Cet article a pour sujet la prédication de la Parole de Dieu, son problème dans le monde moderne, des exemples d'anti-prédications (libéralisme), le vocabulaire du NT, la communication de l'Évangile, le message de la croix et l'élection divine.

Source: La proclamation de l'Évangile. 31 pages.

La prédication - Pour quoi faire?

  1. Le problème de la prédication?
  2. L’anti-prédication?
  3. L’Église et la vérité
  4. Le vocabulaire du Nouveau Testament
  5. La prédication de la Parole de Dieu est Parole de Dieu
  6. La communication de l’Évangile
  7. La croix comme thème de notre proclamation
  8. L’élection divine et la proclamation humaine
  9. Conclusion

« Regardez à moi, extrémités de la terre et vous serez sauvées », dit Dieu, par la bouche de son serviteur, le prophète Ésaïe (És 45.22). Cette déclaration suffirait, à elle seule, à répondre à l’interrogation posée dans le titre de la présente introduction à cette série d’études au sujet de la proclamation de l’Évangile.

Dieu a parlé autrefois et de plusieurs manières; il a aussi « parlé par le Fils en ces jours qui sont les derniers » (Hé 1.2). Le message qu’il communique est nécessaire, clair et intelligible. Il est suffisant dans son contenu et revêt, une fois pour toutes, la suprême autorité divine. Le Fils incarné, Parole faite chair, charge ses disciples d’en être les porte-parole jusqu’aux extrémités de la terre, jusqu’à ce que prenne fin l’histoire du monde.

Moyen de grâce choisi par Dieu et mission essentielle et permanente confiée à l’Église à travers tous les siècles, Dieu se sert de ce message en vue du salut de ceux qu’il a prédestinés, selon son dessein éternel et son élection bienveillante, au moyen de leur foi en Jésus-Christ, les intégrant au corps de celui-ci, établi unique Chef de l’Église et Seigneur absolu de l’univers.

C’est le privilège de la théologie réformée, calvinienne, d’insister, plus que toute autre théologie, sur le caractère de primauté de la prédication par rapport aux sacrements ou par rapport aux autres missions de l’Église. La prédication est l’élément principal du culte doxologique du peuple chrétien. Les exhortations adressées aux fidèles ne manquent pas sur les pages du Nouveau Testament. Écouter la prédication dans la foi et recevoir les instructions qu’elle propose, sous l’efficace du Saint-Esprit, ne manquera pas de nous faire entendre la Parole même de Dieu (1 Tm 5.12; 1 Tm 5.17; Hé 13.7).

Combien grande devra être, par conséquent, la vigilance exercée dans ce domaine! La Parole semée dans nos esprits portera des fruits, non seulement en vue de notre salut ou de la croissance dans la foi, mais encore pour la plus grande gloire du Dieu Sauveur.

1. Le problème de la prédication?🔗

Dans une étude intitulée « Qu’est-ce que la prédication d’après le Nouveau Testament?1 », Klaas Runia cite H. H. Farmer (une conférence donnée en 1941) :

« Si on demandait d’indiquer de la manière la plus succincte ce qui constitue le courant caractéristique le plus éminent de la théologie chrétienne contemporaine, on serait tenté de répondre : la redécouverte de l’importance de la prédication. »

Aujourd’hui, commente Klaas Runia, nous nous trouvons dans une situation totalement différente. S’il existe une partie de la vie et des activités ecclésiastiques placée sous une forte critique, il s’agit bien de celle du sermon. Quel en est le sens pour notre époque? Pour nombre de personnes, dont d’éminents théologiens, le sermon n’est qu’un vestige du passé à cause de la situation nouvelle de l’Église qui n’occupe plus, comme jadis, une position éminente au sein de la société. Elle a perdu cette position depuis le commencement de la sécularisation. De larges couches de la société, composées d’intellectuels ou même d’agriculteurs, ont quitté l’Église. À ceux qui la fréquentent encore, la prédication ne présente plus aucun sens pour eux. Le sermon est, ou il est en train de devenir, un moyen de communication désuet. La grande influence des médias de masse est certainement responsable d’une telle évaluation. Le sermon ne s’adresse aux autres, disent ses critiques, que de manière linéaire, unilatérale, tandis que les médias de masse s’adressent à l’homme « tout entier ».

Le sermon ne change pas grand-chose dans la vie de l’auditeur à cause de sa faiblesse inhérente. Or, la véritable communication est une affaire de réciprocité. En outre, la vie moderne est beaucoup trop compliquée pour qu’un homme seul puisse apporter la réponse à toutes les facettes de l’existence. Et puis, le sermon est beaucoup trop introverti. En général, il se concentre sur les besoins personnels des gens qui fréquentent l’Église et ne renforce que la religion — la piété individuelle des gens — et il maintient le statu quo politique et social.

S’il est vrai, disent ces théologiens, que le sermon est la troisième forme de la Parole de Dieu, il reste comme tel un moyen très ordinaire de communication. Si l’effet qu’il produit est « minimal », nous ne réussirons pas à le sauver par une notion théologique merveilleuse à la Barth et en tirerons la conclusion qu’il faut chercher dans une autre direction plus convenable de communication.

Une telle critique, dit K. Runia, touche au nerf central de notre activité de prédication. Il ne faut ni l’ignorer ni la laisser de côté. Le renouveau de la prédication viendra de la réponse que nous donnerons à cette question. Et citant le théologien romain Murphy-O’Connor :

« L’expérience de l’apostolat des laïcs et du renouveau liturgique n’a démontré qu’un renouveau au niveau technique et pas du tout un véritable renouveau, et au niveau pratique il n’est ni efficace ni durable. Le renouveau devrait commencer par une appréciation et une évaluation positive de la nature de la prédication : qu’est-ce que la prédication? »

2. L’anti-prédication?🔗

C’est à de multiples formes, parfois insoupçonnées, de l’anti-prédication que nous songerons premièrement.

La « méditation » en guise de sermon est sans doute l’un des plus efficaces fossoyeurs de la proclamation de l’Évangile. Par nature, la méditation est un discours culturel, jamais une proclamation. Elle cherche à stimuler l’assemblée en vue d’un effort créateur, mais au lieu de donner la gloire à Dieu et de recevoir de sa part sa Parole, elle lui dérobe l’honneur qui lui revient et contribue plus simplement à la fossilisation piético-mystique de l’Église. Elle cherche à exalter l’expérience subjective du fidèle et plus sûrement encore à stimuler le prédicateur. Le père du libéralisme moderne, F. Schleiermacher, énonçait clairement la chose : « La prédication devrait être un témoignage rendu à l’expérience du prédicateur. » Pourquoi, dès lors, s’étonner que l’ère soit aux multiples « happenings », sans aucune parenté avec la plénitude, réelle, de l’Esprit de Dieu?

Qu’à l’occasion la prédication puisse devenir une source d’inspiration, nous l’entendons bien. Mais celle-ci n’en sera que le fruit indirect, non son objectif principal. La tentation est grande de chercher à impressionner l’auditoire par les artifices du langage, au lieu de lui montrer la croix du Calvaire.

La prédication sectaire aussi est une anti-proclamation. Un aspect isolé ou un détail indifférent reviennent sans cesse voiler et obscurcir le sens du message total de l’Écriture. Tout rapport entre la croix et l’auditeur et tout rapport entre le dessein éternel de Dieu et le salut opéré au cours de l’histoire semblent tout à fait perdus de vue. La méditation sectaire et la prédication idéologique absolutisent une philosophie éphémère au détriment de la vérité éternelle. Les intérêts du groupe qu’elles servent sont bien évidemment plus importants et plus décisifs que la transmission de l’Évangile en tant que loi et grâce rédemptrice. Toute prédication qui s’adresse à l’homme intérieur est une prédication idéologique. Elle soustrait l’homme, et tous les domaines de ses activités, à l’emprise totale de sa Parole. La prédication sectaire aussi est une prédication idéologique parce qu’elle intronise des croyances sociales d’une époque donnée. Tous les idéologues, sans exception, sont des faux prophètes. Au lieu de jeter le défi de la part de Dieu, ils divinisent une idée. Au lieu de convertir, ils inspirent. Au lieu de créer la communauté nouvelle du peuple de Dieu, ils fabriquent la massification de l’intériorisation des chrétiens subjectivisés. La prédication idéologique prononce l’arrêt mortel de la proclamation.

Chercher à faire admettre l’Évangile par les contempteurs cultivés de la foi en opérant une alchimie des données de la révélation et des éléments de sa connaissance, en cherchant à embellir l’Évangile pour mieux le « placer », tel un vulgaire article de consommation, c’est jeter des perles devant les pourceaux de la modernité. Pour mieux prêcher celle-ci, on cesse de proclamer Jésus-Christ, lui qui pourtant est à la fois le thème de la proclamation et celui qui nous charge de sa mission. Comme Paul, nous ne devons savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié.

Les sermons de cette espèce, pléthorique à satiété, mais étouffant de fait la proclamation de l’Évangile, finissent tous par changer les chapelles chrétiennes en cimetières de la foi. Dès lors, pourquoi s’étonner de la déchristianisation accélérée de la société moderne? Une fois que la révélation et la connaissance du salut auront été supplantées par le néo-panthéisme libéral, ou le nombrilisme subjectiviste, ce n’est pas la société qui sera simplement déchristianisée, mais encore l’Église chrétienne qui se sera désévangélisée!

Nous prions nos lecteurs de ne pas nous tenir rigueur de lui offrir un paragraphe aussi attristant que celui qui commence ici; nous le prions aussi de s’armer de patience et de ne pas se laisser arrêter par le sentiment de découragement que pourrait faire naître en lui la lecture de ces lignes. Nous sommes convaincus que la vérité ne doit pas être escamotée, même quand elle fait mal. Le but de ces lignes est d’amener le lecteur à prendre conscience et à comprendre les causes profondes, ou même toutes banales, de la dérive actuelle de la prédication. Le but est aussi de l’amener à se sentir personnellement concerné pour qu’il prie le Seigneur afin que, dans sa miséricorde, il rappelle son peuple à une réforme conduite par l’Esprit.

Le respect et la vigilance qui doivent entourer l’entreprise ecclésiale de la prédication nous engagent à prêter attention, voire à démasquer certaines entreprises que nous qualifierons de travail de taupe. Non seulement nous devons le faire, mais nous le pouvons si nous revêtons toutes les armes de l’Esprit. Souvenons-nous des émouvants propos de Jérémie : « Il y a dans mon cœur comme un feu ardent renfermé dans mes os; je m’efforce de le contenir, mais je ne le puis » (Jr 20.9). De l’anti-prédication organisée aux sermons tronqués, consciemment ou pas, la distance n’est pas grande et les résultats sont identiques. Nous examinerons, pour commencer, cette triste situation sous ses formes les plus courantes, les plus banales.

Il y a cette idée d’abord, à vrai dire incorrigible, d’après laquelle le pasteur peut être, mais pas forcément, le ministre de la Parole. Car il existe actuellement — est-ce aussi depuis fort longtemps? — deux catégories de pasteurs de paroisse; ceux qui sont des « bureaucrates », entendez ceux qui travaillent sérieusement à la proclamation, et puis les autres, ceux qui refusent d’être des bureaucrates, entendez ceux dont le rôle est tout (ils sont devenus les factotums d’une association cultuelle), sauf celui d’être des ministres de l’Évangile. Cette nouvelle anti-proclamation se traduit très souvent par les « visites » pastorales qui supplantent la mission primordiale de l’Église, et qui, fréquemment, sont l’occasion de faire du… « baby-sitting » pour adultes et dont parfois le pasteur devient en premier l’heureux bénéficiaire. Aucun signe de ce que jadis on appelait la cure d’âme!

Une autre idée, véritablement subversive, veut que la prière soit essentielle à la vie de la paroisse. Là aussi, nous avons l’un de ces dogmes irréfragables selon lequel ou bien on organise de fréquentes réunions de prière, hebdomadaires et bihebdomadaires, ou alors on renonce à faire « remonter la vie paroissiale ». Commencent alors de frénétiques réunions de prière passe-partout, pièges dressés contre la proclamation de l’Évangile, et ce surtout dans des cercles où, selon une boutade parmi tant d’autres de Martin Luther, « on a avalé le Saint-Esprit avec plumes et le reste ». Ici, on a la certitude que si le sermon est frappé d’incommunicabilité, la prière, elle, communique tout, à tous, toujours et partout. Peu importe parfois ce qu’elle communique, lors de ces exaltations qui relèvent davantage de la vieille Pythis que du Saint-Esprit et de la Parole!

Enfin, un autre succédané de la proclamation est le faux soin avec lequel on entoure les jeunes. En ceci, l’Église l’emporte souvent en démagogie sur les idées et les mouvements non chrétiens sur lesquels elle s’aligne. On a fait feu de tout bois pour attirer les jeunes. Car il « faut attirer les jeunes », qui sont « l’avenir de l’Église » (entre nous, nous pensions que « l’avenir de l’Église » s’appelait Jésus-Christ dans la communion du Saint-Esprit! Tant pis pour eux!). Que tous les « mouvements de jeunes » systématiquement et viscéralement périphériques à la paroisse aient agi en saboteurs du navire, nul ne semble en avoir pris encore conscience. Pourvu que les scoutillons du samedi et du dimanche organisent leurs sorties, et tous les troupillons de mécréants évoluent périodiquement autour des édifices, pour « animer », tout va bien… Pour animer quoi par exemple? Des paroisses-épaves, ni plus ni moins.

L’anti-proclamation de gauche ou de droite nous laisse toujours pantois. Du côté des premiers, la chose est tellement flagrante, et on l’a tellement dénoncée, qu’il ne nous reste pas de nouvelles ressources pour innover en la matière. Il nous reste simplement les ressources de l’opposition au mensonge et le simple courage de proclamer encore l’Évangile selon l’Évangile. Mais, la calamité monstrueuse s’est bien abattue sur nos Églises. Une fois que les amarres bibliques ont été lâchées — et elles l’ont été —, tout peut arriver — et de fait, tout est arrivé. Écoutez seulement les radiophoniqueurs attitrés du « culte protestant » du dimanche matin! Une véritable anthologie de l’anti-prédication remplirait des volumes. Les propagateurs de l’anti-Évangile sur les ondes, démagogues semant à tout vent, arrivistes du fonctionnariat clérico-ecclésiastique, ineptes au ministère du Verbe divin, mais tellement habiles en carriérisme synodarchique, parfois même experts en magouille de commissions, ont parfaitement réussi à démolir la foi et à sacrifier l’Église de Jésus-Christ.

N’accablons pas cependant outre mesure la « gauche ». Une incursion qui, à travers la nuit et le brouillard, nous conduirait du côté de ceux qui s’égosillent : « Qu’il fait jour de notre côté! », nous offrira le visage lamentable de la prédication aussi anti-proclamation que celles du côté opposé. De ce côté au moins, on savait parfaitement sur quel terrain on s’aventurait. Tandis que ces cercles de conservateurs fixistes, figés, sclérosés et stériles, vous jetteront avec une naïveté touchante, ou parfois habilement, la poudre aux yeux de leurs certitudes sans fondement.

Ainsi que l’expliquerait un auteur qui ne manquait pas d’humour :

« Si par malheur le texte de l’Évangile venait à attraper un microbe, le sermon, lui, ne courra aucun risque de contamination, tant la distance qui sépare le premier du second est grande, et sert de parfaite prophylaxie anti-épidémiologique »!

Psychopiétisme et stagflation théologique réunies débiteront quantité inépuisable et toujours renouvelée d’inepties et même de contre-vérités bibliques. Le seul domaine de la… futurologie, confondue avec la glorieuse espérance de l’Église, suffirait pour nous en convaincre, et nous consterner. L’abêtissement des chrétiens est la seule chose qui se développe et qui croît, en dépit des triomphalismes clamant : « C’est nous qui possédons l’Évangile ». Il suffirait aussi d’écouter parfois, si on peut supporter une telle écoute, les inénarrables et affligeants exposés, appels à la conversion, pronostics bibliques et méditations insensées « d’orateurs » de nos radios périphériques qui ont quand même le vent en poupe. Il y aurait de quoi s’arracher, amplement, les cheveux! Ce qui aggrave le cas de ces « chrétiens », c’est le fait que si, avec la meilleure intention du monde, ils s’appuient sur des béquilles, telles que l’autorité souveraine de l’inerrance des Écritures, leur herméneutique (méthode d’interprétation de la Bible) renverse de l’autre main leur position, et leurs exposés démolissent pratiquement ce que leurs théories proclament si péremptoirement. Inconscience sans doute.

L’anti-proclamation, revêtue de toutes les formes possibles, commentaire éphéméride, prises de positions, engagement, analyses sociopolitiques, sinistroses sociales, sollicitations pour telle ou telle cause révolutionnaire, sentimentalisme tous azimuts, amour romantisé et justice poétisée, maintient, développe et fructifie… la sous-alimentation du peuple de Dieu. La pléthore même des sermons a fini par étouffer l’Évangile, destiné à la proclamation.

3. L’Église et la vérité🔗

La proclamation de l’Évangile est la proclamation de la vérité de Dieu. Il n’est pas inutile d’examiner le rapport entre la vérité et l’Église, appelée « la colonne et l’appui » de celle-ci.

Aussi loin que puisse remonter la mémoire chrétienne, elle s’arrêtera devant un problème, le seul fondamental, celui de la vérité se dressant face au mensonge. L’opposition est de nature éthique, et elle n’appartient pas à un dualisme métaphysique, originel, inhérent à la création, ainsi que l’ont présenté presque toutes les religions non chrétiennes. La question, qui se pose aussi bien au lecteur naïf de la Bible qu’au savant théologien, est une question épistémologique (théorie de la connaissance). Dieu a-t-il vraiment dit? La célèbre « ère du soupçon » ne date pas d’hier, quoi qu’on en dise. La Genèse, dans ses premières pages, nous fait assister à la rencontre entre le père du mensonge et Ève. Depuis cette heure fatale, la désinformation fait son travail de sape dans le domaine de la religion-révélation, de même que partout ailleurs. Sans intimidation physique ni psychologique, ainsi que l’écrivait J. Nederhood, mais grâce à d’habiles insinuations aussi malveillantes qu’efficaces, le soupçon est distillé dans les esprits et le doute finit par s’emparer des cœurs. Notre mère à tous fut la première à en faire l’expérience : douter au lieu de croire, telle était la question « existentielle ». Ève n’était pas d’humeur à perdre la face, elle qui venait déjà de franchir l’âge adulte, et qui, majeure, savait parfaitement raisonner! Ce n’est pas la chute qui entraîna sa raison, « autonome », dans les abîmes qu’on connaît. Ce fut sa raison, déjà « autonome », qui, avec son épistémologie humaniste, se mit à détacher le Théoricien — Dieu — de toute connaissance. La chute s’ensuivit tout naturellement, notons-le avec tous ses effets noétiques (sur l’intelligence). Et comme un malheur n’arrive jamais seul, l’investigation dans le domaine du bien et du mal, au lieu de permettre d’aboutir à leur connaissance objective, a donné lieu à la fuite éperdue d’Ève, et de tous ses héritiers culturels, hors de toute réalité créée par Dieu. Tel est non seulement le prix que la raison autonome devra payer, mais encore, le paradoxe que lorsque nous tournons l’autre côté de la médaille, nous y voyons l’irrationnel total.

Nous-mêmes, fils d’Ève et de ses héritiers culturels, nous n’échappons pas à ce piège chaque fois que nous sommes confrontés avec le choix : vérité ou mensonge. Nés dans le mensonge, nous optons chaque jour, et de plusieurs manières, pour celui-ci, donc pour la mort. On pourra donc dire désormais, avec une simplicité et une netteté déroutantes pour nos arrogantes prétentions, que cette condition humaine est celle de l’empereur, et que malgré tous ses thuriféraires humanistes, celui-ci est nu!

Après le livre des origines et de la révélation, c’est toute l’histoire de l’Église qui rend témoignage à cette opposition fondamentale entre vérité et mensonge. Opposition éthique et religieuse, devant laquelle l’Église est invitée à prendre chaque fois position pour la vérité. C’est pourquoi nous lions l’une à l’autre.

La réalité et la force du mensonge sont telles qu’elles séduisent même l’Église, et on connaît les ravages théologiques qu’elles accomplissent. Des usurpations et des anti-proclamations y font rage. Les erreurs prolifèrent et les manipulations fragmentent et mutilent la vérité sous prétexte qu’elle serait indéfinissable et insaisissable. Le mensonge a la peau dure et certaines de ses formes sont littéralement increvables. Nous pensons spécialement au panthéisme, à l’humanisme et au subjectivisme qui n’ont jamais épargné la théologie chrétienne, mais qui actuellement, peut-être plus que jamais, ont réussi à en éliminer tout ce qui relève du « théo » pour en faire une anthropologie, pourtant elle aussi discours « bidon » sur l’homme.

Face à cette décadence, l’Église de Jésus-Christ, celle qui se veut fidèle, ne cessera de proclamer que la vérité a été vraiment révélée.

Dans un article suivant intitulé Essai sur théologie et prédication, Gordon Spykman donne une définition remarquable de la fonction de la théologie, en rapport avec la proclamation. Examinons ici sommairement la nature de ces trois formes perfides que revêt l’anti-vérité, présentée et enrobée de théologie métachrétienne. Le panthéisme octroie une identité divine à tout ce qu’il touche : homme, objets, nature, idées. L’humanisme, qui sous sa forme moderne nous vient du 16siècle, n’est pas simple anti-christianisme, mais athéisme foncier et radical. La suprématie de l’homme s’est substituée à Dieu non seulement dans les manifestations religieuses de son cœur, mais encore dans tous les domaines de son existence et toutes les sphères de son activité : politique nationale ou internationale, culture en général et éducation en particulier. Elle finit par s’introduire et par envahir l’Église. Si nos pères dans la foi du 16siècle l’avaient chassée par la grande porte — car la théologie du Moyen Âge à sa manière fut aussi un certain humanisme — leurs fils et petits-fils la réintroduisent soit en catimini, soit par les perrons d’honneur des édifices théologiques modernes.

Enfin, la paternité du subjectivisme, que nous critiquions dans notre Essai sur le Saint-Esprit et l’expérience chrétienne, revient, dans sa forme contemporaine, à Sören Kierkegaard. Constater cela équivaut à jeter la consternation dans la vaste famille du grand Danois, qui n’acceptera pas de bon cœur un outrage de lèse-majesté à l’égard du roi des subjectivismes chrétiens modernes. Existentialiste chrétien, irrationaliste aussi, et pionnier de la théologie humanistico-subjective, Sören Kierkegaard s’est bien occupé de Dieu, de même que de l’homme. Mais, écrit S. Zuidema, le Dieu de Sören Kierkegaard n’est en réalité, et en définitive, que la projection de l’homme. La grande préoccupation de Sören Kierkegaard, ce fut l’éternisation de Dieu en l’homme. Le salut de ce dernier consisterait en cela. Et cette « passion » est telle chez lui qu’il s’attelle exclusivement à prêcher l’autoréalisation de l’homme. Ceci est devenu possible grâce à l’internalisation (entendez subjectivisation) de l’homme. Dans ce processus, l’homme reste non seulement un mystère aux regards d’autrui, mais encore et inévitablement un mystère à ses propres yeux. L’homme n’a pas de mystère, il est lui-même un mystère (Homo absconditus) que personne ne peut comprendre ni saisir.

En dépit de ses très bonnes intentions, l’auteur danois a réussi à parfaitement paver et aménager l’enfer de l’athéisme chrétien. Selon Kierkegaard, la vie de l’homme de foi consiste à se détemporaliser. Pour s’intégrer à quoi? Bien entendu, pour s’intégrer à Dieu, affirme Sören Kierkegaard, au Dieu révélé en Christ. Pourtant, ce n’est que dans l’incarnation que nous avons l’histoire de Dieu et de l’homme. C’est alors qu’apparaît la pensée subjective et paradoxiste du théologien danois. Dans ce paradoxe absolu, la doctrine chrétienne de l’incarnation mythologisée est reconstruite pour mieux s’adapter à celle d’un Dieu éternellement en devenir. C’est grâce à ce mythe d’un Dieu qui est en devenir que Sören Kierkegaard cherche à sauver la foi chrétienne du système mortel d’un Hegel avec le courroux quasi viscéral de son antisystème.

N’est essentiel (entendez existentiel) dans l’histoire, que ce qui s’est produit sur le « plateau intérieur ». Ces « pensées » développées dans la théologie dialectique post-kierkegaardienne ont abouti aux développements hardis qu’on connaît, hâtant allégrement la sécularisation de la foi et de toute la pensée chrétienne. Le christianisme est ainsi réduit à un seul aspect, celui de l’autoréalisation de l’homme autonome, et ce, grâce à son internalisation.

Il est salutaire, voire indispensable, de renverser les idoles, bien que leurs débris jonchant les parterres théologico-philosophiques provoqueront un grand branle-bas dans les landernaux ecclésiastico-intellectuels. Mais, en paraphrasant l’antique réplique, nous dirons : « Nous aimons bien Kierkegaard, mais plus encore la vérité » (l’original concernait Platon).

Une petite ecclésioscopie s’impose à présent. Si l’homme est Dieu (en Christ?) et Dieu est devenu l’homme, l’anthropomorphisme opérera en sens inverse. Certaines théologies modernes parleront bien de Dieu, mais à la manière dont votre grand-mère discourt et vous explique les bobos de son petit-fils. Certes, les rumeurs de sa mort se sont tues. On a découvert qu’il ne se laissait pas faire aussi facilement. À présent, Dieu est en pleine croissance! Non seulement « Dieu revient » (on savait déjà que, cachottier, il nous réservait des surprises), mais encore « il devient »… Il est même en pleine expansion.

Ne nous attardons pas sur les maladies de croissance dont il souffrit. Heureusement que la métathéologie transbarthienne a tout diagnostiqué. Certains de ses meilleurs experts viennent de lui découvrir des particularités jusque là bien dissimulées. Car, si au 19siècle, ou avant, on connaissait déjà le Dieu machiste (de l’espagnol « macho », mot désignant une brutale virilité, antiféministe), à présent, le Dieu mère comblera tous nos souhaits. « L’astartisation » de Dieu n’est pas tellement différente de son prototype syro-cananéen. Mais ces métamorphoses sont l’œuvre d’une théologie bâtarde impudiquement appelée chrétienne. Mais comment cette « théologie » aurait-elle pu satisfaire les adhérents du mouvement pour la libération de la femme? Il fallait frapper haut et bien viser. La Bible de la révélation a beau nous proposer la paternité de Dieu, la théologie moderne, elle, disposera et donnera à Dieu le sexe de ses psychomaladies oniriques. Est-ce, peut-être, parce que Dieu s’est trop affairé dans son autocroissance que la psychothéologie cherche à combler les vides et à meubler les « silences divins »?

Il est intéressant de noter qu’elle le fait en « balbutiant ». La très scientifique linguistique sémiotique structuralisante accouche d’une école du « balbutianisme ». Nous nous plaignions quelque peu des manifestations bruyantes de nos glossolalies modernes. Rassurons-nous, la quiétude bienfaisante de la balbutiorhée nous enveloppe. Nous étions affligés de l’absence chronique dans le protestantisme français d’une imagination inventive (à gauche, mais hélas!, surtout à droite). Louons donc les cieux cléments qui nous envoient une nouvelle fournée de fantaisistes.

Qu’attend-on pour fonder des chaires de « doutisme » métachrétien, puisque la justification moderne — religieuse — s’obtient par le seul doute? Ne te réveille pas Luther, tous tes encriers réunis ne suffiraient pas pour les têtes de nos dogmaticiens du doute criant : « Eurêka »! Désormais, tout chrétien plongé dans le doute en sortira moins frileux. Tel est l’axiome, et qu’à Dieu ne plaise que les « frileux » des certitudes se mettent à proclamer des vérités bibliques. Pas de place pour eux dans ce nouveau bain d’Archimède. D’autant plus que notre très officielle « synodoxie pluriunitudiniste » y veille et ne distribue pas des tickets d’entrée à n’importe qui. Mais, « chrétiens du monde entier, doutez, c’est là votre signe d’authenticité ».

Protée, nous dit la mythologie grecque, avait le secret de changer les objets en leur contraire. Quant à son compatriote de sinistre réputation, le scélérat Procuste, il avait sa manière radicale pour ajuster les corps de ses victimes aux dimensions de son lit : soit en pratiquant une élongation ad hoc, soit en leur tranchant la tête ou les pieds. La théologie transchrétienne et proathée peut se prévaloir d’une méthodologie aussi assurée et expérimentée que celle de ses devanciers culturels, ces « chers » Grecs classiques.

On a écrit récemment que la théologie était la « science du balbutiement ». Les balbutiements ne relèvent pourtant que de la « népiologie », cette science des petits (du grec « nepion » = petit).

Dans Colossiens 2.8, saint Paul resitue dans le contexte biblique toute la problématique de la vérité et du mensonge. L’apôtre évolue loin de cette lumpen-théologie et de ses pacotilles de drugstore. Elle nous protège de la smicardisation ecclésiastique. Elle nous prévient et nous protège contre l’irrémédiable. Elle fait du corps du Christ autre chose qu’une Église spectacle, et jamais le corps sacrifié sur les autels des nouveaux Baals. Au nombrilisme infantile de nos balbutiolalies, l’apôtre oppose la saine, la sainte, la hardie déclaration-proclamation de la vérité.

Parmi les slogans attrape-nigauds, recensons encore celui qui déclare orbi et urbi qu’on ne peut enfermer Dieu dans des formules. Saint Paul, Luther, Calvin, Wesley et tant d’autres avaient eu bien tort de phraser la vérité et d’en parler dans des propositions intelligibles…

Or, le ministère de la déclaration-proclamation dans l’Église nécessite une connaissance et une appréciation renouvelées de ces propositions, aussi bien pour saisir toute la richesse de la révélation que pour combattre sans cesse les mensonges de ceux qui, bien emmitouflés dans les certitudes de leurs doutes, sont décidés à ne connaître et à ne propager que les agnosticismes, scepticismes et athéismes de leur esprit païen. Dans la problématique vérité-mensonge, l’Église ne s’engage pas dans une bataille brève, éphémère. Elle est armée et mobilisée dans une guerre totale. C’est pourquoi elle est militante, jusqu’à ce que vienne le Royaume. Les auteurs de la Confession de foi des Pays-Bas écrivaient dans leur introduction qu’ils étaient prêts à s’offrir aux flammes et à donner leur langue à couper plutôt que de renoncer à un seul iota de la vérité redécouverte.

Celle-ci doit être déclarée, certes, mais aussi défendue. L’autorité des saintes Écritures à laquelle le Saint-Esprit rend un témoignage intérieur sera reconnue et replacée à sa juste position et ne cédera pas à ces pâles et ineptes « références à l’Évangile » dont on nous abreuve sous prétexte qu’il s’agirait de « principe protestant ». Que tout fidèle se rende compte que la proclamation de l’Évangile demeure la vocation primordiale de l’Église. Un effort constant devra nous ramener dans les girons de l’Esprit, par la prière et dans la décision renouvelée de consécration totale. Que des Églises types d’Éphésiens 4.11 et Apocalypse 2 et 3 puissent nous servir de modèle. Celui qui tient les sept chandeliers nous prévient. Toute minimisation de sa vérité sera fatale pour nous. Pourtant, celle-ci reste normative, non théologique.

Paraphrasant alors le vieux psalmiste, concluons ce paragraphe : « Non je ne balbutierai point, mais je déclarerai les œuvres de l’Éternel. »

4. Le vocabulaire du Nouveau Testament🔗

Examinons à présent avec Klaas Runia2 quelques-uns des mots clés du Nouveau Testament par lesquels la proclamation de l’Évangile est désignée. Le Dictionnaire théologique du Nouveau Testament (G. Kittel) recense quelque trente-trois « synonymes » de la proclamation. Nous en retiendrons les plus importants.

a. Kèrussein🔗

Ce mot occupe une place éminente parmi cette liste impressionnante que nous trouvons sur les pages du Nouveau Testament (voir Mc 1.14; 1.4; 3.14). Le kèrux est celui qui fait une proclamation et annonce un événement. Un exemple classique, tiré des écrits de Plutarque, offre le double sens de verbe, d’une part, de victoire, d’autre part, avec la libération et l’autonomie, l’émancipation et l’affranchissement qui en résultent. Ce double sens a prévalu dans le Nouveau Testament. Dans le grec ordinaire, le kèrux est un homme d’une grande importance. Selon l’auteur de l’article dans le dictionnaire de Kittel, ce qui est décisif dans ce mot, c’est l’action ou l’activité, car l’intervention de l’activité de Dieu est communiquée par la proclamation. Certes, précise Klaas Runia, ce n’est pas l’acte comme tel qui accomplit le salut, mais le message proclamé. Et il retient la double signification du terme : déclaration et événement. La nouvelle situation inaugurée par la mort et la résurrection de Jésus-Christ devient à présent une réalité pour chaque auditeur qui l’accepte par la foi.

b. Évangélizesthai🔗

Ce terme apparaît quelque quarante-quatre fois et il est synonyme du précédent. Parfois, les deux sont employés de manière interchangeable (Lc 8.1), mais il y a un arrière-plan dans l’Ancien Testament (És 52.7 et 61.1-3). Il souligne que la proclamation effectuée est celle d’une Bonne Nouvelle (Lc 3.18; 4.18; Mt 11.5; Lc 9.6), concernant la personne de Jésus, ou l’activité de ses disciples (autres textes importants : Ac 5.42; 8.35; 11.20; 17.18; Ga 1.16).

Il signifie, comme son synonyme, la déclaration d’un événement, avec la précision qu’il s’agit d’un événement heureux et d’une déclaration bonne. Selon Friedrich (Dictionnaire Kittel), l’évangélizesthai n’est pas seulement parlé et prêché, mais signifie une proclamation revêtue d’une pleine autorité.

c. Marturein🔗

Ce mot, qui fait partie de la terminologie essentielle du Nouveau Testament, nous fait découvrir une autre réalité. Le martyr est celui qui témoigne de ce qu’il a vu ou entendu au sujet de l’affaire placée à l’examen. D’où l’importance qu’il revêt chez Luc, l’évangéliste historien. Son Évangile se conclut avec la mention de ce terme (Lc 24.48), et son second livre, le livre des Actes, débute par la mission confiée aux disciples, à savoir devenir des « marturès ».

Au sens original du terme, nul n’est, aujourd’hui, « martus », témoin. Mais déjà dans le Nouveau Testament, le mot prend un sens plus large (Paul : Ac 22.15 et 26.16). D’autre part, on devient le « martus » de la résurrection (Ac 22.14). Ce qui n’est pas l’équivalent, ou le simple équivalent, d’être témoin confesseur de l’événement! Car Paul se place toujours à cet égard sur le même plan que les autres disciples. Dans Actes 20.20 (Étienne), le même sens peut être donné à ce terme. Étienne est « martus » non parce qu’il meurt, mais il meurt parce qu’il a été « martus » (voir Ap 2.13 : « Antipas, mon témoin »).

Le prédicateur moderne n’est pas un « martus » dans ce sens originel, mais plutôt, ainsi que le dit Klaas Runia, un « traditore », celui qui transmet le témoignage des premiers témoins. Klaas Runia rejette avec raison, à notre avis, l’interprétation que certains théologiens donnent au terme et selon laquelle le prédicateur ne devrait parler qu’à partir de son expérience personnelle! Bien qu’il y ait une certaine valeur à affirmer « son » expérience, d’après le Nouveau Testament, ajoute Klaas Runia, il s’agit de transmettre le témoignage des apôtres et non une expérience personnelle.

d. Didaskein🔗

Ce terme a fait l’objet de sérieux débats durant les quarante dernières années. Si les deux premiers termes concernaient la proclamation extra-muros de l’Église, le didaskein concernerait la proclamation-enseignement intra-muros (C. H. Dodd). L’enseignement (didaskalia) est, dans la plupart des cas, une instruction éthique. Il conclut, à l’occasion, ce que les modernes appelleraient aussi l’apologétique. Dans les écrits johanniques, il inclut l’exposition de la doctrine théologique.

D’autres savants ont récemment critiqué les thèses de Dodd. Selon eux, il n’est pas aisé d’établir une distinction trop nette entre les termes proclamation et enseignement. Nombre de textes des Évangiles mettent côte à côte ces deux termes : prédication et enseignement (Mt 4.23; 9.35; 11.1; Ac 4.1-2; 5.42; 15.35; 28.30-31). Ces deux activités sont inséparables. L’enseignement n’est pas nécessairement réservé aux croyants, il est également destiné dans nombre de cas à des non-croyants. Selon Hermann Ridderbos, cité par Klaas Runia, ce qui est spécifique et unique au sujet de l’enseignement et de la doctrine, par rapport à la proclamation, ne réside pas tant dans le contenu que dans la forme. Le message de la rédemption n’est pas simplement annoncé, mais encore développé et exposé, interprété dans son sens. Aussi enseignement et prédication s’appartiennent-ils.

e. Prophèteuein🔗

Ce terme appartient plus clairement au vocabulaire de l’Ancien Testament. Ici, le prophète est un homme de Dieu qui apparaît avec un message de révélation (Dt 18.18; Jr 15.19; Am 3.7). Dans le Nouveau Testament également, le prophète est le porte-parole de Dieu. « Essentiellement un proclamateur de la Parole de Dieu » (Friedrich). Saint Paul les mentionne immédiatement après les apôtres (1 Co 12.28; Ép 4.11). Il les place à côté des apôtres comme les fondements de l’Église (Ép 2.20). Mais dans le Nouveau Testament, le sens n’est pas aussi clair. Cela semble être un charisme accordé à l’Église tout entière (1 Co 12.4, 26, 29, 31). Tout membre peut recevoir ce don de manière permanente. Mais dans tous les cas, il s’agit d’une révélation (1 Co 12.30) qui concerne parfois une affaire spéciale (Ac 11.28).

D’ordinaire, ce terme possède un sens plus général. Le prophète reçoit la connaissance spéciale du mystère de Dieu et de son œuvre rédemptrice accomplie en Jésus-Christ (1 Co 13.2; Ép 3.5), en vue d’édifier, d’encourager et de consoler la communauté ecclésiale (1 Co 14.3). Un exemple de cette prédication prophétique se trouve dans Apocalypse 2 et 3, où nous remarquons un élément de consolation et d’encouragement, mais également l’indication du péché de l’Église (voir aussi 1 Co 14.24-25). Pourtant, selon K. Runia, l’œuvre prophétique est ici plus large encore, et il préfère l’expression soin (travail) pastoral inspiré. Selon Friedrich qu’il cite :

« Le prophète est ce conseiller doté par l’Esprit pour dire à la communauté ce qu’elle doit faire dans une situation donnée, qu’il blâme ou qu’il approuve, et dont la prédication contient l’exhortation et la consolation, l’appel à la repentance et les promesses de Dieu. »

Une question importante surgit ici pour Klaas Runia : le terme s’applique-t-il à la prédication moderne? Dans un sens très limité, répond-il. Le prédicateur moderne, lui aussi, est un porte-parole du Seigneur (Jr 15.19), un messager de Dieu parlant de sa part. À cet égard, le réformateur suisse Zwingli avait raison d’appeler « prophezei » (prophétie) l’école de théologie qu’il ouvrit à Zurich. D’autre part, l’identité en est limitée. Car le concept de la prophétie dans le Nouveau Testament est beaucoup plus large que la proclamation-prédication moderne ou que le travail pastoral. Dans le Nouveau Testament, il est question d’un charisme spécifique. On n’est pas formé prophète, mais on reçoit un don eschatologique de l’Esprit. De ce point de vue, une école de théologie ne devrait jamais s’appeler école prophétique. Dans le Nouveau Testament, le prophète reçoit, en outre, des révélations nouvelles, soit sous forme d’une connaissance plus grande qu’il acquiert dans le mystère de Dieu révélé en Jésus-Christ, soit de sa connaissance du contenu de l’Ancien Testament.

Le prédicateur moderne est davantage celui qui expose l’Écriture, l’Ancien et le Nouveau Testament. Depuis la formation et la clôture du canon du Nouveau Testament, ce charisme, au moins en tant que récipiendaire d’une nouvelle révélation, a pris fin.

Cependant, ajoute Klaas Runia, ne concluons pas sur une note négative. Nous croyons que la dimension prophétique doit être présente dans la prédication moderne. Le ministère prophétique fonctionnera dans la situation hic et nunc de l’Église, dans la dénonciation de ses péchés, mais aussi dans la consolation apportée à la communauté ecclésiale.

f. Parakalein🔗

Ce terme se trouve déjà dans 1 Corinthiens 14.3. Il rappelle l’une des tâches assignées au prophète, mais il s’applique aussi à d’autres. Selon Smitz, cité par Klaas Runia, il possède un triple sens : (1) des gens viennent à Jésus lui demandant son aide; (2) le mot est utilisé pour l’exhortation fondée sur l’Évangile; (3) il signifie consolation eschatologique. Le deuxième sens est lié à la prédication, notamment dans le livre des Actes et dans les récits pauliniens. Il est plus particulièrement l’indicatif de l’activité missionnaire (Ac 2.40; 9.31; 13.15 et 2 Co 5.20). Parce qu’elle est invariablement une exhortation en Christ, elle n’est jamais un appel moral ou moraliste. L’impératif suit toujours l’indicatif de l’œuvre de Dieu. La « paraklesis » n’est pas un appel pour une œuvre humaine, mais pour le fruit de l’Esprit (Ga 5.22).

En résumé, écrit Klaas Runia à la fin de son examen de ce vocabulaire du Nouveau Testament, la prédication chrétienne est plus que le récit de l’histoire de la Parole de Dieu prononcée en Jésus-Christ. Dans la prédication chrétienne, la Parole même de Dieu vient à l’auditeur. Et citant de nouveau Friedrich :

« La Parole proclamée est une Parole divine, et, comme telle, elle est une force efficace, créant ce qu’elle proclame. Par conséquent, la proclamation n’est pas simple récit d’événement, elle est événement. Ce qui est proclamé a vraiment lieu. »

5. La prédication de la Parole de Dieu est Parole de Dieu🔗

Notre Seigneur charge son Église de la responsabilité de prêcher sa Parole, afin que la Bonne Nouvelle du Dieu de notre salut soit proclamée jusqu’aux extrémités de la terre. Grâce à la puissance et au pouvoir efficace du Saint-Esprit, la prédication confronte tout homme avec la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Elle contraint son auditeur à la foi et à l’obéissance (Ac 2.33; 10.43; Tt 2.11-14). Elle est moyen de grâce choisi par Dieu en vue du salut des élus (Rm 10.8-15). Des conséquences inévitables découlent de cette affirmation pour la vie de l’Église et pour la piété individuelle de ses membres. Toutes les Églises locales, ainsi que les ministres qui en sont les bergers, doivent se rappeler sans cesse l’importance décisive de la prédication, et, par conséquent, éviter toute pratique et toute idée qui accordent à celle-ci un rôle subalterne. La prédication de l’Évangile restera jusqu’à la fin des siècles une activité primordiale de l’Église.

Or, nous sommes conscients des défauts et des immenses carences dans ce domaine. Certaines prédications ne pourraient pas résister à l’épreuve des saintes Écritures, tandis que du côté des fidèles, l’intérêt pour la prédication semble s’amoindrir chaque jour davantage. Et ceci d’autant plus lorsqu’elle est exposition du contenu de la Bible et enseignement doctrinal. Ailleurs, c’est l’« inspiration personnelle » qui l’emporte et les prédicateurs, comme les auditeurs, sombrent dans une émotivité subjective sans bornes. Rares sont les prédications-enseignements de la doctrine chrétienne. Ici ou là, des « expériences » liturgiques remplacent l’annonce du « conseil total » de Dieu. Dans la mesure où le prédicateur et l’assemblée conservent et maintiennent des notions et des pratiques non conformes à l’Écriture, le Seigneur retient sa Parole et inflige aux siens dans sa souveraineté une famine spirituelle.

D’où l’urgence qu’il y a de réformer les études de théologie dans nos facultés et d’adapter la formation théologique aux seuls critères bibliques et aux bonnes traditions réformées. Nous prions instamment pour que nos facultés de théologie parviennent toutes à cette unique compréhension de leur rôle et préparent des ministres formés pour la mission de prédicateurs de l’Évangile. Nous prions afin que Dieu veuille donner sans cesse une vision totale autant qu’une vigueur indispensable aux hommes qu’il a appelés à ce saint ministère. Afin que, par leur discours véritablement « prophétique », ils puissent amener des hommes à la conviction du péché et à une foi connaissante et obéissante. Nous le savons, le ministère de la Parole n’est pas une profession parmi d’autres! Si l’on persistait à le tenir comme tel et à le considérer ainsi, il ne serait pas étranger à la stérilité et à l’improductivité de l’Église. Le pasteur n’est pas un « fonctionnaire salarié » de l’Église, encore moins un animateur paroissial. Prions donc pour que le ministère pastoral redevienne un office prophétique, selon l’enseignement apostolique et dans l’esprit de la Réforme.

Nous exposerons de manière plus schématique les grandes lignes de la théologie réformée, et Stanford Reid nous dira dans un article intitulé La prédication au seizième siècle de quelle manière prédication et réforme avaient été étroitement liées au cours des premiers temps de la Réforme de l’Église.

Si selon Jean Calvin il y a unité entre Parole et sacrement dans la vie liturgique du peuple de Dieu, le fait est que la proclamation de la Parole prime le reste et édifie principalement la foi de l’Église. Si la prédication est mauvaise dans une autre Église, par exemple dans l’Église romaine ou anglicane, il reste au fidèle quelques chances de s’accrocher à « autre chose », tandis que dans l’Église réformée une telle situation sera fatale.

« À la suite de tous les réformateurs, Jean Calvin partageait la conviction que la prédication fidèle à l’Écriture est le parler même de Dieu. La Parole proclamée est à ses yeux le moyen de grâce par lequel Dieu choisit de s’adresser à son peuple, et aux hommes en général, pour offrir les dons de son pardon, de filiation par l’adoption et une place dans la communauté de son Église. La prédication fidèle rend par conséquent possible et même inévitable le fait que les mots des saintes Écritures et les mots humains du ministre, par l’effet de l’opération de l’Esprit, jaillissent toutes vivantes dans le cœur des auditeurs et s’entendent comme une Parole de Dieu réelle, vivante et efficace » (Bard Thomson).

D’autres parlent du caractère sacramentel de la Parole prêchée en tant que consubstantiation de la Parole divine, avec et sous les paroles humaines, ce qui fut le renouveau et la plus grande découverte de la Réforme (H. Berkhof).

La Confession de La Rochelle est explicite (à l’article 25) à l’égard du ministère de la prédication et des sacrements. Elle dit :

« Mais, parce que nous ne connaissons Jésus-Christ et toutes ses grâces que par l’Évangile, nous croyons que l’ordre de l’Église, qui a été établi par l’autorité du Christ, doit être sacré et inviolable, et que, par conséquent, l’Église ne peut se maintenir que s’il y a des pasteurs qui ont la charge d’enseigner. Nous croyons que les pasteurs, quand ils sont dûment appelés et exercent fidèlement leur charge, doivent être honorés et écoutés avec respect, non que Dieu dépende de tels aides ou moyens inférieurs, mais parce qu’il lui plaît de nous maintenir à un seul corps au moyen de cette charge et de cette discipline. Par conséquent, nous réprouvons les esprits chimériques qui voudraient bien, autant qu’ils peuvent, anéantir le ministère de la prédication de la Parole de Dieu et des sacrements. »

Le ton, voire le contenu, n’est pas différent dans la Confession helvétique de 1566, à propos de cette Parole de Dieu prêchée dans l’Église, par des ministres appelés à cet effet :

« [Nous croyons] que c’est la Parole même de Dieu qui est prêchée et reçue par les fidèles, et qu’il ne faut ni feindre, ni s’attendre à une autre Parole de Dieu, venant du ciel […] que c’est la parole telle qu’elle est prêchée qu’il faut considérer et non pas le ministre, lequel, bien que pécheur, la Parole de Dieu demeure vraie et bonne. »

Il serait facile d’établir un parallèle entre l’Église médiévale et la nouvelle conception réformée. Pour la première, le sacrement de l’autel opérait de manière automatique (ex opere operato). L’Église réformée réclame cela uniquement pour le sacrement de la chaire, à savoir pour la prédication. Il est intéressant, voire réjouissant, de noter qu’actuellement dans certains milieux théologiques romains, on parle de la présence réelle du Christ dans sa Parole. Tandis que du côté des Églises issues de la Réforme, Églises de la Parole… la transsubstantiation s’opère à présent de manière inverse!

Le Petit Catéchisme affirme que l’Esprit se sert de la prédication pour convertir des pécheurs et pour édifier la foi. L’ensemble des confessions de foi et des catéchismes réformés sont unanimes et absolument d’accord avec l’ordre missionnaire de Matthieu 28.19-20. Pour rester dans cette ligne, en accord avec les données bibliques, citons Actes 2.11 : « Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler dans nos langues des merveilles de Dieu! » l’Église peut prêcher l’Évangile, le jour de la Pentecôte, parce que l’Esprit l’a qualifiée en vue de cette mission.

Pour saint Paul, sa tâche primordiale consiste en la prédication-proclamation de l’Évangile. Il se réjouit du fait que Dieu ne l’a pas envoyé pour baptiser, mais pour annoncer l’Évangile (1 Co 1.17). Car, écrira-t-il plus loin, c’est par la folie de la prédication qu’il a plu à Dieu de sauver (verset 21). Le même apôtre signale ailleurs (1 Tm 5.17) que les signes de fidélité du pasteur se trouvent dans l’exercice de la prédication et de l’enseignement.

On peut donc affirmer que l’Esprit Saint rend le Christ présent en regard de la foi au moyen des paroles humaines du prédicateur. Associés à la Parole ancienne, les paroles contemporaines du prédicateur sont employées par le Seigneur vivant pour avertir, appeler et consoler les siens. Certes, une telle affirmation relève du miraculeux, et il y a là, précisément, un miracle en comparaison duquel tous les autres miracles, anciens ou modernes, pâlissent. « Car celui qui vous écoute m’écoute », promettait Jésus (Lc 10.16). C’est d’une telle conviction, plus que des modalités techniques ou des procédés et des artifices langagiers, que devraient se préoccuper les prédicateurs modernes de l’Évangile.

Mais cette conviction, même affirmée dans une joie indicible, ne fera pas l’économie d’une autre question, celle-ci relative au prédicateur lui-même. Aussi bien les saintes Écritures que nos textes symboliques confient ce ministère à des hommes appelés en vue de l’exercer. À vous, à nous interroger au sujet d’une erreur stratégique, sinon tactique, qui consiste à confier le ministère de la prédication à n’importe qui. Née d’une bonne intention, la prédication assurée par des membres dits « laïcs » des Églises répond-elle à l’exigence d’une vocation et d’une qualification venant de la part de celui qui appelle et confie des tâches spécifiques à des hommes choisis à cet effet?

Sans doute est-il urgent d’élucider certaines énigmes concernant le sacerdoce universel. Sans trop entrer dans des détails, réaffirmons ce droit inaliénable que le Christ Sauveur et Seigneur a acquis pour son peuple racheté : être avec lui et exercer à sa suite la triple fonction de prophète, de prêtre et de roi. Mais l’exercice de ce « sacerdoce universel » des croyants se fera dans tous les domaines où se déroule son existence de croyant et dans les diverses sphères de ses activités. Il n’implique nullement un droit anarchique qui permettrait de se promouvoir en prédicateur improvisé. C’est en vertu de ce sacerdoce universel que certains sont appelés, formés et ordonnés au ministère spécialisé de la proclamation, de l’enseignement et de l’administration des sacrements, ou encore de la fonction pastorale en général, afin d’équiper l’Église du Christ et de servir Dieu dans le monde. Le Nouveau Testament, et à sa suite, les Églises issues de la Réforme, considèrent que le ministère de la Parole et des sacrements est le don précieux que le Seigneur ressuscité et exalté fait à son Église.

Or, il est temps de reconsidérer la grande confusion et l’incohérence qui domine dans certaines Églises réformées. Alors qu’on n’autorisera pas, ou rarement, l’administration des sacrements à un membre « laïc » — quoique baptême et sainte Cène soient subordonnés à la Parole en général — on autorisera quelqu’un de non ordonné à prononcer le sermon, sans trop se soucier de l’ordre apostolique ni de la discipline de l’Église. On verrait avec indignation (encore que! …) qu’un chef éclaireur célèbre un baptême, mais on sera plein d’enthousiasme lorsqu’en guise de « sermon » il commentera le quotidien de la veille pour mieux actualiser « son » Évangile.

Or, aucune contradiction dans la doctrine et aucune incohérence dans la pratique ne laisse intacte la santé de l’Église. Le déclin du ministère pastoral entraîne inévitablement celui de l’Église. Comme le poisson qui pourrit à partir de la tête. Hélas!, ce genre d’ichtyo-théologie est aussi très répandu (ce terme existe depuis le 17siècle; nous le trouverons cité par Helmut Thielicke). On ferait aussi bien de prêter l’oreille au commentaire que fait Jean Calvin du passage d’Éphésiens 4.11. Le gouvernement de l’Église par le ministère de la Parole n’est pas une mesure ou une invention des hommes, mais la désignation faite par le Fils de Dieu. Nous lui devons d’avoir des ministres de son Évangile. Tout est don venant de sa part.

Ce point nous amène à considérer une autre conséquence de la primauté de la prédication. Le prédicateur est tenu d’affirmer la dignité et l’autorité de son rôle, indépendant par rapport à son auditoire. Lorsqu’il parle, il ne reçoit de directives que de Dieu. Il ne satisfait pas aux besoins des hommes, mais à ceux de Dieu, comme l’écrit plus loin Paul Garnet, dans un article intitulé Le but de la première prédication des apôtres. C’est ce dernier qui dicte la proclamation et son contenu. Autrement, il ne tombera pas uniquement dans des hérésies, mais aussi dans toutes les banalités qui, sous prétexte de prédication, n’offrent qu’une sorte de gomme à mâcher, sans force nutritive, mais avec le pouvoir de détruire la santé de l’Église, même la plus robuste. Le prédicateur ne doit pas se plier aux goûts du siècle. Car le résultat en serait une foi émasculée et acceptable par tous, mais mondaine et déchristianisée. Que le Seigneur de la Parole épargne à son Église les calamités d’une logorrhée pestilentielle.

Parlant de liturgie du Palatinat, Bard Thomson, que nous citions plus haut, commente comme suit la proclamation de l’Évangile dans l’Église réformée de ce pays :

« Elle consistait en trois parties qui n’étaient jamais séparées; une prière pour l’illumination par le Saint-Esprit, le texte des Écritures, et enfin le sermon. Dans cet ordre, nous voyons le cœur même de la doctrine réformée de la prédication. Ici sont réunis le Saint-Esprit, la Parole et le ministère de cette dernière, inséparablement associés dans cette merveilleuse communication. Pour sa part, le ministre devra s’attacher à l’Écriture, la traitant avec le plus grand soin et avec le respect qui lui est dû. En même temps, si la prière de l’Église est exaucée, l’Esprit Saint illuminera et rendra la Parole vivante, de sorte qu’elle vienne à l’assemblée et devienne, de fait, Parole même du Dieu qui parle. Ainsi que le dit Calvin : La voix qui en soi est mortelle deviendra l’instrument pour communiquer la vie éternelle. »

Peu de textes bibliques sont aussi chargés de sens en ce qui concerne la proclamation de la Parole que Deutéronome 19.21-22 :

« Peut-être diras-tu dans ton cœur : Comment reconnaîtrons-nous la parole que l’Éternel n’aura pas dite? Quand le prophète parlera au nom de l’Éternel et que sa parole ne se réalisera pas et n’arrivera pas, ce sera une parole que l’Éternel n’aura pas dite. C’est par audace que le prophète l’aura dite : Tu n’en auras pas peur. »

Ce texte soulève donc la question de savoir comment parler au nom du Seigneur. Comment saurons-nous aujourd’hui qu’on s’adresse à nous de la part du Seigneur et qu’on proclame des vérités éternelles? Dans l’Ancien Testament, les vrais prophètes avaient à faire face aux faux prophètes et la situation n’a guère varié depuis. Des voix contradictoires prétendaient parler de la part du Seigneur, comme l’exemple de ces quatre cents prophètes qui prétendaient que les rois Achab et Josaphat pourraient monter contre le roi de Syrie pour reprendre la ville de Ramoth, tandis que Michée, le prophète emprisonné, invité par les deux monarques, prophétisa le contraire. Même sans être prophète de Baal, il y avait le risque de ne pas être porte-parole de Dieu! De toute manière, il y avait ceux qui avaient recours à la divination, consultaient les plumes d’oiseaux ou jetaient le sort pour donner la preuve de la véracité de leur discours. Il est certain que même des prophètes canoniques eurent souvent recours à des gestes symboliques pour accompagner le message qu’ils transmettaient. Mais la plupart limitèrent le ministère à parler un langage clair et intelligible.

Mais quelle était la méthode sûre pour convaincre le peuple que le Seigneur parlait par leur bouche? Le texte de Deutéronome semble fournir, sous forme négative, une excellente réponse. Il est question d’une vérification future des discours. Il y a des cas où la vérification ne pourra se faire qu’à la suite de l’accomplissement d’un fait prédit. Nous-mêmes nous cherchons des vérifications immédiates, tandis que pour l’Ancien Testament trois choses semblent nécessaires. Le prophète doit déclarer une chose, ensuite lui-même ou quelqu’un d’autre, conjointement avec la parole prononcée, et, enfin, aussi bien la parole prononcée que l’acte doivent se faire dans la foi : on doit s’attendre à ce que l’avenir révèle si le prophète était un vrai ou un faux prophète. L’illustration la plus frappante — et d’ailleurs bien tragique — de cette « théorie de la prophétie » est celle de l’incident relaté dans le premier livre des Rois, au chapitre 12, versets 25 et suivants. Cependant, même d’après Deutéronome, l’avenir ne sera pas suffisant pour offrir une garantie à la parole prononcée. L’avenir, à lui seul, ne suffit point. D’où la formulation négative du verset 22. Car il y a des choses qui peuvent être dites même par des non-croyants et qui ont l’apparence d’un discours vrai.

L’essentiel pour le chrétien et pour l’Église d’aujourd’hui consiste à parler au nom du Seigneur. Ceci est possible par l’acceptation de l’autorité suprême des saintes Écritures et non par de blafardes « références » à la Bible; par le respect de l’autorité dérivée des confessions de foi auquel il convient d’ajouter le geste; enfin, il convient d’attendre que la Parole de Dieu se vérifie elle-même. L’herméneutique (science, méthode d’interprétation des Écritures) jouera un rôle capital, mais nous n’en parlerons pas ici. En guise de conclusion et aussi de consolation pour le peuple fidèle et assoiffé de la Parole, nous ajouterons simplement ceci : Nous vivons par la foi. Nous sommes justifiés par elle. Par conséquent, nous parlerons par la foi : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » (2 Co 4.13). Il y a une manière de vivre qui est en dehors du Christ. Une autre qui se vit en Christ. La différence radicale qui sépare l’humanité en deux se trouve en ce point : la foi établit la ligne de démarcation du partage des eaux. Nous avons accepté de vivre par la foi, car celui qui est notre Sauveur et notre Seigneur nous dit : « Toi, suis-moi. »

Il est le chemin, Emmanuel Dieu avec nous, parlant à son peuple et l’éclairant de sorte que nul ne marche dans les ténèbres. Parfois, cette lumière brille d’un éclat supérieur. Souvent, elle semble pâlir. Il nous est pourtant possible d’avancer en chassant l’obscurité par l’étude, la méditation, voire la prière. La règle « vivre par la foi seule » est valable aussi pour le ministère de la proclamation. Celui-ci s’exerce dans l’éveil et la vigilance. Il ne devrait pas y avoir de relâche. L’Église qui vit par la foi et le prédicateur qui proclame l’Évangile ne peuvent se permettre en présence du mal et de l’Adversaire un répit même d’un bref instant.

6. La communication de l’Évangile🔗

La proclamation de l’Évangile n’entre pas dans la problématique moderne de la communication. Il n’existe pas de « barrière » ou « barrage » linguistique qui s’opposeraient au message chrétien. Les débats actuels à ce sujet sont axés en général sur l’impossible communication que l’on constate entre hommes et les multiples frustrations qui en découlent. Nous pensons, avec Jean Brun, que « l’homme a cessé de rencontrer l’homme. Il ne fait que le croiser ». Ce qui rappelle, ajoute Jean Brun, les prisonniers de la Caverne de Platon (La république) qui tournaient le dos à la lumière pour ne voir que l’ombre des réalités projetée sur le mur devant lequel ils étaient enchaînés. En dépit de l’ère des multi relations publiques et des services dits personnalisés, la rencontre entre les hommes est une expérience rare. On ne rencontre personne, on passe à côté de passants. Sursaturé de messages, l’homme manque le Message. Ce qui explique pourquoi il s’acharne à tromper ses attentes au moyen des loisirs auxquels il demande toujours plus d’émotions et de violence. L’ère de consommation n’est pas avant tout celle de la consommation d’objets, mais d’idées, d’expériences, de sensations, d’individus et d’instants. Les pages signées par notre ami (il y a plusieurs années) conservent une actualité telle que toute analyse et critique de la culture moderne et de « l’homme moderne » ne sauraient en faire l’économie.

Pour ne pas trop alourdir cette introduction, nous renoncerons à dresser un portrait ou des portraits « d’hommes modernes ». Nul doute qu’il y aurait urgence à le faire à une autre occasion. Notre propos consistera plus simplement à examiner la question du langage en rapport avec la transmission de l’Évangile.

En théologie, l’idée de l’incommunicabilité prend ses racines dans la pensée de S. Kierkegaard. Si Dieu est Tout Autre à la manière dont le concevait le théologien danois, la différence absolue entre lui et l’homme rendra inévitablement et tragiquement toute communication impossible. Ce qui entraîne fatalement l’impossibilité d’un discours à son sujet.

Bien comprise, cette thèse dit, ni plus ni moins, que Dieu ne nous aurait pas créés afin de pouvoir entrer en communication avec lui. La question de la responsabilité de l’homme vis-à-vis de Dieu sera ainsi éludée, en dépit des protestations du caractère existentiel de la foi! Ainsi, S. Kierkegaard inaugure l’ère de la monarchie absolue du subjectivisme religieux, dont il aura été le grand-prêtre. Il ne suffisait pas de vouloir combattre à tout prix le « système » — en l’occurrence celui de Hegel. Il aurait encore fallu dire les choses telles qu’elles nous ont été révélées, communiquées et enseignées; car la révélation possède bel et bien un contenu malgré les balivernes de ceux qui opposent croyance à foi, et religion à révélation. La théologie-croupion parlera beaucoup, mais ne transmettra ni n’annoncera, hélas!, aucun message.

L’échec dans le domaine de la communication est le produit direct de l’antithèse de l’homme et de sa rébellion radicale contre Dieu. Sa nature est suffisamment claire dans la déformation qui aboutit à l’absence de tout dialogue signifiant entre hommes et entre ceux-ci et Dieu. Cependant, cette constatation, déjà largement formulée dans et par la révélation chrétienne, ne saurait en aucune façon anéantir notre espérance, fondée précisément sur la possibilité de proclamer l’Évangile. L’incommunicabilité moderne est l’autre face de l’anti-communication que nous devrions appeler, plus prosaïquement, « mensonge ». Le récepteur a été détruit par le péché, et, par conséquent, les liens sont perturbés. Mais lorsque nous parlons de la proclamation de l’Évangile, nous entendons par là ce qui, par essence, peut créer et recréer l’intégrité totale en l’homme et rétablir la communication-communion. Il est significatif, voire réjouissant, d’apprendre que la communication en tant que phénomène lié à la création initiale, est actuellement étudiée par ceux qui s’occupent de la science linguistique et du langage, et dont les catégories de pensée évolutionniste traditionnelles n’avaient pas pu réussir à en décrire la complexité.

La contribution de l’école de Noam Chomsky a été à cet égard considérable, pour ne pas dire décisive. Dans une remarquable étude, notre ami Joel Nederhood abordait la question de la communication de l’Évangile d’une manière fort originale. Rappelons-en les grandes lignes; cet aspect de la communication et du langage tient un rôle aussi important dans la conception même de la prédication que dans la manière dont elle sera délivrée.

Le système cérébral complexe dont nous disposons est, par sa création, en mesure de distinguer, de reconnaître et de concevoir nombre d’objets ou de sujets non observables ou non perceptibles, de même que de communiquer une pensée à leur sujet. Au regard de la foi chrétienne, la catégorie de l’inobservable-imperceptible au sens ordinaire du terme inclut la personnalité de Dieu. La capacité de concevoir Dieu et de parler clairement et suffisamment de lui dépend de notre langage qui, à son tour, dépend de la manière dont est constitué le cerveau. C’est la doctrine biblique de la création de l’homme à l’image de Dieu qui autorise cette assertion. Dieu ne se contente pas de créer l’homme, mais il le dote encore d’un système cérébral complexe pour qu’il soit en mesure d’entrer en communication avec lui. Ceci n’ôte rien au fait que le langage soit une acquisition culturelle. À cet endroit, on fera bien de distinguer entre « langage » et « langue ». L’homme façonnera une langue parce que Dieu le Créateur le rend capable d’exercer la faculté du langage.

De ce fait, les rapports entre Dieu et l’homme auraient dû être harmonieux. La chute originelle a brisé cette harmonie et l’a détruite. Il faut remarquer que dans la rencontre et l’entretien entre Ève et le serpent, celui-ci n’a usé d’aucune violence physique ni d’aucune intimidation d’ordre psychologique. Leurs seuls rapports ont été de nature linguistique. Ni chantage ni menace, mais insinuation malveillante. Selon le tentateur, quelqu’un d’intelligent ne peut absolument pas croire que Dieu puisse se mettre en colère. Le doute est donc distillé dans l’esprit (ce prix moderne de la foi n’a jamais varié depuis l’origine). À partir de ce moment, le mensonge pervertit toute communication. Depuis, nous vivons en permanence dans une ère de désinformation radicale. La vérité ne peut atteindre l’homme que de l’extérieur. Dieu, qui en est la source exclusive, nous l’accorde.

Ainsi, la question du mensonge et de la vérité devient fondamentale et décisive pour la proclamation chrétienne. La conviction chrétienne biblique affirme que le langage humain est à même de devenir le véhicule de la révélation divine et qu’il peut la présenter sous forme propositionnelle, comme un discours hautement intelligent et intelligible. C’est l’homme apostat qui ne saurait prononcer un discours quelconque sur Dieu et transmettre sa Parole. La vraie question est donc de savoir combien l’incommunicabilité est due à la faculté de parler, et combien la nature de cet aspect de notre personnalité apostate et autonome en est responsable. En annonçant la transcendance de Dieu, l’Écriture n’exclut pas la possibilité de communiquer avec l’homme. La différence ne se trouve pas entre le Dieu infini et l’homme fini — n’en déplaise aux tenants d’une théologie dialectique —, mais entre le Dieu saint et l’homme pécheur.

Depuis la chute, l’homme est incapable de parler correctement de Dieu et même de le nommer, à moins de recevoir de sa part une révélation sur sa personne. Ne concluons pas que la chute a nécessairement provoqué des modifications physiologiques ou neurologiques dans le système cérébral (bien qu’il ne faille pas exclure cette hypothèse) et que la rédemption est à même de renverser la situation. Il reste pourtant vrai que c’est dans sa lumière que nous voyons la lumière.

La philosophie réformée, avec Abraham Kuyper et Hermann Dooyeweerd notamment, nous a révélé la nature et le rôle du « cœur » qui n’est pas l’équivalent du « cerveau » au sens moderne du mot. Le « cœur » est le moteur central de la personnalité humaine, moteur religieux par essence, mais détourné de Dieu, son objectif véritable. Il connaît l’altération du langage de même que des craintes et des désirs qui, au lieu de rester théocentriques, se sont pervertis en une autonomie égocentrique et aberrante.

Il convient, par conséquent, de souligner non pas l’incapacité de parler, mais, Bible en main, le mauvais usage du langage, plus particulièrement lorsque celui-ci cherche à exprimer Dieu. L’Écriture ne laisse subsister aucun « soupçon » à cet égard. Le message concernant Dieu est clair et suffisant, même pour notre connaissance actuelle qui n’est pourtant pas parfaite (Ph 3.1; Ga 1.18). Avant sa passion, Jésus envoie ses disciples pour prêcher l’Évangile en faisant accompagner son ordre missionnaire par un avertissement : ceux qui ne recevront pas leur parole le feront au péril de leur vie (Mt 10.14-15).

Le prédicateur de l’Évangile sait que la Parole de Dieu ne retournera pas vide. Elle est en soi puissance, efficacité et surtout proximité : « Cette Parole n’est pas loin de toi. » Des raisons pour la proclamer avec une entière confiance et une saine et hardie allégresse ne nous manquent donc pas. Notre espérance est ancrée dans l’événement historique par excellence : la croix et la résurrection du Christ. D’autre part, elle s’inspire et puise sa force de l’élection éternelle, libre et gracieuse de Dieu. Nous ne savons pas de quelle manière Dieu achèvera son grand dessein. La victoire finale doit déjà être annoncée avec jubilation, comme au jour de la grande expiation, lorsque la trompette annonçait le pardon des offenses. La nature kérygmatique de la proclamation de l’Évangile est par essence message de rédemption. La tâche du prédicateur ne consistera pas à découvrir le sens d’un texte biblique isolé, mais à lier celui-ci au thème central de toute l’Écriture. Le prédicateur est en possession d’une nouvelle qu’il déclare et annonce en sa qualité de héraut.

La grâce de Dieu, ainsi que son jugement sur les hommes et sur leurs idolâtries, que Dieu a conçues depuis toute l’éternité, pour le temps présent, ou a déjà accomplies au cours de l’histoire en son Fils Jésus-Christ, feront le sujet de sa proclamation. Il saura aussi appliquer cette œuvre et ce qu’elle implique à la situation historique de son auditoire. La proclamation de l’Évangile est à la fois prophétique et kérygmatique au sens d’événement critique et décisif, dans lequel l’homme porteur de l’image de Dieu est pris au sérieux et invité à prendre une décision. Ce qui prime pourtant dans cette proclamation n’est pas la situation actuelle, les temps modernes, la conjoncture comme telle, quoiqu’il faille bien reconnaître les multiples et divers visages de l’humanisme athée moderne. En exécutant son dessein éternel dans la vie, la mort et la résurrection de son Fils, Dieu a accompli des œuvres en faveur des nations, et ce pour toutes les générations à venir.

Il appartient au prédicateur de faire entendre la voix du Bon Berger et de le faire avec la même fidélité et la même hardiesse que celles qui caractérisèrent nos prédécesseurs, prophètes et apôtres, témoins et confesseurs de Jésus-Christ, dans la certitude que Dieu se servira de nos efforts et de notre prédication pour l’avènement de son règne. Or, la prédication chrétienne est l’un des signes les plus certains de l’âge de l’accomplissement. C’est la raison pour laquelle on ne peut que réagir vivement à l’assertion absurde, voire blasphématoire, selon laquelle Dieu garderait actuellement le silence. C’est là de toute manière une contradiction insoutenable sur le terrain strictement biblique et réformé.

La proclamation chrétienne possède au sens intérieur une nature eschatologique. Le terme grec « évangélizesthai » (évangéliser) se réfère au jour du salut, dans un sens profondément messianique, celui de l’Ancien Testament. La prédication de Jésus, de même que ses miracles, était le signe de l’imminence, voire de la présence du Royaume.

Le dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean, nous console à sa manière particulière. L’un des cavaliers représente la guerre, l’autre la famine, le troisième, monté sur un cheval pâle, la mort et la persécution. Le quatrième, monté sur un cheval blanc, contraste étrangement avec les trois autres sinistres cavaliers. Il porte une couronne, emblème de la victoire. Il avance en conquérant et pour conquérir. Lorsque, plus loin, il réapparaît sur scène, il sera nommé le Fidèle et le Véritable : son nom est la Parole de Dieu. Il représente le quatrième signe eschatologique, à savoir la prédication missionnaire de l’Église. « De sa bouche sortait une épée à deux tranchants » (Ap 1.16). Elle est une parole du salut, mais pour ceux qui résistent, elle est parole du jugement. Il juge avec justice et il fait la guerre.

La proclamation moderne variera suivant la situation des auditeurs et les circonstances. Elle requerra un esprit de discernement et de critique. Notre proclamation démythisera toutes les idéologies qui se sont infiltrées parmi nous et qui répandent leur désinformation mortelle sur la condition de l’homme. En sa qualité de ministère primordial de l’Église, la prédication empruntera la forme d’un commentaire critique sur tous les sujets qui passionnent ou préoccupent les hommes. Ce commentaire prophétique et kérygmatique n’est pas une simple information. Il est nécessaire d’avoir recours à un constant et humble examen de la proclamation chrétienne, qui ne sera pas dominée par l’Église parce qu’elle n’en est pas le thème central. Le message constitue sa mission. Ce n’est pas elle qui donne des ordres, seule la Parole est active.

En tant que manifestation — toute provisoire — du Royaume, la tâche fondamentale, constructive, permanente de l’Église est de laisser la Parole exercer pleinement son efficacité, à la lumière de cette rencontre que nous pourrions qualifier de « premier type » entre Dieu, qui appelle, et l’homme rebelle et égaré, afin qu’il se repente et qu’il croie. Il faut proclamer de telle sorte que, pour reprendre les mots de Jean Brun, « l’homme comprenne que toutes les sources du monde réunies ne produiront pas assez d’eau pour étancher sa soif, que toutes les lumières seront incapables d’illuminer et de guérir ». La prédication deviendra l’antidote au non catégorique que la raison apostate appose à la Parole de vérité et de vie.

La Parole écrite et la Parole proclamée donnent un sens nouveau à tous les actes que nous accomplissons. Dieu est présent dans son monde. Sa Parole créatrice et rédemptrice nous indique, nous guide et nous emporte vers la nouvelle création.

« Comment faire pour recentrer l’homme en Dieu? Comment le changer en son opposé? », interrogeait Jean Brun, et sa question reste essentielle pour notre proclamation.

« Nous aurons à opposer la situation à la condition de l’homme, la révolution à la rédemption, l’armistice à la paix, les assurances à la consolation, les abris au refuge, les sauvetages au salut, les sauveteurs au Sauveur. »

En effet, ces termes ne sont nullement interchangeables. Communiquer l’Évangile en langage moderne ne veut pas dire qu’il faille analyser la condition de l’homme à l’aide des sociologismes, psychologismes, historicismes, voire théologismes, mais à la lumière de la Parole divine. L’Écriture dit qu’elle éclaire tout homme venant dans ce monde. Tout homme, cela signifie chaque homme, promu ainsi au rang d’imago Dei dans sa singularité même. C’est cette incarnation singulière de l’imago Dei qui constitue la personne dans l’acception chrétienne du terme. C’est elle qui permet à l’homme non seulement de se définir par la conscience et par l’esprit, mais encore d’être « un esprit » ouvert de manière unique sur le sens qui le transcende. L’homme, au-delà de son appartenance à l’humanité, apparaît, dans la révélation commune, une substance véritablement individuelle.

Un autre caractère de la révélation chrétienne est de comporter la clé de sa propre interprétation. Autrement dit, Dieu la met à l’abri des interprétations erronées que les subjectivités pourraient donner à son message. L’Évangile, susceptible d’être sollicité en des directions différentes par l’exégèse humaine, serait « infiable » s’il comportait la règle de son emploi3.

Un thème, un motif fondamental, parcourt cet Évangile, Ancien et Nouveau Testament : création, chute, rédemption. La proclamation le déclare positivement, sans toutefois oublier la nécessité d’une apologétique, voire d’une saine polémique. Elles sont d’autant plus nécessaires que nous vivons au milieu des mutations qui laissent l’homme complètement déraciné. Or, l’homme est déraciné depuis que disparaissent ses traditions séculaires et que ses édifices réputés solides s’écroulent. Il est déraciné quand les convictions humanistes et toute valeur hissée au rang de dogme intouchable se dispersent aux quatre vents; quand la morale est rapetissée et que nul n’ose plus s’aventurer à faire la moindre allusion à la vérité, de peur d’être accusé de cacher sous un masque sa volonté de pouvoir et de domination.

Tandis qu’on crie à hue et à dia que notre ère est celle du soupçon et que l’on soupçonne d’usurpation ou d’aliénation, la proclamation de l’Évangile s’adressera aux hommes veufs de leur certitude. Les icebergs finiront par aller tous à la dérive. « Les civilisations ont appris qu’elles étaient mortelles » (Paul Valery). Elles craquent déjà sous nos yeux, secouées par un profond séisme et réduites en monceaux de débris irrécupérables. Des credo humanistes nostalgiques s’égrèneront dans la plus profonde déprime intellectuelle au milieu du gâchis et des décombres, tandis que des agressions de tous ordres s’acharnent à raser ce qui reste encore debout de cet édifice branlant, mais la proclamation de l’Évangile, seule puissance de salut pour quiconque croit, se fera avec une ferme conviction et dans la louange, comme toujours. Cette proclamation se fera dans un langage que tout homme peut comprendre, celui du « cœur ». Du « cœur » au sens biblique de moteur religieux détraqué fonctionnant dans le mauvais sens (Herman Dooyeweerd).

Le proclamateur n’a pas à tendre ses oreilles aux sibylles modernes. « Le prochain siècle sera religieux ou ne sera pas. » Il sait qu’il le sera. Mais il se demande : de quelle religion s’agira-t-il? Un amalgame entre l’ésotérisme subjectiviste et le nombrilisme néo-spiritualiste?

« L’homme est incapable d’exorciser ses démons et ses maux. Pourtant, en dépit et même à cause de sa fondamentale incapacité, il doit être rappelé à la présence de la réalité appelée péché. Autrement, il suivra bon gré mal gré n’importe quel Grand Inquisiteur qui prétend libérer l’humanité de ses maux » (Jean Brun).

La proclamation expliquera la Parole du Christ, elle questionnera tout homme et mettra à découvert toute pensée, elle exhortera et consolera, et, en dernière analyse, elle assurera la confrontation directe et immédiate de l’homme avec le Sauveur et le Juge. Nous sommes appelés, durant la parcelle de temps dans laquelle nous vivons, à exercer cette vocation qui déclare l’éternité de Dieu ainsi que sa présence dans notre histoire et à nos côtés. Le visage de cette histoire change tandis que Dieu prépare son monde, celui de la justice originelle, de la sainteté totale, de la paix intégrale appelée shalom.

Il nous est permis d’espérer que l’histoire prendra fin pendant notre vie présente et que reviendra le Seigneur exalté, celui qui fut le Sauveur crucifié. Alors, le prédicateur reconnaissant pourra dire : Seigneur et Sauveur de nos vies, tu ne nous as pas trompés; tu n’as pas déçu notre attente. Ce que nous avons cru, pensé et proclamé était donc vrai.

7. La croix comme thème de notre proclamation🔗

La croix du Christ fait partie intégrante de l’histoire du monde. On peut même affirmer que cette croix hideuse est le centre, le point de partage définitif entre un avant irrévocablement révolu et un après triomphalement instauré. L’instrument de supplice auquel a été attaché le Fils de Dieu, vrai Dieu, fils de l’homme, vrai homme, est l’outil de la rédemption. Au moment où abandonné de tous il semblait perdu, on put entendre au milieu du vacarme des railleries et des blasphèmes haineux, ces paroles dont nous vivons pour le temps et pour l’éternité : « Père, pardonne-leur. » En la personne de son Fils, Dieu pénétrait dans notre condition. Le Verbe divin, dabar, à la fois parole et acte, indissociablement liés, puissants et efficaces, effectuait l’affranchissement et opérait la transformation. Depuis la croix, un brasier universel est allumé. Nous sommes entrés dans la phase finale du processus sûr du renouvellement. L’étincelle a transmis le feu à l’édifice qui a pris feu, soit pour être purifié, soit pour être livré à la destruction.

Avant la croix, les hommes méditaient sur leur destinée, sur la nécessité d’identifier la raison avec la nécessité. Christ a démontré l’absolue folie d’une telle dialectique. Il n’est pas destinée, mais voie, vérité, vie. Sa Parole et sa croix apportèrent au monde le coup fatal pour défataliser l’histoire humaine. À cause d’elle, un sentiment étrange, presque intolérable nous envahit, à cause du mal dans le monde et en l’homme.

Dans quelques-unes des premières pages de sa Théologie de l’espérance, Jurgen Moltmann a écrit à ce sujet une méditation admirable.

« Les misères infinies qui inondent notre monde seront condamnées non simplement parce qu’elles sont des maux — elles le sont en effet —, mais plus précisément parce qu’elles appartiennent à un monde qui appartient avant la Croix. Elles sont la négation de la nouvelle création, des survivances intolérables du passé, de sorte qu’elles doivent disparaître. Parce que la Croix a été dressée, notre espérance deviendra opérante. La Parole de la Croix sera transformée par la foi, en espérance, en amour. En dépit de toutes les catastrophes qui surviennent au cours de l’histoire, nous sommes capables de discerner avec assurance la proximité du Royaume » (Le Père A.M. Carré).

Aussi le héraut n’éprouvera pas de panique. Il ne laissera pas les hommes entre les mains de leur… destinée. Sans chercher à se réfugier dans la verticalité d’un spiritualisme désincarné, il appartient, de même que la croix, aux deux dimensions de l’ordre créé par Dieu. Il n’insistera pas exclusivement sur l’inévitable purification de son âme souillée. La croix l’appelle à une réponse totale. Le prédicateur sait d’où vient la puissance, la vérité qui l’affranchit : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8.31-32). Telle est la structure de l’Évangile proclamé. Nous n’aurons pas à l’adapter à l’esprit du temps moderne. La tâche est urgente. Mais tout en connaissant cette structure, on court le risque de capituler devant la mentalité prédominante de l’heure. Il est tellement aisé de se laisser impressionner par les détracteurs modernes et cultivés de notre foi! Ceci nous engage constamment à revenir vers l’Évangile, vers une saine réflexion biblique et théologique, afin que ce qui s’en dégage ne soit rien d’autre que la pure voix du Bon Berger.

Les spécialistes de l’Ancien et du Nouveau Testament nous expliqueront plus loin en quoi consistait le noyau de la proclamation prophétique et apostolique. Consacrons ici quelques lignes rapides au célèbre passage de la folie de la prédication de la croix (1 Co 2).

L’annonce de l’Évangile n’est rien de moins que la déclaration des grandes œuvres de Dieu. La vie et l’immortalité sont ainsi apparues. L’accomplissement de cette œuvre ne doit pas nous dissimuler le caractère quelque peu embarrassant du message pour notre époque. Mais l’unique supériorité, la différence fondamentale de la foi par rapport aux systèmes religieux apostats, consiste en ce sacrifice consenti par Dieu et en l’abaissement volontaire du Fils. Notre adoration se fait principalement à cause de la faiblesse consentie par Dieu, non uniquement en présence de sa divine majesté. L’une n’exclut pas l’autre. Il convient cependant de souligner avec force et clarté que le Dieu créateur a emprunté le chemin de la croix et que le Fils a gravi le Calvaire. La croix comporte un élément qui est folie au regard du non-croyant. Comparé aux systèmes humains dans lesquels le salut s’obtient au moyen des œuvres, Dieu, lui, choisit un système qui balaie toutes les œuvres des prétentions humaines arrogantes.

Proclamer donc un message qui annonce que l’homme est réintégré dans l’Alliance de Dieu par le sang de la croix demeure une offense, autant pour l’homme d’il y a vingt siècles que pour celui de notre ère. La centralité de ce message apparaît sur chacune des pages des Écritures chrétiennes. Mais il ne s’agit pas de présenter la croix comme un « dernier recours », comme la planche de salut qu’on essaie après avoir échoué partout ailleurs. La croix n’est pas une simple thérapeutique qui serait, certes, supérieure aux autres, mais de même nature! « L’Amérique — s’écriait un évangéliste bien intentionné de l’autre côté de l’océan — a besoin de trois cents millions d’aspirines pour s’endormir. Pourtant un seul remède lui suffit : Jésus-Christ! »

La croix est la révélation de l’abaissement de Dieu jusqu’à nous et l’événement par lequel il nous annonce qu’il est amour. Certes, sa colère et l’enfer sont des réalités dont nous sommes avertis, mais cette colère se déchaîna et l’enfer engloutit d’abord le Fils, afin de sauver le rebelle et l’apostat. La chute de l’homme et toutes les rébellions ne pourront plus détruire ni anéantir ce que Dieu a accompli une fois pour toutes sur le sommet du Calvaire.

L’épître aux Colossiens jette une lumière vive et éclairante sur le sujet. L’œuvre du Christ y est liée à la création. La croix y apparaît dans toute sa richesse, comme l’instrument de la rédemption et de la restauration de la création initiale.

Selon une certaine théologie, la croix désignerait un certain irrationalisme divin! L’origine de cette idée remonte aux rationalismes et au Siècle des Lumières. Le conflit réel ne réside pourtant pas entre le rationalisme et la foi dans le surnaturel, mais entre foi et incrédulité. Selon Cornelius Van Til, l’irrationalisme nous a été légué tel un héritage empoisonné par les mains de S. Kierkegaard. Si la chute a rendu l’homme incapable de découvrir la vérité au sujet de sa personne, au sujet de la création, et, suprêmement, au sujet de Dieu, sa raison n’est pourtant pas inutilisable. Elle dépend aussi de la révélation. Il ne s’agit nullement de la reléguer à l’arrière-plan pour la confiner dans l’insignifiance totale en matière de foi. Son rôle est éminent dans la proclamation, surtout à une génération vouée aux divers irrationalismes depuis Schopenhauer jusqu’à Nietzsche, de Freud à Jean-Paul Sartre, en passant bien entendu par le grand Danois. Si la raison est éclairée par l’Esprit, l’opération de celui-ci ne s’identifiera pas avec les emportements irrationnels, elle n’oblitère pas le travail sain — parce que sanctifié — de la raison.

« Nous devons faire de notre mieux pour donner aux gens de bonnes raisons pour croire, mais c’est l’Esprit qui ouvre les esprits afin qu’ils saisissent et soient saisis par la vérité », écrivait le théologien américain Gresham Machen. L’irrationalisme n’a pas épargné les « milieux évangéliques » où les méthodes d’évangélisation se passent de presque tout apport de la raison, et souvent même, hélas!, de toute intelligence ordinaire. La raison est, à tort, tenue à l’écart, voire considérée comme l’ennemi implacable de la foi. Son dénigrement systématique place l’accent de façon tout à fait exagérée sur l’expérience subjective qui nourrit, développe et entretient toutes sortes de nombrilismes chrétiens. En soulignant à tort la primauté du sentiment, on finit tout simplement par ignorer les critères objectifs de la vérité. Par conséquent, on ne conçoit pas de proposition théologique ni de doctrine élaborée. On n’enferme pas la vérité dans une formule, dit-on, mais que de formules pour vendre l’anti-vérité!

À notre avis, les efforts méritoires de Francis Schaeffer devraient être soutenus, bien qu’il y aurait des améliorations à apporter à l’ensemble de son œuvre. Si Francis Schaeffer n’est pas au sens technique du terme un philosophe réformé, il demeure à nos yeux le meilleur évangéliste réformé du 20siècle, et la portée de son action parmi les jeunes reste immense. Schaeffer a démontré la nature et le rôle de la raison dans la proclamation moderne de l’Évangile.

Quant au texte paulinien, il n’y a pas là non plus de traces d’irrationalisme. L’expression « folie de la croix » ne se comprend pas comme l’irruption d’un irrationnel transcendant. Dans Romains 1.18, Dieu donne des preuves objectives de sa présence. Si les hommes ne les perçoivent pas, c’est exclusivement à cause de l’endurcissement de leur « cœur » et non pas à cause de l’absence de preuves objectives et raisonnables de la part de Dieu. Certes, bien souvent les objections d’ordre intellectuel contre la foi ne sont que des prétextes pour refuser l’Évangile. Quel sens faut-il donner à cette « folie de la croix »? Certainement pas celui qui tient la croix intrinsèquement pour une folie. Ce n’est que l’homme sans Dieu qui la considère comme telle. Il faudra aussi veiller à ce que l’expression ne soit pas prise au sens étroit.

La formule « simple comme l’Évangile » revient souvent de nos jours à présenter l’Évangile comme quelque chose d’authentiquement inintelligent! Le simple Évangile paulinien contraste fortement avec l’inutile verbiage de la rhétorique païenne et, actuellement, avec le panthéisme et l’humanisme des détracteurs modernes de la foi chrétienne. Il contient pourtant tout le « conseil éternel de Dieu » qui ne saurait être réduit en des formules simplettes au service d’une évangélisation qui a tendance à traiter — peut-être à son insu — l’homme créé à l’image de Dieu comme un être inapte à comprendre autre chose. La célèbre phrase « Credo ut intelligam » (croire pour comprendre) ne signifie pas une foi-croyance aveugle, celle du « charbonnier », mais la foi en l’appel de Dieu. Elle ne privilégie pas l’acceptation subjective et unilatérale de l’Évangile. On joue avec un feu dangereux chaque fois que la « folie de la croix » est prise comme le sacrifice de la raison et qu’une présentation intelligente de la foi est refusée. Bien compris par la foi, le « Credo ut intelligam » n’est pas le saut de la foi dans l’aventure. Notre foi ne peut pas survivre, privée de son objet, d’un contenu objectif. La croix, avec toute sa signification biblique et théologique, demeure le thème et le contenu de notre proclamation.

8. L’élection divine et la proclamation humaine🔗

Il nous reste à examiner brièvement un important pivot des doctrines bibliques, dont le rapport avec la proclamation de l’Évangile demeure essentiel. Il s’agit de l’élection éternelle et miséricordieuse de Dieu, manifestée dans l’histoire pour ceux qui, par la foi en Jésus-Christ, ont accepté le salut de Dieu et font à présent partie de son Église.

Nous ne nous proposons pas l’examen et l’exposé de la doctrine biblique et réformée de l’élection. Une excellente introduction à celle-ci avait été présentée jadis par G. E. Meuleman4. Nous en retiendrons ici l’essentiel. Notre propos est d’examiner plus particulièrement le rapport entre celle-ci et la proclamation moderne de l’Évangile.

Comme dans le bref exposé de la doctrine réformée de la prédication, nos convictions bibliques trouveront ici leur formulation réformée, laquelle ne veut pas, d’ailleurs, être autre chose que la reprise et l’exposé strictement biblique de la doctrine en question.

L’élection divine, la grâce qui sauve, décidée par Dieu de toute éternité, est directement impliquée dans la grande affaire de la proclamation de l’Évangile. Amputés d’elle, nous ne connaîtrions pas la nature précise de la proclamation et nous ne saurions pas nous attendre aux faits qui en découlent.

Il nous faut, certes, prendre toutes les précautions nécessaires en introduisant cette doctrine, et en la présentant comme un facteur essentiel de notre tâche missionnaire. Notre proclamation est un acte éminemment historique. L’élection, elle, risque d’être présentée de telle manière qu’elle neutralise ou même anéantisse le sens de l’histoire et l’acte de foi de l’auditeur. Un usage abusif de l’élection rendrait superflue toute discussion au sujet de la prédication autant que la prédication elle-même. Essayons d’en ôter les ambiguïtés pour ne retenir que le rapport positif entre notre prédication et l’élection divine.

Nous laisserons de côté les aspects confessionnels qui jouèrent un rôle considérable dans la formulation définitive de la doctrine. Il suffira de nous rappeler que, loin d’être le produit « sui generis » d’une « officine » calviniste, cette conviction est partagée aussi bien par des romains que des luthériens, mais pour des motifs philosophiques étrangers à la théologie biblique. Voici ce qu’écrivait le professeur Meuleman :

« Ils accusent les calvinistes d’avoir élaboré une doctrine qui, appliquée avec rigueur, devrait mettre fin à la prédication de l’Évangile dans le monde, une doctrine qui risque de mener à penser que Dieu est le responsable de l’incrédulité et de la condamnation des hommes. Voici le schéma quasi caricatural de la doctrine représentée par les adversaires arminiens : Dieu a élu certains hommes. Il a décidé de faire mourir Christ pour eux, de leur donner la foi, de ne pas permettre leur chute définitive. La grâce leur est donc donnée d’une manière irrésistible et inamissible, et ils seront finalement sauvés. Parallèlement au décret de l’élection se trouverait une autre décision de Dieu. Car Dieu ne voudrait pas seulement se glorifier par le salut de certains, il voudrait aussi manifester sa justice par la condamnation d’un certain nombre d’hommes. C’est pourquoi il y aurait aussi un certain nombre d’hommes qui sont l’objet de la haine éternelle de Dieu, de sa réprobation. Dieu a décidé de ne pas leur donner le salut, donc de ne pas leur accorder la foi et la grâce, de ne pas faire mourir Christ pour eux. »

Ainsi, dans la boutique de la théologie calviniste, Dieu deviendrait en fin de compte la cause du péché et l’unique responsable du mal de l’homme.

Le compromis qui consisterait à résoudre la difficulté par le slogan « calviniste quant à la doctrine, arminien quant à la prédication » ou aussi « augustinien dans la dogmatique, pélagien dans la chaire » n’est pas possible.

Car il ne s’agit pas de choisir nous-mêmes ce qui doit être prêché. En outre, il ne convient pas de baser son enseignement ni la vie de l’Église sur une partie seulement de la Bible. E. G. Meuleman entreprenait alors une longue discussion biblique des textes fondamentaux relatifs à la doctrine et fondait son argumentation sur Romains 8, à partir du vingt-huitième verset et non sur Romains 9 à 11 qui traite d’un cas particulier, celui d’Israël. Éphésiens 1 et 2 présentent de même un intérêt fondamental sous ce rapport.

« Nous ne devons jamais oublier que la doctrine paulinienne de l’élection gratuite, qui fut aussi celle d’Augustin et des réformateurs, est essentiellement liée à ce qu’ils disent de la culpabilité totale de l’homme et de la justification par pure grâce. Ce rapport aurait dû empêcher ceux qui s’appellent enfants de Dieu de faire de leur élection une raison de se glorifier comme cela arrive si souvent. Cependant, cette relation entre la culpabilité totale et l’élection gratuite renferme aussi une grande consolation pour ceux qui se reconnaissent indignes de l’adoption divine.
D’où vient la conviction d’être élu par Dieu avant la fondation du monde? Est-ce que cette certitude n’est une certitude que pour quelques rares chrétiens? Est-ce qu’elle repose sur une révélation ou sur une expérience tout à fait spéciales? La réponse n’est pas difficile. Selon Paul, la certitude d’être élu en Christ, dès avant la fondation du monde, est une certitude que Dieu veut donner à chaque membre de l’Église. Celui qui sait appartenir maintenant au corps de Christ reçoit, par ce fait, l’assurance que Dieu l’a vu en Christ déjà de toute éternité. […] Celui qui croit à Christ doit dire que le Père l’a aimé de toute éternité, que déjà avant la fondation du monde Dieu a voulu l’attirer dans ce corps de Christ qui est l’objet de son amour éternel. Selon la Bible, il n’est pas permis à n’importe qui de dire qu’il est un enfant élu de Dieu. Celui qui ne croit pas au nom du Fils unique de Dieu est déjà jugé (Jn 3.18). Ceux qui croient, qui se font baptiser et qui observent les prescriptions de Christ peuvent se compter parmi les enfants du peuple réconcilié et élu. »

On ne peut recevoir le salut que par la foi. Aussi, il serait illégitime de dire à n’importe qui que Dieu l’a aimé et sauvé depuis toute l’éternité.

À la proclamation de l’Évangile, l’homme est invité à donner sa réponse, à prendre une décision. La foi est « responsive » et réceptive, écrit encore E. G. Meuleman, mais aussi décisive pour le salut.

« Je crois que Dieu m’aime parce qu’il évoque en moi par son Évangile et par son Esprit la certitude qu’il veut m’aimer souverainement, mais non à cause de quelque chose qui se trouve en moi. La foi ne produit pas la décision divine, mais l’accepte. […] Dieu ne nous aime pas parce que nous croyons, mais nous croyons et nous nous convertissons parce que Dieu nous fait connaître qu’il veut être notre Dieu. »

Or, si quelqu’un ne l’accepte pas par la foi, c’est sa propre faute, ce n’est pas celle de Dieu. Ce qui amène le brillant dogmaticien d’Aix-en-Provence des années 1955 à 1965, E. G. Meuleman, à considérer la question de la responsabilité humaine comme seul terrain de sa réprobation. Dieu ne peut pas être le responsable du fait que certains ne croient pas et ne se convertissent pas à lui. Dieu offre sérieusement sa grâce à tous les hommes. Ce caractère sérieux de l’offre de sa grâce à tous les hommes est la base de la certitude du croyant. Si un homme est adopté comme enfant de Dieu, le croyant doit reconnaître, d’une part, que cela dépend uniquement de l’amour souverain de Dieu et de l’élection divine, d’autre part, que s’il n’y a pas adoption, c’est la faute de l’homme qui rejette la prédication de l’Évangile, car cette prédication et cet appel sont toujours sérieux de la part de Dieu.

Pour Meuleman, l’élection et la réprobation ne sont pas deux décrets parallèles voulus tous les deux par Dieu de la même manière. Si on maintient le terme de double prédestination, tout dépend de ce qu’on entend par là. Christ n’est pas venu pour condamner le monde, mais pour le sauver. Et si quelqu’un se place en dehors du salut par son incrédulité, c’est sa propre faute. Cela n’est pas la conséquence de la prédestination divine de la même façon que la foi de l’élu découle de la volonté éternelle de Dieu.

Si nous devons définir la relation entre la volonté souveraine de Dieu et la réprobation, nous devons dire d’une part que Dieu veut cette réprobation d’une autre manière qu’il veut le salut, que le péché est d’une autre manière l’objet du gouvernement souverain de Dieu que les bonnes œuvres parce que Dieu n’est pas l’auteur du péché. Illustrant ce point par l’exemple de Jacob et d’Ésaü dans Romains 9, et d’après Malachie 1 et 2, le pays d’Édom reste, à cause de son péché, l’objet de la haine de Dieu. Ni Malachie ni Paul ne parlent pourtant du décret éternel de Dieu. La cause de la haine de Dieu vis-à-vis d’Édom est le péché de ce peuple. Ce qui est étonnant, ce n’est pas la haine de Dieu vis-à-vis d’Édom, mais son amour vis-à-vis d’Israël, qui n’a pas été plus pieux qu’Ésaü. Dieu parle des vases de colère prêts pour la perdition, tandis que c’est Dieu qui a préparé d’avance les vases de miséricorde pour la gloire.

« La doctrine biblique ne contient pas une menace pour la prédication. » L’offre de la grâce est toujours sérieuse de la part de Dieu. Quiconque entend l’Évangile ne doit jamais penser qu’il existe la possibilité que Dieu ne veuille pas l’accepter comme son enfant parce qu’il l’a peut-être rejeté de toute éternité. Une telle réaction viole le caractère de l’offre de Dieu. Mais cette doctrine nous rappellera que la prédication nous place toujours devant une décision. Car la grâce de Dieu n’exclut pas la responsabilité de l’homme. Ainsi que le souligne la dogmatique réformée, les deux ne sont non pas contradictoires, mais complémentaires. Ce qui est autre chose que dire qu’on est en présence d’une doctrine arminienne du synergisme (coopération entre Dieu et l’homme pour le salut du dernier). Il n’y a pas de grâce sans la foi et la repentance, aussi bien pour le monde que pour l’Église. La réprobation tiendra sa place dans la prédication comme un avertissement pour ceux qui ne se convertissent pas. L’annonce de la grâce n’escamotera ni ne fera l’économie de la réalité et de la certitude du jugement.

La proclamation de l’Évangile peut cependant assurer ceux qui croient et qui s’engagent sur la voie de l’obéissance qu’il existe une parfaite certitude du salut, car il n’y a pas de salut sans foi ni obéissance. La doctrine de l’élection fournit au prédicateur un encouragement certain qui demeure un facteur important contrôlant tout le reste.

Selon l’Écriture et sa compréhension réformée, il existe un peuple de Dieu qui sera toujours la cible (dans le bon sens du terme), l’auditoire réceptif de la proclamation. Il est préparé spécialement par le Seigneur pour notre temps, afin de constituer, durant notre propre histoire, un peuple nouveau rassemblé par l’Esprit et la Parole, afin de former l’Église.

Le Saint-Esprit ne rend pas simplement témoignage. Il ouvre les cœurs pour que l’auditoire croie et accepte l’Évangile, ceux que, de toute éternité, Dieu a destinés d’une manière spéciale et qu’il pousse à accepter l’Évangile et à croire au salut. On ne vient pas à Jésus-Christ si on n’est pas attiré par le Père. La doctrine de l’élection nous accorde la certitude que jamais la proclamation fidèle de l’Évangile ne sera vaine.

9. Conclusion🔗

Ainsi la voix du Bon Berger doit se faire entendre à notre génération. Celle-ci se trouve incluse dans le plan de salut de l’élection miséricordieuse de Dieu. Depuis vingt siècles, nous vivons le temps « kairotique », le temps par excellence du salut. Il n’y a pas de secret magique pour une prédication à l’abri de tout échec. Mais que ce fait n’étouffe et n’éteigne pas notre joyeuse espérance. De toute manière, nous sommes avertis : Notre proclamation produira immanquablement un double effet. Ou bien elle déclenchera une réaction négative devenant ainsi « odeur de mort », ou bien elle ouvrira les esprits et les cœurs afin d’apparaître ce qu’elle veut devenir avant tout : une « odeur de vie » (2 Co 4.14-17).

Notre génération ne fait pas exception à cette règle. Chargés d’une mission — celle de transmettre ce que nous avons reçu une fois pour toutes, c’est-à-dire le salut par la mort et la résurrection du Christ —, fondés sur la certitude de l’élection divine par pure grâce, dans l’assurance que l’Esprit et la Parole opèrent la conversion des hommes, nous resterons les ambassadeurs de Jésus-Christ, afin d’amener toute pensée captive à l’obéissance de celui-ci. Notre prédication deviendra l’acte de louange et la doxologie par excellence. Elle proclamera la seule gloire de Dieu, œuvrera à l’édification de l’Église, invitant au salut tous ceux qui sont élus depuis l’éternité.

Telle est donc la réponse que nous offrons à la question « La prédication pourquoi faire? »

Notes

1Tyndale Bulletin, n29, 1978.

2Tyndale Bulletin, 1978, n29.

3. Voir Les Illusions de l’Occident, Claude Polin, Claude Rousseau, Albin Michel, p. 146-147.

4Études évangéliques, n1, 1957.