Introduction au livre de Jérémie
Introduction au livre de Jérémie
- Généralités
- L’homme
- Auteur
- Plan
-
Période et circonstances
a. Le monde extérieur contemporain de Jérémie
b. Situation politique intérieure - Vocation et carrière
- Message
1. Généralités⤒🔗
Le livre du prophète Jérémie est le second dans l’ordre des grands prophètes de l’Ancien Testament. Son nom signifie « celui que l’Éternel a établi ». Sans doute, Jérémie est le plus célèbre des prophètes. « Sans cet homme extraordinaire, l’histoire religieuse de l’humanité eut suivi un autre cours », disait au siècle dernier un grand littérateur français dont il faut mesurer la grande capacité à formuler des jugements à l’emporte-pièce, plus frappants au premier moment que réellement convaincants!
Le français a conservé son nom dans le substantif « jérémiade », « plainte fréquente et importune », selon le dictionnaire Littré, et c’est monnaie courante que de l’entendre donner comme exemple d’oiseau de malheur : « Pas besoin d’être Jérémie pour deviner le sort qui m’est promis », chantait G. Brassens.
Plus sérieusement, on peut mesurer la trace laissée par Jérémie dans l’histoire, au fait qu’interrogés par Jésus sur ce que les gens disent de lui, les disciples répondent : « Les uns disent Jean-Baptiste; d’autres, Élie; d’autres, Jérémie, ou l’un des prophètes » (Mt 16.14). Il y a là plus qu’un parallèle arbitraire : comme Jésus, Jérémie marque la fin d’une ère; plus rien après lui ne sera comme avant. Comme lui, il faut retenir un message de repentance radicale : il faut que fassent demi-tour tous les hommes détournés de Dieu. Comme lui, il prononce de sévères attaques contre le temple et se fait le prédicateur de l’authentique culte spirituel (Jr 4.4; 31.31-34). Comme lui, il souffre douloureusement, payant d’un prix très lourd la parole et l’attitude que Dieu lui inspire. Ainsi, Jérémie est-il un des grands « types » du Christ dans l’Ancien Testament, un de ceux dont la personne tout entière, et pas seulement la parole, annonce et signifie la passion du Messie promis.
Un écrivain moderne a dit :
« Les quatre principales époques de la vie d’Israël se résument dans quatre noms : Abraham, Moïse, David, Jérémie; Abraham est la racine, Moïse, le tronc, David la fleur, Jérémie le fruit. L’accord parfait de la volonté humaine avec la volonté divine par le Saint-Esprit est, en effet, le but suprême, le fruit mûr du salut que Dieu a préparé pour l’homme par l’Ancienne Alliance » (Bible Annotée, Conclusion à Jérémie).
2. L’homme←⤒🔗
Jérémie est le prophète sur la personne duquel nous sommes le mieux renseignés, car outre qu’il nous a laissé lui-même de nombreux témoignages sur sa vocation et sa mission, son secrétaire Baruch a rédigé une véritable biographie de l’homme, laquelle a été réunie à l’ensemble du livre.
Il est né vers 645, dans une famille de prêtres, et son nom signifie : « Yahvé est puissant », ou « Yahvé jette ». Il est fils de Hilkija, non de celui qui fut grand-prêtre de Jérusalem, mais d’un modeste desservant. Le nom de Hilkija était assez répandu. On a supposé, non sans vraisemblance, que la famille de Jérémie descendait du prêtre Abiathar, exilé précisément à Anatoth par Salomon (1 R 2.26); Anatoth, village situé à 6 km au nord de Jérusalem, en Benjamin. C’est un peu comme Béthanie, une sorte d’oasis dans un pays passablement aride. De la tribu de Lévi, Jérémie naquit vers la fin du roi Manassé, grandit pendant celui de l’impie Amon et le début de celui de Josias. Son appel prophétique date de la 13e année de ce roi, cinq ans avant la découverte du livre de la loi dans le temple.
Le personnage est timide, faible, presque un enfant, selon son propre aveu. Mais il est ému d’une tendresse touchante qui le fait vibrer devant la détresse d’autrui et de son peuple. Bien qu’animé d’un patriotisme ardent, il sera considéré comme un traître à cause de la mission impossible que Dieu lui confie, et qui lui inflige des souffrances morales et même physiques. Quel est le miracle qui expliquera que cet homme timide devient un téméraire s’opposant aux puissants de son peuple, le porte-parole hardi de l’Éternel, colonne de fer restant debout, lutteur indomptable et solitaire, prêt à braver tout jusqu’aux moqueries et même les persécutions et l’emprisonnement?
Le miracle s’explique par la seule parole : « Je suis avec toi. » Cette présence est le secret de sa personnalité, de sa vaillance invincible, de son courage exceptionnel. Sa foi trempée par la lutte quotidienne, constante, ne fléchira pas malgré les vagues de découragement et de tristesse qui, plus d’une fois, essayeront de le submerger. Il est prophète à contrecœur, et son cœur est tendre, vulnérable, constamment déchiré. C’est au plus sensible de tous les hommes de l’Ancien Testament qu’est confiée cette impossible mission. Écorché, le cœur à la limite de l’éclatement, la tête bouillonnante de pensées d’amour qu’il faut refréner pour annoncer le dur message de son Dieu, Jérémie le doux, le rêveur, l’affectueux, va devenir l’homme de douleur. « Mon cœur frémit, je ne puis me taire! » (Jr 4.19).
Empruntons à la TOB une page d’introduction :
« La solitude de l’homme de la Parole : Au lecteur du livre Jérémie se présente comme un grand solitaire. “Je reste à l’écart” : ce sont les termes mêmes qu’il emploie pour caractériser ses rapports avec la société (Jr 15.17). Incompris et persécuté, mal aimé de ceux-là mêmes qui devraient l’entourer et l’encourager (les membres de sa famille, Jr 12.6), il n’est avec eux ni quand ils font la fête à de jeunes mariés ni quand ils pleurent un mort (Jr 16.5-9). Il ne connaîtra jamais le réconfort et les responsabilités de la vie conjugale et il ne sera jamais père (Jr 16.1-4). Incarcéré, brutalisé, entraîné malgré lui vers l’Égypte, il finira ses jours dans une terre lointaine et nul ne gardera le souvenir de sa tombe.
Pourtant, nous sommes assez bien renseignés sur sa vie intérieure. Nous savons que cette solitude ne correspondait nullement chez lui à une disposition naturelle. Elle lui était imposée par une force extérieure qui lui faisait violence, qui l’assaillait, le remplissait, le tenaillait, requérait une adhésion totale de sa volonté, qui avait besoin de la solitude comme d’un moyen d’action au sein du peuple : Cette impitoyable force, c’était la Parole de Dieu. Aucun prophète n’évoque la Parole de Dieu et sa manière d’agir avec autant de douloureuse précision que Jérémie. “La Parole du Seigneur s’adressa à moi”; c’est chez lui une notation courante qui introduit et qualifie son discours. “Dès que je trouvais tes paroles, je les dévorais.” (Jr 15.16). Bien qu’elles le réjouissent, leur effet est souvent dévastateur : “À cause de tes paroles, je tremble de tous mes membres, je deviens comme un ivrogne, un homme pris de vin.” (Jr 23.9).
Cette Parole éprouvante qui est semblable à un feu, à un marteau qui pulvérise le roc (Jr 23.29), il la reçoit non seulement dans les éclairs d’illumination qui semblent s’inscrire dans une expérience en soi banale (Jr 1.11-14); il l’entend aussi dans la salle d’audience du Seigneur céleste où, en sa qualité de prophète, il a le droit de pénétrer. En outre, le Seigneur la pose sur ses lèvres (Jr 1.9), en veillant sur elle afin de faire d’elle un feu qui va dévorer le peuple récalcitrant (Jr 5.14). Parfois aussi, la Parole semble l’abandonner; elle se fait rare et lui inflige de longues journées d’attente avant de communiquer à nouveau (Jr 42.7). Dans la vie de cet homme, la Parole est devenue le facteur clé, le centre encombrant, trouble-fête aussi bien que raison d’être, une sorte de despote capricieux l’aliénant apparemment à lui-même et à ses semblables pour, en fait, le plonger au cœur même de la réalité.
On comprend dès lors que le prophète ait dû faire un effort constant pour assumer cette Parole et pour s’assumer lui-même face à elle. Le prophète se plaint amèrement de son isolement, de la futilité de sa condition, mais il s’entend simplement dire que cette condition est inéluctable et qu’elle fait partie de sa mission prophétique. Dans ces dialogues avec Dieu, la parole de l’homme est aux prises avec la Parole de Dieu, et c’est toujours cette dernière qui triomphe. Quelles que soient les modalités historiques de leur déroulement (il n’est pas facile de pénétrer la psychologie de l’expérience prophétique), ces dialogues attestent en tout cas que la Parole de Dieu était une préoccupation constante de Jérémie. »
3. Auteur←⤒🔗
Comme la plupart des écrits prophétiques, le livre de Jérémie est essentiellement une compilation de discours et d’oracles isolés.
La tradition juive et chrétienne considère Jérémie comme l’auteur du livre qui porte son nom. Dans la quatrième année du règne de Jojakim, Jérémie dicta son livre à son secrétaire Baruch, « paroles reçues de la part de l’Éternel ». Ce message fut lu en public devant le roi. Celui-ci s’en débarrassa au moyen d’un canif et d’un brasier. Mais le prophète reçut l’ordre de dicter son message une seconde fois en y ajoutant encore beaucoup d’autres paroles. Avant la destruction de Jérusalem, le prophète eut à faire face tout d’abord à une opposition violente, puis à la persécution ouverte. Il fut une fois emprisonné par Paschur, et les sacrificateurs de concert avec les prophètes montèrent un complot contre lui. Plus tard, Sédécias le fit mettre en prison et les chefs du peuple le jetèrent dans une citerne. Délivré par un Éthiopien, Jérémie demeura dans la cour de la prison jusqu’à la chute de Jérusalem.
Grand est l’intérêt du livre de Jérémie au point de vue historique, prophétique et spirituel. Jérémie est appelé littéralement « la bouche de Dieu ». C’est pourquoi il doit renoncer à vivre comme les autres. Cette situation exceptionnelle le conduit à une connaissance remarquable du cœur humain et de son propre cœur; il en éprouve toutes les contradictions (Jr 17.5-18) et atteste qu’il est impossible d’appartenir à Dieu sans chercher parfois à se libérer de son emprise contraignante (Jr 15.20-21; 20.7-18).
4. Plan←⤒🔗
1. Introduction - 1
a. Cadre historique de la prophétie
b. Vocation
2. Prophéties concernant le peuple élu - 2 à 45
a. Sous le règne de Josias - 2 à 12
1. Péché de Juda
2. Appel à la repentance
3. Prédication du jugement
4. Accusation, menaces
5. Souffrance du prophète
6. Idolâtrie, désobéissance
7. Déception de l’Éternel au sujet de son peuple
b. Sous le règne de Jojakim - 13 à 20, 25 et 26, 45
1. Le jugement est inévitable - 13 à 20
2. Prédiction de 70 ans de captivité - 25
3. Prédiction de la destruction de Jérusalem - 26.1-6
4. Jérémie en danger - 26.7-24
5. Les Récabites - 35
6. Les livres des prophéties de Jérémie - 36
c. Sous Sédécias - 21 à 33 (moins 25-26)
1. Châtiments attirés par les péchés de Juda - 21 à 24
2. Ordre de se soumettre à l’envahisseur - 27
3. Jérémie et le faux prophète Hanania - 28
4. Lettre de Jérémie aux captifs - 29
5. Restauration d’Israël et le Messie - 30 à 33
d. Pendant le siège de Jérusalem (sous Sédécias) - 34 à 39
1. Prophétie sous Sédécias - 34
2. Menaces contre les grands - 34.8-22
3. Emprisonnements - 37 à 38
4. Prise de Jérusalem - 39
e. Après la destruction de Jérusalem - 40 à 44
1. Guedalia - 40 à 41
2. Fuite en Égypte - 42 à 43.7
3. Nouvelles prophéties - 43.8 à 44.30
3. Prophéties concernant les peuples étrangers - 46 à 51
a. Égypte - 46
b. Philistins - 47
c. Moab - 48
d. Ammon - 49.1-6
e. Édom - 49.7-22
f. Damas - 49.23-27
g. Arabie-Kédar et Hatsor - 49.28-33
h. Élam - 49.34-39
i. Babylone - 50 à 51
4. Appendice : Siège et prise de Jérusalem - 52
(reproduction presque textuelle de 2 Rois 24 et 25)
Actions symboliques
- L’amandier, le chaudron bouillant - 1
- La ceinture de lin - 13
- Le potier - 18-19
- Le panier de figues - 24
- Le joug - 27
- L’achat d’un champ - 32
- Les pierres cachées - 43
- Le livre jeté dans l’Euphrate - 51
Le livre de Jérémie se présente à nous avec deux caractères particuliers :
1. Il est par endroits en grand désordre, mélangeant par exemple, sans qu’on sache pourquoi, ce qui s’est passé sous Jojakim et ce qui s’est passé sous Sédécias.
2. Le texte classique est sensiblement plus long que celui de la traduction des Septante, laquelle paraît avoir été faite d’après un manuscrit ancien.
La suite des chapitres n’étant pas chronologique, l’analyse du livre présente quelques difficultés. Historiquement, les chapitres se groupent autour des règnes de Josias, Jojakim, et Sédécias. Appartenant à une période de décadence, Jérémie ne possède pas un style aussi pur et châtié qu’Ésaïe, né quelque 130 ans auparavant. Mais ce style est cependant très vivant. Il est comme l’écho des sentiments passionnés qui remplissait le cœur du prophète.
5. Période et circonstances←⤒🔗
Le cadre historique dans lequel s’inscrit la prédication de Jérémie est l’époque où le peuple de Juda se trouve à son tour à un tournant décisif de son histoire. Un intervalle de 70 ans environ a séparé le ministère d’Ésaïe de celui de Jérémie. Celui-ci a vécu sous les sept derniers rois de Juda.
a. Le monde extérieur contemporain de Jérémie←↰⤒🔗
Cette section est tirée de la Bible Annotée (Introduction à Jérémie).
Commençons par jeter un coup d’œil sur l’état du monde oriental à cette époque. Quatre événements décisifs caractérisent ce moment de l’histoire : la chute de l’Empire assyrien et l’abaissement de l’Égypte; puis l’élévation, sur les ruines de ces anciens États, de deux puissances nouvelles : l’Empire des Mèdes et celui des Chaldéens (Babylone).
La destruction soudaine de l’armée du roi d’Assyrie, Sennachérib, au temps d’Ézéchias, ne porta pas un coup sensible à la puissance de cet empire; elle ne fit que procurer une dernière et assez longue période de tranquillité au petit royaume de Juda que l’Éternel venait de prendre, d’une manière si marquée, sous sa protection. L’Assyrie atteignit sous les deux successeurs de Sennachérib, Assarhaddon et Assurbanipal, le plus haut degré d’éclat et de puissance. Ninive était alors la capitale d’un empire qui comprenait, de l’ouest à l’est, toutes les contrées s’étendant de « l’Archipel au golfe Persique », et du sud au nord, tout ce qui est situé entre l’Égypte et le Caucase.
Mais déjà sous Assurbanipal se manifestèrent des symptômes significatifs de dissolution. Les vice-rois de Médie et de Babylone levèrent l’étendard de la révolte contre leur suzerain. Cette première tentative échoua, grâce peut-être à l’invasion des hordes scythes qui, de 628 à 612, dévastèrent l’Occident de l’Asie. Cet événement força sans doute les deux ennemis de Ninive à rentrer chez eux pour défendre leurs foyers. Mais dès que le danger se fut dissipé, une nouvelle révolte des Mèdes et des Chaldéens réunis éclata; leurs deux rois Cyaxare et Nabopolassar prirent Ninive et mirent fin à l’empire assyrien, dont ils partagèrent les dépouilles (entre 614 et 612).
Toute la partie orientale de l’ancienne Assyrie devint la part des Mèdes, qui fondèrent à cette époque un vaste empire comprenant, outre la Médie, la Perse, la Bactriane et les Indes; une flèche bien aiguisée que l’Éternel tint dès ce moment en réserve dans son carquois pour le jour où il en aurait besoin.
La partie occidentale de l’empire d’Assyrie tomba en partage aux Chaldéens. Nabopolassar, leur chef, fit de Babylone le siège de cette nouvelle et immense monarchie. Comme il était sans doute déjà âgé, il associa au gouvernement de l’État son fils Nébucadnetsar, qui allait devenir l’instrument des jugements de Dieu sur l’Égypte d’abord, puis sur Juda.
Pour abaisser l’Égypte, Nébucadnetsar n’eut pas besoin d’aller la chercher sur les bords du Nil. Ce fut elle qui vint s’offrir à ses coups. Le roi Néco, encouragé sans doute par le bruit des révolutions qui s’accomplissaient dans les contrées du Tigre et de l’Euphrate, voulut profiter de ce moment où succombait la vieille Ninive et où Babylone ne faisait que poindre, pour porter un coup décisif à l’indépendance de ces pays, d’où étaient sorties tant d’expéditions ruineuses pour l’Égypte. Il s’avança contre eux, vers l’an 612, à l’époque de la chute de Ninive. Nébucadnetsar vint à sa rencontre jusqu’à l’Euphrate. Le choc entre les deux colosses eut lieu à Carkémisch. Les Égyptiens furent complètement battus. On rapporte qu’après cette défaite Nébucadnetsar poursuivit les restes de l’armée ennemie et reconquit toutes les anciennes possessions assyriennes en Syrie, en Phénicie, et en Palestine. Il vint donc certainement aussi à Jérusalem (voir 2 R 24.1), ce qui confirme le récit de la première déportation juive en 606 avant notre ère. (Bible Annotée).
b. Situation politique intérieure←↰⤒🔗
Jérémie parla au nom de Dieu pendant les règnes successifs des cinq derniers rois de Juda et pendant quelques années encore plus tard, après la chute de Jérusalem.
Depuis déjà un siècle, le peuple subit des calamités, lesquelles, aux regards d’un lucide observateur, sont l’évidence de la colère et du jugement du Seigneur. Les dix tribus ont été emmenées en captivité, mais cette calamité n’a pas produit d’effet salutaire sur le royaume de Juda. C’est la période du roi Manassé, qui, pour faire plaisir au roi d’Assur, a instauré en Juda un véritable paganisme officiel (687-642). Le roi impie pousse toujours plus son royaume sur la pente glissante de l’iniquité en suivant la même voie qu’Israël, le frère aîné, qui venait de disparaître il y avait quelques décennies seulement. Le petit royaume se précipite, lui aussi, la tête baissée vers sa ruine.
Amon, son fils, lui succède et poursuit sa politique, mais le peuple révolté contre lui l’assassine. Vient alors Josias (640-609) qui sera pour Jérémie ce qu’Ézéchias a été pour Ésaïe, un roi fidèle au Seigneur, écoutant sa Parole et s’efforçant de gouverner selon sa volonté. C’est donc sous Josias que Jérémie est choisi par Dieu. C’est sous son règne qu’il commence à prophétiser : le monde est alors en perpétuel bouleversement. Tour à tour, l’Assyrie, l’Égypte et Babylone dominent sur le Moyen-Orient. Terre de passage entre le Nord et le Sud, la Palestine est ravagée par leurs armées, des batailles se déroulent sur son territoire et Jérusalem et la plupart des grandes villes sont dévastées. Faisant le bilan des règnes précédents, Jérémie fustige l’idolâtrie de son peuple et voit dans son destin tragique de terre ravagée par les envahisseurs la conséquence du fait que, livré à d’autres dieux, il n’est plus l’enclos protégé sur lequel Dieu veille.
C’est comme un spectateur, mais aussi un acteur, que Jérémie prend part à ce drame national de nature éminemment spirituelle et religieuse. Il a été le témoin de tous les troubles politiques et militaires qui ont suivi la prise de la chute de Juda. Entre 628 et 626, ce fut, ainsi que nous le disions plus haut, le passage des Scythes. Ce peuple de cavaliers, venu du nord, déferla sur la Palestine laissant derrière lui la dévastation et la mort. Il est vrai que l’invasion ne fit que frôler le pays de Juda et promena ses ravages surtout dans les cités des Philistins. Quant à la politique des grandes puissances à laquelle prétendait Josias, elle fut rapidement réduite à néant par la défaite que le roi d’Égypte, Néco, infligea aux Judéens sur l’antique champ de Meguiddo. Josias fut tué, son successeur déposé; quant au nouveau roi Jojakim, nommé par le Pharaon, il était complètement sous la dépendance de l’Égypte. À Jérusalem, on dut en tenir compte. Il en résulta un regain de l’influence égyptienne à la cour et parmi le clergé.
Cependant, la lutte pour l’hégémonie mondiale restait indécise. Les Babyloniens s’étaient soulevés contre leurs oppresseurs assyriens, dont ils avaient repris l’héritage, de sorte qu’en Juda la domination égyptienne fut rapidement supplantée par la tyrannie babylonienne. Dans cette situation, Jojakim et son gouvernement pratiquaient une politique de bascule. Extérieurement, le royaume restait tributaire des Babyloniens. Mais sous l’influence de l’Égypte, il se préparait secrètement à la révolte. Finalement, les armées babyloniennes vinrent mettre le siège devant Jérusalem.
Lorsqu’en 597 avant notre ère la catastrophe se produisit et que les murailles ne purent sauver la ville, en dépit du patriotisme des habitants et des espoirs que le clergé faisait reposer sur le temple, Jojakim était déjà mort, et son malheureux successeur Jojakin fut emmené en captivité avec les notables, les prêtres et les ouvriers jugés indispensables. Mais cette catastrophe, la plus dure qui eut frappé Jérusalem au cours de son histoire, ne parvint pas à anéantir les illusions des Judéens. Le jeune roi Sédécias, que les Babyloniens avaient placé sur le trône, reprit la politique de bascule de ses prédécesseurs. De son côté, l’Égypte rentra en scène pour patronner une alliance défensive de tous les États du sud de Palestine, alliance à laquelle le royaume de Juda s’empressa d’adhérer. Le roi, le clergé et le peuple étaient habitués à considérer l’élection divine comme une garantie de succès et de bonheur temporels.
Comme ceux de ses devanciers, les appels de Jérémie à la repentance tombèrent dans le vide, et le prophète put vivre l’événement fatidique qu’il avait pressenti depuis de longues années : l’écroulement définitif de l’État judéen. En 586, les murs de Jérusalem tombèrent, la ville affamée fut livrée au pillage et le temple lui-même détruit. À part un petit groupe, les habitants furent tous emmenés en captivité. Nébucadnetsar le traita avec déférence, mais le prophète choisit de rester dans le pays plutôt que d’aller à Babylone. Il se mit auprès de Guedalia, qui encouragea la reconstruction.
Mais le vieux patriotisme fanatique n’était pas mort. Guedalia tomba sous les coups d’un assassin issu de la famille royale. À la suite de ce meurtre, une véritable panique s’empara chez les habitants qui, par crainte des représailles babyloniennes, se mirent à fuir en grand nombre vers l’Égypte. Jérémie et son disciple Baruch furent entraînés malgré eux dans cette aventure sur la terre étrangère. En Égypte, il fit de nouvelles prophéties. Et ce fut dans la solitude que mourut ce prophète qui, pour avoir obéi à sa vocation, avait déjà connu la solitude et l’opprobre dans sa propre patrie. Il mourut, selon la tradition juive, entre 70 ou 80 ans, après plus de 50 ans de ministère.
6. Vocation et carrière←⤒🔗
La vocation de Jérémie nous est racontée d’une façon beaucoup moins grandiose que celle d’Ésaïe et d’Ézéchiel. Mais elle n’en est pas moins saisissante et plus facile sans doute à faire connaître.
Pour la comprendre, comme d’ailleurs pour mesurer à sa juste valeur toute la destinée du prophète, il faut se faire une idée exacte du caractère naturel du jeune homme. Jérémie n’est pas l’éternel pleureur, nous le disions plus haut, « le pleurnichard » que l’on imagine trop souvent. L’exposé que nous présentons montrera assez l’injustice que présente à son égard le mot de « jérémiade ». Mais ce qui est vrai, c’est que ce prophète, qui a été si héroïque, était d’un tempérament réservé, même timide, et surtout extrêmement sensible, que persécutions et déjà moqueries blessaient douloureusement, et qui ressentait d’une manière aiguë toutes les souffrances, non seulement les siennes, mais encore celles de son peuple.
Élevé dans le riant petit village d’Anatoth, un des rares endroits frais et verts de la grande banlieue de Jérusalem, et appartenant à une vieille famille sacerdotale, sans doute se prépara-t-il à devenir prêtre, mais en 626 la Parole souveraine le constitue prophète des nations, actualisant dans sa personne le dessein éternel de Dieu. Jérémie, à l’époque de sa vocation, est un jeune homme (de 17 à 18 ans peut-être) au cœur ouvert et à l’âme croyante, mais peu disposé, certes, aux grandes aventures et mal préparé aux grandes responsabilités. C’est pourtant sur cette âme apparemment faible et fragile que l’Éternel a porté les yeux pour en faire un de ses plus efficaces serviteurs.
« Avant que je ne te forme dans le ventre de ta mère, je te connaissais, et avant que tu ne sortes de son sein, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète pour les nations » (Jr 1.5). Ce n’est donc pas une initiative soudaine que Dieu prend en appelant Jérémie. C’est l’exécution d’un plan mûri, d’une préparation qui dure depuis des années sans que le jeune homme s’en doute. La providence n’improvise pas. Jérémie était prédestiné à être prophète. Quelle force pour lui que cette affirmation de son Dieu!
Jérémie a beau protester « je ne sais point parler, car je suis un jeune garçon » (Jr 1.6), c’est-à-dire quelqu’un qui n’a pas la parole dans l’assemblée des hommes (décidément, Dieu choisit qui il veut : Moïse qui bégaie; David qui, lui aussi, n’est qu’un enfant; n’est-ce pas que la faiblesse et l’humilité de l’instrument feront mieux ressortir la puissance de la Parole?). Mais Dieu ne s’arrête pas à sa protestation : pourquoi voudrait-il des dons et une autorité personnels de celui qui ne doit être qu’un ambassadeur? Et comme lors de la vocation d’Ésaïe, la bouche malhabile, la bouche impure du prophète est touchée par le Seigneur. Ce qui compte, c’est cette miséricordieuse « imposition des mains » qui ordonne à un service celui qui n’en était ni désireux ni digne.
Et voici défini le ministère de celui qui sera prophète des nations, établi sur des royaumes, car tout ce qui concerne Israël, sa gloire et sa ruine, est en relation directe avec le salut de l’humanité; « arracher et renverser, exterminer et démolir, bâtir et planter ». Comme tous les autres, il lui faudra attaquer les fausses sécurités, mettre en question la religion hypocrite, dénoncer l’exploitation et l’injustice sociales, démasquer les politiciens imbéciles ou retors. Il lui faudra nager à contre-courant, connaître l’opposition, le mépris, la calomnie, la prison. Ah! quelle nostalgie parfois de pouvoir prononcer des paroles agréables et d’être une fois d’accord avec ceux qui vous écoutent… Et c’est au bout de cela, au terme d’une lutte que poindra la mince et timide lueur annonçant le jour. Mais qui sait si lui-même l’a vue?
Mais il ne sera prophète que s’il accepte. Car Dieu n’a que faire des serviteurs sans conviction. Or, à l’appel qui retentit dans son cœur, Jérémie répond d’abord par un refus. Comment nous en étonner? Les esprits sont encore pleins de souvenirs des persécutions de Manassé; nul n’ignore à quel point la mission d’un prophète est redoutable. À plus forte raison, le timide Jérémie n’a-t-il aucun goût pour cette vie de combats, d’audace et de dangers. Aussi, pour se dérober, trouve-t-il facilement des excuses, d’ailleurs sincères : « Je ne sais point parler, car je suis un jeune garçon. » Mais Dieu, qui veut ce serviteur, n’abandonne pas si facilement la partie. Et, prenant la peine de suivre Jérémie sur le chemin de ses dérobades, il lui répond, si l’on ose dire, du tac au tac.
« Tu es un enfant? Que cela ne t’arrête pas. Moi, l’Éternel, je serai avec toi, et alors tu pourras aller partout où je te dirai, dire tout ce que je t’ordonnerai. Tu ne sais pas parler? Qu’à cela ne tienne! Je mettrai dans ta bouche mes propres paroles. »
Le récit de la vocation pourrait s’arrêter là. Mais Dieu a promis à son serviteur de lui mettre ses paroles dans la bouche. Et tout de suite, il tient sa promesse, par deux visions qui parleront d’une manière claire et puissante à l’âme du prophète; visions bien simples puisqu’il s’agit de deux spectacles de la vie la plus ordinaire. Mais quand le Saint-Esprit interprète en nous la signification d’un spectacle quelconque, c’est comme lorsqu’il anime un texte de la Bible resté jusque là pour nous banal et indifférent : de l’un et de l’autre, il fait des paroles de Dieu. Impossible de résister à de telles promesses. Jérémie rend donc les armes. Et il entend alors retentir les paroles de consécration :
« Je t’établis aujourd’hui sur les nations et contre les royaumes, pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu fasses périr et que tu détruises, pour que tu bâtisses et que tu plantes » (Jr 1.10).
Deux tâches donc pour le prophète; une de démolition, la plus importante quantitativement (quatre verbes sur six) et la plus urgente; mais aussi une tâche de reconstruction, la plus haute, qui sera le sommet de son activité. Il doit être un prophète de malheur, et on le lui reprochera assez! Mais il sera aussi un prophète d’espérance.
Dans la campagne, ou à proximité où il demeure, Jérémie voit une branche d’amandier, probablement en fleurs. Et comme dans sa langue maternelle l’amandier s’appelle « veilleur », immédiatement la voix de Dieu lui fait comprendre que cet arbre est un symbole de sa vigilance : Dieu veille sur sa parole pour l’exécuter, soit en tant que parole de menace, soit en tant que parole de promesse.
Peu après, dans son village d’Anatoth, dans la cour même de sa maison peut-être, Jérémie voit une marmite, une humble marmite de ferme qui bout et dont le vent du nord rabat la vapeur. De nouveau, la voix divine fait saisir là un symbole; c’est du nord que la calamité fondra sur le pays. Certains, parmi les Israélites, pensent que la tempête viendra du sud, de l’Égypte. Non, dit l’Éternel à celui qui parle de sa part; la vraie menace doit venir du nord. Et la suite, avec l’invasion des Scythes et celle des Chaldéens, ne vérifiera que trop cette prophétie.
La seule assurance donnée au prophète est celle de la vision de la branche d’amandier (Jr 1.11), l’arbre qui « veille », qui fleurit alors que toute la nature dort encore du sommeil de l’hiver. Ce n’est pas en vain qu’il va prophétiser; il est commis au soin d’une Parole qui ne saurait rester sans effet, une Parole qui précède les événements, et dont Dieu lui-même est le garant dans l’interminable hiver de l’histoire. Et le message c’est le débordement de la chaudière, déversant son flot bouillant du nord vers le sud; l’invasion qui ne tardera pas à déferler ce sera le châtiment, par le Seigneur, de l’abandon idolâtre d’Israël. Message redoutable, à délivrer sans crainte ni altération : « que si tu trembles devant eux, alors tu connaîtras ce que c’est qu’être, par moi, livré au tremblement ».
Il est conscient qu’il transmet un message de la part de Dieu, d’où son autorité. La parole de son Dieu était en lui comme un feu dévorant qui l’oblige à parler, à exhorter, à censurer, bien que son cœur saigne intérieurement.
On peut établir un parallèle saisissant entre Jérémie, « l’homme qui a vu l’humiliation » (Lm 3.1), et Jésus-Christ, « l’homme de douleur habitué à la souffrance » (És 53.3), Jésus Christ qui a connu l’incompréhension des siens, l’hostilité des grands de la nation, la haine des chefs religieux; Jésus-Christ, pierre d’achoppement rejetée par tous, qui pleura sur Jérusalem rebelle et qui à l’heure la plus sombre de sa vie parla de sa joie parfaite. Ce ne sont que les âmes d’élite que Dieu peut introduire dans la communion de ses souffrances.
À l’unisson du cœur de son Dieu, il fait entendre la lamentation de sa souffrance intolérable en face de la ruine du peuple. Et c’est alors que se produit le miracle. En 621 a lieu, sous Josias, la réforme spirituelle qui pourrait indiquer que le peuple a « circoncis son cœur », qu’il s’est converti à la voix du prophète de malheur… Joie et exaucement? Succès du prophète de malheur? Nouveau printemps de la foi? L’amandier a donc fleuri, a eu raison de fleurir au cœur de l’hiver. Il semble bien qu’il en soit ainsi : Josias ordonne de restaurer le temple; au cours des travaux, on trouve le rouleau de la loi, on en fait la lecture publique, la Pâque est à nouveau célébrée, après que sous l’impulsion du jeune roi, par le grand prêtre Hilkija, le temple eut été purifié des images et des rites idolâtres, les hauts lieux de province, y compris dans l’ancien royaume du Nord partiellement reconquis aient été abolis, les sanctuaires païens détruits et les nécromanciens proscrits.
Jérémie fait partie d’une équipe de prophètes qui propagent et contrôlent l’exécution de la réforme. Celle-ci est si radicale que les habitants de son propre village, furieux de voir détruire leur sanctuaire local, veulent le mettre à mort… On pourrait, à la suite de ce grand sursaut spirituel, s’attendre à la même rémission qui fut liée sous Ésaïe, durant le règne d’Ézéchias. Mais alors que Jérémie et ses confrères s’affairent à assurer la réforme, encore branlante et partielle, l’orage catastrophique s’abat sur le royaume. Josias est tué à Meguiddo en 609, en voulant s’opposer à l’expédition menée par le Pharaon Néco pour venir en aide au secours de l’Assyrie menacée par les Chaldéens.
Seulement, cette vision des malheurs qui vont survenir réveille au cœur du jeune prophète les hésitations et les craintes que les promesses divines avaient d’abord calmées. De nouveau, il a peur des tâches douloureuses, des épreuves surhumaines que l’avenir va lui apporter. De nouveau, il tremble. Mais de nouveau aussi, le Dieu qui l’appelle à son service s’approche de lui pour le fortifier. D’abord, en lui donnant un ordre rigoureux : « Et toi, mets une ceinture à tes reins, lève-toi et déclare-leur tout ce que je t’ordonnerai » (Jr 1.17). Souvent, on s’imagine les serviteurs de Dieu comme des êtres devant rester absolument inertes entre les mains de leur Seigneur, obéissant sans réactions personnelles aux ordres d’en haut. C’est vrai dans un sens. Mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est que l’enfant de Dieu doit devenir aussi un être énergique qui sache se secouer, ceindre ses reins, se redresser sous la rafale et aller de l’avant en mettant au service de son Père céleste, virilement, toutes ses forces.
En second lieu, l’Éternel donne à Jérémie une consigne de santé spirituelle : « Ne tremble pas en leur présence, de peur que je ne te fasse trembler devant eux » (Jr 1.17). La peur fait pulluler la peur. Résister la peur, ne pas en prendre son parti, la surmonter par la foi, rien de tel pour qu’elle rétrocède et aille, parfois petit à petit, en diminuant…
Enfin, troisième réponse de Dieu aux angoisses de son serviteur. Elle est une promesse : « Voici que je t’établis en ce jour sur tout le pays comme une ville forte, une colonne de fer, des murs de bronze » (Jr 1.18). Quand on pense à qui elles s’adressent, toutes ces prophéties de solidarité paraissent une gageure. Comment le faible, le timide Jérémie, pourra-t-il devenir fort à ce point? Du point de vue humain, certes, c’est une impossibilité radicale. Mais le Seigneur n’est-il pas le Dieu de l’impossible, le Dieu des miracles?
« Ils seront tous contre toi; rois, chefs civils et militaires, prêtres, gens du peuple. Tous, ils te feront la guerre. Mais ils ne te vaincront pas. Tu tiendras ferme. Tu seras fort, car je serai avec toi pour te délivrer, parole du Seigneur. »
Ce sont alors les quatre derniers règnes des rois de Jérusalem, Joachaz qui ne règne que trois mois, Jojakim qui devient le vassal de Nébucadnetsar, roi de Babylone, et sous lequel la perversion spirituelle recommence à tout envahir : Jérémie, qui s’était tu sous Josias, reprend de plus belle avec les oracles sur le temple. Si ce dernier n’est plus le lieu d’un service authentique, il n’est plus qu’un alibi religieux, une fausse sécurité qui doit être détruite. Ce dernier oracle lui vaut à nouveau d’être menacé de mort, et il n’y échappe que de justesse, alors que son confrère, qui s’est pourtant enfui en Égypte, est rattrapé; sur ordre du roi, il est mis à mort et jeté à la fosse commune.
Dès lors, les invectives de Jérémie se font plus violentes : la sépulture du roi sera « celle d’un âne », Jérusalem et le peuple du royaume seront brisés comme la cruche que Jérémie écrase publiquement, après avoir compris et transmis la terrible parabole du potier. Cela lui vaut de subir la peine du carcan. Tout semble rompu. Alors que Jérémie, conscient de ce que sa parole agressive et amère peut avoir de provocant, a dicté à son secrétaire Baruch tous les oracles qu’il a prononcés depuis des années, le roi les brûle publiquement, et le prophète recommence à dicter. À Jojakim succède Jojakin, son fils, qui règne trois mois et voit la prise de Jérusalem par Nébucadnetsar, suivie de la première déportation au cours de laquelle sans doute Ézéchiel part pour l’exil.
Le successeur de Josias, Jojakim, est un roi de la mauvaise espèce, ami des alliances étrangères, ennemi du parti prophétique et prêt à tout pour le neutraliser. Au demeurant, il est orgueilleux et jouisseur, ami du luxe et exploiteur des petits (Jr 22.13-17). Entre le prophète et lui, la bataille sera rude.
Un jour, au début du nouveau règne, une occasion exceptionnelle a fait affluer au temple une grande foule et la ferveur de tous ces croyants réunis, à la fois inquiets et enthousiastes, s’exprime à grands cris. C’est que dans leur détresse nationale profonde, aveugle est leur confiance à l’égard du sanctuaire qui est pour eux, très effectivement, très matériellement, la demeure de l’Éternel. Ésaïe n’a-t-il pas prophétisé naguère que la ville sainte et son temple braveraient l’invasion ennemie? Et, depuis Ésaïe, ne s’est-il pas produit le grand événement de la réforme de Josias? Maintenant que le temple est la seule maison de Dieu, maintenant que le peuple et son roi ont fait, par la suppression des idoles et la destruction des hauts lieux, un acte si notoire d’obéissance à l’Éternel, celui-ci n’est-il pas tenu de leur en savoir gré et de sauver ceux qui viennent se réfugier et l’adorer dans sa demeure? « Ici, nous sommes en sûreté », pensent tous ces pèlerins rassemblés au temple. Et ils sont sincères; ils sont persuadés d’être dans la vraie ligne de la foi.
Or, au milieu de cette foule fervente, voici qu’un homme se dresse, élevant la voix de la part de l’Éternel, pour le message le plus propre à heurter sa ferveur, à scandaliser sa foi. Cet homme c’est l’adolescent timide, celui qui hésitait, avait peur, et qui maintenant tient tête à tous en disant ce que son Dieu lui ordonne de dire :
« Vous vous payez de mots et d’espérances trompeuses, en répétant à satiété : C’est ici le temple de l’Éternel! le temple de l’Éternel! le temple de l’Éternel! et en vous croyant dès lors en sûreté. Malheureux! Ne comprenez-vous pas que toute votre dévotion, toute votre piété sont illusoires? Que vous outragez le Seigneur que vous prétendez servir, en apportant dans son sanctuaire, avec vos offrandes, vos péchés, vos vols, vos adultères, vos idolâtries, dont vous ne tenez nullement à vous débarrasser? Il n’y a qu’un moyen pour échapper à la destruction que vous craignez tant, et c’est de réformer non pas seulement votre culte, mais votre conduite, vos voies et vos œuvres. Alors, peut-être l’Éternel changera-t-il ses desseins à votre égard et vous permettra-t-il de subsister. Sinon, souvenez-vous du sanctuaire de Silo, autrefois résidence du Dieu saint et aujourd’hui détruit. Quoi qu’en pense votre foi superstitieuse, le même sort attend ce temple si vous ne changez pas. »
Comment ne pas se souvenir, en lisant ces lignes, que Jésus accomplira spirituellement la prophétie de Jérémie quand il dira : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai! » (Jn 2.19, voir Mc 14.58, Mt 26.61).
Il nous est difficile de nous représenter exactement l’effet produit par ce discours, parce que nous avons de la peine à sentir à quel point le langage de Jérémie paraissait blasphématoire à ceux qui l’entendaient. Habitués, nous, au « spiritualisme » des prophètes, nous le trouvons tout naturel. Mais quand Jérémie annonçait à ses compatriotes la chute éventuelle du temple, il donnait l’impression de parler contre le Dieu même du temple, le Dieu des pères, le Dieu d’Israël. Il offensait la foi du peuple dans ce qu’elle avait de plus convaincu. Il parlait en impie, en ennemi et du peuple et de son Dieu. Aussi sa parole fut-elle couverte d’une immense clameur d’indignation. Le fanatisme de la foule, attisé par les prêtres et les faux prophètes, explose : il faut lyncher l’auteur d’un tel scandale!
Heureusement, il y a encore à Jérusalem des hommes qui ont la tête solide. Accourus au bruit du tumulte, quelques grands, dont certains sont sans doute des amis du prophète, obtiennent que la foule renonce à exercer sur lui sa justice sommaire et que la cause soit jugée avec un minimum de régularité. On improvise sur place un tribunal, devant lequel la foule, prêtres et faux prophètes en tête, se porte accusatrice : « Cet homme a parlé contre le temple; il mérite la mort! »
Souvent, pas toujours! le courage est la meilleure des protections. Devant le calme de Jérémie, l’excitation de la foule tombe. D’autant plus que ses partisans évoquent Michée de Moréseth, qui avait proféré jadis les mêmes menaces, et que le roi Ézéchias n’avait point molesté, bien au contraire. Le danger extrême est donc passé, mais la menace subsiste. Et ce n’est que grâce à la protection hautement affichée d’Achikam, un des grands, que Jérémie sort indemne de la tourmente.
Il est d’ailleurs obligé de se cacher. C’était relativement facile, grâce à des amis dévoués. Et c’était sans doute aussi assez agréable à son tempérament naturel, ami de l’ombre et de tranquillité. Mais quand un homme appartient à Dieu, Dieu le veut à lui pour toujours et sait l’utiliser même dans les circonstances les plus défavorables. Quelques semaines ou quelques mois après le discours du temple, un nouvel effort est ordonné par l’Éternel à son serviteur. Il est « brûlé » : il ne peut plus parler en public? Qu’importe! Il peut au moins écrire, qu’il écrive donc! Qu’il compose un recueil des paroles que l’Éternel lui a dites, et qu’il s’arrange pour que ce rouleau soit lu en public… et en haut lieu! Qui sait si, cette fois, le roi et ses conseillers ne se repentiront pas.
À Jérémie maintenant de parler. Que va faire ce craintif, ce timide? S’excuser, invoquer des circonstances atténuantes, expliquer qu’il y a malentendu, comme tant d’autres l’essaieraient à sa place? Non. L’Éternel a tenu sa promesse : le timide est devenu une ville forte. Avec un courage calme et superbe, celui sur lequel passe déjà le souffle de la mort prend l’entière responsabilité de ce dont on l’accuse. Ses adversaires feront de lui ce qu’ils voudront; mais qu’ils prennent garde! S’ils le tuent, ce sera tuer un innocent. Car si c’est bien lui qui a prononcé les paroles incriminées, c’est Dieu qui les lui a dictées.
Ceci se passait en 604 avant J.-C. Pendant sept ans encore au cours desquels Jérémie ne cessera d’agir et de souffrir, Jojakim gouvernera Jérusalem, pas plus qu’il n’a pu empêcher Jérémie de proclamer son message, pas davantage il ne pourra empêcher de se produire la catastrophe prédite par Jérémie. En 597, l’armée de Nébucadnetsar, roi de Babylone, prendra Jérusalem et profanera le temple. Ébranlement général. Seul tient debout le faible jeune homme dont Dieu a fait son inébranlable témoin.
Les Babyloniens sont partis, après avoir pillé la ville et le temple, emmenant avec eux en exil l’élite des Judéens. Au petit État mutilé qui subsiste et qu’ils tiennent à garder sous leur coupe, ils ont assigné comme roi un frère du précédent monarque, Sédécias. Celui-ci est un prince non dépourvu de bonnes intentions, mais faible de caractère, sans personnalité et sans capacité de décision.
La vie à Jérusalem, sous le nouveau régime et le nouveau règne, est loin d’être heureuse et paisible. Le peuple, humilié, ronge son frein. Plusieurs, mal résignés à la défaite, entretiennent des projets de révolte, encouragés par les prophètes de métier, qui continuent leur prédication systématiquement optimiste. D’autres, plus sages, se rendant compte de la folie que représenterait une insurrection, préconisent une politique de prudence.
Jérémie, lui, prêche aussi l’acceptation momentanée des conséquences de la défaite, mais c’est pour des motifs tout autres que ceux de la prudence intéressée. D’abord, un motif de fidélité à la parole donnée : on a signé un traité avec les Chaldéens; et, même à l’égard des ennemis, même à l’égard des païens, une promesse doit être tenue. Ensuite, un motif d’obéissance religieuse : c’est l’Éternel qui a voulu la défaite, salaire inévitable des fautes commises. Se révolter contre elle se serait donc se révolter contre l’Éternel, contre sa volonté sainte et juste. Jérémie est un ardent patriote; mais son patriotisme est d’une qualité supérieure, par sa volonté d’obéissance absolue au Dieu souverain, seule condition du vrai salut de la patrie.
Le roi Sédécias, mis en place par le conquérant, apparaît d’abord à Jérémie comme meilleur que ses prédécesseurs. Mais le prophète ne tarde pas à se rendre compte qu’aucun espoir ne subsiste et que seuls les déportés portent en eux les germes de l’avenir. C’est alors que, pour manifester ce qui attend Jérusalem, il se promène avec un joug de bois, puis de fer, sur le cou. Les événements se précipitent et Jérémie refuse de donner de fausses espérances à ses compatriotes. Accusé de passer aux Chaldéens, il est jeté en prison, puis descendu dans une citerne.
À peine sorti de la vase, il reprend la parole pour conseiller à Sédécias d’éviter le pire, en se rendant aux Chaldéens. Cependant, depuis la cour de la prison, il marque d’un geste son espoir en un avenir meilleur.
Et Jérémie, renonçant à sa tranquillité, compromet le peu de sécurité dont il jouit dans sa retraite, fait venir son secrétaire Baruch et lui dicte un résumé, ou plutôt des morceaux choisis, de sa prédication précédente. Comme il ne peut se montrer, mais veut cependant être entendu, il saisit l’occasion d’un grand jeûne populaire pour faire lire le volume par Baruch dans une salle du temple. Les grands du peuple, avertis, désirent prendre connaissance du message et sont consternés. Mais quand, finalement, le livre arrive au roi lui-même, celui-ci, bien loin de se repentir, entre dans une violente colère, et sa rage le porte à taillader avec un canif et à faire brûler le manuscrit par lequel il se sent plus ou moins obscurément accusé. Jérémie et Baruch avec lui n’ont d’autre ressource que de se cacher encore plus qu’auparavant pour échapper à la vindicte royale.
Va-t-il enfin se taire, l’intraitable prophète? Il ne peut pas parler, et on lui défend d’écrire… N’est-ce pas enfin pour lui l’heure du silence? Erreur. La parole de Dieu qu’il a entendue et dont il a la charge ne doit pas être étouffée. Le rouleau a été brûlé : un autre rouleau lui succédera, plus complet même que le précédent; et ainsi se poursuivra, dans le secret, dans la clandestinité, l’œuvre qu’il faut accomplir, parce que c’est l’œuvre divine.
Pendant les premières années du règne de Sédécias, un calme relatif se maintient à Jérusalem. La catastrophe est encore trop récente pour qu’on ose bouger. Mais après trois ans ou quatre ans, la fièvre de résistance s’accroît. Entre toutes les petites puissances qu’oppresse le colosse babylonien, une coalition est en train de se nouer. Déjà, des ambassadeurs de Moab, Ammon, Édom, Tyr et Sidon sont venus à Jérusalem pour signer un pacte de révolte. Mais Jérémie intervient en utilisant, pour se faire mieux écouter, la pratique chère aux prophètes, des « actes symboliques ». Il se présente dans les rues de Jérusalem avec un joug sur les épaules. Il faut qu’en Israël et autour d’Israël personne n’ignore que ce serait folie de ne pas accepter de la main de l’Éternel le joug de Babylone.
Réaction violente des adversaires : le prophète Hanania, un des chefs du parti de l’insurrection, s’en prend violemment à Jérémie et prophétise avec assurance que, dans deux ans, le joug étranger qui pèse sur le peuple sera brisé. Alors il se passe quelque chose d’admirable. Jérémie, loin de s’emporter contre son contradicteur, comme on pouvait s’y attendre, le patriote Jérémie, le sincère Jérémie, s’écrie : « Plaise au ciel que tu aies raison! » Et, sans se préoccuper de paraître ainsi se renier lui-même, il se retire, laissant son joug entre les mains de Hanania, qui le brise triomphalement.
Seulement, lorsque dans le silence de sa retraite le serviteur de Dieu a acquis la certitude que son adversaire s’est trompé et que c’est bien sa propre parole, celle de l’avertissement et de la menace, qui est la vraie parole de l’Éternel, il reparaît en public et, avec une autorité dont sa sincérité précédente multiplie la puissance, il parle d’un joug de fer qui remplacera le joug de bois et il annonce à Hanania, qui a trompé le peuple par une fausse prophétie, qu’il paiera de sa vie cette offense à l’Éternel.
Il semble bien que, grâce à l’intervention courageuse du prophète, la révolte de 593 ait avorté. Mais l’affaire n’est que remise : quatre ans plus tard, c’est d’Égypte que vient l’incitation à la rébellion. Et, cette fois, le courant nationaliste emporte tout. L’insurrection contre Nébucadnetsar éclate avec, comme résultat inévitable, l’apparition de l’armée chaldéenne devant Jérusalem (Jr 37). Intraitable dans sa conviction et dans son obéissance à Dieu, Jérémie continue à dire : « Soumettez-vous! » Et il persévère dans son message, même lorsqu’une diversion égyptienne dégage momentanément la capitale.
Mais, à la fin, les chefs et les officiers ne peuvent plus supporter cette prédication qui, selon eux, sape le moral de la nation. Ils profitent d’une occasion favorable (sa visite à son pays, qu’ils qualifient de trahison), pour mettre la main sur le prophète qu’ils détestent et l’incarcérer chez l’un d’eux. Il faut l’intervention du roi, qui aime Jérémie et le consulte volontiers, pour ménager au persécuté une captivité moins dure dans une prison plus régulière. Seulement, dans la cour de la prison, l’infatigable témoin de l’Éternel reprend la prédication que son Dieu lui ordonne : « Soumettez-vous aux Chaldéens. » On l’entend, on l’écoute; il faut absolument qu’il se taise. Mais comment le faire taire sans commettre sur lui un assassinat? C’est bien simple : on se débarrassera de lui (comme dans l’histoire de Joseph!) en le jetant dans une citerne boueuse, ou l’on compte que le froid et la faim finiront par l’achever.
C’était bien combiné. Cependant, les ennemis de Jérémie n’avaient pas tout prévu… Ils n’avaient pas pensé qu’il y avait encore dans la ville des gens de cœur que la fidélité à Dieu impressionnait et que révoltait l’injustice. Un esclave éthiopien, Ébed-Mélec, témoin de l’action haineuse des chefs, intervient courageusement pour y faire pièce. Il obtient facilement du faible Sédécias la permission de délivrer Jérémie, et avec des attentions d’une délicatesse inouïe, en prenant soin que les cordes du sauvetage ne blessent pas le pauvre martyr amaigri, il le fait remonter de sa prison mortelle. Surprise du prophète, en se retrouvant à la lumière du jour! Douceur infinie pour son cœur accablé de souffrance, que cette preuve imprévue d’amour fraternel…
Maintenant, le sort est jeté. La prédiction du vrai prophète se réalise : l’armée babylonienne, délivrée de la pression égyptienne, serre de près Jérusalem affamée. Le désespoir est partout; sauf dans l’âme du prophète; car, lui, il sait que Dieu demeure. Parce que Dieu est, il a jusqu’ici annoncé la défaite au nom de la justice divine. Mais parce que Dieu est, il annonce maintenant la délivrance, au nom de la fidélité divine. Le peuple exilé reviendra. De nouveau, l’on vendra et l’on achètera des propriétés là où il semble que maintenant rien ne subsiste. Bien plus, à l’alliance ancienne, à l’alliance du désert qui a été violée outrageusement et dangereusement, une autre succédera, qui ne sera plus écrite sur la pierre, mais dans les cœurs, et dont la caractéristique sera l’obéissance spontanée, joyeuse à la volonté de l’Éternel, de toutes les âmes pardonnées et sauvées.
Tout l’intérêt et toute l’importance des sujets qui vont suivre seront de montrer comment la puissance de Dieu a accompli ce miracle.
7. Message←⤒🔗
Dans les prophéties de Jérémie, nous avons tout d’abord la révélation du jugement inévitable qui frappe le péché. Dans les dernières années du royaume de Juda, la corruption avait atteint un degré effrayant, le pays entier était souillé par l’idolâtrie. Les sacrificateurs, dépositaires de la loi, les pasteurs, et les prophètes et les rois, s’étaient rendus coupables de l’abandon de l’Éternel et avaient entraîné tout le peuple dans l’abandon spirituel. « Que ta méchanceté te châtie et que tes inconstances te punissent », déclare le prophète (Jr 2.19). Le tragique de la situation du peuple était l’insouciance de son péché. « Mais à tout cela tu réponds : Oui, je suis innocente! Que sa colère se détourne de moi! » (Jr 2.35).
Mais le livre nous dévoile encore une vérité plus profonde concernant le péché, à savoir qu’il est une atteinte directe à l’amour de Dieu, à son cœur de Père, et crée en lui une immense souffrance dont Jérémie s’est fait l’écho. Le prophète, en effet, ne prédit pas de gaieté de cœur la chute de la capitale et la ruine du peuple élu; il est bouleversé par le châtiment qu’il est contraint d’annoncer et il le fait dans l’angoisse et dans les larmes. Il nous rappelle l’homme de douleur versant des pleurs et suant des grumeaux de sang à Gethsémané.
Enfin, le livre de Jérémie proclame la victoire du Seigneur sur le péché. Ceci ressort particulièrement clairement dans le récit du vase du potier. Le potier n’a pas réussi, il brise le vase et en refait un de nouveau (chute de Jérusalem, mais aussi promesse de restauration).
Ainsi nous voyons que le péché renferme sa propre destruction, que le péché d’une nation est la ruine de cette nation. Puis nous constatons que le péché blesse le cœur de Dieu, que Dieu punit comme malgré lui, que Dieu pleure sur la ruine de son peuple. Enfin, nous entendons le chant de victoire de Dieu. Son amour n’est jamais vaincu. Il vient à bout de toutes les rébellions et au travers même des jugements, il triomphe du mal. Il refait un autre vase. « Je t’aime d’un amour éternel, c’est pourquoi je te conserve ma bienveillance » (Jr 31.3).
Intimement mêlé aux événements les plus tragiques de la vie d’Israël, Jérémie ne se laisse pas aveugler par eux. D’un bout à l’autre de sa longue passion, il regarde en face le monde des nations et prononce contre elles des jugements aussi lucides que sans appel. Il observe l’avenir et l’horizon de l’histoire universelle d’un œil clairvoyant et prévoit la ruine de Babylone, alors au faîte de sa puissance. Au moment où Sédécias lui-même est déporté vers Babylone, où on égorgera devant lui ses fils avant de lui crever les yeux, Jérémie fait lire en Chaldée, puis, dernier acte symbolique, on immerge le livre qui les rassemble. « Ainsi Babylone sera submergée, elle ne se relèvera pas du malheur que j’amènerai sur elle » (Jr 51.64). Le prophète des nations a terminé son long martyre.
Ce qui est frappant dans tout ce livre, c’est que la personnalité du prophète est étroitement liée à son message : comme on traite celui-là, ainsi reçoit-on celui-ci. Aucun geste, aucune péripétie qui soient indifférents. Tout a son sens, toute sa portée significative, rien qui ne le blesse ou ne le bouleverse. Et ceci nous donne une étonnante suite de confessions dans lesquelles il fait le bilan de l’intensité croissante de ses épreuves et se dresse devant Dieu hagard et livide, ne comprenant plus rien, sinon qu’il n’a qu’à continuer à marcher dans la nuit, obéissant aux ordres de celui qui le possède. « Tu m’as séduit, Éternel, et je me suis laissé séduire; tu m’as saisi et tu as vaincu » (Jr 20.7), dit-il en employant le langage de la fille séduite.
Ce journal intime fait penser à Job. Il est rempli de protestations, de cris de douleur et de scandale en face de la prospérité des méchants. Lui aussi comprend que son seul équilibre, son seul recours, c’est la confiance aveugle en ce Dieu qui semble l’abandonner, mais qui, en ce moment même, est avec lui, inséparablement solidaire du prophète réduit à maudire le jour de sa naissance. Cette identité entre le message et le messager, cette lente agonie, ces cris d’abandon, quoi de plus proche, dans l’Ancien Testament, de la passion, du dernier combat et de la croix du Christ? N’en a-t-il pas l’intuition lorsque, parlant lui aussi de l’oint attendu, il prononce ces paroles bouleversantes : « Il s’avancera vers moi; car quel est celui qui engagerait son propre cœur pour s’approcher de moi? » (Jr 30.21).
Se tournant vers les prêtres, lui qui fait partie de leur caste, Jérémie leur reproche de s’être trop bien adaptés aux circonstances de ce monde, dont ils imitent la sagesse (Jr 6.13-14).
La masse des dirigeants ont brisé le joug de Dieu (Jr 5.4-5), c’est-à-dire rompu son alliance. Il y a rupture de l’alliance lorsque le droit de Dieu a cessé d’inspirer et de renouveler l’existence humaine; l’enthousiasme patriotique ou religieux n’y fait plus rien. Les péchés dénoncés par le prophète ne sont autres que des péchés contre le droit de l’alliance. C’est pourquoi il y a dans l’histoire des époques où Dieu ne peut plus empêcher la ruine extérieure et la destruction des cadres habituels de l’existence de son peuple, des temps sévères où Dieu n’est plus qu’un juge qui frappe et qui bouleverse dans l’attente des temps nouveaux qu’il prépare.
Jérémie est le prophète de la croix, et, par là même, de la victoire et de la joie authentiques.
Jérémie, qui ne parle pas beaucoup du Messie, n’en est pas moins ici au seuil de l’Évangile. Quel chemin parcouru depuis les hésitations timides du jour de sa vocation!
Jérémie, le prophète des nations, le messager suscité par Dieu au moment le plus critique de l’histoire du peuple élu, est précisément la voix que l’Église a besoin d’entendre chaque fois que son existence est menacée par les événements extérieurs. Bien que ce témoignage soit lié à une certaine époque, l’exigence qui s’y exprime reste valable pour tous les temps. Le message de l’universalité de Dieu et de sa souveraineté sur l’histoire, bien loin de faire de Dieu un être lointain, nous apprend à le connaître dans une proximité redoutable. Car ce Dieu est en même temps celui qui connaît le cœur de l’homme tel qu’il est toujours, jusque dans ses résistances et contradictions les plus intimes, le Seigneur et le Juge dont l’amour peut attendre.
« Les perspectives du livre de Jérémie sont moins vastes que celles d’Ésaïe peut-être, mais non moins élevées. Le regard de ce prophète est comme attaché à un point noir, centre de son horizon prophétique; c’est le châtiment imminent du peuple de Dieu, qui va être livré aux païens et emmené en captivité.
Mais par delà ce proche et sombre avenir, deux points lumineux brillent déjà à ses yeux : l’un plus rapproché, le retour du Juda après deux générations écoulées (70 ans), l’autre plus éloigné, l’établissement d’une Alliance Nouvelle que le Seigneur conclura avec son peuple, alliance dans laquelle Israël ne sera plus soumis à une loi imposée du dehors, mais accomplira la volonté de Dieu, conduit par l’opération du Saint-Esprit.
Dans cette promesse de Jérémie s’exprime la vue la plus sublime à laquelle se soit élevée la prophétie israélite. Par cette attente, l’Ancienne Alliance se dépasse, pour ainsi dire, elle-même.
En revanche, la personne du Messie est ici moins en relief que dans Ésaïe… On peut dire que si Ésaïe a été le prophète du Fils, Jérémie et Ézéchiel ont été les prophètes de l’Esprit et de l’ordre de choses nouveau que l’Esprit doit fonder. L’État théocratique croulait sous les yeux de Jérémie. C’est un état de choses nouveau qu’il voit surgir » (Bible Annotée, Conclusion à Jérémie).