Cet article a pour sujet le rapport entre la prédestination divine et la responsabilité humaine dans la théologie de Jean Calvin.

Source: Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin, 1895. 4 pages.

Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin - Introduction

« Il est, dit M. Naville dans son livre si remarquable sur le libre arbitre, il est une manière bien simple et absolument concluante de mettre en évidence le lien des deux idées de la responsabilité et de la liberté, c’est de montrer que ceux qui nient la valeur de la seconde sont inévitablement conduits, pour peu qu’ils aient de la logique dans l’esprit, à nier celle de la première.1 »

Le but de ce travail est de montrer comment Calvin a privé les partisans du libre arbitre du droit d’user de ce genre de démonstration; il suffira pour cela d’exposer la théorie par laquelle ce grand docteur, à qui nul ne contestera la puissance de la pensée et la rigueur inflexible du raisonnement, a su maintenir solidement les notions de devoir et de responsabilité, dans un système où il ne laisse aucune place à la contingence et où tout est rigoureusement déterminé par la volonté de Dieu « qui est, dit-il, la nécessité de toutes choses2 ».

Si nous nous sommes attaché à la personne de Calvin, c’est qu’il nous a paru que c’était celui des réformateurs à qui la question des rapports entre le serf arbitre et la prédestination d’une part, et entre le devoir et la responsabilité de l’autre, s’était posée le plus nettement, et que lui seul avait apporté à ce problème une solution nette, cohérente et capable de donner satisfaction aux légitimes exigences de la pensée et de la conscience. Pour Zwingli, peut-être, en tous cas pour Luther dans son De servo arbitrio, et pour Mélanchton, même après sa chute dans le synergisme, il semble que la responsabilité, qu’ils admettaient pourtant, soit toujours demeurée quelque chose d’extérieur et de surnaturel, un mystère incompréhensible pour la conscience humaine.

Luther affirme bien qu’il y a un lien nécessaire entre les décisions bonnes ou mauvaises d’une volonté, même immuablement déterminée, et la récompense ou la peine; mais ce rapport n’a rien de véritablement moral, car le réformateur allemand en exclut toute idée de mérite (dignitas). Pour lui, la récompense et la peine sont purement et simplement une conséquence (sequela) naturelle et inévitable du péché, comme l’asphyxie est une conséquence de l’immersion prolongée dans l’eau (naturaliter sequitur)3.

Luther, emporté par les excès de la logique formelle, considère la damnation comme aussi gratuite que le salut; aussi les réprouvés ne méritent-ils pas plus l’enfer que les élus le ciel. Cela lui paraît, à bon droit, incompréhensible même à la lumière de l’Évangile :

« in lumine gratiæ est insolibile, quomodo Deus damnet eum, qui non potest ullis suis viribus aliud facere, quam peccare et reus esse; hic tam lumen naturæ, quam lumen gratiæ dictant, culpam esse non miseri hominis, sed iniqui Dei, nec enim aliud judicare possunt de Deo, qui hominem impium gratis sine meritis coronat, et alium non coronat, sed damnat, forte minus velsaltem non magis impium. » De servo arbitrio (p. 366).

Mélanchton, au moment même où il maintient que le péché n’a pas besoin d’être volontaire pour attirer sur nous la colère de Dieu, reconnaît que cela est incompréhensible : « ratio non cernit hanc infirmitatem esse rem damnatam, et philosophia nihil judicat esse vitiosum quod non est in potestate nostra.4 » Dans les dernières éditions de ses Loci, il nous paraît tomber dans les plus étranges contradictions, tantôt il semble admettre que la nécessité exclut toute responsabilité5, tantôt il reprend son ancienne thèse, et maintient contre saint Augustin que le péché pour être répréhensible n’a pas besoin d’être volontaire. Il prend les scrupules, pourtant assez naturels, de la raison au sujet du péché originel pour des préoccupations de jurisconsulte, et se borne, pour justifier son affirmation, à dire que la maxime d’après laquelle le péché n’est péché que s’il est volontaire, n’est vraie qu’au point de vue légal : « satis est igitur hoc respondere sententiam illam loqui de forensi judicio.6 »

Pour Calvin, la responsabilité n’est pas seulement le résultat d’une décision surnaturelle de Dieu, en vertu de laquelle le châtiment suivrait nécessairement le péché; c’est encore une évidence immédiate, un fait d’expérience interne, que la conscience humaine interrogée sincèrement ratifie et confirme.

L’effort constant qu’on remarque chez Calvin, pour se placer à un point de vue vraiment moral, justifiera, croyons-nous, la préférence que nous lui avons donnée sur les autres réformateurs, bien qu’il leur soit postérieur de plusieurs années et qu’il ait pu subir, dans une mesure plus ou moins grande, l’influence de tel ou tel d’entre eux.

Tous les éléments principaux de sa théorie du devoir et de la responsabilité se trouvent déjà exposés dans la première édition de son Institution Chrétienne et il la reproduit sans altération dans les éditions subséquentes. Mais c’est surtout sous l’impulsion des attaques d’adversaires habiles qu’il a eu l’occasion d’exposer ses vues dans toute leur ampleur. En 1542, le Hollandais Albert Pighius publia un ouvrage en dix livres intitulé : « De libero arbitrio et gratia divina » qu’il dédia à Sadolet et dirigea surtout contre Calvin7. Celui-ci le jugea digne d’une réfutation en règle; il répondit la même année aux six premiers livres par son traité intitulé : « Defensio sanæ et orthodoxæ doctrinæ de servitute et liberatione humani arbitrii, etc. » qu’il dédia à Mélanchton.

Absorbé par de nombreuses affaires, il ne put achever la réfutation des quatre derniers livres que dix ans après, dans son traité « De æterna Dei prædestinatione ». Il eut encore à revenir sur la question à propos du procès de Bolsec, et dans sa Congrégation sur l’élection éternelle, etc., il donne une exposition populaire et extrêmement lucide, quoiqu’un peu écourtée, de sa doctrine; enfin en 1557 il publia une « Brevis responsio Johannis Calvini ad diluendas nebulonis cujusdam calumnias » et en 1558, il fit paraître le factum même de son adversaire inconnu avec une réfutation8. Ce qui rend ce dernier traité particulièrement intéressant, c’est que l’adversaire, bien qu’il manque parfois de droiture, est véritablement digne de Calvin par l’habileté et la vigueur qu’il déploie pour montrer l’absurdité et l’immoralité de la thèse du réformateur. C’est, peut-être, ce qu’on peut écrire de plus fort contre la prédestination.

Ajoutons que Calvin se montre à la hauteur de la situation et que son génie puissant fait éclater les mailles serrées de l’argumentation, parfois tortueuse, toujours prévenue et passionnée de son antagoniste.

D’ailleurs, Calvin a eu souvent l’occasion de traiter plus ou moins incidemment la question dans ses autres écrits théologiques et surtout dans ses Commentaires sur le Nouveau Testament; mais partout nous avons retrouvé la même doctrine défendue par les mêmes arguments. Fruit d’une expérience morale immédiate, sa conviction s’est trouvée formée du premier coup et il n’a jamais varié. On peut dire avec un de ceux qui ont le plus vécu dans son intimité qu’il est mort « sans avoir jamais rien changé, diminué, ni ajouté à la doctrine qu’il a annoncée dès le premier jour de son ministère, avec telle force de l’Esprit de Dieu, que jamais méchant ne le put ouïr sans troubles, ni homme de bien sans l’aimer et honorer9 ».

Notre travail se divisera en deux parties principales.

Dans la première, nous donnerons une rapide exposition de la doctrine de Calvin sur le libre arbitre, la prédestination et la providence.

Dans la seconde, nous ferons connaître les arguments par lesquels Calvin défendait son système contre les objections les plus sérieuses qu’on élevait et qu’on élève encore au nom de la morale, et nous conclurons en appréciant d’une façon générale ce qui fait à nos yeux la supériorité de la solution calviniste du problème de la responsabilité, solution dont, nous en sommes persuadé, la valeur sera suffisamment établie par l’argumentation de Calvin lui-même, derrière lequel nous nous effacerons pour ne pas affaiblir la puissante apologie qu’il a su présenter d’une doctrine, dont les conséquences ont été si souvent méconnues.

Certes, nous n’avons pas le mérite d’avoir découvert les préoccupations morales du réformateur français ni la valeur des réponses qu’il a données.

Nous avons trouvé dans le cours de dogmatique, professé à la faculté de Paris par M. le professeur Sabatier, les plus précieuses indications à ce sujet.

Le livre si profond et si solide du grand théologien américain J. Edwards10 donne du calvinisme une puissante confirmation théorique, qui nous a beaucoup aidé à saisir le sens et la portée des arguments de celui dont nous avons essayé d’exposer la pensée.

Se plaçant à un point de vue presque exclusivement rationnel, Edwards s’appuie sur la logique formelle pour montrer les impossibilités rationnelles du libre arbitre. Il pressent dans leurs grandes lignes et combat à l’avance les transformations que cette notion subira sous l’influence de penseurs infiniment plus sérieux que ceux qu’il avait devant lui, et il a montré les difficultés que le libre arbitre soulevait en morale.

On trouvera plus d’une fois dans ces pages l’écho de ses observations pénétrantes.

Il ne sera pas difficile d’y reconnaître, en outre, le souvenir d’arguments déjà donnés par M. Lévy-Bruhl et par M. Fouillée; nous avons fait pour les parties théoriques, d’ailleurs peu étendues dans ce travail essentiellement historique, un usage trop fréquent de tous ces auteurs pour songer à les citer chaque fois.

Comme tout semble avoir été dit contre le libre arbitre, nous espérons qu’on nous excusera de n’avoir apporté aucun argument original.

Si ceux qui se trouvent dans cet essai n’ont pas trop perdu de leur force, en passant par notre plume, nous nous estimerons amplement satisfait.

Notes

1Le libre arbitre. Étude philosophique par E. Naville. Paris, Fischbacher, 1890, § 47.

2Institution, 3.23.8.

3De servo arbitrio. Opp. latt. M. Lutheri, éd. Erl, vol VII, p.233-235

4Loc. comm. Phil. Mel., in Corp. Ref., vol. XXI, p. 289.

5Loc. comm. C. R., vol. XXI, p. 373, 650, 675.

6Corp. Ref., vol XXI, p. 675.

7. Ces renseignements sont tirés des Prolegomena du volume VI des Opera Calvini éditées par MM. Baum, Cunitz et Reuss; édition d’après laquelle nous faisons nos citations de Calvin.

8. Calvin employait assez souvent ce procédé de controverse, qui montre la confiance absolue qu’il avait dans la solidité des principes qu’il défendait. Le réformateur considérait Castellion comme étant l’auteur de ce libelle.

9Vie de Calvin, par Nicolas Colladon. Opp. Calvini, vol. XXI, p. 107.

10. M. Georges Lyon a publié sur ce théologien qu’il appelle « le plus grand métaphysicien que l’Amérique ait encore produit » une très intéressante étude dans son ouvrage : L’idéalisme en Angleterre au XVIIIsiècle. Paris, Alcan, 1888. J. Edwards, An inquiry into the modern prevaling notions respecting that freedom of will which is supposed to be essential to moral agency, virtue and vice, reward and punishment, praise and blame, London, 1831.