restera, à travers les siècles, le plus grand souvenir de l’histoire du premier peuple élu.
« N’est-ce pas toi qui desséchas la mer, les eaux du grand abîme, qui fis des profondeurs de la mer un chemin pour faire passer les rachetés? » (És 51.11).
Désormais, à travers toutes les Pâques, le cantique de Moïse sera chanté à nouveau. Il y a une continuité extraordinaire entre cet acte de libération, dans l’Ancienne Alliance, et la rédemption finale, dans la Nouvelle. Ce chant, comme nos propres cantiques, montre la fidélité du Dieu qui libère ses élus.
Le cantique de Moïse exalte un aspect particulier, celui de la délivrance du peuple captif des forces du mal. Et cet acte divin libérateur ressurgit à tous les niveaux de l’histoire biblique du salut. Comme un son qui se répercute en échos toujours plus profonds. Il est, au bord de la mer Rouge, libération d’Israël poursuivi par les armées du pharaon d’Égypte. Des nomades fugitifs se trouvent aux bords des eaux profondes de la mort, mais le cantique annonce de manière prophétique l’autre libération à venir, celle qui délivrera et arrachera à l’esclavage non pas quelques rescapés d’un peuple particulier, mais ceux appartenant à la création nouvelle qui est captive du Prince de ce monde et se trouve au bord des eaux baptismales.
L’Évangile annonce la libération des païens captifs des puissances ténébreuses du mal, celles de l’idolâtrie, mais qui à présent forment l’Église greffée au corps du Christ, son Sauveur et sa Tête. Ce peuple nouveau se trouve au bord de la mer de verre mêlée de feu, ainsi que la décrit le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean. C’est une libération définitive des captifs de la Bête et de la mort. Et sur l’autre rive, ayant miraculeusement échappé à la poursuite de l’ennemi, le peuple des rachetés chante de nouveau le cantique triomphal, celui même qu’a chanté Moïse au bord de la mer Rouge.
Pâques a été l’anniversaire de la traversée de la mer Rouge. C’était un grand œuvre de Dieu; mais la libération nouvelle qui doit être opérée à la fin des temps est tellement plus éclatante que Pâques n’est désormais pour nous que le mémorial de la résurrection du Christ. En un sens, c’est avec raison que nous pensons moins à l’Ancienne Alliance. « Quand le soleil est levé », disait un Père de l’Église ancienne, « on n’a plus besoin de lampes ». Mais il est toujours bon de nous pencher sur ces premières ébauches de la loi ancienne. Elles nous aident parfois à mieux comprendre le sens des actions plus admirables de la loi nouvelle du Christ. Par leur contraste, elles nous permettent de mieux saisir la grandeur de la nouvelle.
Certes, la traversée de la mer Rouge fut une merveille. Mais la merveille nouvelle que Dieu va opérer sera telle qu’on ne se souviendra même plus de l’ancienne. La libération nouvelle et définitive a été accomplie dans la résurrection du Christ, accomplie dans la nuit même où Dieu avait délivré son peuple des Égyptiens. Le message du Nouveau Testament n’est pas de nous apprendre l’existence d’une libération plus grande que celle de l’Exode. L’Ancien suffisait à cela. Mais le message du Nouveau Testament est de nous apprendre que cette libération est accomplie. L’objet des Évangiles est précisément de nous montrer l’avenir, la libération future, annoncée par les prophètes et désormais réalisée. Ils jalonnent la vie du Christ des symboles de l’Exode, le serpent d’airain, le rocher d’eaux vives, la manne céleste, la colonne lumineuse.
Mais cette deuxième libération a une autre envergure encore. Dans l’ancienne, il s’agissait d’un seul peuple, le peuple juif; la nouvelle concerne l’humanité composée de toute race, nation et langue, où Juifs et Arabes, Turcs et Arméniens, Français et Allemands, Xhosa et Zoulous en sont les bénéficiaires. Et, de même que l’ancien Israël se trouvait dans une situation désespérée, de même l’humanité actuelle est dans une situation désespérée.
Elle ne peut se tirer seule d’affaire. II n’y a pas de salut de l’homme par l’homme. L’homme est la proie de la mort, privé de la grâce de Dieu dans son âme et de la vie de Dieu dans son corps. Le mal n’est pas un problème sur lequel l’homme a prise. Il y a un mystère du mal comme une racine vénéneuse, d’où le mal pousse sans cesse et pullule dans le monde, et que l’industrie de l’homme est impuissante à atteindre. Un seul a atteint cette racine des choses et guéri le mal dans son principe caché. C’est celui qui, dans la nuit du Vendredi saint, est descendu dans le royaume de la mort pour en détruire la puissance et libérer ceux qu’elle tenait en son pouvoir. Quand Christ meurt sur la croix, au soir du Vendredi saint, il semble que la nuit tombe définitivement sur le monde, que tout espoir est désormais perdu, que la mort tient en son pouvoir son suprême ennemi. Mais le Christ descendu dans la prison de la mort en brise les verrous d’airain et au matin de Pâques sort vainqueur des enfers, ayant brisé à jamais le pouvoir de la mort, pour lui-même et pour l’humanité entière.
Ce n’est donc plus seulement Israël poursuivi par le pharaon qui chante sa délivrance au bord de la mer Rouge. C’est le peuple nouveau des élus, libéré des grandes eaux de la mort, qui salue l’œuvre de puissance accomplie par le Verbe de Dieu. Et au cantique de l’Exode succède le cantique des rachetés que nous rapporte le livre de l’Apocalypse, le dernier livre du Nouveau Testament. Tous ceux qui étaient jusque là abîmés dans les profondeurs de la mort, et qui, libérés désormais, contemplant les forces du mal qui les tenaient captifs, vaincues et sans puissance, reprennent les paroles de Moïse pour célébrer leur libération.
Mais si la libération de l’humanité est accomplie en substance avec la résurrection du Christ, il faut maintenant qu’elle soit appropriée à chaque homme. Or, cette appropriation par la foi seule possède son signe, le baptême chrétien. Dans l’intervalle, entre la Pentecôte chrétienne et la Parousie, c’est-à-dire l’avènement futur du Christ, l’Église chrétienne, peuple de libérés, chante par la foi sa délivrance et offre dans le sacrement du baptême le signe de sa réalité. Le baptême chrétien, aussi, comme moyen de grâce choisi et établi par le Chef de l’Église, se trouve dans le prolongement des grandes œuvres de Dieu. Un tout petit signe, et pourtant chargé d’un immense message. Il témoigne à notre foi des œuvres puissantes et merveilleuses du Dieu de l’Alliance. À sa façon, il annonce la rédemption opérée par le Christ. Il signifie matériellement le Saint-Esprit qui renouvelle et qui engendre en chacun de nous une vie nouvelle. Je ne puis développer, même si cela était nécessaire, une symbolique du baptême chrétien.
Je me désole que des questions périphériques, parfois inutiles, encombrent et obscurcissent sa signification profonde de signe et de sceau des actes puissants qui jalonnent notre histoire du salut. Mais que tous, partisans ou adversaires de tel ou tel mode de baptême, se souviennent que le sacrement restera au cœur de la foi, le signe extérieur de ce mystère offert par la grâce, et approprié au moyen de la foi. Notre baptême exprime puissamment la libération, la nôtre, la délivrance de nos âmes captives. Dieu nous y atteste, à chacun en personne, au moyen de l’élément de l’eau, ce qu’il fait en notre faveur. Il est figure de mort et de résurrection, de noyade et de sauvetage. Il décrit symboliquement cette libération et atteste la rédemption de manière visible.
Un jour, nous traverserons encore la mer. C’est le jour où le dernier ennemi, la mort, sera vaincu. Alors, au bord du fleuve du feu des vainqueurs de la Bête, nous prendrons en main non plus des tambourins de peaux mortes, mais les harpes célestes et chanterons éternellement le cantique de Moïse :
« Et je vis comme une mer de verre, mêlée de feu, et au bord de cette mer étaient debout les vainqueurs de la bête, de son image et du nombre de son nom, tenant les harpes sacrées. Ils chantaient le cantique de Moïse, le serviteur de Dieu, et le cantique de l’Agneau » (Ap 15.2-3).
Ainsi, depuis les bords de la mer Rouge, à travers toutes les étapes de l’histoire du salut, le cantique de Moïse répercutera ses échos à travers les éternités.