Masochisme et expiation
Masochisme et expiation
Au début des Deux sources de la morale et de la religion, le philosophe français Henri Bergson, remarque que le souvenir de la faute est ce qu’il y a de plus ancien dans l’humanité. De plus ancien et aussi de plus obscur…
Cette question passe de nos jours au premier plan de l’actualité. Elle s’éclaire d’un jour nouveau et s’obscurcit d’une nuit nouvelle à la trouble lumière des événements contemporains et des travaux de la psychanalyse. « L’homme moderne est en constante position d’accusé. Le sentiment de sa faute draine toutes ses énergies, et les effets se font sentir aussi bien sur le plan individuel que social » (Jean Lacroix).
L’homme séparé de Dieu s’engage sur une piste de fausse liberté, mais cette autonomie devient alors une source de culpabilité qui lui fait ressentir un profond besoin de justification. Le sentiment de la faute peut laisser l’homme pantelant; il ressemble à une embarcation fragile emportée par les vagues déchaînées et qui, d’un moment à l’autre, risque d’être engloutie dans le fond de l’océan. Toutes les énergies de l’homme au cours de son existence sont rassemblées pour faire face à cette éventualité et pour réparer les brèches qui s’ouvrent sans cesse. Toute activité est une autojustification, car la mentalité de l’homme coupable est une mentalité d’autodéfense. Elle tend à survivre en surmontant la faute, ou bien en l’oubliant. Il essaie de trouver un sauvetage dans sa tentative de l’expier personnellement. L’expiation est la réparation de la faute par le coupable, et sa conséquence un semblant de justification. C’est ce besoin urgent, irrésistible que nous appellerons masochisme. (Je n’ignore pas que ce soit là un sens dérivé du mot.)
Le masochisme est la méthode par laquelle l’homme coupable entreprend, bien inconsciemment, sa propre punition. En essayant de se purifier, il aspire à apaiser sa conscience. Il existe une très grande variété d’activités humaines qui sont dans le sens le plus profond des pratiques masochistes. En donnant une brève liste de celles-ci, nous désirons, par un regard lucide et un diagnostic sévère, aider ceux qui pourraient en être prisonniers et indiquer le remède que leur offre l’Évangile.
1. Les maladies dites psychosomatiques en sont assurément le symptôme le plus courant. L’homme coupable s’imagine qu’il sera en mesure, s’il souffre suffisamment, de payer pour la faute commise. Telle ou telle maladie (prenons garde cependant de ne pas trop généraliser) est la conséquence du besoin pressant d’expier. Certaines maladies physiques pourraient être simplement d’origine morale ou religieuse. La médecine psychosomatique moderne a bien compris la relation qui peut exister entre une cause spirituelle et un symptôme physique et elle peut nous aider à faire le bon diagnostic.
2. Les jeux de hasard dénotent du même besoin. Disons, en passant, qu’il s’agit le plus souvent d’abominables escroqueries organisées, parfois même avec la bénédiction des pouvoirs publics. Les milliers de personnes qui les pratiquent, et qu’elle qu’en soit la forme : des turfistes jusqu’aux passionnés de la roulette ou des loteries nationales, s’étonneraient d’entendre affirmer qu’en réalité, leur passion du jeu subsiste comme une soif inconsciente d’expiation. Cependant, il s’agit là d’une attitude qui ne peut être contrôlée par la conscience.
3. Il n’est pas inutile d’inclure dans notre liste l’alcoolisme. Lui aussi est une pratique masochiste, une autopunition radicale. Les méfaits de l’alcoolisme ont été dénoncés et doivent l’être; mais il est urgent d’en connaître aussi les mobiles profonds. À cet égard, qu’il nous soit permis de relever l’attitude d’un certain type d’épouse d’alcoolique. Des spécialistes affirment — et nous n’avons pas de raison de mettre la chose en doute — que dans bien de cas, lorsque par la grâce de Dieu un alcoolique se convertit et abandonne sa passion, le problème qui reste à résoudre… est celui de son épouse! Inconsciemment, celle-ci participe à une pratique d’autopunition. Elle se sent soudain privée de sa croix et elle semble plutôt frustrée…
4. L’une des formes les plus courantes de pseudo-expiation se trouve dans l’attitude de beaucoup de nos contemporains qui prétendent se charger de tous les fardeaux du monde pour les porter sur leurs épaules, tels des Atlas modernes. Ils se sentent contraints de porter tous les problèmes d’ordre social, politique et économique. Le grand malheur de beaucoup d’Églises et de chrétiens — et très particulièrement de ministres du culte — ce n’est pas leur légèreté, mais plutôt leur excès de sérieux. Ils estiment qu’ils ne font rien pour soulager les maux accablant le monde et l’humanité. Alors, depuis le problème du pétrole jusqu’à la prévention routière, ils se sentent responsables et solidaires de tout et de tous. Ils s’obstinent à intervenir sur tous les fronts. Ils ignorent qu’ils s’engagent davantage sur la voie de l’autopunition que sur celle de la solution. Il ne faut pas s’étonner de voir autour de nous tant de chrétiens découragés, abandonnant les rangs des fidèles et des ministres du culte pour s’engager ailleurs, en vue d’une plus grande efficacité par ailleurs bien illusoire… Pensez aussi à ces chrétiens matériellement aisés qui se sentent coupables de l’être à cause d’une fausse conception de la charité!
5. Mentionnons aussi la volonté d’échec comme forme d’autopunition. On cherche à expier une faute commise en échouant systématiquement dans tout ce que l’on entreprend.
6. Enfin, prenons pour terminer l’exemple d’une activité destructrice qui se rencontre chez des gens dotés d’une forte personnalité. Apparemment, ces derniers jouissent d’un équilibre qui ferait envie aux autres. Mais ils participent à des activités, telles la politique ou l’économie, dont les visées dernières peuvent n’être rien de moins que des tentatives de destruction massive. Derrière certaines de leurs impulsions se dessine la haine de la vie, la détermination de détruire les autres. La politique et l’économie modernes, tel qu’elles sont pratiquées, ne sont rien d’autre que les signes d’un besoin inconscient de détruire. Masochisme et suicide sont des pratiques étroitement liées. Auto-expiation, le masochisme est une duperie, un mensonge énorme que s’offre l’homme séparé de Dieu, et l’expiation qu’il entreprend peut concerner un péché insignifiant pour mieux dissimuler un péché grave qu’il ne veut pas admettre. Cela peut parfois donner naissance au sadisme, c’est-à-dire au transfert sur autrui d’une faute personnelle.
Le don-juanisme, tant célébré dans notre culture et littérature occidentales, est une forme de sadisme. Le besoin d’expiation et de purification est inséparable de l’homme. L’entreprise moderne de la publicité le sait bien, elle qui incite avec tant de succès nos contemporains à avoir recours aux détergents et aux cosmétiques. Nous assistons vraiment dans ce domaine à la naissance d’une nouvelle et bizarre religion que j’appellerai le « détergentisme ». Utilisez telle marque de savon, de dentifrice ou de déodorant et vous allez vous sentir pur dans votre peau, bien à l’aise dans l’existence. La publicité moderne est devenue une rentable entreprise de purification rituelle dont les publicistes sont les nouveaux prêtres.
Or, la Parole de Dieu est radicalement opposée à toutes les pseudo-expiations, à toutes les solutions que l’homme imagine pour résoudre ses complexes. L’homme, ancien ou moderne, se trouve dans la même situation. Il cherche l’immunité et l’autonomie. Il désire gagner son indépendance vis-à-vis de Dieu, d’un Dieu qu’il considère jaloux et trouble-fête, et, par son activité masochiste, il tient à payer le prix de son indépendance vis-à-vis de lui.
L’homme moderne se tourne vers l’État. L’État est devenu sa providence pour tous ses besoins fondamentaux, y compris celui de la justification. On a dit que toute vie était devenue politique. Ce qui veut dire que l’État, la politique et l’économie doivent remplacer Dieu et apporter toutes les solutions. Les hommes de tous les temps ont cherché un salut mythique et nos contemporains ne font pas exception. Il ne faut donc pas s’étonner de voir autour de nous toutes les formes de destruction, aussi bien individuelles que collectives, depuis les guerres et les révolutions violentes jusqu’à l’abus de la drogue et de l’alcool.
Pourtant, le salut ne se trouve qu’en Dieu, dont la grâce annonce et offre une vie libérée. L’homme, créature de Dieu, ne peut vivre que dans le monde de Dieu et sous son regard. Coupé de lui, il ne fait que creuser sa tombe. Faire soi-même son expiation est une monstruosité. Dieu seul peut expier nos fautes; pardonner nos transgressions se charger de notre personne, apaiser nos consciences. Il y a pourvu. La véritable justification n’est pas l’excuse que nous cherchons, elle n’est pas une expérience subjective à travers nos émotions, mais l’acte objectif de Dieu. Notre expiation a été faite grâce à celui qui nous a remplacés et qui est devenu notre Substitut. Quelqu’un d’autre a pris notre place et a payé pour nous. Il a subi notre sort, porté nos fardeaux, anéanti nos fautes. C’est là la Bonne Nouvelle. Il existe une vérité biblique qui parle de la corruption totale de la personne humaine, et que la psychologie moderne à sa façon nous aide à comprendre. Mais la solution dernière pour le temps et pour l’éternité se trouve uniquement en Dieu.