Cet article a pour sujet l'essor de l'eschatologie par l'usage des notions problématiques d'optimisme et de pessimisme promues par les tenants du postmillénarisme et inadéquates pour comprendre la mission de l'Église.

10 pages. Traduit par Paulin Bédard

L’eschatologie par l’éthos Pourquoi le paradigme "optimisme" contre "pessimisme" ne convient pas

1. Est-il bon de coller les étiquettes « optimiste » et « pessimiste »?🔗

Quiconque connaît la querelle interne entre les postmillénaristes réformés et les amillénaristes réformés sait que le débat entre ces deux positions est souvent formulé en termes de postmillénaristes « optimistes » contre amillénaristes « pessimistes ». Malgré l’usage répandu et l’utilité apparente de ces étiquettes, je ne suis pas convaincu que l’on puisse formuler une eschatologie correcte et biblique simplement en identifiant l’éthos1 distinctif d’une position et en choisissant ensuite la plus « optimiste » des diverses options. Pour éviter d’être qualifiés de « pessimistes eschatologiques » — une étiquette négative que les postmillénaristes ont réussi à coller aux dispensationalistes — un certain nombre d’amillénaristes réformés s’identifient consciemment comme des amillénaristes « optimistes ». En s’identifiant de cette manière, les amillénaristes optimistes tentent de coopter la rhétorique attrayante du progrès et de la transformation culturelle utilisée par les postmillénaristes, tout en évitant le sérieux problème exégétique associé au postmillénarisme, c’est-à-dire une absence plutôt embarrassante de passages bibliques dans le Nouveau Testament qui enseignent une telle vision.

Bien que je sois « optimiste » au sujet du royaume de Dieu et des progrès qu’il fera au cours de l’ère entre les deux venues du Christ (et je pourrais probablement être qualifié d’amillénariste « optimiste »), je ne suis pas sûr qu’une affirmation sans réserve « d’optimisme » soit la meilleure façon pour les amillénaristes réformés de répondre à ceux qui déterminent la solidité de leur position eschatologique en utilisant le paradigme optimisme/pessimisme. Voici pourquoi.

Aucun chrétien qui croit vraiment que la résurrection de Jésus-Christ inaugure la nouvelle création et garantit la victoire finale sur Satan et son royaume à la fin du siècle présent ne veut être identifié de « pessimiste ». Il ne fait aucun doute que le Nouveau Testament est clair comme de l’eau de roche quant au vainqueur final. Dieu sauvera ses élus, inaugurera l’ère à venir, amènera son royaume à la consommation, ressuscitera les morts, jugera le monde et fera toutes choses nouvelles. Ces vérités sont certainement une raison suffisante pour être optimiste quant à l’issue du cours actuel de l’histoire du monde, surtout si l’on considère ce que Jésus-Christ a fait pour assurer notre rédemption du pouvoir et des conséquences du péché. Par sa mort et sa résurrection, Jésus-Christ a levé la malédiction et a vaincu notre plus grand ennemi, la mort. Ce n’est pas rien et c’est une très bonne raison d’être optimiste.

Toutefois, le Nouveau Testament a aussi beaucoup à dire sur la nature et le cours de ce « présent siècle mauvais » (comme Paul l’appelle en Galates 1.4), et cet élément important de l’enseignement biblique devrait nous amener à nous demander si « l’optimisme » est la meilleure catégorie à utiliser pour identifier l’essence de l’eschatologie de chacun. Après tout, Paul avertit les chrétiens des temps périlleux qui les attendent jusqu’au retour du Christ (2 Tm 3.1-9). De même, Pierre met en garde l’Église contre les mécréants qui se moquent des prétentions du Christ parce qu’ils sont esclaves de leurs désirs iniques (2 Pi 3.1-7). Cet avertissement s’étend jusqu’au moment où Jésus reviendra et mettra tous ses ennemis sous ses pieds (1 Co 15.25-28). Jésus lui-même parle des conditions du monde au moment de son retour comme étant semblables à celles du temps de Noé (Mt 24.37-38) — une période de l’histoire du monde qui n’est guère caractérisée par la christianisation des nations et l’acceptation quasi universelle de l’Évangile associée aux formes dites optimistes de l’eschatologie.

Outre le fait que de nombreuses notions contemporaines d’optimismes sont davantage liées au siècle des Lumières qu’au Nouveau Testament — je laisse ce débat aux historiens du social —, l’enseignement du Nouveau Testament concernant la dépravation humaine (c’est-à-dire Ép 4.17-19) devrait nous inciter à ne pas être trop optimistes quant à ce que les hommes et les femmes pécheurs peuvent accomplir pour transformer la cité des hommes en un temple de Dieu.

L’image symbolique de Babylone la Grande dans Apocalypse 17 et 18 est présentée comme l’incarnation de la cité de l’homme régnant sur la terre depuis l’époque des Césars (lorsque Jean a mis par écrit cette vision dans l’Apocalypse, avant la fin du premier siècle), jusqu’au moment où cette cité sera remplacée à la fin des siècles par la cité céleste descendant du ciel (Ap 21 et 22). Il n’y a pas la moindre allusion dans cette imagerie que Babylone soit remodelée au fil du temps, purgée de son mal et nettoyée par les efforts de l’Église pour la transformer. Au contraire, après une longue et tragique histoire de fornication avec les rois de la terre et de persécution des saints, la ville finit par tomber sous le jugement divin, alors même que le peuple de Dieu est appelé à sortir du milieu d’elle (Ap 18.4). Babylone n’est pas transformée. Elle est détruite par le jugement et remplacée sommairement par la cité céleste.

« L’optimisme », lorsqu’il est défini comme une sorte de progrès moral et culturel tout au long de la période entre les deux venues du Christ, ne correspond tout simplement pas aux données bibliques. Au contraire, le tableau que nous dépeint la Bible est d’un réalisme frappant en ce qui concerne la situation critique de l’homme. Grâce à l’œuvre salvatrice de Jésus-Christ, nous bénéficions simultanément d’une espérance sûre et certaine, fondée sur l’attente eschatologique de la suppression glorieuse et définitive de la malédiction résultant du péché humain. Cela se produira au retour du Christ, et pas avant. Cela signifie que tout optimisme concernant l’issue éventuelle de l’histoire de la rédemption doit être tempéré par la réalité biblique du péché humain comme force toujours présente dans le monde jusqu’au retour de Jésus. Cependant, ce pessimisme sombre et morose, souvent associé à l’attention portée sur la condition humaine déchue que nous venons de décrire, doit être constamment évalué à la lumière de l’espérance bienheureuse. La gloire de la consommation finale n’est pas une chose insignifiante. Elle est la base de toute espérance humaine dans le présent siècle mauvais (Rm 8.18-25).

À la lumière de l’enseignement du Nouveau Testament concernant le cours futur de l’histoire et les effets du péché sur notre race déchue, je suggérerais que nous trouvions une meilleure catégorie que « l’optimisme » pour décrire l’essence de notre eschatologie en tant qu’amillénaristes réformés2. Il est tout à fait possible d’être optimiste quant à ce que Dieu accomplit pour faire avancer son royaume, tout en conservant un scepticisme sain et biblique à propos de la cité de l’homme, de même que de l’efficacité et de la profondeur avec lesquelles elle peut être christianisée avant la fin du présent siècle.

Comment l’utilisation des étiquettes « optimisme » et « pessimisme » est-elle devenue non seulement une norme d’évaluation des positions eschatologiques concurrentes dans le monde réformé et presbytérien, mais aussi une catégorie utilisée pour déterminer le rapport entre l’Église et la culture? Comment l’accent mis sur le peuple de Dieu vivant cette vie actuelle à la lumière de la vie prochaine a-t-il cédé la place à une préoccupation pour la transformation de la culture dans le temps présent? Pourquoi les premiers sont-ils devenus « pessimistes » et pourquoi les seconds ont-ils revendiqué l’étiquette « optimiste »? Dans le reste de cet essai, j’aborderai brièvement ces questions.

2. L’essor de l’eschatologie par l’optimisme et le pessimisme🔗

Il est indispensable de faire un peu d’histoire pour comprendre comment l’utilisation de ces catégories est devenue si importante dans le camp réformé. Même si l’ouvrage postmillénariste de Loraine Boettner, The Millennium, a été publié en 1957, l’eschatologie par l’éthos a gagné en importance dans les cercles réformés avec la publication en 1971 de An Eschatology of Victory [Une eschatologie victorieuse] de J. Marcellus Kik. Le titre rend bien l’essence du livre. Si les postmillénaristes adhèrent à une eschatologie victorieuse, alors toutes les autres positions sont nécessairement liées à une sorte de pessimisme eschatologique (c’est-à-dire à la « défaite »).

Il est parfaitement logique de dire que ceux qui n’embrassent pas l’eschatologie victorieuse de Kik sont, par implication, « défaitistes » ou pessimistes, étant donné que Kik a travaillé dans le contexte de la montée constante de la popularité du dispensationalisme parmi les Églises réformées et évangéliques culturellement et théologiquement conservatrices. Si, comme le soutenaient les dispensationalistes, les chrétiens devaient être enlevés de la terre avant que les choses n’empirent vraiment, pourquoi s’inquiéter de la politique et de la culture, de l’éducation et d’autres activités « mondaines »? Au lieu de cela, les dispensationalistes insistaient sur le fait que les chrétiens devaient se concentrer sur l’évangélisation. Pourtant, cette idée a été jugée essentiellement pessimiste et digne d’être rejetée à la lumière des attentes postmillénaristes, à savoir que Jésus régnera sur la terre par son Église pendant mille ans, avant son retour.

Peu de temps après la publication du livre de Kik, les ouvrages Institutes of Biblical Law [L’Institution de la loi biblique] (1973) de R. J. Rushdoony et Theonomy in Christian Ethics [La théonomie dans l’éthique chrétienne] (1977) de Greg Bahnsen ont également été distribués par Presbyterian & Reformed Publications (connu pour publier des livres et de la documentation typiquement réformés), rendant ces volumes facilement accessibles à une nouvelle génération de chrétiens réformés. Ceux-ci débattaient alors de questions importantes sur le déclin apparent de l’influence chrétienne sur la culture américaine, et la montée du sentiment eschatologique qui disait aux gens de ne pas s’engager dans la culture et de se concentrer plutôt presque exclusivement sur les missions et l’évangélisation. Après tout, ce sont les pessimistes eschatologiques qui ont fait valoir que, puisque le Christ revient bientôt, nous ne devrions pas polir le cuivre d’un navire en perdition. Avec la publication de ces volumes, une nouvelle forme d’optimisme eschatologique a fait son chemin dans les rangs réformés — une forme étroitement liée à la transformation de la culture.

Il n’a pas fallu longtemps pour que les attentes postmillénaristes de Boettner et de Kik deviennent le fondement eschatologique du mouvement connu sous le nom de théonomie (ou reconstruction chrétienne)3. Non seulement les chrétiens devaient polir le cuivre parce qu’il faudrait beaucoup de temps avant que le navire ne coule (à savoir les mille ans de l’ère millénaire), mais la croisière elle-même conduirait inévitablement vers les mers plus calmes du progrès culturel, considéré comme le fruit de nations désormais converties à la cause du Christ dans une soumission volontaire à la loi de Dieu comme norme universellement acceptée par laquelle les nations doivent se gouverner. Les théonomistes soutiennent que la loi de Dieu telle qu’elle a été révélée à Israël (même dans son contexte théocratique) est la norme adéquate de toute éthique humaine, y compris le gouvernement civil.

Il est important de noter qu’il s’agit ici d’un type très particulier d’optimisme eschatologique, un optimisme étroitement lié au progrès de l’Évangile et à la christianisation des nations dans le siècle actuel, et non lié au résultat final des desseins rédempteurs de Dieu (c’est-à-dire le retour de Jésus-Christ). Si cette distinction illustre une différence majeure entre les amillénaristes et les postmillénaristes, un changement subtil mais important s’est également produit lorsque, selon les postmillénaristes théonomistes, le progrès de l’Évangile a été compris comme étant le véhicule de la transformation culturelle universelle. Les chrétiens « optimistes » ne doivent pas seulement évangéliser le monde, mais ils doivent aussi participer à la culture environnante dans le but de la transformer. La transformation de la culture devient la mission de l’Église. La transformation de la culture n’est plus considérée comme le fruit accessoire de la diffusion de l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre.

Le glissement prononcé de la mission et de l’évangélisation vers la transformation culturelle est un phénomène que les gens ne reconnaissent pas souvent, mais qui influence considérablement la compréhension de l’optimisme eschatologique. Ceux qui considèrent la transformation culturelle comme faisant partie d’une manière ou d’une autre de la mission de l’Église sont qualifiés « d’optimistes », tandis que ceux (c’est-à-dire les dispensationalistes) qui ne considèrent pas la transformation culturelle comme étant liée à la mission de l’Église sont qualifiés de « pessimistes » eschatologiques. En d’autres termes, les non-transformationnistes (même les amillénaristes réformés) ressemblaient beaucoup trop aux dispensationalistes et à d’autres formes de prémillénaristes. Ils étaient trop pessimistes. Et il n’est pas bon d’être pessimiste.

Le lien entre la compilation des essais exégétiques de Kik sur Matthieu 24 et Apocalypse 20 et la montée de la théonomie est déterminante à cet égard. Il est important de noter que Kik se situe dans la tradition postmillénariste non-théonomiste du Séminaire Old Princeton4. Rushdoony (un des pères fondateurs de la théonomie, qui a écrit la préface du volume de Kik) voit le livre de Kik comme une réponse importante à ce qu’il considère être un manichéisme latent (dualisme entre l’esprit et la matière) dans l’Église, caractéristique du prémillénarisme de plus en plus populaire qui, selon Rushdoony, « livre le monde au diable ». Selon Rushdoony, « Tout véritable renouveau de la foi biblique sera aussi un renouveau du postmillénarisme5 ». Si l’objectif de l’Église est de transformer la culture, et non pas simplement d’abandonner la culture au diable, il doit y avoir un fondement eschatologique. Le postmillénarisme correspond à cette exigence.

Le contenu spécifique de cette nouvelle marque théonomiste d’optimisme eschatologique a été présenté dans Institutes of Biblical Law [L’Institution de la loi biblique] de Rushdoony et dans Theonomy in Christian Ethics [La théonomie dans l’éthique chrétienne] de Bahnsen. L’accusation souvent soulevée par ceux qui ont lu Rushdoony et Bahnsen était que si vous n’étiez pas intéressé par la transformation de la culture, vous n’étiez pas seulement pessimiste, vous pouviez même être manichéen. Si vous ne parvenez pas à embrasser cette eschatologie optimiste, vous avez maintenant deux prises contre vous6.

Les postmillénaristes des générations précédentes (surtout parmi les Écossais et les professeurs du Séminaire Old Princeton) définissaient l’essence du postmillénarisme en termes de christianisation des nations, qu’ils considéraient comme le fruit nécessaire de la diffusion et de l’influence mondiales de l’Évangile. Comme le souligne David B. Calhoun dans son ouvrage en deux volumes sur l’histoire du Séminaire théologique de Princeton et de ses personnages clés, un intérêt remarquable pour les missions et l’évangélisation des nations était au cœur de cette forme de postmillénarisme, du moins au Séminaire de Princeton7. Lorsque l’Évangile sera porté jusqu’aux extrémités de la terre, les nations fléchiront le genou devant la seigneurie du Christ. Dans cette forme de postmillénarisme, l’accent était mis sur les missions mondiales, reconnues comme la cause de l’accroissement de la connaissance du Christ, qui à son tour produirait la transformation profonde des nations. Les chrétiens étaient optimistes quant à l’entreprise missionnaire, mais ne voyaient la transformation de la culture que comme une conséquence de l’entreprise missionnaire, et non comme sa raison d’être.

Charles Hodge a exposé cette attente postmillénariste fondamentale dans son célèbre ouvrage Systematic Theology [Théologie systématique]. Hodge croit que la « perfection millénaire » sera atteinte avant le retour du Christ, et ce, en conjonction avec l’expansion de l’influence du christianisme, qui produit de grands progrès dans tous les domaines de la société8. Tout en croyant que la perfection millénaire sera atteinte à un moment donné dans l’avenir, Hodge rappelle également à ceux qui insistent pour dire que l’ère millénaire sera caractérisée par un progrès ininterrompu que ce ne sera peut-être pas le cas. Selon Hodge, « l’expérience s’accorde avec l’Écriture pour enseigner que le royaume du Christ passe par de nombreuses vicissitudes ». En d’autres termes, « il a ses temps de dépression et ses saisons d’exaltation et de prospérité9 ». Le royaume de Dieu, dit Hodge, connaîtra des saisons de bénédiction et des périodes d’épreuve. Néanmoins, il s’étendra jusqu’aux extrémités de la terre et apportera ce que Hodge appelle une perfection millénaire, avant une période brève mais sévère de tribulation pour le peuple de Dieu. Le péché humain subsistera, bien qu’il sera limité par la grâce commune et la progression de l’Évangile.

De tous les théologiens de Princeton, B. B. Warfield est celui qui a le plus à dire sur les attentes millénaristes10. Alors que l’exégèse de Warfield des textes millénaristes d’une importance décisive (c’est-à-dire Apocalypse 20) tendait à être amillénariste, Warfield rejetait consciemment l’amillénarisme de son ami réformé néerlandais Abraham Kuyper et de son jeune collègue à Princeton, Geerhardus Vos. Warfield était un postmillénariste avoué. La vision de Warfield pour l’avenir était également fondée sur le progrès de l’Évangile :

« Si vous souhaitez, en levant les yeux vers l’horizon lointain de l’avenir, voir se profiler à l’orée du temps la gloire d’un monde sauvé […] et qu’à son heure et à sa manière [Dieu] amènera le monde dans son intégralité aux pieds de celui qu’il n’a pas hésité à présenter à notre amour adorateur non seulement comme le Sauveur de nos propres âmes, mais comme le Sauveur du monde. […] Les Écritures prônent un universalisme eschatologique, et non un universalisme comptant chaque personne. Lorsque les Écritures disent que le Christ est venu pour sauver le monde, qu’il sauve le monde et que le monde sera sauvé par lui, […] elles signifient qu’il est venu pour sauver et qu’il sauve effectivement la race humaine; que la race humaine est conduite par Dieu vers un salut racial : que dans le développement séculaire de la race des hommes, elle atteindra finalement un salut complet, et que nos yeux seront accueillis par le spectacle glorieux d’un monde sauvé.11 »

On a dit à juste titre que la différence entre le postmillénariste Warfield et l’amillénariste Geerhardus Vos était que Warfield croyait que Jésus-Christ reviendrait dans un monde « sauvé », alors que Vos soutenait que le Christ reviendrait pour « sauver » le monde. Cette différence d’opinions entre les postmillénaristes comme Warfield et les amillénaristes comme Vos subsiste encore aujourd’hui et est considérée par beaucoup comme une indication manifeste de « l’optimisme » postmillénariste par rapport au « pessimisme » amillénariste. C’est une chose d’être optimiste quant à l’évangélisation finale du monde par la diffusion de l’Évangile. C’en est une autre de voir le but de l’évangélisation comme la montée des nations se gouvernant elles-mêmes par les éléments théocratiques de la loi de Moïse.

3. Greg Bahnsen et les arguments de « prime abord » en faveur du postmillénarisme🔗

Les théonomistes parlent souvent de l’optimisme de leur eschatologie postmillénariste et de leurs attentes de voir la loi de Dieu devenir la norme par laquelle les gouvernements rendront la justice civile. Cependant, le changement d’accent des formes plus anciennes de postmillénarisme (avec leur insistance sur la mission et l’évangélisation) pour se concentrer sur la transformation culturelle (en particulier la transformation ou même la « reprise » de la culture américaine des mains des sécularisés) était déjà en cours lorsque le travail de Kik a été publié.

L’utilisation de « l’optimisme » par opposition au « pessimisme » comme catégories pour évaluer les positions eschatologiques a atteint son apogée dans l’essai influent de Greg Bahnsen, « The Prima Facie Acceptability of Postmillennialism » [L’acceptabilité de prime abord du postmillénarisme]12. Pour autant que je sache, c’est par l’influence de cet essai particulier que le paradigme optimiste/pessimiste est devenu un point de référence populaire pour évaluer les points de vue eschatologiques sur la base de leur éthos particulier.

Dans son style unique et triomphaliste, Bahnsen considère que l’essence même du postmillénarisme (surtout par opposition au prémillénarisme et à l’amillénarisme) est « son optimisme essentiel pour le siècle présent ». Cette attitude confiante dans la puissance du royaume du Christ, dans la puissance de l’Évangile, dans la présence puissante du Saint-Esprit, dans la puissance de la prière et dans le progrès de la grande mission, place le postmillénarisme dans une catégorie à part, distincte du pessimisme essentiel de l’amillénarisme et du prémillénarisme13. Le commentaire de Bahnsen reflète les préoccupations traditionnelles du postmillénarisme, bien que Bahnsen fasse maintenant de l’éthos de son point de vue (l’optimisme) la norme fondamentale de la comparaison entre sa position et les autres.

Ce type d’argument a un fort pouvoir rhétorique et produit certainement un bel effet dans un monde qui s’imprègne déjà de la notion de progrès du siècle des Lumières. Qui veut être pessimiste? Comme le dispensationalisme était largement anathème pour les chrétiens réformés, si vous pouviez faire passer l’accusation selon laquelle les amillénaristes étaient proches des dispensationalistes d’une manière qu’ils n’avaient pas réalisée auparavant, tant mieux, du moins du point de vue de Bahnsen.

Mais alors même que Bahnsen affirme que les amillénaristes et les prémillénaristes sont essentiellement pessimistes, il tente subtilement de s’emparer du drapeau en faveur de son propre point de vue lorsqu’il en parle comme étant l’opinion majoritaire au sein de la tradition réformée. Avec une certaine audace, Bahnsen affirme que « l’espoir postmillénariste a été le point de vue persistent de la plupart des érudits réformés depuis le seizième siècle jusqu’au début du vingtième siècle14 ». Je me permets de ne pas être d’accord avec l’affirmation de Bahnsen, mais là encore, c’est un autre débat pour une autre fois. Il ne fait aucun doute qu’il y a eu de nombreux postmillénaristes dans le monde réformé et presbytérien, mais Bahnsen exagère audacieusement. Peut-être est-il un peu trop optimiste dans son évaluation de l’acceptation du postmillénarisme par la tradition réformée.

Cela dit, la question examinée dans cet essai est que, si les postmillénaristes ont soutenu qu’une période de progrès évangélique précédera la seconde venue du Christ, jusqu’à la montée de la théonomie, les postmillénaristes ont généralement reconnu manifestement que le progrès eschatologique doit être tempéré par la réalité biblique selon laquelle il y aura des périodes d’incrédulité et de persécution du peuple de Dieu, ainsi qu’une période de grande apostasie tout au long de l’ère millénaire avant le retour du Christ. Toutefois, ce réalisme biblique semble disparaître lorsque l’optimisme eschatologique est transféré du succès de l’entreprise missionnaire à la transformation de la culture.

4. « L’optimisme » et le « pessimisme » comme catégories pour comprendre la mission de l’Église🔗

Après le remaniement significatif par Bahnsen de l’eschatologie postmillénariste traditionnelle en un cadre théonomiste désormais axé sur l’éthique sociale plutôt que sur l’évangélisation du monde, il reste peu de place pour le réalisme biblique des formes antérieures du postmillénarisme, et encore moins pour le supposé pessimisme de l’amillénarisme. Puisque le système de Bahnsen met carrément l’accent sur la transformation de la culture par une adhésion quasi universelle à la loi de Dieu parmi les nations, en utilisant le critère d’évaluation de Bahnsen, ce serait faire preuve d’incrédulité (et encore plus de pessimisme) que d’admettre que, pendant la période entre les deux venues du Christ, les nations devraient, ou même pourraient, se gouverner elles-mêmes par la loi naturelle (considérée comme un aspect de la grâce commune par de nombreux penseurs réformés), et non par le même système théocratique de gouvernement que celui donné par Dieu à l’ancien Israël.

Certes, tous ceux qui souhaitent participer à la culture et la transformer ne sont pas des postmillénaristes ou des théonomistes. Cependant, chaque fois que quelqu’un s’approprie l’étiquette « amillénariste optimiste » ou « optimiste quoi qu’il en soit », il utilise une étiquette développée dans le contexte d’un débat interne sur la nature et le caractère de l’ère millénaire, et n’accorde pas une considération suffisante aux données bibliques concernant le caractère permanent du péché humain qui a longtemps caractérisé l’amillénarisme et aussi la plupart des formes de postmillénarisme.

Les optimistes autoproclamés accusent souvent les dispensationalistes — et non ceux qui se réclament du nom de « réformé » — de se concentrer sur l’évangélisation à l’exclusion de la transformation. Pourquoi un chrétien réformé qui se respecte voudrait-il être pessimiste? Les pessimistes, ce sont les dispensationalistes! Ceux qui considèrent que le monde a besoin de l’intervention finale de Jésus-Christ pour que le salut final se produise — les amillénaristes comme les dispensationalistes — sont accusés d’avoir une pensée manichéenne (même si c’est involontairement qu’ils ont pu adopter cette erreur). Et l’on prétend que ces pessimistes nient la seigneurie du Christ en abandonnant supposément le monde au diable.

Compris dans le contexte de la question de savoir si on laisse ou non les nations au diable (ce qui est considéré comme la forme suprême de pessimisme eschatologique), ou si l’on cherche à revendiquer les nations pour Jésus-Christ (comme les optimistes devraient le faire), le paradigme optimiste/pessimiste reprend certainement de la vigueur, en raison de la prévalence de la discussion sur la façon dont nous, chrétiens, vivons en relation avec la culture contemporaine. Ceux qui souhaitent transformer la culture — ou qui souhaitent revendiquer les arts, les sciences et les villes pour le Christ — s’autoproclament optimistes, tandis que ceux qui ont tendance à définir le royaume de Dieu en relation avec le ministère de la Parole et des sacrements de l’Église sont qualifiés de pessimistes parce qu’ils se concentrent sur un royaume de l’au-delà.

En passant, ironie intéressante dans tout cela, alors que la plupart des réformés et des presbytériens identifiaient autrefois la papauté comme le siège de l’Antichrist, beaucoup, ayant maintenant adopté une éthique théonomiste, regardent avec une certaine nostalgie la chrétienté comme une période glorieuse où l’Église (sous l’autorité de la papauté) dirigeait les nations. Pour ma part, je ne me réjouis pas de cette pensée, mais je suis amusé par l’ironie.

C’est à ce stade que le paradigme optimiste/pessimiste s’effondre complètement. Non seulement le paradigme ne parvient-il pas à rendre compte de l’enseignement biblique concernant le succès de la propagation du royaume du Christ et la simultanéité de la tribulation et de la persécution auxquelles l’Église militante est confrontée tout au long de l’ère actuelle (ce que j’appelle le « réalisme » biblique), mais il échoue aussi lamentablement à expliquer la relation de l’Église à la culture. Si je ne vois guère de preuves dans le Nouveau Testament voulant que l’Église doive se concentrer sur la transformation de la culture dans le cadre de sa mission (la culture sera toutefois transformée incidemment, lorsque l’Église sera fidèle à sa mission), je vois en revanche de nombreuses preuves attestant que la mission de l’Église à notre époque consiste à prêcher la Parole, administrer les sacrements, discipliner ses membres errants et faire preuve de la compassion du Christ envers les pauvres et les nécessiteux en son sein.

Puisque ces choses constituent la mission de l’Église qui lui est prescrite, chaque fois que les chrétiens s’efforcent fidèlement de l’accomplir, nous devons nous attendre à ce que des gens viennent à la foi en Jésus-Christ et que ces nouveaux chrétiens servent de sel et de lumière à la culture environnante. C’est une raison d’être optimiste. Mais comme Babylone la Grande n’est pas destinée à être remodelée avant sa démolition finale, je ne vois pas l’intérêt de me considérer comme un optimiste ou un pessimiste. En revanche, je suis parfaitement satisfait de demeurer un réaliste biblique.

Notes

1. NDT : D’après Wikipédia, l’éthos est le caractère habituel, la manière d’être, l’ensemble des habitudes d’une personne. Il se rapproche du comportement. Pour l’art rhétorique, l’éthos est l’image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours. Il s’agit essentiellement pour lui d’établir sa crédibilité par la mise en scène explicite ou implicite (au moyen de marqueurs discursifs et de métaphores) de qualités morales comme la vertu, la bienveillance ou la magnanimité. Tout acte (discursif ou non) qui contribue à rendre manifestes un tempérament ou des traits de caractère participe de l’éthos.

2. NDT : Pour approfondir le sujet de l’amillénarisme, voir:

4. Marcellus Kik, An Eschatology of Victory [Une eschatologie victorieuse] (Phillipsburg, NJ: P&R, 1971), p. 4.

5. Kik, ix.

6. Expression qui vient du baseball où il faut trois prises pour qu’un frappeur soit retiré, et qui signifie qu’il ne reste qu’une chance à la personne.

7. David B. Calhoun, Princeton Seminary [Le Séminaire de Princeton] (Carlisle, PA : Banner of Truth, 1996).

8. Voir Charles Hodge, Systematic Theology [Théologie systématique] (Grand Rapids: Eerdmans, 1982), III:792.

9. Hodge, III:858.

10. Voir mon essai Princeton and the Millennium [Princeton et le millénium].

11. B. B. Warfield, The Plan of Salvation [Le plan du salut] (Grand Rapids: Eerdmans, 1980), p. 99-103.

12. Greg Bahnsen, “The Prima Facie Acceptability of Postmillennialism” [L’acceptabilité de prime abord du postmillénarisme], Journal of Christian Reconstruction III, n2 (Winter 1976/77), p. 48-105.

13. Bahnsen, p. 66-67.

14. Bahnsen, p. 68.