Luc 23 - Première parole de la croix
Luc 23 - Première parole de la croix
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »
Luc 23.34
Les paroles, toutes les paroles prononcées par le Christ durant son ministère terrestre, sont surprenantes à la fois par leur extrême simplicité, qui les rend accessibles et intelligibles même aux enfants, et leur profondeur par moments inscrutable, même à l’esprit croyant le plus apte à en saisir le sens. La sublime profondeur de celles qu’il a prononcées sur la croix, au nombre de sept, dépasse notre entendement. Non seulement à cause de l’intensité du drame qui s’y déroule, mais surtout à cause de leur contenu, qui nous annonce de manière infaillible l’acte de notre rédemption et la mission de Médiateur de Jésus-Christ.
Prenons donc garde de ne pas attribuer à celles que nous recueillons de la bouche du Sauveur agonisant un sens moralisateur, de nous croire capables d’imiter ce qu’il dit et ce qu’il fait en tant que divin Sauveur. Tâchons d’en saisir la portée encore une fois alors que nous les méditerons en cette période de l’année ecclésiastique que traditionnellement on appelle le carême.
Les sept paroles prononcées sur la croix ne l’ont pas été sous le choc d’événements douloureux passagers. Elles contiennent et transmettent la révélation même des réalités célestes.
La première concerne le grand cercle de l’humanité dans son ensemble : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (Lc 23.34). Certes, elle se rapporte, en un premier temps, au pardon de ses bourreaux immédiats, la soldatesque romaine et la meute des Juifs. Mais par-delà ces destinataires, elle est prononcée en faveur de nous tous, et depuis deux mille ans elle s’élève en faveur de l’humanité pour arracher celle-ci à la catastrophe ultime.
La seconde est circonscrite à un cercle plus restreint. Elle est prononcée en faveur d’un malfaiteur supplicié, compagnon de croix, condamné de droit commun (Lc 23.43). Déjà sur la croix, le Seigneur accueille le premier converti dans le peuple de pécheurs pardonnés et ajoute un membre à l’Église qu’il est venu fonder.
Le troisième a trait à sa famille immédiate, à ses proches (Jn 19.25-27).
Ce n’est qu’après ces trois premières paroles que nous l’entendrons prier et parler de lui-même. Alors il s’exprimera sur son propre sort (Mt 27.46), il se plaindra à cause de la déréliction qui le frappe (Jn 19.28-29), mais il confessera également sa foi (Jn 19.30) en remettant son sort entre les mains divines (Lc 23.46). Jusqu’à l’ultime instant, il se tournera vers Dieu, en cherchant le visage de son Père qui pourtant le frappe avec une violence inouïe.
Le Christ sur la croix se trouve dans un isolement étonnant. Je dis bien isolement et non simple abandon, et la première parole qu’il prononce, cette émouvante prière sortie de ses lèvres exsangues, en rend compte. Notons, s’il était encore besoin de le rappeler, que notre Sauveur n’est pas simplement victime d’une tragique fatalité. La croix fait partie intégrante de sa mission rédemptrice. Il avait prévenu ses disciples : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, par les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu’il soit mis à mort et qu’il ressuscite trois jours après » (Mc 8.31). Son isolement est inévitable, la condition même pour achever sa mission rédemptrice. Il l’accepte volontiers et le vit jusqu’au bout. Il donne encore là la preuve qu’il reste le Messie, fidèle à sa mission jusqu’à son dernier souffle.
Le Christ sur la croix, face à l’univers et en présence de témoins, hommes et anges, subit seul la malédiction irréversible. Aucune voix douce ne parviendra à ses oreilles du milieu d’un vent léger pour le réconforter, comme jadis Élie, le prophète de l’Ancien Testament. Il n’a pas monté la colline aride en sachant, comme l’un de ses devanciers, Moïse, lorsqu’il grimpait sur la montagne sainte, que celui qui l’attendait à son sommet n’était autre que le Dieu de miséricorde aux compassions infinies. Pourtant, en ce moment même, sous la chape de plomb de la malédiction qui l’étouffe, il intercède en faveur de ses ennemis.
Ne nous imaginons pas, même pour un bref instant, qu’il nous est possible, voire légitime, d’imiter son exemple, de prier comme il a prié, de pardonner comme il a pardonné ses ennemis. Ce serait manquer de la plus élémentaire intelligence de ce qui se produit en ce moment sur le Calvaire. Tandis que résonnent les coups de marteau des légionnaires qui le clouent sur la croix et que la populace vocifère, cherche à apaiser sa soif de sang et le raille, il prie, et sa prière ne tolère aucune imitation.
Pour saisir cela, il faut que toute autre voix autour de nous et en nous se taise, qu’en présence de cette horreur des horreurs, devant l’angoisse incommensurable du Fils de Dieu, de l’homme innocent, abandonné des hommes et rejeté de Dieu, nous gardions un silence fait d’étonnement et de gratitude. Seule la voix du Christ, isolé et agonisant, pouvait devenir une prière d’intercession; un seul pouvait prononcer une oraison sacerdotale, demander en sa qualité de Messie le pardon des offenses, rechercher le salut des iniques. Désormais, on dira de lui, comme on l’avait dit déjà auparavant : « Jamais homme n’a ainsi prié. » Mais une telle prière reste incompréhensible pour nos esprits bornés.
En cet instant chargé de tant d’angoisse, vécu à l’ombre de l’enfer, le Christ ne renoncera pas à sa mission céleste; il ne rejettera pas la vocation qu’il a reçue. Hissé au sommet de l’ignoble gibet, il n’appellera pas les foudres divines, il ne proférera aucune malédiction. Jusqu’au moment suprême, il restera le bon Berger, qui donne sa vie pour ses brebis.
Quel est le sens du pardon qu’il réclame de son Père? Un pardon peut signifier un acquittement définitif, une sentence commuée en libération. Mais le pardon biblique vise aussi et seulement une rémission temporaire, non l’acquittement pur et simple. Tel est le sens du pardon que le Christ implore auprès de son Père en faveur de ses bourreaux. Le Sauveur demande la suspension temporaire d’une peine largement méritée. Il ne s’agit pas d’une justification gratuite, libre et irraisonnée pour ces Romains cruels et pour les chefs religieux juifs immoraux et déicides.
Père, prie-t-il, pardonne-leur. Il adresse au Dieu de l’univers et au Juge saint une ardente requête afin que celui-ci suspende l’exécution, la menace d’annihilation qui pèse sur ses ennemis. Il lui demande d’arrêter encore pour un temps l’exécution d’une juste sentence, d’accorder un sursis salutaire, de ne point détruire ceux qui, dans leur inconscience criminelle, crucifient le Prince de la vie, de mettre à l’abri cette génération de vipères. Puisse Dieu ne pas envoyer sur-le-champ son ange exterminateur pour détruire ceux qui, en ce jour inoubliable, commettent ce crime, signe et récapitulation de toutes les rébellions des esprits humains aveuglés contre le Dieu Seigneur.
Le Messie Sauveur reste l’Avocat défenseur du peuple, des hommes pour le salut desquels il s’est incarné. Dans l’orage indescriptible de violence démoniaque qui l’emporte, tandis que les forces de l’enfer sont lâchées contre sa personne et cherchent à l’écraser définitivement, il relève sa tête ensanglantée, et bien que son âme soit meurtrie sous tant de douleur physique, et surtout morale, se jetant seul dans l’ouragan, il plaide pour le pardon. Si le Christ n’avait pas ainsi prié, il est certain que les abîmes de la terre se seraient ouverts pour engloutir chaque homme marchant sur notre planète. Mais il sait que Dieu entend son Messie, qu’il s’intéresse à l’exécution de la mission messianique. Le Père saura que le Fils unique est capable de mener jusqu’à son terme son œuvre de réconciliation et de rédemption. Père, s’écrie-t-il, en frappant tel un maudit à la porte de la grâce, puisse ta miséricorde suspendre tes justes jugements. Laisse encore un laps de temps pour justifier plus tard les pécheurs repentants. Pour l’heure, ils ne savent pas ce qu’ils font.
En effet, ils ne savent pas ce qu’ils font. Ce n’est pourtant pas une excuse suffisante, car nul n’est censé ignorer la loi et, à plus forte raison, la loi de Dieu. Cette ignorance assurerait-elle un salut éternel? Mais le jour viendra, moins de deux mois après le Vendredi saint, au matin de Pentecôte, quand les Juifs réunis à Jérusalem sauront ce qu’ils ont fait. Ils apprendront qu’ils ont crucifié le Prince de la vie. Et plus tard, durant des siècles, tous les hommes, Juifs et païens, devront apprendre ce que le Calvaire veut dire pour eux-mêmes, leur vie, leur histoire, leur univers.
La prédication de la croix, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs, retentira à chaque oreille. Puisse Dieu accorder à ses témoins et messagers le temps suffisant, le temps nécessaire d’expliquer qui est ce Christ en croix. Père, semble dire le Fils unique de Dieu, ce monde devra certes disparaître dans un fracas cosmique et se consumer dans un feu qui ne s’éteint pas. Mais, pour l’heure, ne détruis rien; retiens, je te prie, ta colère sainte et redoutable. Si le bois sec doit un jour être jeté au feu, puissent au moins quelques branches vertes être épargnées de l’enfer.
La prière pour le pardon du Christ explique que la roue de l’histoire ne tourne pas avec frénésie pour précipiter l’humanité dans un désastre irréversible. Les mains du Christ clouées sur la croix la retiennent. Sur le Calvaire se joue un drame cosmique extraordinaire, unique, qui permettra au monde de durer, de respirer et d’évoluer normalement sur son orbite. De même qu’à l’aube de l’humanité, au lendemain de la chute du premier couple, la sentence ne fit pas tomber le couperet sur les coupables et que sur Caïn le fratricide s’étendit une protection miséricordieuse, de même à cet endroit, en ce vendredi matin, l’humanité bénéficie d’un sursis, elle peut encore respirer. Le Fils de Dieu plaide pour obtenir la miséricorde du Père. Le jour de l’Éternel tant redouté ne sonne pas. Il ne sonnera pas de sitôt. Tel un second Josué, Jésus demande au soleil de suspendre sa course à l’horizon, afin que la horde des criminels et toute la race des pécheurs puissent bénéficier de la rédemption divine, avant qu’il ne soit trop tard.
Ce vendredi-là, le soleil de l’histoire se fixa à son zénith, au-dessus de la croix. Le Sauveur y pria et y lutta pour qu’il n’avance pas et ne précipite pas l’heure du procès; car il était venu chercher et sauver ceux qui étaient perdus.
Loué soit Dieu, de ce que ton Christ, notre Sauveur, ait pu prier de la sorte, qu’il ait demandé notre pardon et obtenu le sursis.
Mes amis, pour nous aussi il est encore midi à l’heure de l’histoire de l’humanité. Nous vivons toujours à l’heure du Calvaire, ce temps de rémission divine; le soleil a temporairement suspendu sa course. La prière émouvante du supplicié du Calvaire est comme une barrière d’acier qui repousse avec vigueur l’offensive des forces de l’enfer. Elles ne s’abattront pas sur nos têtes. Le monde évoluera normalement et les hommes poursuivront leurs affaires. Ils tourneront leur dos à Dieu, exploiteront leurs semblables, mèneront comme des sots une vie d’insouciance, et des misérables se consumeront dans leurs passions inutiles. Ils pourront même, à loisir, blasphémer contre Dieu et commettre le mal le plus hideux. Nous vivons tous à l’heure indiquée sur le cadran du Golgotha, l’heure du sursis.
Prenons garde, mes amis; le soleil ne se fixera pas indéfiniment au zénith. Déjà, il se baisse vers le couchant. Vendredi saint retient les catastrophes irréversibles et les écluses du ciel ne déverseront pas leurs flots dévastateurs pour nous engloutir définitivement. Les moulins de Dieu tournent certes sûrement, mais pour l’heure ils tournent lentement. Dieu nous accorde de mener une existence à notre guise; il préserve les Caïn fratricides; il laisse aux moqueurs se moquer de lui; il permet aux hommes impies de railler le prophète de Nazareth. Parce que la prière de celui-ci a été exaucée. Mais ce n’est qu’un sursis. Déjà, la voix du Christ se fait plus sourde et son intercession ne s’élève plus aussi prompte et vigoureuse vers le trône de la grâce compatissante.
Nous pouvons prétendre, pour l’heure, ne pas savoir ce que nous faisons. Pourtant, la terre entière est remplie de la connaissance de Dieu, car depuis deux mille ans la croix est proclamée. Nous avançons vers le soir… Vient l’heure où le Père n’entendra plus l’oraison du Fils, notre Médiateur. Tremblez donc, Pilate embourbés dans votre lâcheté, et vous Anne et Caïphe, et toi légionnaire romain, et toi Occidental, Africain ou Américain… Le jour de l’Éternel peut venir impromptu, sans que tu y prennes garde.
Mais si tu as placé ta confiance en celui qui, au cœur de son agonie, prie pour toi et achève ton salut, alors tu peux reprendre courage. Le Christ est monté sur la croix, il s’y est isolé, il s’y abandonne entre les mains des hommes et de Dieu qui le rejette, afin que, sous les coups meurtriers de la malédiction qui le frappent, lui l’innocent, l’unique, le Messie Sauveur, toi aussi, et moi et d’autres encore, puissions non seulement bénéficier d’un sursis momentané, mais d’une libération éternelle. Vendredi saint est le moment décisif de ton existence et de la mienne, de l’humanité et de l’univers. Mais prends garde, sa voix ne se fera pas toujours entendre aussi clairement, aussi distinctement, avec autant de force. Un Christ qui parle est déjà un Christ redoutable. Mais un Christ gardant le silence, quelle présence insoutenable! Allons, mes amis, il est déjà midi sur le cadran de la grâce. Ne tardons pas de nous mettre au bénéfice de cette prière prononcée au prix du sacrifice sanglant du Fils unique de Dieu, de notre Sauveur, Jésus-Christ, notre Seigneur.