Matthieu 5 - Heureux serez-vous - Conclusion aux béatitudes
Matthieu 5 - Heureux serez-vous - Conclusion aux béatitudes
« Heureux serez-vous lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera et qu’on répandra faussement sur vous toute sorte de mal à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux, car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. »
Matthieu 5.11-12
Les béatitudes ont accompli un cercle complet. Dans les sept premières, Jésus bénit ceux qui montent à partir de leur abîme personnel. À présent, dans ces dernières parties, il s’adresse à ceux qui descendent de leur hauteur.
Les deux dernières béatitudes, qui n’en forment peut-être qu’une, montrent que ces humbles et actifs disciples sont aussi des « pourchassés ». Déjà dans la traduction grecque dite des Septante ou LXX de l’Ancien Testament, ce verbe est appliqué à la persécution pour motifs religieux. La terminologie est empruntée aux Psaumes. Le verset 11 est une application du verset 10 aux disciples, à la deuxième personne du pluriel; toutes les béatitudes sont à la fois des promesses et des ordres adressés aux auditeurs de Jésus.
Les premiers chrétiens, comme Jésus lui-même, furent très tôt en butte à la médisance de ceux qui essayaient de les perdre devant les autorités (1 Pi 4.15; Mt 10.16-25; 10.34-39; Mc 13.11-13). Le verset 12 rappelle aux persécutés que leurs souffrances ne sont ni nouvelles, ni accidentelles, ni absurdes. Un coup d’œil sur l’histoire du peuple de Dieu montre que les témoins ont toujours souffert. Que les disciples ne jugent donc pas « étrange » ce qui leur arrive (1 Pi 4.12; Ac 7.51-53). L’unité entre l’Ancien et le Nouveau Testament est soulignée dans cette persévérance de l’opposition humaine aux témoins de Dieu.
Pour la première fois, les disciples eux-mêmes sont explicitement introduits dans le sermon par ce « vous ». Mais c’est aussi la première fois que Jésus se place explicitement dans les béatitudes; il dit « à cause de moi… », c’est la personne de Jésus qui est soulignée en premier, tandis que dans la huitième c’était la justice. Mais au fond, la justice et la personne de Jésus sont la même chose. Être persécuté pour la justice, c’est être persécuté pour le Christ. À la place de la justice, nous avons ici la personne de Jésus. C’est lui qui est au centre de cette béatitude, et il précise que la béatitude leur sera accordée uniquement s’ils sont faussement accusés. Aussi le disciple est-il invité à se maintenir ferme et droit au milieu de la souffrance. Ce malheur terrestre prouvera qu’il est parmi les élus, et alors sa récompense au ciel sera grande; mais sa récompense ne sera accordée qu’à l’âge futur, et c’est par la foi seule que les disciples demeureront forts dans la lutte. Même leur relation avec le Maître ne leur apportera aucune gloire dans la présente économie du salut.
« Heureux ceux qui… » Le Seigneur commence par cette phrase générale qui englobe et embrasse tout combat livré en faveur de la justice; mais voici qu’intervient un tournant surprenant dans son discours; il abandonne le domaine universel pour se tourner tout particulièrement vers les siens. « Heureux serez-vous… » Maintenant, il regarde pour ainsi dire ses disciples droit dans les yeux, il passe au discours direct et leur adresse ces paroles. Ces mots rétrécissent le cercle et le ferment. Si le verset précédent concernait tous les hommes qui, d’une façon ou d’une autre, sont tenaillés par le souci de la justice, voici maintenant que ces paroles s’adressent aux chrétiens, aux disciples et aux confesseurs. Nous sommes ici placés devant un fait auquel bien des gens pieux se sont déjà heurtés comme à une pénible énigme : le fait que, dans ce monde, les chrétiens seront haïs, persécutés et souffriront.
Oui, il se peut que pour beaucoup cela soit une énigme. Des gens comme les chrétiens devraient être appréciés, honorés et aimés : voilà ce que nous pensons! Mais en raisonnant de la sorte, nous oublions que nous vivons dans un monde qui se trouve sens dessus dessous, un monde tombé d’auprès de Dieu. Le Catéchisme de Heidelberg le dit bien nettement : « De nature, je suis enclin à haïr Dieu et mon prochain. » Ce que nous appelons ordre, dans ce monde, n’est, du point de vue de Dieu, qu’un ordre de fortune, voire un total désordre. « Étant donné que ce monde est déchu, il ressent Dieu comme un élément étranger, et l’effet de la souveraineté divine s’y manifeste comme une gêne, un dérangement », écrit Walter Lüthi.
L’apôtre Paul ne fut pas surpris lorsque son ami Jason fut traîné devant les tribunaux de Thessalonique, accusé de bouleverser l’ordre ambiant (Ac 17.5-9).
Le Christ avertit les disciples de ce qui les attend dans le monde hostile. Il ne leur promet pas un succès facile ni qu’ils conquerront le monde et conduiront le char du triomphe. À une autre occasion, en leur donnant des instructions missionnaires, il les mettra en garde : « Ils vous livreront aux tribunaux et ils vous battront » (Mt 10.17).
Il leur donne même son propre exemple. Le disciple sera traité comme le fut son Maître. Ailleurs, il leur annonce : « Si le monde a de la haine pour vous, sachez qu’il m’a haï avant vous. […] S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi » (Jn 15.18,20). Ne cherchons donc pas à éviter à tout prix une telle épreuve en nous adaptant au monde, car celui qui ne prend pas sa croix et ne le suit pas n’est pas digne de lui.
Selon Calvin, cela signifie aussi la persécution pour la justice dans la société; dans leur souci pour l’équité et la justice, les disciples s’opposent à toute manifestation de mal. Ainsi, en cherchant la paix et la réconciliation, ils seront appelés lâches. En luttant pour la pureté sexuelle, ils seront taxés de puritains attardés. Fidèles à leur mariage, ils seront traités de déphasés par rapport aux temps et aux courants nouveaux. En disant la vérité, ils passeront pour des obstructionnistes et des réactionnaires. En aimant leurs ennemis, ils seront considérés comme traîtres à leurs amis…
La persécution ne concerne pas toujours immédiatement les choses dernières. À l’époque où nous vivons, le fait d’être chrétien ne nous coûte pas la vie sans autre forme de procès, tout au moins en Occident. Mais Jésus sait que la persécution commence par des propos malveillants. De nos jours, la lapidation par la presse et l’assassinat moral précèdent la violence physique. On peut assommer aisément quelqu’un moralement sans encourir une quelconque pénalité, pourvu qu’on sache manipuler sournoisement les boucliers juridiques ad hoc pour parer un procès en diffamation! Sachons seulement que la persécution subie pour la justice est un signe que nous sommes sur la bonne voie, que nous sommes parmi les élus! La compagnie de ceux qui nous ont devancés devrait aussi nous rassurer.
Ces persécutés défendant héroïquement leur foi et qui, calomniés, subissent une défaite ignominieuse sur le plan humain ne font pas l’admiration de leurs concitoyens, loin de là. Calvin écrit que tout au long de la vie présente l’homme pieux est bien misérable; alors, avec raison, le Christ élève nos regards vers les cieux. Le Royaume des cieux est promis aux persécutés. On a pensé souvent que, selon Calvin, la preuve de l’élection de quelqu’un se trouverait dans le succès et dans la prospérité. Le commentaire que le grand réformateur consacre à cette béatitude prouve le contraire. Sa pensée est caricaturée à ce sujet comme dans tant d’autres! La doctrine calvinienne de la vie chrétienne est en parfait accord avec cette parole de l’apôtre Paul : « Si nous persévérons, nous régnerons aussi avec lui » (2 Tm 2.12). Car, selon la sagesse de l’Ancien Testament, celui dont la voie est droite est en abomination au méchant (Pr 29.27).
Il n’est pas toujours possible d’établir la paix entre parties belligérantes; aussi cette béatitude prépare-t-elle ceux qui procurent la paix au milieu de la persécution. Les témoins de Dieu ont toujours souffert et l’enseignement du Nouveau Testament tout entier souligne ce fait. Les persécutés portent les marques de ceux qui les ont précédés : les Élie, Jérémie, Amos, Ésaïe…
Ne pensons surtout pas que toutes les persécutions sont objet de béatitude. Certains sont persécutés à cause de leurs fautes ou de leur indignité. La vraie persécution pour la justice est pour ceux qui se chargent de leur croix. Mais il ne faut pas en faire « le complexe du martyr » et surtout qu’on n’en profite pas pour s’apitoyer sur soi. « Le disciple n’est pas plus que le maître » (Lc 6.40). Tant que le péché dominera le monde, nous vivrons sous un climat d’hostilité féroce, parfois larvée et hypocrite, mais toujours impitoyable. Un christianisme non persécuté pourrait bien être un christianisme fade et stérile.
La béatitude n’est pas hors propos pour notre temps, car encore aujourd’hui, des disciples du Christ sont enchaînés dans des cachots ténébreux où ils risquent de « disparaître ». Ailleurs, on les massacre ouvertement. Et il se pourrait aussi que, si nous ne sommes pas persécutés, la raison en soit que notre insipide christianisme moderne ne dérange plus les méchants, qui, dès lors, n’ont plus de raison de nous persécuter…
Enfin la promesse! Le Christ a voulu que ces paroles soient un réconfort pour les siens. Que leur esprit ne défaille pas, même s’ils se voient détestés du monde entier. Ce n’était pas une petite tentation ou épreuve que d’être rejeté des synagogues, d’être haï des gens impies ou de subir le venin des hypocrites! Mais le disciple est appelé à ne pas avoir peur des excommunications, qu’elles soient de nature ecclésiastique ou sociale. Lorsque les disciples restent fidèles à leur Seigneur, ils ne doivent pas s’attendre à remporter des victoires faciles ni avoir une assurance bon marché. La joie dans la persécution n’est pas quelque chose de naturel; elle est le fruit de l’Esprit de Dieu. « Les doux hériteront la terre », mais à ceux qui sont persécutés, le Seigneur promet le Royaume. Cependant, une telle récompense n’est pas due à ses mérites; il s’agit, encore une fois, d’une grâce faite par le Dieu de toute grâce. Quelles que soient la force et la richesse de nos bonnes œuvres, Dieu ne nous doit pas un salaire!
On a pu dire que l’allégresse, la joie, est le grand signe du monde à venir; voilà pourquoi elle remplit le livre de l’Apocalypse. Dès le départ, la joie est promise à ceux qui attendent la venue du Royaume de Dieu. Toutes les fois où, dans le Nouveau Testament, la proximité du Royaume est proclamée, la joie éclate. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit annoncée avec force dans le Sermon sur la Montagne, où le Roi fait connaître les signes auxquels on reconnaîtra les fils du Royaume. Les béatitudes, qui forment l’introduction du Sermon sur la Montagne sont l’hymne à la joie par excellence; et comme nous venons de le voir, cette joie éclate aux heures les plus sombres de la vie des disciples. À l’énumération des souffrances subies correspond l’énumération des joies éprouvées, car il y a quatre verbes différents employés pour caractériser la joie dans la persécution : heureux, soyez joyeux, soyez dans l’allégresse, enfin un terme encore plus expressif chez Luc, bondissez de joie!
La joie n’est pas seulement l’expérience du chrétien, mais encore son devoir, une sainte obligation. Être persécuté pour la justice donne la preuve qu’on se trouve en bonne compagnie, celle des prophètes et du vrai peuple de Dieu.
La récompense sera grande.
« De toute éternité, personne n’aura à regretter d’avoir perdu, à cause du Christ, honneur, corps et biens, femme et enfants. Ce qui apparaît comme perte aux yeux des hommes est un gain dans les cieux, le trésor accumulé dans le royaume » (Walter Lüthi).
Résumons les promesses en quatre mots : allégresse; le royaume présent; la récompense future; la nuée des témoins.
Les épreuves sont appelées par Jacques « un sujet de joie complète » (Jc 1.2). Pierre invitera les chrétiens dans la fournaise à se réjouir (1 Pi 4.13). Les apôtres qui viennent d’être battus de verges sont joyeux (Ac 5.41). Le disciple persécuté pour son Maître reste uni de plus en plus intimement à celui qui, après la croix, est sorti triomphant du tombeau et dont le règne glorieux n’aura pas de fin. La joie dans le martyre trouve ici son expression technique dans l’original avec « aghaliasthai » (même terme dans Ap 19.7; 1 Pi 1.6,8; 4.13).
Comment les persécutés ne seraient-ils pas dans l’allégresse puisque le Royaume est à eux? Nous avons noté que seules la première et la huitième béatitude contiennent cette promesse extraordinaire. Il ne s’agit donc pas du tout d’une vague consolation pour cet au-delà que l’on accuse d’être « l’opium qui endort le peuple », mais d’une intervention présente et réelle de la part du Roi de gloire dans notre vie à l’heure du plus absolu dépouillement, à l’heure où par fidélité à son nom nous nous trouvons incompris, isolés et calomniés. Vous pouvez bien frapper à coups redoublés, persécuteurs de tout acabit, vous perdez votre temps, car les disciples persécutés connaissent déjà et de plus en plus, à mesure que vos coups redoublent, la joie du Royaume : « Tant plus à me frapper on s’amuse, tant de marteaux on y use », répétaient les huguenots persécutés. Alors qu’ils n’avaient plus rien, le Royaume était à eux et tout en était transfiguré!
Est-ce à dire que nous faisons fi, comme on a tendance parfois à le faire par réaction contre un faux piétisme, de l’espérance et de la gloire à venir? Le mot employé ici signifie littéralement le « salaire » dû à un ouvrier pour le travail effectué; mais Jésus a précisé que lorsque nous aurons fait tout ce qui est ordonné, nous ne sommes que des serviteurs « inutiles »; autrement dit, nous ne pouvons pas payer notre entrée au ciel avec le « salaire » de nos bonnes œuvres, car c’est par pure grâce que Dieu accorde une récompense qui, en fin de compte, représente le salut lorsqu’il est accepté et lorsque les œuvres du croyant sont là pour démontrer que sa foi est sincère. Pas de récompense méritée en dehors de l’Alliance de grâce du Royaume, mais pour les fils du Royaume sauvés par grâce, une grande récompense est promise dans les cieux.
Enfin, les disciples persécutés ne doivent jamais oublier que s’ils sont unis de la façon la plus étroite à celui qui, pour être leur Sauveur, a été le grand Persécuté, méprisé et rejeté des hommes, ils sont aussi unis à tous ceux qui, au travers des siècles et au travers des continents, autrefois et aujourd’hui, ont part à « la grande tribulation; ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau » (Ap 7.14). Le jour vient où Dieu essuiera toute larme de leurs yeux et où la nuit de la souffrance et de la persécution ne sera plus. En attendant ce jour glorieux, l’Église universelle, souffrante et militante, réunit dans le monde et dans toutes les Églises, les enfants du Royaume qui attendent le Roi.
En guise de conclusion, courbons nos têtes et unissons-nous dans la prière suivante, prononcée par un pasteur réformé :
« Pardonne-nous, Seigneur, d’être si superficiels et de parler à la légère de persécution alors que nous vivons une vie si confortable.
Pardonne-nous d’appeler souvent persécution ce qui n’est que la conséquence de nos manquements et de nos infidélités.
Pardonne-nous de vivre la grâce bon marché et de repousser la grâce qui coûte.
Révèle-toi à ceux qui, dans leur idéalisme, combattent pour une cause juste sans te connaître.
Apprends-nous à être vraiment humains et à ne pas hésiter à soutenir les hommes de bonne volonté.
Fais de nous des disciples humbles et courageux qui mettent vraiment la recherche du Royaume et de sa justice à la première place.
Soutiens à cette heure tous ceux qui sont persécutés pour la justice, et accorde-nous par-dessus tout, de vivre avec, sur notre visage, comme un reflet de l’allégresse céleste et de ce bonheur parfait que tu promets et que tu donnes. »