Attendre le Royaume
Attendre le Royaume
Toute idée et tout mouvement historique, de quelque envergure qu’ils soient, choisissent un mot d’ordre. Un seul mot ou une courte phrase peuvent en résumer l’idée centrale, tels une bannière ou un blason. Ainsi, la Révolution française opta pour « liberté, égalité, fraternité » et pour l’idée démocratique : « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Pour le philosophe antique Socrate, ce fut l’idée de l’immortalité de l’âme. Pour tel ou tel fondateur de religion, c’est : « le renoncement à la vie »; pour le conquérant : « La conquête des continents », et, plus récemment, celle de l’espace!
Mais quel est le mot le plus adéquat pour la foi chrétienne? Est-ce la foi ou la prière? La morale ou bien la conversion, la fin des temps ou encore l’Église? Ces mots, qui renferment des idées fortes, sont-ils au centre de la foi biblique? Je vous propose d’écouter l’Écriture. Nous verrons que le mot d’ordre qui la traverse d’un bout à l’autre est : « le Royaume de Dieu ».
C’est la raison pour laquelle il nous semble que la doxologie finale du Notre Père nous plonge et nous jette en pleine actualité de la foi. Elle trace la ligne de démarcation entre les hommes et Dieu. « Car c’est à toi qu’appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen! » (Mt 6.13). Plus que jamais, les hommes sont en train d’élever des autels et des statues à l’homme, qui est devenu la divinité par excellence des temps modernes. Ils se fient à leur pouvoir. Ils estiment que bientôt rien ne leur échappera et qu’ils ont presque tout dompté : leur gouvernement, leur science, leur technique, leur culture, leur psychologie, leurs idées politiques ou sociales, leur université, leur force militaire, leurs institutions, et que sais-je encore? Ils prétendent avoir diminué le rôle de Dieu et même s’en être débarrassés.
Ceci n’est pas simplement le fait des pays ouvertement hostiles à la foi chrétienne et au Dieu de la révélation. Dans les pays occidentaux, qui ont gardé un semblant de croyance et qui fêtent encore les grandes dates chrétiennes, Dieu est le grand absent de la vie des hommes, même si on y fait de discrètes allusions ainsi qu’à la civilisation dite chrétienne… Certaines enquêtes journalistiques révèlent qu’un grand nombre de nos contemporains croient encore en Dieu, mais ne « pratiquent pas », comme on dit couramment.
« Dieu revient », « Dieu existe », titrent parfois des journaux réputés sérieux. Peut-être les auteurs de tels articles pensent qu’ils contribuent à redécouvrir la foi. Mais, si Dieu existe et n’est pas le Seigneur, celui à qui reviennent le règne, la puissance et la gloire est-il encore le Dieu que nous devons connaître et servir? Dieu peut occuper une petite rubrique dans les journaux, mais sera-t-il adoré, ainsi que nous invite à le faire Jésus-Christ? Or, le Dieu de l’oraison dominicale, le Dieu de l’Écriture, est le Maître qui nous veut totalement à lui. Ce Dieu honoraire dont il est question plus haut peut, à la rigueur, fonctionner à quelques rares occasions de la vie, mais il n’est pas question de s’engager un seul instant à son service!
Il est plus urgent de lire ou de relire l’Évangile selon Matthieu, au chapitre 6, que d’apprendre des « nouvelles » journalistiques sur Dieu. Toute notre culture occidentale est fondée sur l’homme. Elle proclame : « Gloire à l’homme au plus haut des cieux. » À lui le pouvoir, le progrès et la domination. En face de cette culture, fruit d’un paganisme renaissant, nous autres chrétiens commencerons par affirmer notre foi absolue et exclusive en lui en récitant cette prière, humblement et discrètement. Il nous faut en effet une très grande humilité pour oser confesser notre foi de la même manière que les croyants d’il y a deux mille ans. Puissions-nous la confesser d’une manière aussi déterminée et courageuse que ces chrétiens qui ont su affronter et braver les pires obstacles et subir les pires persécutions de la part des hommes qui agissaient pour leur propre compte.
Car il faut proclamer qu’une telle reconnaissance de Dieu est le besoin le plus urgent de notre époque. Ce monde agité et turbulent qui connaît les douleurs de l’enfantement ne donnera pas, sans l’aide de Dieu, naissance au monde nouveau tant souhaité, mais connaîtra un avortement suivi du plus noir désespoir.
Ceci est vrai pour l’Église chrétienne autant que pour le monde. Car elle aussi traverse une période de grave crise, qu’on appelle crise d’identité. Quelle erreur! Cette crise ne serait-elle pas, plus que l’oubli de son identité, l’absence de la puissance de Dieu, dont elle doit rester la seule servante? Tout semble devenu horizontal dans l’Église. Les relations n’ont plus que des dimensions sociales. L’humanisme non chrétien et une sécularisation à outrance l’ont envahie. Elle a oublié de donner la gloire au Dieu de son salut. Parfois, il est même à craindre que ce ne soit plus la passion de notre Seigneur Jésus-Christ qui y soit annoncée, mais celle des deux brigands attachés à la croix, sans que figure dans sa proclamation le Sauveur des hommes!
Jésus commença son ministère public en prêchant le Royaume, et lorsqu’il fut sur le point de quitter les siens, il leur confia encore ses dernières instructions concernant le Royaume de Dieu. On se rappelle que la plupart de ses paraboles commençaient par l’expression : « Le Royaume de Dieu est semblable à… » En fait, ce thème traduit parfaitement le message de toute la Bible. Il y revient comme un leitmotiv.
Mais que signifie-t-il au juste? Prenons garde de ne pas y ajouter des idées personnelles, et examinons attentivement, selon notre habitude, l’idée originale qui s’y trouve enfermée. Le lecteur de la Bible se souviendra que les récits bibliques baignent dans l’ambiance israélite, et c’est à la lumière du contexte historique que nous devrions comprendre l’idée du Royaume de Dieu. Si les juifs contemporains de Jésus attendaient l’instauration du Royaume, une tradition surchargée d’éléments parasitaires ainsi que des ambitions nationalistes excessives en avaient obscurci le sens au temps de Jésus. Le Royaume se confondait généralement avec une hégémonie terrestre de nature toute politique.
Jésus, à la suite des témoins fidèles de l’alliance de Dieu, parlera du Royaume en termes de réalité morale et non nationale, comme d’un règne spirituel et non matérialiste au sens qu’on lui attribuait généralement. En outre, le Royaume est déjà présent et agissant et non pas relégué dans un futur idéalisé, plus ou moins hypothétique. Dieu est le Maître de la révélation, de sa personne et de ses desseins. Il est le Maître aussi bien dans la création du monde que dans sa rédemption. Aussi, toute l’histoire humaine porte témoignage à sa personne bien que son règne ne soit pas encore instauré entièrement.
Jésus actualise le Royaume dans sa personne et par sa mission. Sa présence parmi les hommes en est le signe et la preuve. Le Roi tant attendu par son peuple a été investi du mandat et des titres royaux. La grande majorité de ses compatriotes n’a pas voulu reconnaître en lui le Roi promis parce qu’elle se faisait une idée tout autre du personnage royal : le Roi rêvé aurait dû se présenter sous les traits d’un réformateur social, d’un chef militaire, sorte de dictateur libérateur écrasant l’envahisseur étranger et établissant une hégémonie nationale incontestée. Les juifs du temps de Jésus avaient oublié les prophéties de l’Ancien Testament selon lesquelles le Roi promis viendrait sous la forme d’un serviteur, humble, sans apparat, sans force de frappe, sans armes et sans armée. Au lieu de l’accepter, ils s’adonnèrent à une désastreuse utopie nationaliste. C’est ainsi qu’ils rejetèrent l’avant-coureur du Roi, Jean le Baptiste, et lorsque Jésus apparut à son tour, il fut refusé et finalement mis à mort.
Dans une de ses paraboles les plus saisissantes, celle des méchants vignerons, racontée dans la dernière semaine de sa carrière terrestre, à l’approche de son arrestation à Jérusalem, Jésus avait retracé le comportement des siens à son égard. « Quand les vignerons virent le fils, ils se dirent entre eux : C’est lui l’héritier, venez, tuons-le, et nous aurons son héritage » (Mt 21.38). Un peu plus tard, toujours à Jérusalem, alors qu’on pensait que le Royaume de Dieu apparaîtrait à l’instant, Jésus raconta une autre parabole, celle des mines, faisant dire aux serviteurs de celui qui allait recevoir la royauté : « Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous » (Lc 19.14). Et lorsque le vendredi matin il fut traduit devant le gouverneur romain et que ce dernier dit aux juifs : « Voici votre Roi! », la foule, dont la déception haineuse était attisée par les chefs religieux, cria dans un délire violent : « À mort! à mort! Crucifie-le! […] Nous n’avons de roi que César » (Jn 19.14-15).
C’est l’histoire du Royaume de Dieu, créé, interrompu et repris. « Elle [la Parole faite chair] est venue chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçue » (Jn 1.11). Le Roi semblait dépossédé de son autorité dans ce monde rebelle. « Crucifie-le! crucifie-le! » Oui, il a fallu une croix, le plus ignominieux des supplices, en guise de trône au cœur de ce royaume. Le Roi n’était plus qu’un serviteur humilié; et la pierre d’angle de l’Empire des cieux était devenue pierre d’achoppement et de scandale. Même les disciples, Pierre en premier, ne comprenaient pas la nature du Royaume de Dieu. Mais la croix et la mort du Christ furent le terrain de la grande bataille et, finalement, le champ de la victoire. Ainsi sont liées la croix et la couronne. Il n’y aurait pas eu de triomphe sans cette souffrance, et la défaite a été aussitôt suivie de la victoire.
C’est un aperçu bien bref que celui que nous venons d’esquisser. Un simple rappel des données bibliques. Mais il faut savoir pourquoi le Royaume, dont le début remonte en réalité au jardin d’Eden et qui s’achèvera dans la cité céleste, la nouvelle Jérusalem, nous concerne. Aucune rébellion humaine passée, présente ou à venir ne saurait arrêter sa marche en avant. On peut crier à l’instar des israélites d’autrefois : « Nous ne voulons pas que celui-ci soit notre roi. Plutôt César, ou bien l’argent, ou la violence, ou le sexe, ou la politique, ou même la religion. » Mais celui qui est au ciel rit de nos mini-complots; il prend en dérision nos révoltes vouées à l’échec. Le jour vient où la victime du Calvaire apparaîtra revêtue de toute son autorité et de toute sa splendeur de Vainqueur définitif.
Mais le Royaume de Dieu n’est ni une réalité réservée uniquement à un lointain futur, ni même un état d’âme purement intérieur. De très nombreux chrétiens relèguent l’avènement du Royaume à la fin des temps. Pour le moment, il suffit, d’après eux, de cultiver uniquement la piété personnelle. Il y a aussi ceux qui ont cessé d’attendre quoi que ce soit du Royaume. Ils estiment sans doute que le Roi est mort dans son effort de retourner la roue de l’histoire et qu’il s’est fait misérablement écraser par elle. Seul un résidu de son enseignement mériterait d’être retenu : une certaine morale par exemple celle du sermon sur la montagne.
Quant à nous, nous estimons que le trait essentiel de la foi c’est de regarder d’abord en arrière pour se nourrir des événements décisifs du passé, mais aussi en avant, dans une espérance la prolongeant vers l’avenir, lorsque toutes les promesses dont elle est le réceptacle seront devenues une réalité concrète. Nous vivons entre deux temps et nous connaissons à cause de cela une certaine tension. De toute manière, le conflit entre le Royaume de Dieu et le pouvoir du mensonge et du mal est aigu, mais nous en connaissons l’issue. Le prince de ce monde et les principautés et dominations qui régissent la vie par leur pouvoir maléfique sont détrônées. Lorsque nous prions jour après jour : « Que ton règne vienne », nous recevons l’exaucement de notre requête : le règne de Dieu est déjà avec nous, parmi nous, et si l’autorité appartient au Christ Sauveur, le meilleur se fait encore attendre.
Nous ne pouvons pas nous dispenser de parler ici de l’Église; car le Royaume de Dieu et l’Église du Christ sont liés (je ne veux pas dire, pour autant, qu’ils soient interchangeables). Mais l’autorité du Christ s’exerce visiblement, en tout cas devrait s’exercer, dans l’Église. Celle-ci est le cercle intérieur qui constitue le Royaume de Dieu, bien qu’elle ne soit pas l’unique cercle. Le Christ domine aussi sur des cercles que j’appellerai extensifs et qui dépassent le cadre de l’Église. Ceci fait que jamais l’Église chrétienne ne devrait se conformer ni s’identifier au monde. Au contraire, elle doit amener toute pensée captive à Jésus-Christ, car le Seigneur revendique pour lui chaque parcelle de l’univers comme chacune de nos personnes. Toutes les sphères de l’existence doivent lui être soumises. Nous ferons en sorte, partout où nous nous trouverons, que son autorité soit reconnue, en proclamant que son règne de grâce, de justice et de liberté est proche.
Que le dimanche, jour de culte, prépare nos lundis de travail. Que le culte nous inspire en vue de l’accomplissement des tâches quotidiennes. Que la liturgie nourrisse la vie et que les prédications équipent le fidèle en vue du service à accomplir. Les limites du Royaume dépassent largement les murs et l’enceinte de nos sanctuaires. C’est pourquoi, sans cesse, nous devons « chercher le Royaume de Dieu et sa justice ».