Cet article a pour sujet le Dieu des pèlerins qui conduit son peuple à chaque étape de son pèlerinage, depuis la libération de l'esclavage, en passant par les dangers du désert, jusque dans la terre promise et la venue de la Jérusalem céleste.

Source: Méditations sur la vie chrétienne. 5 pages.

Un peuple de pèlerins

Le Dieu de la Bible, transcendant et invisible, est aussi le Seigneur dont la présence est aussi réelle comme celle de la lumière. Il se rend sensible aux hommes, et les siens savent qu’il demeure parmi eux. Il est le Tout Autre, mais il conduit son peuple sur les chemins qu’il a tracés d’avance. Il est éternellement le même, Dieu immuable, qui ne connaît aucune variation, et pourtant, mystérieusement, il s’accommode aux conditions de vie des pèlerins en les précédant à chacune de leurs étapes. Il n’y a pas de lieu d’où il soit absent. Il n’y a pas de temps où sa volonté soit périmée. Il y a en lui un universel ici, de même qu’un éternel maintenant.

Créateur tout-puissant des cieux et de la terre, il fend la mer en deux et laisse un passage providentiel pour des fugitifs rescapés de la vindicte d’un oppresseur. Il habite les cieux inaccessibles, et pourtant, le voilà sur le sommet de la montagne d’où il adressera sa Parole. Quoique l’incommensurable univers ne puisse contenir sa majesté, il se limite au désert, dont il fait le théâtre de son action et le champ de ses interventions libératrices. La montagne fumante cache à peine sa sainteté redoutable, mais sur les chemins cahoteux ou sablonneux de la plaine désertique, il manifeste aussi ses sollicitudes paternelles. Il conduira son peuple, cela est certain, vers leur destination finale. Il l’arrachera à la peste et le préservera des morsures venimeuses des serpents, pour lui offrir enfin la terre qu’il a promise.

Tel est le Dieu de la Bible, Dieu du désert et Seigneur des nomades, Guide suprême des pèlerins de la foi, comme il est l’Architecte de la cité céleste. Chacune des pages du livre saint en témoigne; le Dieu des pèlerins est, si j’ose m’exprimer de la sorte, à l’image de ceux qui l’adorent et le suivent, c’est-à-dire sans bagage encombrant.

Les dieux des sédentaires, des citadins, de ceux qui se sont confortablement installés quelque part, dont l’horizon borné ne dépasse pas les portes de leur village, sont tous immobiles. En Babylonie, ils sont associés à d’immenses ziggourats, expression de la théologie païenne du lieu; en Égypte, les imposantes pyramides et l’énigmatique Sphinx voudraient signaler leur présence. Quant aux Grecs, c’est dans leur panthéon monumental qu’ils entassent pêle-mêle leurs divinités. Ce sont des idoles inamovibles, au gabarit démesuré, bagages encombrants, ne souffrant le transport ou la mobilité. Leurs fidèles ne se lanceront jamais dans l’aventure du pèlerinage.

Or, l’Éternel est complètement déterritorialisé. Le jour, il se sert d’une colonne de nuée; le soir venu, il s’enveloppe d’une colonne de feu pour faire avancer son peuple. Le signe matériel de sa présence n’est autre qu’un léger coffre en bois d’acacia, de un mètre de long et de 70 centimètres de large, portable à l’aide de barres de bois, au milieu du campement ou accompagnant les colonnes des tribus en marche, tendues en avant. Le mobilier destiné au Seigneur dans le désert est donc cette arche minuscule, presque insignifiante, placée sous une tente que l’on dresse le soir, puis que l’on déloge le lendemain. Pur symbole, en effet, plus léger qu’une icône, mais logistique idéale de ceux qui ont accepté la marche dans le désert, à devenir ses pèlerins dans la foi.

Même sa Parole est brève, pourtant quelle densité! Elle est comme le noyau de l’atome, chargé de toutes les énergies créées. Elle se condense en dix commandements, qu’un petit enfant n’aura pas de la peine à mémoriser, et qui, pourtant, énoncent la somme totale de sa sagesse, pour régler les rapports religieux, pour fixer les clauses de conduite avec le prochain. Elle est Torah, c’est-à-dire une parole de vie et une exhortation pour la droite conduite. Simples, ces commandements ne seront jamais abolis, ils dureront jusqu’à la fin du monde; aucun point n’en sera ôté, aucun iota n’en sera retranché. Le pèlerin de la foi l’apprendra par cœur, la conservera comme son trésor inaliénable, s’en réjouira et, dans la lumière de celui-ci, il verra toute sa lumière.

Le Dieu de la Bible, du ciel et du désert, est totalement dématérialisé. Les ancêtres idolâtres d’Abraham adoraient le dieu « El », attaché à un sanctuaire palestinien, devenu le génie du lieu. Les Baals et les Astartés cananéens occupaient la montagne, supervisaient une minuscule province, passaient pour être les maîtres et les maîtresses d’un lieu donné, d’une colline, d’un arbre, d’une rivière. L’Éternel est le Tout Autre; eux sont des divinités empâtées; pourtant, ils représentent moins que le néant. Lui il est le Souffle de vie, le Fondement de l’être, qui fait des cieux et de la terre ses marchepieds, et dont la plénitude lui appartient. Même en tâtonnant, on pourrait le trouver, car, avant que les hommes ne le cherchent, il se fait trouver par eux.

C’est le peuple de ce Dieu, du Dieu du ciel et du Seigneur dans le désert, que nous appelons les pèlerins de la foi. Ils séjournent au désert et ils campent sous des tentes; à la moindre alerte, ils sont prêts à plier bagage et à repartir. Ils n’emportent avec eux que le strict nécessaire. Dans le désert, leur culture ne connaît ni architecture ni statuaire. Pourriez-vous imaginer un panthéon pliable, contenant les principales divinités olympiennes et toute la ribambelle de leurs acolytes? Ces tribus qui à présent forment les colonnes des pèlerins, pourraient-elles coltiner les dieux immobiliers du sédentaire, se charger d’impedimenta qui requièrent d’autres moyens de transport que leurs chameaux fatigués ou quelques bourriques récalcitrantes? Ils n’auraient pu alors lever le camp si aisément ni faire du hors-piste pour échapper aux poursuivants.

Iconoclaste, ce peuple n’a rien à emporter. Or, nous savons comment le plus petit des fétiches crée une dépendance, un attirail, c’est un obstacle pour avancer. Mais le pèlerin, lui, dépend d’un Dieu dont l’incommensurable immensité permet le minimum de place matérielle, et ainsi il entretient la vélocité. Ce faisant, il offre davantage d’assurance de survie et de constance que les panoplies militaires les plus sophistiquées. C’est dans le maximum de précarité que vivra le pèlerin, et que vivent les hérauts de Dieu, les prophètes et les apôtres et leurs successeurs, les croyants et les martyrs; un peuple de fugitifs devenu la sainte nation des pèlerins.

Abraham a dû rompre avec une civilisation brillante, celle d’Ur en Chaldée, pour se lancer sur les grandes routes de l’aventure de la foi, même si à chaque arrêt la terre promise lui paraît encore plus éloignée que le premier jour. Jacob fuit la colère vengeresse d’un frère bafoué; arrivé dans un lieu désert, rompu de fatigue, l’angoisse dans l’âme, sous le ciel étoilé qui lui servira de couverture, il n’a rien à placer sous sa tête qu’une dure pierre… Mais c’est là qu’il verra l’échelle de la proximité divine. Moïse, autre cheik de Bédouins, errant pendant des décennies, n’entendra la voix mystérieuse à travers le buisson ardent qu’au bout de quarante ans de vagabondages.

Deux mots caractérisent la vie du pèlerin : exode, c’est-à-dire fuite, désert, lieu d’ascèse, et puis exil, c’est-à-dire le fait d’être toujours banni de la cité terrestre, tandis que la cité d’en haut semble remettre constamment à plus tard sa descente ici-bas. Le pèlerin est donc sans feu ni lieu, apatride, et pourtant languissant et nostalgique d’une patrie qu’il attend avec impatience. Car sa vraie citoyenneté est de cette patrie-là. Dans cette attente, il emportera partout un simple appareil nominatif.

Pourvu qu’il ne se laisse pas séduire par les multiples Baalim et Astartés en faisant forfait et en reniant l’unique, le seul. Pourvu qu’il ne bâtisse pas une cité périssable, sans cesse menacée par la catastrophe; pourvu qu’il ne s’urbanise pas à la façon du Babylonien, ne se sédentarise pas tel l’Égyptien, ou que, comme les Philistins et autres peuplades cananéennes, il n’invoque pas ses idoles sur de hauts lieux, en y dressant ses autels en l’honneur d’imposteurs et d’idoles de pacotille. Ce serait sa chute. Dieu le rappellerait à l’ordre. Il serait invité à poursuive son itinéraire dans le désert. Le Seigneur le veut là-bas, c’est ici qu’il renouvellera chaque jour son engagement de fidélité, c’est au désert qu’il peut, comme le premier jour, vivre un amour sans partage, pour repartir aussi d’un élan nouveau. Telle est la vocation du pèlerin de la foi. Dieu le conduit au désert, il y ramène les alourdis et, dans son dessein bienveillant, l’exode lui permet de se défaire des dieux de pierre et de bois, afin que « le Seigneur notre Dieu, l’unique Seigneur » puisse être reconnu et confessé, adoré et servi, de tout son cœur et de toute sa pensée, avec tout son esprit et de toute sa force.

Pour l’heure, le désert ne fleurit pas; il y pousse des ronces, et des pierres y roulent sans y amasser de mousse; on y entend le fauve hurler, l’on y voit ramper les serpents rusés; les légions de démons hantent jour et nuit le désert; ce désert qui est le lieu de choix du grand séducteur qui fait miroiter le mirage des royaumes terrestres, le charlatan qui offre du pain en abondance, le père du mensonge qui promet l’assurance tout risque contre l’accident… Mais c’est également ici, dans le désert, que chaque matin on cueille la manne; avant le lever du soleil, l’on en fait une provision renouvelée, suffisante pour la journée; dans l’attente de la Terre promise, la cité véritable, dont les fondements ont été posés par l’Architecte divin, la Jérusalem nouvelle qui descend d’en haut. Pour l’heure, il est accordé au pèlerin l’insigne privilège d’avoir la certitude de sa réalité, comme Moïse qui, monté sur le sommet de la montagne, put de loin contempler le pays « où coulaient le lait et le miel ».

Nous avons l’impression qu’actuellement le peuple des pèlerins, l’Église, s’est sédentarisé, s’est urbanisé… Il s’est sécularisé, dit-on, en employant un terme savant. Ce qui, en clair, veut dire qu’il est devenu mondain, qu’il se conforme aux standards et aux valeurs ayant cours dans le monde. Il s’accroche à ce monde dont la figure passe et dont la gloire se fane à vue d’œil. Sans doute conserve-t-il quelques vagues croyances; peut-être un brin d’espoir en un hypothétique avenir; parfois, il jette par-ci par-là, sans y mettre son cœur, quelques miettes d’une charité anémique, sans élan ni enthousiasme… La convoitise des yeux l’a emporté sur l’espérance, et l’orgueil de la vie a balayé avec dédain la vieille confiance de la foi.

Pourtant, que gagnerait l’homme, tout homme, s’il avançait ses bornes toujours plus loin sur la planète terre et même au-delà, si, en définitive, il devait manquer la Jérusalem qui descend d’en haut? S’il cassait son espérance en la Terre promise comme un accessoire inutile, ou qu’il la renvoyait dans le musée des souvenirs de son enfance? À quoi servirait à l’homme et à l’Église de se faire une résidence permanente ici-bas, avec sa science et son économie, ses institutions ambitieuses et son obsession d’exercer le pouvoir, s’ils ne tendent pas l’oreille à l’appel du Maître de l’univers, dont la voix se fait entendre, clairement, distinctement, même dans le désert le plus aride?

Comment est-ce possible de parler encore le langage du pèlerinage? me demanderez-vous. N’est-ce pas énoncer encore et toujours de vieilles rengaines, des utopies usées, quand nous avons tant à faire dans la cité terrestre afin de la transformer et de la rendre habitable? Pour avoir moi-même si souvent souligné nos obligations pour le monde présent, je ne voudrais surtout pas contredire cet aspect de la vie du pèlerin.

Mais nous engager dans le siècle présent ne nous oblige nullement à abandonner l’espérance, à renoncer à cette tension salutaire qui, tout en s’occupant de la terre, maintient le regard de la foi fixé sur l’autre rive, d’où nous attendons les nouveaux cieux et la nouvelle terre, la cité de Dieu. Sachons en tout cas, contrairement à notre idée, que ce n’est pas nous qui avançons vers elle; c’est elle qui, telle une nouvelle grâce mystérieuse et inattendue, s’avance vers nous, et je dirai même à pas précipités! Elle ne tardera pas à nous accueillir, et aucune épreuve, ni aucune oppression, ni même la risée de ses détracteurs ne nous empêcheront de l’attendre et de prier : Que vienne la cité d’en haut, sur la terre comme au ciel.

Ah, si l’Église de Jésus-Christ, renonçant à tout autre nom, pouvait seulement s’intituler paroisse au sens originel grec du terme, « paroikia », ce qui veut dire lieu de séjour passager; là où pendant un temps le peuple de pèlerins, la nation élue, la race royale, la communauté des orants et les disciples actifs attendent ce qui demeure et qui est permanent; alors que les édifices les plus solides menacent ruine. Si l’Église n’est pas paroisse en ce sens-là, alors elle ne sera plus l’Église des pèlerins.

Il m’a été donné le privilège de voir de ces Églises-paroisses. Loin, au fond de la brousse africaine; dans des chapelles en forme de hutte, au toit de chaume, où l’eau de la pluie vient se mêler à l’eau du baptême dans un baquet servant de baptistère, là j’ai vu l’Église-paroisse… Et j’en reste profondément ému. L’image de ces jeunes mamans, un enfant dans un bras, une Bible ouverte dans l’autre, dont les yeux brillent de l’étincelle d’une espérance contre toute espérance, ne me quitte pas. Elles, leurs époux, des jeunes et des adolescents, quelques vieillards, peu car on ne vit pas vieux dans ces pays-là, beaucoup d’enfants, parfois au ventre ballonné, mais au visage curieux et rieur, écoutent parler du Royaume de Dieu et d’un salut qui n’est pas un sauvetage…

Cette brousse de misère, cette sorte de désert ruisselant est le lieu où ce peuple de pèlerins entend à son tour l’appel de Dieu et où il écoute la voix du bon Berger.

Ce peuple-là, voyez-vous, n’a d’autre bagage qu’une vieille Bible usée, d’autres eaux pour se laver que celle du baptême de la purification, de nourriture que le pain et le vin du sacrement. Il continue à avancer, même si la marche est lourde et l’épreuve pesante. Sa liturgie est dominée par la prière et par les chants de louange, des Alléluias comme seul le peuple africain sait en entonner… C’est la « pauvrette Église », ainsi que le dirait Jean Calvin, s’il venait aujourd’hui visiter Bangui ou Lubumbashi, Lomé ou les environs d’Abidjan… Elle est l’Église de la croix, non du triomphe; militante, mais pas arrogante. Elle a accueilli la promesse de notre Seigneur : « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28.20); lui qui fut le Pèlerin de la foi par excellence, qui n’eut point de lieu où reposer sa tête et dont même le tombeau fut emprunté.

Frères et sœurs chrétiens :

« Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement, et courons avec persévérance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est l’auteur de la foi et qui la mène à la perfection. Au lieu de la joie qui lui était proposée, il a supporté la croix, méprisé la honte, et s’est assis à la droite du trône de Dieu » (Hé 12.1-2).