Cet article a pour sujet la notion réformée de la théologie dogmatique, dont la norme est l'Écriture qui est une révélation close, par opposition à la notion catholique de la tradition, du magistère et de l'infaillibilité.

Source: Introduction à la théologie dogmatique. 5 pages.

Dogmatique (11) - La dogmatique réformée et la dogmatique catholique romaine

L’Écriture n’est pas l’unique source d’où elle puise ses matériaux. Elle utilise également des notions et des doctrines qui ont trouvé accueil, au cours des siècles, parmi le peuple des croyants. L’Église catholique enseigne que la vérité chrétienne a deux sources : l’Écriture et l’apport de la tradition. Ses apologètes nous disent que le magistère de l’Église étant inspiré par le Saint-Esprit, il n’entérine jamais de doctrine qui soit étrangère à la Bible. Ainsi elle affirme a priori ce qui est justement en question. Quand une nouvelle doctrine reçoit officiellement droit de cité dans l’Église, il s’agit de prouver que telles paroles de l’Écriture la renferment implicitement ou la sous-entendent.

À cette apologétique, nous opposons deux objections : d’abord, elle assimile abusivement l’inspiration de l’Église au cours de l’histoire à la révélation de Dieu. En second lieu, elle use d’une véritable acrobatie pour découvrir dans la Bible des racines cachées de vérités nouvelles (par exemple le purgatoire, le sacrement de l’extrême-onction, l’infaillibilité papale, l’assomption de Marie, l’immaculée conception, etc.).

Pour éviter toute méprise, précisons que la théologie dogmatique du catholicisme ne réunit pas tout ce que l’Église laisse croire à ses fidèles. La fonction du magistère de l’Église est d’ériger successivement en dogmes certaines des croyances enracinées déjà depuis plus ou moins longtemps dans la vie religieuse commune au peuple catholique. Il délimite ainsi, ou plutôt il élargit progressivement le champ de la théologie dogmatique. Il en donne le contenu officiel. Pour la théologie catholique, Dieu a continué à se révéler. Il poursuit la révélation qu’il donne de lui-même et des vérités du salut, dans l’Église et par l’Église, depuis la fin du siècle apostolique, en ajoutant indéfiniment de nouveaux moyens de salut. La connaissance de Dieu et les moyens de salut, postérieurs à Jésus-Christ et aux apôtres, constituent pour elle un deuxième temps de l’initiative de Dieu qui se prolongera jusqu’à la fin du monde. Elle le nomme la Tradition.

Pour répondre aux objections des théologiens de la Réforme, une nouvelle apologétique a vu le jour dans l’Église romaine et s’y développe. Nombreux sont aujourd’hui ses théologiens qui s’efforcent de présenter la Tradition comme une simple explication de vérités et d’usages virtuellement contenus dans la révélation scripturaire, et non plus comme une deuxième révélation. Mais ils n’y parviennent qu’en proposant des interprétations à l’Écriture sainte. Quoi qu’il en soit, c’est le contenu extraordinairement multiple et varié de la tradition qui fournit à l’Écriture sainte un nouveau contenu. Et l’Église catholique a une autre idée de la relation entre l’Église et la révélation. Elle reconnaît l’autorité divine de la révélation en elle-même (« qoad se »), mais elle dit qu’elle ne peut pas avoir d’autorité pour nous à cause de sa proposition par l’Église.

Le magistère de l’Église doit, comme successeur de Pierre et des apôtres et comme héritier de l’autorité donnée, dire aux croyants ce que Dieu a révélé. C’est pourquoi le magistère de l’Église est souvent appelé « regula fidei ». La norme exclusive pour la foi des simples croyants est la doctrine de l’Église. On ne peut donc pas dire que le dogme de l’Église soit le résultat de la coopération de tous les croyants. Les simples croyants n’ont pas le droit d’examiner la décision de l’Église en vue de leur conformité à la Bible. Cela explique pourquoi on distingue entre « ecclesia docens » (l’Église qui enseigne) et « ecclesia audiens » (l’Église qui écoute). La première est la totalité de tous les évêques. On doit enseigner naturellement l’infaillibilité de « l’ecclesia docens ». On veut la baser sur les passages que nous avons déjà cités et sur Matthieu 28.16-20. Ces passages prouveraient que les apôtres devraient avoir des successeurs dans leur magistère infaillible, parce qu’ils n’avaient pas encore achevé leur tâche au moment de leur mort.

On enseigne qu’une décision doctrinale est infaillible si tous les évêques, soit ensemble, soit dispersés sur le monde entier (« magisterium ordinarium »), soit réunis en concile œcuménique (« magisterium extraordinarium »), sont d’accord sur un point de la doctrine et prennent alors cette décision. Les évêques n’ont donc pas une infaillibilité personnelle. Une telle infaillibilité appartient seulement au pape, qui est le successeur de Pierre qui aurait aussi eu selon Matthieu 16.16 une telle infaillibilité personnelle. L’Église romaine distingue entre les dogmes (des affirmations que l’Église propose à la foi comme étant révélées) et d’autres décisions infaillibles, mais dont l’Église ne dit pas qu’elles étaient directement révélées. Elle défend la possibilité pour l’Église de prendre des décisions infaillibles concernant des vérités qui ne peuvent pas devenir des dogmes, parce qu’elles ont une autre relation avec la révélation que ceux-là en disant que l’Église doit les prendre pour accomplir sa tâche en gardant le dépôt révélé. Cette tâche n’impliquerait pas seulement que l’Église a la possibilité d’interpréter d’une manière infaillible ce qui se trouve entièrement dans ce dépôt, mais aussi qu’elle peut prendre d’autres décisions infaillibles qui sont nécessaires pour l’accomplissement de cette tâche qui est la protection et l’application de la révélation. L’infaillibilité de l’Église fonctionne cependant conformément à la nature du dépôt révélé, seulement sur le terrain de la foi et des mœurs.

Le magistère peut donc exiger l’adhésion inconditionnelle à ses affirmations. Celui qui entend l’Église entend le Christ, dit-on. C’est ainsi qu’on réfute le reproche protestant selon lequel l’Église catholique place une instance entre les croyants et Dieu. Le magistère de l’Église se distingue de celui des apôtres, selon l’opinion catholique, du fait que l’Église ne peut recevoir de nouvelles révélations après la mort des apôtres. La doctrine de l’Église catholique a donc essentiellement le même contenu que celle des apôtres. La doctrine apostolique ne pourrait cependant pas être prouvée dans la Bible, mais se trouverait aussi dans la tradition qui complète la Bible. Cette conception de la tradition suppose l’idée catholique de l’Église. La conception protestante de la relation entre l’Église et la révélation suppose que la Parole de Dieu se trouve comme la norme au-dessus de l’Église. Mais on doit concevoir cette relation d’une autre manière si on enseigne que la révélation se trouve aussi dans des habitudes et dans des idées qui viennent dans l’Église. Alors on doit croire à l’infaillibilité de l’Église. Cette infaillibilité supprime la nécessité d’une instance au-dessus de l’Église qui peut, si elle s’égare, la rappeler à l’obéissance.

La doctrine de l’Église ne peut donc pas compléter celle des apôtres, selon la conception catholique; mais elle n’exclut pas de reconnaître que le dogme peut évoluer. La plupart des théologiens pensent qu’il faut que les dogmes d’aujourd’hui puissent être déduits de la doctrine apostolique par le moyen d’un raisonnement strictement logique. D’autres cependant défendent l’idée que la doctrine de l’Église n’est liée à l’enseignement des apôtres qu’en ce sens qu’elle doit exprimer la même réalité dont les apôtres ont témoigné. Cette réalité est celle du Christ qui vit encore dans l’Église catholique. Ce dernier fait serait la raison pour laquelle l’Église ne serait pas strictement liée pour l’évolution de son dogme à ce qui peut aussi être déduit de la doctrine apostolique par un penseur quelconque, qui ne vit pas en communion avec l’Église catholique. Cette opinion catholique se distingue donc sur des points essentiels de la nôtre. L’interprétation catholique suppose à tort que Pierre et les apôtres devaient avoir des successeurs en tant que fondement de l’Église. Ils ont pu achever la tâche de fonder l’Église pendant leur vie. Ils restent par leur témoignage du Christ le fondement de l’Église aussi après leur mort; les apôtres n’avaient de successeurs qu’en tant qu’ils formaient aussi l’Église primitive. Mais ainsi ce ne sont pas seulement certains fonctionnaires qui leur succèdent. Or, tous les croyants forment ensemble l’Église qui a la succession de l’Église primitive.

Le second caractère de la théologie dogmatique catholique découle de l’idée que le catholicisme se fait de la foi. Celle-ci est décrite comme une adhésion de l’intelligence à des vérités surnaturelles. Puisque l’objet de la foi, dans chaque cas particulier, est une proposition doctrinale, la théologie va tendre à détacher, à abstraire les formules dogmatiques des événements de la révélation; elle les considérera, ou pour le moins en usera, comme des principes abstraits intemporels et universels. La conception intellectualiste de la foi fait presque inévitablement de la théologie dogmatique un système de philosophie dont on s’appliquera à enchaîner les vérités les unes aux autres par les procédés de la logique formelle et par une méthode déductive.

Il est clair que le christianisme catholique ne peut pas cesser d’être une religion historique, c’est-à-dire dont toutes les doctrines sont liées aux interventions de Dieu dans l’histoire. Mais on aboutit au paradoxe d’invertir les termes. L’histoire ne fournira pas toujours le sol des doctrines; ce seront aussi les doctrines qui engendreront les faits sur lesquels on prétendra pourtant les fonder. Exemple de l’immaculée conception : pour que le fils de Marie fût exempt du péché originel, il fallait que sa mère, vierge, fût elle-même conçue sans péché. De même l’assomption : c’est le péché qui nous rend notre corps corruptible; puisque Marie était parfaitement indemne de tout péché, il n’était pas possible qu’elle mourût. Ainsi, ces deux faits de l’immaculée conception et de l’assomption sont l’objet d’une conclusion déductive. Ensuite, on s’efforcera de justifier la conclusion par des témoignages qu’on recherchera dans l’Écriture ou ailleurs. Tantôt, l’apologétique démontrera les vérités de la foi d’une manière rationnelle; tantôt, elle tirera sa preuve des faits.

Un autre caractère résulte simultanément de la fonction accordée au magistère de l’Église et de la conception intellectualiste de la foi. Nous voulons parler de la place faite à la foi implicite. Ainsi le magistère de l’Église étant seul compétent pour homologuer les vérités religieuses, disons même « à en connaître », les fidèles sont libérés de toute hésitation et de toute obscurité dès qu’ils acceptent de croire ce qu’enseigne l’Église. La foi implicite n’est pas seulement une foi par laquelle on croit globalement à tous les articles de la foi de l’Église; c’est une foi par laquelle on s’attache à chaque vérité, non pas à cause de sa crédibilité ou de l’excellence de son contenue, mais parce que l’Église en est garante. Croire de la foi implicite dans le cas particulier de chaque vérité, c’est accomplir un acte de confiance en l’Église. C’est dire qu’alors nous nous éloignons de la conception intellectualiste de la foi, puisque l’unique objet de la foi devient une personne, l’Église, véritable organe de la révélation de Dieu. Il nous sera maintenant plus facile de discerner les caractères spécifiques de la théologie dogmatique réformée par contraste à celle du catholicisme romain.

L’originalité de la dogmatique réformée résulte essentiellement du principe scripturaire. Pour les Églises issues de la Réforme, la vérité chrétienne a sa source exclusive et sa norme unique dans les Écritures. Elles professent en effet que Dieu s’est révélé parfaitement en Jésus-Christ et qu’ainsi la révélation est close avec le témoignage des apôtres. Le contenu de la théologie dogmatique n’est donc pas un domaine ouvert, où peuvent être accueillies des vérités nouvelles. Aucune autorité ecclésiastique n’a le droit ni de décréter ni d’homologuer une vérité. C’est au contraire par sa soumission au témoignage des Écritures qu’une autorité ecclésiastique reçoit sa justification et sa légitimité.

Est-ce à dire que nos Églises ne fassent aucun cas de la tradition dans la théologie dogmatique? Il n’en est rien. Mais le vocable de « tradition » revêt deux acceptions différentes ici et là. Du côté romain, ce mot désigne une fonction de l’Église qui est proprement assimilatrice de données nouvelles, complétive; on pourrait même dire créatrice de vérités dogmatiques. Les Églises réformées, de leur côté, ont voulu restituer au terme de « paradosis » (tradition) le sens qu’il a dans le Nouveau Testament et où il désigne la transmission fidèle de l’enseignement reçue des apôtres.

Nous professons que le Saint-Esprit a été promis à l’Église, c’est-à-dire à la communauté des croyants, non pas en vue d’une nouvelle révélation dogmatique ou d’une révélation plus complète, mais pour une connaissance toujours plus claire et plus profonde de la vérité scripturaire. D’après les textes de Jean 16.2-13; 14.26; 15.26, la fonction du Saint-Esprit est double : Il annoncera les choses à venir; il confirmera la connaissance de ce que Jésus a déjà révélé à ses disciples.

L’interprétation des paroles de l’Écriture par l’Église aura donc la plus grande importance. Nous parlons de l’interprétation de tel passage ou de tel enseignement que donnent d’un commun accord et au cours des siècles les croyants les plus compétents dans l’intelligence du texte sacré. Il s’agit donc de l’autorité de la tradition explicative, autorité qui se fonde sur le témoignage intérieur du Saint-Esprit. Nous professons que la lecture d’un texte de la Bible ne suscite pas automatiquement la foi. Nous croyons que Dieu vient à notre aide quand nous lisons l’Écriture et que c’est par l’Esprit Saint agissant dans nos cœurs qu’elle devient parole vivante de Dieu pour nous. C’est pourquoi l’interprétation purement individuelle de l’Écriture n’est pas légitime. Le croyant doit accepter et rechercher le contrôle de ses propres pensées par l’Église où le même Saint-Esprit rend témoignage à la vérité (voir la méthode dont use Calvin dans ses commentaires du Nouveau Testament). Nous ne devons jamais négliger, dans notre interprétation de tel ou tel passage, tout le travail antérieur de l’Église. Évidemment, les erreurs individuelles ont été nombreuses dans le passé et il ne s’agira jamais de subordonner nos décisions au consensus unanime de tous ceux qui se sont penchés sur ce texte. Mais il existe pour chaque affirmation et pour chaque enseignement de la Bible une constante générale de l’interprétation, dans l’Église, qui est pour nous une sauvegarde et une assurance précieuse.

La théologie dogmatique réformée est inséparable de la notion de l’Église que nous trouvons dans le Nouveau Testament. L’Église à laquelle le Nouveau Testament rend témoignage n’est pas un établissement ecclésiastique extérieur au peuple chrétien et exerçant son magistère sur la communauté des fidèles; elle est cette communion des croyants elle-même. C’est pourquoi l’autorité de l’Église, dans l’interprétation des vérités bibliques, n’a pas le caractère formel et juridique que nous lui trouvons dans l’Église romaine. Elle ne se manifeste pas par des décrets et sous la menace de l’anathème. C’est dans le cœur des croyants qu’elle s’exerce dès qu’il croit au témoignage que le Saint-Esprit rend à la vérité dans la conscience de tous les croyants. Il s’agit d’une autorité intérieure qui l’éclaire, qui accorde sa pensée à celle des frères et qui engendre en lui une conviction personnelle. On devine que cette autorité n’est pas compatible avec une foi implicite. En effet, celle-ci est une manière de blanc-seing que donnent individuellement les fidèles au magistère ecclésiastique; et ce blanc-seing, toujours identique à lui-même, est indépendant du contenu de chaque vérité particulière. Au contraire, le témoignage intérieur du Saint-Esprit est toujours relatif à une vérité particulière qu’il nous rend sensibles et qu’il nous fait en quelque sorte éprouver, pour que nous en soyons persuadés et que nous en vivions.