Cet article a pour sujet l'espérance chrétienne qui s'enracine dans la venue du Royaume de Dieu déjà commencé à la venue de Jésus (miracles, paraboles, résurrection) et encore à venir à son retour en gloire.

Source: Espérer contre toute espérance. 12 pages.

Espérance et royaume

« Espérance et Royaume », c’est en cette phrase lapidaire que nous pourrions résumer l’espérance en l’établissement final de l’autorité suprême de Dieu sur la terre et dans les cieux. En effet, les deux thèmes bibliques sont indissolublement liés. C’est pourquoi, sans connaître la nature du Royaume, nous ne pourrions avoir la moindre idée de l’espérance dont nous nous occupons sur ces pages.

C’est sur l’enseignement de Jésus que nous tenons à porter plus particulièrement notre attention.

Le Royaume de Dieu constituait déjà l’un des thèmes principaux de l’Ancien Testament. Il apparaît pour la première fois dans le Pentateuque. Plus tard le thème se développera davantage dans les écrits historiques, les Écrits saints ou Ketubim, et chez les prophètes, les Nebiim. La période intertestamentaire préservera, elle aussi, l’essentiel de la tradition de l’Ancien Testament, tout en apportant, par petites touches ici et là, des éléments parfois étrangers à la théologie de l’Ancien Testament. Mais l’apparition de Jésus terminera cette période-ci.

Dans le Nouveau Testament, les synoptiques accorderont une place de choix à la notion du Royaume, bien que l’idée ne leur soit pas exclusive. D’autres écrits du Nouveau Testament prouvent également leur intérêt à son égard. Si l’Évangile selon Jean et les écrits de Paul utilisent une autre terminologie pour le désigner, il n’en demeure pas moins vrai que le vocabulaire renferme le même sens.

Quant à l’Apocalypse, il couronnera de manière magistrale tout l’enseignement biblique relatif au Royaume. Une très forte conviction anime l’auteur, pour qui le Royaume balaiera toutes les oppositions — célestes ou terrestres — pour s’établir, enfin, avec l’autorité que par la foi, l’Église reconnaît déjà à Dieu. Avec raison, on peut appeler les deux Testaments, Ancien et Nouveau, « le livre de la révélation du Royaume ».

Accordons ici toute notre attention aux discours de Jésus et au cadre immédiat qui précéda son ministère public.

Le précurseur était déjà venu. Il témoignait de l’imminence du Royaume. Le dernier et le plus grand prophète de l’Ancienne Alliance annonçait la venue de la Nouvelle. En lui, assurait-il, les promesses de jadis trouveront leur plein et définitif accomplissement. Pour la majorité des contemporains du Baptiste, comme d’ailleurs pour ceux de Jésus, le Royaume était l’équivalent de la restauration politique d’Israël.

Certes, au cours des siècles, durant la période qui sépare l’Ancien du Nouveau Testament, l’attente eschatologique juive avait revêtu différentes formes. Néanmoins, un seul aspect semble y avoir dominé : le caractère cosmique du Royaume. Des éléments indiscutablement apocalyptiques s’étaient mêlés à l’attente juive. Profondément enracinée dans les promesses de l’Ancien Testament, l’espérance juive ne put échapper totalement à l’emprise de notions étrangères et à l’infiltration d’éléments parasitaires. Dans cette eschatologie apocalyptique, la foi et l’espérance prophétique ne trouvèrent pas tout leur compte. En annonçant l’imminence du Royaume, le Baptiste reprenait à son compte un thème familier, mais exempt de toute apocalyptique juive tardive. Il ajoutera une note personnelle : l’étroit rapport entre le Royaume et son propre ministère. Désormais, le Royaume est entré dans une phase nouvelle. « En ces temps-là », la période axiale de l’histoire est sur le point d’être inaugurée. Avec une très forte insistance, Jean-Baptiste mettra l’accent sur l’élément de crise, de jugement, qui constitue le trait principal du Royaume. Car la cognée est mise à la racine de l’arbre et tout arbre mauvais sera coupé et jeté au feu. Si Dieu vient en tant que Roi, il vient aussi en sa qualité de Juge.

Personne n’échappera à son jugement. Aucun privilège national n’exemptera l’Israélite infidèle de la crise religieuse imminente. Mais Jean prend bien soin de préciser qu’il n’est pas celui qui devait venir. Le Messie viendra après lui : Il lui sera supérieur. À l’inverse des pseudo-messies qui récemment encore avaient séduit et égaré bon nombre de juifs, y compris des fidèles, Jean veut écarter tout malentendu à ce propos. Jamais il ne succombera à la tentation de se faire passer pour le Messie en usurpant la mission de l’autre.

Il n’est que la voix de celui qui crie dans le désert. Le baptême qu’il administre se veut le signe de la repentance et de la purification. Ce n’est qu’à cette condition spirituelle, qu’on est saisi par l’Esprit et qu’on accède au Royaume.

Sur les pages des Évangiles synoptiques, le discours du baptiste constituait une véritable introduction à ce qui allait advenir bientôt.

Le Royaume est incarné par et en Jésus. En sa personne et sa présence, le Royaume est arrivé parmi les hommes. Il pénètre leur histoire. Le premier discours public de Jésus (Lc 4.16-21) annonce l’accomplissement de l’antique prophétie. À ses auditeurs de la synagogue de Nazareth, il dévoile le rôle messianique dont il est revêtu. Certes, dans ce discours, nous ne trouverons pas un résumé commode, encore moins un projet extensivement élaboré du programme royal. Jésus commente le vieux texte d’Ésaïe et affirme que le discours prophétique le concerne en premier chef. L’Esprit devait être accordé pleinement au Messie (Lc 4.18). À ce titre là, il est le prédicateur de la Bonne Nouvelle aux pauvres en esprit (Lc 6.20). Il est aussi le contenu de l’Évangile proclamé. Venu libérer les captifs de Satan, Jésus commencera par guérir les malades et les infirmes. Voici quelques signes sûrs de la présence du Royaume en la personne et le ministère de Jésus-Christ.

  1. L’exorcisme des démons. Les mauvais esprits sont chassés. Il offre la preuve de la victoire remportée sur les forces du mal et les suppôts du Malin. Le Royaume de Dieu est arrivé (Mt 12.28).

  2. La chute de Satan (Lc 10.18-19), bien que la victoire décisive ne soit pas finale. Car Satan restera très actif durant le ministère terrestre de Jésus (Mc 8.33; Lc 22.3).

  3. Les miracles de Jésus, ainsi que ceux accomplis par ses disciples. Le Royaume apparaît au cours de ces actes extraordinaires (Mt 11.4-5).

  4. L’Évangile est proclamé aux pauvres, la bonne nouvelle annoncée aux opprimés (Lc 4.15-21; 7.20-22).

  5. Le pardon des péchés, qui déjà faisait partie des bénédictions mentionnées dans le passé, est à présent offert aux hommes qui dans la foi se repentent (És 33.24; Jr 31.34; Mi 7.18-20; Za 13.1). Dans Marc 2.10, Jésus l’accorde concrètement. Tout ceci confirme le fait que le Royaume n’est plus l’objet d’une attente future, mais une réalité présente, ce qui lui donne et en révèle le caractère véritablement eschatologique.

Ceux qui placent leur confiance en Christ peuvent aisément reconnaître cette présence en tant qu’événement historique. Ces actes puissants (les sémeia, terata, dunamai, c’est-à-dire les signes, prodiges et miracles) s’ajoutent à ses discours pour révéler aussi bien la nature que l’imminence du Royaume.

Bien que les miracles accomplis par le Christ soient un témoignage clair et irréfutable rendu à sa fonction messianique et royale, ce sont principalement ses discours, notamment les paraboles, qui l’expliquent et la rendent explicite. Ces discours ne se bornent pas à annoncer le Royaume. Jésus n’est pas venu comme un simple prédicateur, fut-il supérieur à ses prédécesseurs, mais comme le porteur et le réalisateur de celui-ci, comme le Royaume de Dieu au milieu des hommes. Par sa présence, le Royaume est à la fois parmi eux et en eux.

Chez certains exégètes, ces deux expressions ont soulevé quelques problèmes, à notre avis mineurs. Il ne nous semble pas qu’elles s’excluent. Sans trop nous attarder à des considérations d’ordre grammatical, non indispensables à la compréhension essentielle du sujet dans une étude comme la nôtre, nous estimons que l’une et l’autre peuvent parfaitement se justifier.

Car, contrairement à l’opinion généralement admise chez les pharisiens, et plus encore dans le groupe politique des zélotes qui s’attendaient à un événement spectaculaire de nature politique, Jésus attirera l’attention sur le fait que le Royaume était parmi eux. Il était de nature spirituelle et intérieure. Toutefois, cette nature n’était pas une réalité totalement invisible, qui pouvait passer inaperçue au regard de l’homme. Il faut éviter de charger le terme « spirituel » des malentendus qui l’ont déprécié et dévalorisé, au point que, dans l’esprit de beaucoup, spirituel s’oppose et exclut le réel, l’actuel, le concret…

Quant à la deuxième expression, « parmi vous », elle se justifie par la présence de Jésus au milieu des juifs, qui, comme nous le rappelions plus haut, atteste le Royaume parmi les hommes. Jésus parle et agit de telle sorte qu’il ne peut passer inaperçu. Il nous faudra également lever le malentendu entourant les deux expressions « Royaume des cieux » et « Royaume de Dieu ».

C’est surtout chez Matthieu que la première revient, bien qu’en quelques rares occasions il emploie aussi la seconde. À vrai dire, il n’existe entre elles aucune différence essentielle de sens. S’adressant à des lecteurs juifs, Matthieu respecte leur tradition religieuse, qui répugnait à prononcer le nom de Dieu, de peur de le profaner. Aussi, substituaient-ils à Dieu le terme de ciel, ou de cieux. Sans tenir compte de cette tradition juive, la version grecque des Septante (LXX) retint l’expression « Royaume des cieux ». L’original hébreu de l’Ancien Testament comportait bien malkuth shammayim qui, à la manière de la shekinah (la gloire) remplaçant le shakkam yahvé. Plus tard, la littérature rabbinique remplacera même le shammayim (des cieux) par hamaqqom (le lieu, l’endroit). D’autres expressions différentes reviennent encore dans la bouche de Jésus de même que dans d’autres écrits du Nouveau Testament. Ainsi, on lit « le Royaume du Fils de l’homme », « le Royaume du Christ », « le Royaume du Père » ou plus simplement « le Royaume ».

À la fois eschatologique (à venir) est sémérologique (actuel aujourd’hui), dans les discours de Jésus, le Royaume est une réalité totalement différente de celle des idées contemporaines généralement répandues. Le judaïsme tardif nourrissait une espérance purement eschatologique, futuriste. Quoique cette note ne soit pas absente des discours de Jésus, le Seigneur n’encouragera pas une attente de cette nature.

L’espoir d’un rétablissement national et politique faisait vibrer l’âme d’une très grande partie de la nation. Persuadées d’une restauration nationale imminente, qui se réaliserait à la suite de l’indépendance acquise après le renversement du joug romain au moyen d’une révolte violente, de larges couches de la population s’étaient aventurées à rallier certaines entreprises révolutionnaires, nourries de haine contre l’occupant, dans l’espoir passionnel d’un avenir juif politico-messianique.

Nous aurions tort de penser que toute l’espérance d’Israël se retrouvait dans l’espoir étroitement nationaliste que nous signalons. Car une étude plus attentive des écrits rabbiniques de cette période révèle des aspects très proches de l’attente eschatologique des prophètes.

Avant la destruction, en l’an 70 de notre ère, de la vie nationale d’Israël, une grande partie du peuple — le reste fidèle — espérait l’avènement du Royaume universel de Dieu, dont la souveraineté serait reconnue et acclamée par toutes les nations. Une ère de justice et de paix allait s’instaurer sur terre, et quoiqu’Israël dût y tenir une part privilégiée, l’espérance que nourrissait cette fraction du peuple n’était pas étroitement nationaliste. De très nombreux juifs étaient persuadés que le futur Royaume n’allait pas apparaître comme le résultat d’une insurrection militaire, mais comme la conclusion d’une justice plus grande, exprimée dans la loi et conforme à la volonté de Dieu.

On ne peut donc pas alléguer, malgré la présence d’éléments nouveaux dans ses discours, que Jésus a parlé un langage totalement nouveau, inconnu de ses contemporains. Jésus n’a pas innové en matière d’eschatologie, de même qu’il n’est pas venu « pour abolir la loi, mais pour l’accomplir » (Mt 5.17). S’il a ouvertement répudié les composantes d’une espérance incompatible avec le plan de la rédemption, nous devons savoir gré à la piété juive de n’avoir pas complètement altéré cette attente, pour ne cultiver à sa place qu’un espoir grossièrement matérialiste. Il est certain toutefois que, pour Jésus, le joug romain devait paraître de loin plus tolérable que celui imposé au nom d’une tradition religieuse purement légaliste.

Depuis plus d’un siècle, de nombreux ouvrages théologiques ont été consacrés à l’étude du Royaume et de sa relation avec Jésus. Il est impossible d’aborder dans ces pages tous les aspects traités et toutes les thèses, parfois fort intéressantes, qui ont été défendues. Nous citerons, pour les besoins de cette étude, les écoles eschatologiques les plus représentatives de la théologie contemporaine.

Le nom d’Albert Schweitzer est associé à l’école dite de « l’eschatologie conséquente ». On peut dire à son sujet qu’elle n’a pas pour objet une attente bien précise. L’espérance que Jésus avait suscitée aurait disparu aussitôt après sa mort. Dans son effort pour faire tourner la roue de l’histoire, Jésus se serait fait tragiquement écraser par elle.

C.H. Dodd a parlé « d’eschatologie réalisée ». Selon le théologien britannique, il n’y a rien à attendre de l’avenir, la mort et la résurrection de Jésus ayant tout accompli. Aucun acte ne se prolongera désormais dans le futur.

John A.T. Robinson est proche de cette position. Cependant, nous retiendrons de sa thèse le titre qui convient parfaitement à notre idée. En effet, le théologien anglais a parlé « d’eschatologie inaugurée », ce qui ne signifie pas pour lui un prolongement dans le futur. Quoique, selon Robinson, le contenu de cette eschatologie ne laisse rien à espérer de l’avenir, il nous semble que le terme comme tel permet d’envisager un accomplissement futur certain.

Certes, l’avènement du Royaume et sa présence parmi les hommes ne mettent pas encore un terme au conflit entre le bien et le mal. L’opposition persistera entre le Royaume de Dieu et celui du malin tout au long de l’histoire, tant que le Fils de l’homme et de Dieu ne sera pas venu dans toute sa gloire. Il faut se souvenir sans cesse que Jésus n’est pas venu apporter la paix, mais la guerre (Mt 10.34).

Il est important de poser la question : Qui est le bénéficiaire des actes puissants accomplis par Jésus? Qui entrera dans le Royaume? Rien n’y assure une entrée automatique, même pas les miracles dont on bénéficie! Ces actes puissants de Jésus ne sont que les manifestations extérieures du Royaume, preuves seulement de sa réalité. Il existe une obligation (nous hésitons à parler de condition, tant le mot est chargé d’hérésie) : la foi et la repentance. Et, dans les quatre Évangiles, la nouvelle naissance.

Pour avoir accès au Royaume, il faut la régénération, une vie d’humilité comme celle des enfants. En devenant son disciple, il faut consentir à un engagement total, à des renoncements et à des déchirements vraiment douloureux. Or la régénération est précisément cet acte miraculeux de l’Esprit, et la foi qui accueille la grâce et s’abandonne à Jésus pour le suivre partout, devient le signe authentifiant de celle-ci. Suivre Jésus c’est entrer dans le Royaume et en faire partie. Mais celui-ci possède encore un aspect « incognito ». Jésus s’attache à en dévoiler le secret uniquement à ceux qui croient en lui, à ceux qui sont au-dedans, notamment lorsqu’il s’adresse à ses disciples pour les convier au repas eschatologique et quand il leur confère une autorité de délégués royaux. Ils seront plus tard désignés et fonctionneront tels des juges des douze tribus d’Israël (Mt 19.28; Lc 22.29-30).

L’annonce du Royaume s’accompagne d’un grand signe parmi d’autres : le pardon des péchés. Celui-ci n’est plus une affaire hypothétique, une possibilité pour l’avenir, ainsi que l’imaginaient les juifs, mais fait partie intégrante de la nouvelle économie du salut. Il s’y trouve même au centre.

La prédication — de même que les actes de Jésus — procure le pardon et en fonde la ferme assurance.

Qui est convié au Royaume? Jésus le promet à un groupe de gens inhabituels, à des « outsiders », au petit troupeau de « pauvres en esprit ». Parfois, la possession de biens matériels est un très sérieux obstacle pour y entrer. Le cas bien connu du jeune homme riche en est une des plus sombres illustrations (Lc 18.18-29). Ce ne seront pas les scribes et les sages qui y entreront les premiers — parce qu’aveuglés par leur situation sociale et religieuse prééminente —, mais les petits enfants, les femmes de mauvaise vie, les péagers — collaborateurs détestés de l’ennemi — recevront les premiers l’invitation de Jésus. Israël, descendant physique du patriarche Abraham, ne peut plus prétendre à un privilège exclusif. Jésus étonne ses auditeurs en déclarant que des gens d’Orient et d’Occident — c’est-à-dire des étrangers à l’Alliance — viendront le jour du jugement, qui sera celui des grandes surprises. Il sera plus facile alors aux villes maudites de Sodome et de Gomorrhe de trouver grâce ce jour-là qu’aux villes galiléennes, telles Bethsaïda et Capernaüm, qui furent des témoins incrédules de son ministère.

Une autre note dut sans doute déconcerter plus d’un auditeur de Jésus : celle qui laissait entendre une tribulation avant l’entrée définitive dans le Royaume : « La porte en est étroite, et difficile le chemin qui y mène ». Le sacrifice de sa vie, le renoncement à soi, le « porter sa croix » sont également des conditions d’entrée. Mais Jésus n’est pas venu encore pour juger et pour séparer le bon grain de l’ivraie. Au contraire, nous le voyons assis au bord du lac portant la providence divine. N’en concluons pas hâtivement, comme le fait Albert Schweitzer, que la morale enseignée par Jésus a été de caractère intérimaire, puisqu’en définitive il attendait une fin très proche. Si cela avait été le cas, pourquoi aurait-il parlé de Dieu qui s’occupe des oiseaux du ciel et prend soin même des simples fleurs des champs? Quel rapport pourrait-il alors exister entre la providence de Dieu et un eschatologisme imminent?

Revenant quelque peu en arrière, nous examinerons les deux grands courants eschatologiques qui traversaient le judaïsme à l’époque de Jésus. Le premier, se réclamant de la tradition davidique, nourrissait, nous l’avons vu, des rêves grandioses. Il prit son essor lors de l’épopée des Maccabées au cours du 2siècle avant Jésus-Christ. Le deuxième remonte au prophète Daniel. Dans celui-ci, la dimension et le succès politique ne jouèrent aucun rôle. Seule l’intervention de Dieu établira, sans le secours d’une main humaine, le Royaume messianique. Dieu jugera le monde, il enverra son agent, le Fils de l’homme, qui, pour la première fois dans l’Ancien Testament, se présente sous les traits d’une figure céleste. Les archanges Gabriel et Michaël prendront part à la lutte qui oppose Dieu et son peuple à l’Adversaire. Le Royaume sera établi à la suite d’un événement surnaturel, à savoir la résurrection des morts. Il n’y a pas la promesse d’une splendeur nationale portant le peuple élu au faîte d’une gloire terrestre. À la fin de l’histoire décrite de manière prophétique, deux forces célestes inégales se trouveront en présence. Leur lutte cosmique présage une grande tribulation, un temps de terrible détresse.

Jésus appartient à ce courant de tradition eschatologique. Bien que certaines images apocalyptiques aient été préservées dans sa prédication, elles n’occupent pas pour autant l’avant-scène. Son message contient des allusions et des prédictions sur la tribulation, la souffrance, la persécution et la mort, mais qui n’ôtent rien au message central, celui du triomphe final et de la vie éternelle. Une lecture même rapide des paraboles montre que l’essentiel concerne le Royaume. Les paraboles du semeur, de l’ivraie ou du grain qui croît en secret sont riches de signification eschatologique. Incontestablement, l’accent est mis sur la manière dont les auditeurs devraient prêter l’oreille aux discours de Jésus. Ils doivent se hâter d’entrer dans le Royaume. L’inoubliable parabole du semeur souligne avec force cet aspect du discours. Nous ne devrions pas affaiblir la portée de ces paraboles en nous arrêtant à une explication qui relèverait de la simple « psychologie religieuse »…

Elles sont, avant tout, de véritables déclarations théologiques, au sens initial du mot, c’est-à-dire qu’elles annoncent le Royaume et son avènement, son pouvoir actuel et sa victoire finale. Elles dévoilent essentiellement le mystère du Royaume qui vient sous la forme d’un grain infime et fragile. Le grain peut être dévoré, anéanti, desséché, emporté ou étouffé. Il ne se distingue même pas de l’ivraie, son imitation frauduleuse. Pourtant, il poussera et portera des fruits surprenants.

Et voilà le second volet du mystère dévoilé à ce point précis : le Royaume n’est pas uniquement semence, mais aussi moisson eschatologique abondante, réjouissante, merveilleuse. La figure actuellement humble et effacée du Semeur cache, pour l’heure, la grandeur encore invisible du grand Moissonneur qu’est Jésus, le Messie-Roi. Ainsi, dans la vie et le ministère de Jésus existe une curieuse tension entre la révélation et le mystère, non encore dévoilé, de la grandeur eschatologique. L’une est caractérisée par la faiblesse, l’autre par le triomphe et par la gloire. À la première appartient l’autorité (exousia) par laquelle il annonçait le salut et offrait le pardon. Les miracles et les actes puissants qui accompagnaient son ministère en attestaient la réalité. Durant son ministère terrestre, Jésus insistera pour que cette autorité ne se divulgue pas. Sa messianité devra encore demeurer secrète.

Ce paradoxe est surtout apparent dans l’expression « Fils de l’homme » par laquelle il s’est désigné. Ce titre mystérieux, propre aux Évangiles synoptiques, rappelle le chapitre 7 du livre de Daniel. Là, pour la première fois, nous voyons apparaître une figure céleste qui est investie d’une autorité supérieure. Agent divin, cette figure exécute les œuvres eschatologiques de Dieu. Mais le Fils de l’homme, Jésus, fait connaître d’avance le sort qui l’attend. Il est homme parmi les hommes; pour l’instant, il ne fait que semer, avant de pouvoir moissonner. Il doit souffrir, mourir et ressusciter. Il est important de noter la force des deux termes grecs dans l’original : le dein (« il faut ») et le prepein (« il convient »), qui contiennent l’idée d’urgence et de nécessité.

L’ombre de la croix, lointaine au début, se fait progressivement menaçante jusqu’à s’abattre, finalement, sur sa personne en l’écrasant. La croix fait partie du Royaume; elle en est même le centre, ce qui approfondit encore plus le mystère du Royaume. Le Christ-Roi ne changera pas d’itinéraire, malgré les protestations des siens et la tentation de Satan. Il gravira jusqu’au bout le chemin tracé d’avance et passera le premier la porte étroite, renonçant à lui-même et se chargeant de sa croix pour aboutir au suprême sacrifice. Le Semeur deviendra semence. Jeté à terre il mourra, et à cette condition il pourra porter des fruits au centuple. Il faut que le Fils de l’homme se rende à Jérusalem afin que, par sa mort expiatoire, il achève la grande œuvre de rédemption et de réconciliation décidée par le Père. Sa résurrection offre un autre signe eschatologique du Royaume. En Christ, le Royaume surgit à travers les frontières des catégories terrestres, et ce qui a été « dit à l’oreille » sera divulgué et proclamé sur tous les toits (Mt 10.27).

Nous venons d’esquisser, bien brièvement certes, la notion synoptique du Royaume. Celui-ci est à la fois présent et futur; imminent, mais aussi déjà présent parmi les hommes. En Christ le Ressuscité, les frontières du temps sont nettement délimitées. Les deux âges coïncident en sa personne, sans jamais se confondre. L’homme fort a déjà pénétré dans sa propre demeure et il y a lié l’adversaire, l’usurpateur. N’oublions pas que la résurrection appartient aussi au futur. Le Sauveur sorti vivant de la tombe n’appartient pas à une catégorie terrestre. Quoique la phase finale, celle de la création d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, ne soit pas encore entamée, le Ressuscité est quand même le premier fruit du grand futur.

Avant la résurrection, les perspectives n’étaient pas claires, malgré l’espoir maintenu par les fréquentes allusions à l’apparition glorieuse du Royaume. Ce n’est qu’à la résurrection que des perspectives véritablement nouvelles s’ouvrent au regard du croyant. Elle a permis de distinguer clairement entre ce qui est déjà accompli et ce qui sera encore, et constitue en définitive le point de départ d’une nouvelle dispensation dans le futur du Royaume. À la lumière de ceci, nous comprenons mieux le sens du mystère du Royaume au cours de notre histoire. Disons-le sans tarder : selon les synoptiques, le Royaume ne constitue pas la suite logique, la conclusion normale de notre histoire. Il ne s’installe pas parce que disciples, Église de Jésus-Christ, nous nous occuperions des choses de la fin. C’est lui qui a pénétré l’histoire des hommes pour y être mystérieusement à l’œuvre.

La parabole du Semeur jette une lumière suffisante sur cet aspect de la réalité. L’avertissement adressé aux moissonneurs de ne pas arracher l’ivraie est crucial pour en comprendre la nature. Nous devrions garder toujours présent à l’esprit cet aspect des choses afin de mieux combattre toute idée sectaire et toute déformation théologique. Les paraboles du grain de moutarde et du levain traitent de cette puissance déjà active. La première fait allusion à son pouvoir d’expansion, le petit grain insignifiant par son poids et ses dimensions deviendra un arbre, les oiseaux se nicheront sur ses branches et les gens chercheront l’ombre de son feuillage. Le Royaume ne s’isole pas du monde, au contraire il lui est lié, telle une force qui le transforme de l’intérieur.

Ce n’est que dans ce sens qu’il convient de comprendre la Parole de Jésus : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18.36), et non pas selon une piété spiritualiste désincarnée qui fait du Royaume une réalité vague et abstraite sans rapport aucun avec la vie sur terre. Jésus ne prêche pas un dualisme qui sépare arbitrairement le domaine spirituel du temporel. Il fait simplement comprendre que l’origine, le processus de développement et la visée finale du règne des cieux ne doivent pas être assimilés à ceux des royaumes de ce monde, sans commune mesure avec l’autorité suprême que Dieu exerce sur l’homme et sur la nature.

La parabole de la moutarde souligne le rôle et le pouvoir d’expansion propres au Royaume. Elle en annonce « l’extensibilité », selon l’expression de H. Ridderbos. Le levain fait lever toute la pâte. Il pénètre toutes les relations dans tous les domaines de l’existence. Un certain eschatologisme a exagérément souligné un seul aspect de l’espérance chrétienne sans rendre justice à ce que dit expressément le texte biblique. L’eschatologisme en question se trompe sur la résurrection et sur le pouvoir effectif qu’exerce actuellement le Seigneur exalté. Il déconsidère le fait que le champ dans lequel la semence est jetée s’appelle « le monde ». C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, Christ reste l’unique espérance des hommes.

Parce que l’Église chrétienne primitive a été saisie et qu’elle a saisi son espérance, elle a pu se battre dans le passé, avec force et sans ménagements, contre des puissances obscures ou contre les autorités politiques. C’est à cette condition qu’elle peut encore, à l’heure actuelle, livrer ce combat contre les assauts de la sécularisation et empêcher le projet diabolique de confondre le Royaume avec les pseudocraties humaines.

Une idée aussi anti-biblique placera immanquablement la création et la nature comme des entités autonomes et autarciques et prétendra amener le monde vers une perfection téléologique. Dans cette conception horizontaliste, le Royaume vient au monde et vers l’homme soit par l’effort de celui-ci, soit de manière « spirituelle ». La résurrection apparaît comme une idée mythologique qu’il faudrait interpréter selon les catégories de la pensée moderne. Le « futur » de Jésus disparaît totalement, n’étant plus alors l’unique espérance du monde, celui qui régénère et recrée l’univers pour lui redonner une forme nouvelle.

L’Écriture sainte parle d’un bout à l’autre du salut qui vient de l’autre côté — du côté de Dieu — par sa Parole et grâce à la croix et à la résurrection du Fils incarné. Nous comprenons en même temps que Dieu préserve sa transcendance en agissant de la sorte, car Dieu ne devient pas Dieu dans la mesure où il nous serait nécessaire pour nous comprendre et pour nous accomplir (pensons à la théologie dite existentialiste). Un tel Dieu est celui de l’existentialisme athée, et quand l’idée en est reprise par des chrétiens, elle conduit le Royaume vers une humanisation absolue, laquelle finalement aboutit à la théologie de la mort de Dieu.

Les Évangiles, comme d’ailleurs toute l’Écriture, nous parlent du Dieu de la création qui, dès l’origine, introduit son règne par son Fils et par son Esprit. Il n’est jamais pris au dépourvu devant l’opposition. En revanche, lui, qui a ressuscité le Fils, fait en sorte que cette résurrection projette sa lumière aussi bien dans le passé que vers l’avenir. Elle devient facteur de foi, d’assurance et de joie dans l’attente du futur avènement du Christ.

Ce Royaume de Dieu, sans cesse contesté, apparemment interrompu, combattu avec acharnement, continue sa marche vers son accomplissement final, sans qu’aucun événement ni aucun pouvoir ne puissent l’arrêter, malgré le jour de paroxysme et de délire où la démesure des hommes se fit entendre contre le ciel : « Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous » (Lc 19.14). « Nous n’avons point d’autre roi que César » (Jn 19.15).

Dans l’une de ses dernières paraboles, Jésus annonçait clairement le sort qui serait bientôt le sien. Les serviteurs envoyés par le Maître de la vigne pour cueillir les fruits de la vendange sont renvoyés à vide; d’autres sont bafoués et battus. À la fin, il décide d’envoyer son propre fils, l’héritier, pour ramener à la raison les vignerons rebelles. Mais leur opposition haineuse se déchaîne contre celui-ci à tel point qu’à la fin ils le tuent. La parabole de Matthieu 21 dépeint de manière dramatique le dénouement du conflit entre Jésus et ses ennemis. Cependant, même ici, Dieu tient les rênes de l’histoire entre ses mains. Celui qui est assis sur le trône rira et se moquera des complots ourdis contre ses desseins et contre son autorité (Ps 2); son plan sera réalisé en dépit de toute opposition. Parce que son Fils s’est abaissé jusqu’à la mort infâme de la croix, il l’élèvera souverainement au-dessus de tout nom.

En se soumettant à la volonté de Dieu, Christ s’est acquis des titres messianiques tels qu’« Étoile de Jacob », « Prince de paix », « Lion de Juda », « Fils de David » et « Seigneur de David », lui qui était apparemment sans beauté, qui offensait l’orgueil national juif, qui n’avait rien d’un roi-réformateur champion de délivrances spectaculaires et encore moins d’un chef militaire incontesté. Les juifs qui attendaient patiemment la venue du Messie avaient oublié que celui-ci viendrait comme un humble serviteur. Même les disciples, Pierre en tête, avaient protesté contre son abaissement, refusant de croire à sa mort, nécessaire à cause du péché. Mais la croix a préparé la couronne (Col 1.15-20). Par conséquent, le Ressuscité peut déclarer : « Tout pouvoir m’a été accordé dans les cieux et sur la terre » (Mt 28.18).

Comme au temps du ministère de Jésus, l’entrée dans le Royaume exige la repentance et l’humilité. Ceux qui acceptent ces conditions doivent s’attendre au pire. Ils seront chassés, persécutés, ridiculisés, parfois mis à mort. Mais ils seront les véritables héritiers. Le Royaume viendra de toute manière, qu’il y ait ou non repentance ou obéissance. Il faut prendre garde et écouter attentivement l’avertissement : « Ce ne sont pas ceux qui me disent Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le Royaume, mais tous ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 7.21).

Après avoir consacré une grande partie de ce chapitre à l’examen de la notion synoptique du Royaume de Dieu, arrêtons-nous plus brièvement devant d’autres textes du Nouveau Testament traitant du même sujet.

Actes 2.34 est la première référence messianique dans le Nouveau Testament relative à l’accomplissement des promesses contenues dans le Psaume 110. D’autres textes le reprennent (Ac 5.31; 7.55; Rm 8.34, 1 Co 15.25, Ép 1.20-23; Col 3.1). L’épître aux Hébreux se réfère fréquemment au Psaume 110, dont la pensée, selon l’interprétation qu’en donne le Nouveau Testament, a trait au règne exercé par le Messie. Ce règne doit se poursuivre jusqu’à la soumission de tous les ennemis.

À quel moment commencera le règne du Christ? Le Psaume ne le précise pas, mais le règne est associé à son avènement, qui prépare le salut ou le jugement. D’après le Nouveau Testament, nous pouvons conclure qu’il s’agit du règne présent du Messie, à l’exception de 1 Corinthiens 15.25, d’après lequel il appartiendrait au futur. Actes 2.34-36 se réfère au règne actuel du Christ. Selon Pierre, l’effusion du Saint-Esprit est l’accomplissement de la promesse de l’Ancien Testament. Elle invite à la repentance, à accepter le salut offert en Jésus exalté, le Messie véritable. C’est comme tel qu’il détient l’autorité, et c’est à lui que va l’obéissance de notre foi. Les auditeurs de l’apôtre Pierre allaient-ils se soumettre au Messie ou bien demeurer dans les rangs ennemis, se plaçant alors sous le jugement réservé à tous ceux qui s’égarent dans l’apostasie? La deuxième remarque de Pierre se réfère à Jésus non seulement en tant que Messie, mais encore en tant que Seigneur.

D’après F.F.Bruce, « pour les juifs, il n’y avait qu’un seul nom au-dessus de tout nom, celui ineffable du Dieu d’Israël ». Or Pierre attribue à Jésus le nom de Kurios qui est précisément l’équivalent de Yahvé, l’Éternel. L’apôtre exhorte ses auditeurs à appeler Jésus « Seigneur » pour qu’ils trouvent leur salut en son nom, ce qui rappelle le contexte de l’Ancien Testament : l’Alliance de Dieu et d’Israël (Ph 2.10 et És 45.23; 1 Pi 3.15 et És 8.13; Rm 10.13 et JI 3.5). Puisque le Seigneur Dieu est le Souverain suprême, la désignation de Jésus comme Seigneur annonce la délégation que le Père donne au Fils pour exercer après son ascension toute autorité. Les premiers chrétiens ont considéré Jésus bien plus comme Kurios, titre qu’on donnait à cette époque à l’empereur romain. Car toute la création, visible et invisible, lui était soumise.

De son côté, Hébreux 10.12-13 souligne cette même réalité. Les ennemis du Christ sont devenus ses marchepieds. D’autres textes renforcent la même conviction (Ép 1.20-23; 1 Pi 3.22; Ap 3.21).

Sa victoire devient une réalité actuelle qui inclut sa souveraineté au-dessus des « principautés » et des « puissances », non seulement dans le monde visible, mais encore dans le monde invisible et dans l’avenir. La souveraineté du règne actuel du Christ n’est donc pas exhaustive; bien des événements sont réservés au futur. Christ ne reçoit pas « une autorité », mais toute l’autorité, illimitée, enveloppant l’ensemble de la réalité créée. Cette autorité fonde l’ordre missionnaire, à la fois ordre et garantie; les disciples pourront prêcher à toutes les nations, jusqu’à la fin du monde (Mt 28.18-20). La mission chrétienne ne consiste pas uniquement à mener des âmes individuelles à la conversion, mais à annoncer principalement la Bonne Nouvelle. L’évangélisation biblique est principalement proclamation de la Parole.

La mission chrétienne est la reconnaissance et la proclamation de l’autorité suprême du Christ exalté. Une certitude est ancrée au cœur de chaque missionnaire : le jour vient, et il est « proche », où la création entière lui rendra l’hommage universel qui lui est dû.

Depuis la croix du Calvaire, le prince de ce monde a été jeté dehors. Bien qu’il rugisse tel un lion rôdant autour des hommes — des fidèles surtout — cherchant qui dévorer (1 Pi 5.8), bien qu’il se transforme parfois en ange de lumière (2 Co 11.14) pour mieux séduire les membres de l’Église, citoyens du Royaume, ses jours sont comptés. Ses machinations ne peuvent pas aller au-delà des chaînes dont Christ l’a lié. Forts de cette assurance, les chrétiens résisteront avec toutes les armes spirituelles dont ils ont été équipés (Ép 6).

Note à propos du royaume de Dieu et du royaume du Christ

Au sens large du terme, Royaume de Dieu et Royaume du Christ ne sont pas des synonymes. Lorsque la fin viendra, Christ remettra son Royaume entre les mains du Père, afin que Dieu soit tout en tous (1 Co 15.24). Quel est le rapport entre les deux, puisque l’un et l’autre font partie de la dispensation actuelle du salut? Quelques textes établissent une claire distinction. L’abandon des biens et des possessions se fait au nom et pour l’amour du Christ selon Matthieu (Mt 19.29), pour le Royaume selon Luc (Lc 18.29), pour l’Évangile selon Marc (Mc 10.29). Il est cependant clair que ces termes recouvrent un même et unique sens. Le Royaume consiste en l’Évangile. Nous fondant également sur la parabole des dix vierges et des serviteurs qui veillent (Mt 25.1-13), nous comprenons que le Royaume des cieux s’identifie parfaitement avec la seigneurie actuelle de Jésus.

Dans Apocalypse 12.10, le Royaume de Dieu et l’autorité (exousia) du Christ sont directement liés. Même une interprétation strictement futuriste ne saurait les dissocier. Mais c’est certainement Éphésiens 5.5 qui rend le mieux compte de leur relation étroite.

La distinction apparaît lorsque nous nous rappelons que le terme grec de basileia signifie d’abord règne et non royaume. En sa qualité de Messie, Christ a reçu la « domination » de la part de son Père (Lc 22.29). Il la tiendra jusqu’à ce que tout soit soumis à son autorité. Mais en sa qualité de deuxième personne de la Trinité, il la conservera éternellement.

Dieu exerce souverainement et définitivement le règne. C’est de lui que procède toute autorité, toute délégation d’autorité, y compris celle conférée à Christ, le Fils incarné. On peut comprendre la chose de la manière suivante : si la Bible parle d’un bout à l’autre du « Royaume de Dieu », dans le Nouveau Testament celui-ci devient le « Royaume du Christ », et, en la personne du Fils incarné, se trouve à la portée de la main. Dieu et Christ sont réunis de telle sorte que nous ne pourrions parler du Royaume de Dieu sans parler en même temps de celui du Christ.

Par exemple, dans 1 Corinthiens 4.19-20, l’apôtre laisse entendre la réalité présente du Royaume. Ailleurs, notamment dans 2 Timothée 4.18, l’apôtre insiste sur le caractère futur du Royaume. (1 Co 6.9). Ces deux dimensions — présente et future — créent une certaine tension.

« L’Église a fait l’expérience de la victoire du Royaume de Dieu; pourtant, l’Église est comme tous les autres hommes. À la merci des pouvoirs de ce monde. Cette situation crée une tension sévère, en réalité un conflit aigu, car jusqu’à la fin du monde l’Église est le point de mire du conflit entre Dieu et Satan. Elle ne sera jamais en repos ni ne pourra prendre son aise. Elle devra sans cesse s’engager en conflit et combat, souvent persécutée, mais sans cesse aussi assurée de la victoire ultime du Royaume qu’elle attend et qu’elle sert.1 »

Note

1. G.E. Ladd, Présence du Royaume, p. 338.