La colère
La colère
- Des colères irrationnelles
- L’émotion de la colère
- La colère de Dieu
- Jésus en colère
- Les saintes colères
1. Des colères irrationnelles⤒🔗
« Monsieur », me dit la dame qui, comme moi, fait la queue devant les guichets fermés de la gare (tout l’équipement électronique est en panne), « Monsieur », elle répète énervée, furieuse et gesticulant, « je suis pour l’ordre; mais dans des cas pareils, je voudrais bien que les jeunes leur cassent tout! Ça leur apprendra! »
Ça apprendra quoi à qui? Aux ordinateurs à ne pas tomber en panne? Aux employés réduits au chômage technique, et qui n’y sont pour rien, à se passer d’ordinateurs? Ça apprendra peut-être aux jeunes à s’adonner à une nouvelle agressivité violente, toute gratuite? Chacun d’entre nous a été, un jour ou l’autre, témoin de ces colères irrationnelles qui, avec tant d’autres émotions et pulsions incontrôlées, entretiennent un climat de violence et d’agressivité dans la société moderne qui n’a rien à envier aux siècles barbares.
« Colère, irascibilité, emportement, exaspération, fureur, irritation, rage, surexcitation, agressivité brutale… » Voilà quelques-uns des termes et synonymes avec lesquels le Grand Robert décrit cette émotion violente de mécontentement qui se traduit par une excitation physiologique et psychologique, ainsi que par une agressivité souvent injustifiée par rapport à ce qui nous blesse.
Même si vous n’êtes pas colérique, vous avez sans doute subi un jour ou l’autre l’humeur querelleuse et passionnée d’un autre, peut-être même de quelqu’un de très proche, comme votre époux ou votre épouse. Vous avez subi sur votre peau une bourrasque qui vous a laissé pantois, durant laquelle il ou elle vous a passé un terrible savon, un savon de ceux qui griffent plus qu’ils ne nettoient…
Comment adoucir de telles fureurs et apaiser de tels courroux? Faut-il répondre, avec l’agneau de la fable de La Fontaine : « Sire… que votre majesté ne se mette pas en colère »? Rappelez-vous des lignes de Georges Duhamel : « La colère rend malade, elle empoisonne. L’on respire mal, le cœur bat au hasard, les articulations sont pleines de sable, on sent son estomac même houleux. » Nous serons d’accord avec Shakespeare, dans Henri VIII, que « la colère est pareille à un cheval fougueux; si on lui lâche la bride, son trop d’ardeur l’a bientôt épuisée ».
Les penseurs anciens, platoniciens et stoïques, discernent en toute manifestation de colère un signe d’irrationalité, par conséquent ils la jugent une passion indigne de l’homme raisonnable.
2. L’émotion de la colère←⤒🔗
C’est donc de la colère que nous traiterons dans cette page. De la simple colère. Le lecteur ou la lectrice catholique romain, qui se rappelle sa première leçon de catéchisme, se souviendra que la colère se trouve parmi les sept péchés mortels que son Église lui a enseignés. Quant à mes coreligionnaires, même s’ils n’ont pas l’habitude de cataloguer les péchés de cette manière-là, en péché capital ou véniel, ils se souviendront de la parole du Seigneur :
« Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre, celui qui commet un meurtre sera passible du jugement. Mais moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement » (Mt 5.21-22).
Car la colère est un emportement qui peut avoir de très graves conséquences morales.
« La violence? », écrivait Paul Tournier au début de son livre Violence et puissance, « tout le monde est contre; mais tout le monde aussi est pour, ou presque! Tout le monde la condamne, et tout le monde la vénère, ou presque! »
Je ne m’égarerai pas dans des discussions savantes et sans doute utiles qui traitent actuellement de l’agressivité et de la violence. Mon propos sera modeste; je tiens plutôt à attirer l’attention sur la dimension individuelle des formes que peut revêtir cette émotion et sur ses implications morales. Il est d’autant plus nécessaire de m’en tenir à cet aspect de la chose que les thèses savantes, mais surannées, de Konrad Lorenz, lourdement hypothéquées par sa croyance en l’évolution des espèces, ne sont pas défendables. Cet évolutionniste cherchait l’explication de l’agressivité humaine dans l’instinct animal que nous aurions hérité de nos lointains ancêtres primates et autres mammifères imaginaires.
La psychologie, même d’inspiration chrétienne, reconnaît que la colère est l’une des émotions fondamentales de notre nature. Mais ceci n’a rien à voir avec une prétendue et fumeuse filiation de l’homme avec l’animal. Chez l’animal, l’agressivité est, sauf en de rares exceptions, une fonction nécessaire à sa survie; chez l’homme, pas.
Chez ce dernier, elle est, en général, une émotion fort déplaisante, aussi bien dans les formes qu’elle revêt que dans son fond. Elle crée une forte tension physique et psychique qui cherche à se libérer dans l’action; elle engendre l’impulsivité, donne même une illusion de force, une fausse assurance en soi. Son potentiel destructeur est connu, aussi bien lorsqu’elle se dirige vers l’extérieur, contre autrui, que lorsqu’elle se tourne vers l’intérieur, contre soi-même, et devient amertume, ressentiment, culpabilité, voire dépression.
Nombre de passages bibliques en reconnaissent les dangers et mettent en garde contre les difficultés qu’elle crée dans les rapports humains. Pourtant, la colère est un fait humain et, faut-il ajouter, tout à fait neutre du point de vue moral. Elle peut servir à une cause noble autant qu’asservir celle-ci aux humeurs assassines d’hommes iniques. Elle engendrera des problèmes éthiques par les causes qui la provoquent et par ce que nous faisons d’elle. De tels facteurs reflètent notre tempérament personnel, notre histoire, ainsi que notre culture et ses valeurs.
Les hommes de l’Ancienne Alliance avaient remarqué que le nez de l’homme en colère se dilate et que ses narines frémissent. Aussi, pour eux, l’expression « son nez s’enflamma » signifiait « il se mit en colère »; le substantif « nez » ou « narine » est le plus couramment employé pour désigner la colère. On comparera utilement les deux exemples suivants dans leur traduction littérale, l’un s’appliquant à un homme, l’autre à Dieu : « Et le nez de Jacob s’enflamma contre Rachel » (Gn 30.2). « Et le nez de Yahvé s’enflamma contre Moïse » (Ex 4.14).
L’identité est remarquable. Le caractère passager de la colère humaine est bien noté dans Genèse 27.45. Cependant, l’agitation de l’homme, source de son irritation, ne cessera qu’au séjour des morts (Jb 14.1-3; 17). Mais le chrétien, à plus forte raison le conducteur spirituel, doit éviter la colère (Lv 19.18; Ép 4.26; Tt 1.7).
Comme les hommes, le diable peut être envahi par une grande colère (Ap 12.12). Quant à Babylone, elle fait boire aux nations un breuvage provoquant la colère divine (Ap 14.8).
3. La colère de Dieu←⤒🔗
Généralement, c’est l’homme qui, par ses péchés, irrite Dieu et provoque sa colère (1 R 16.13; Jr 32.32). Car, sans paradoxe, Dieu seul a le droit de se mettre en colère. Ainsi, dans l’Ancien Testament, le terme de colère est employé pour Dieu environ cinq fois plus que pour l’homme.
L’exemple donné au paragraphe précédent nous a montré l’identité des termes qui servent à exprimer la colère de Dieu aussi bien que celle de l’homme. Pourtant, malgré des descriptions très réalistes comme celle du Psaume 18.8-16, la colère de Dieu est tout à fait différente de la colère des hommes. Elle est sainte et sans péché, car elle est libre (Os 11.9). Elle s’exerce contre le péché; Jésus-Christ ressent cette colère-là lorsqu’il regarde ses auditeurs au cœur dur (Mc 3.5). La colère divine a pour mobile l’amour, la passion de Dieu pour les siens (Dt 6.15; Ps 79.5).
La colère de Dieu peut se manifester chaque jour. Pourtant, il est aussi « lent à la colère » (Nb 14.18; Né 9.17; Ps 103.8; Jl 2.13), mais lorsqu’il entend ce qui lui déplaît, ou voit se manifester l’impiété, sa colère se réveille (Nb 11.1; Rm 1.18; 1 Th 2.16) et personne ne peut la soutenir (Ps 76.8; Na 1.6; Ap 6.17). La colère divine s’allume contre toute personne idolâtre (2 Ch 25.15), contre les Israélites prévaricateurs (Ex 22.23-24), contre un pays et ses habitants (Dt 29.27-28). Le Seigneur donne aux Israélites un roi dans sa colère (Os 13.11). Il déverse sa colère sur les nations (Ps 79.6) ou bien leur fait boire la coupe où elle se trouve contenue (Jr 25.15; Ap 14.10).
Sa colère peut se calmer lorsque les coupables ont été châtiés (Nb 25.4); elle cesse parfois difficilement (Jr 4.8) lorsqu’elle s’exerce contre des pécheurs endurcis. Elle a pour effet de relayer à leur endroit ce qu’annoncent les formules de malédiction (Dt 29.19-20). Elle atteint les enfants de colère (Rm 9.22; Ép 2.3; Col 3.6). Après des descriptions comme celle que nous trouvons dans divers textes (És 5.25; 30.27; Am 1.2; Na 1.2), nous comprenons que dans sa colère le Seigneur fasse commettre des actes qu’il réprouve (2 S 24.1,17), qu’il punisse l’iniquité des pères à travers leur descendance, qu’il chasse les habitants d’un pays (Dt 29.27), qu’il anéantisse (Ex 22.23).
Elle se manifestera pleinement et irrévocablement le dernier jour. Les textes bibliques viennent de nous montrer que la colère de Dieu peut se manifester chaque jour; il y aura pourtant un jour particulier réservé à la manifestation de la colère divine : c’est le jour de l’Éternel, le jour du jugement, celui de sa grande colère contre les ouvriers d’iniquité.
Cependant, le Seigneur Dieu est tenu, à cause de Jésus-Christ, de réaliser sa promesse de ne plus s’irriter contre les croyants, car par sa mort sur la croix, le Rédempteur apaise la colère divine et en délivre les siens.
Quels sont les rapports entre la colère divine et la colère de l’homme?
Bien que la colère de l’homme puisse parfois ne pas être péché (Ép 4.26), parce qu’elle vient de l’homme, cet homme serait-il le roi David, elle n’accomplit pas la justice de Dieu (Jc 1.19-20). La colère de Dieu, par contre, est une manifestation de sa justice (Rm 1.17-18). Dieu condamne la réaction violente de l’homme qui s’emporte contre un autre, qu’il soit jaloux comme Caïn, furieux comme Ésaü, ou comme Siméon et Lévi, les deux fils de Jacob, vengeant avec excès l’outrage fait à leur sœur. Cette colère mène ordinairement à l’homicide. Les livres de la sagesse condamnent et réprouvent la sottise de l’emporté (Pr 29.11) qui ne maîtrise pas « le souffle des narines », mais ils admirent le sage qui a « le souffle long », par opposition à l’impatient au « souffle court » (Pr 14.29; 15.18).
La colère engendre l’injustice. Jésus s’est montré plus radical encore, assimilant la colère à son effet habituel, l’homicide. Aussi, Paul la juge-t-il incompatible avec la charité, c’est un mal pur et simple dont on doit se préserver, surtout en raison de la proximité de Dieu (1 Tm 2.8, Tt 1.7).
4. Jésus en colère←⤒🔗
Plus tragique que l’expérience des prophètes écrasés entre le Dieu saint et le peuple pécheur, il y a la réaction de celui qui est le Dieu incarné. En Jésus, la colère de Dieu se révèle. Jésus ne se comporte pas comme un stoïcien qui ne se trouble jamais; il commande avec violence à Satan et menace durement les démons; il est furieux devant l’astuce diabolique des hommes, spécialement des pharisiens; il s’indigne contre ceux qui tuent les prophètes et s’emporte contre les hypocrites.
Comme le Seigneur dans l’Ancien Testament, Jésus se dresse en colère contre quiconque se dresse contre Dieu son Père. Il se souvient sans doute de la parole du psalmiste, de la fin de l’admirable Psaume 139 : « Éternel, n’aurais-je pas de la haine pour ceux qui te haïssent? […] Je les hais d’une parfaite haine » (Ps 139.21-22).
Jésus gronde les désobéissants, même ses disciples au peu de foi. Il se dresse contre ceux qui, tel le frère aîné et jaloux du fils prodigue accueilli par le Père miséricordieux, se montrent sans miséricorde. Enfin, Jésus manifeste la colère du Juge. Comme le maître du festin, comme le maître du serviteur impitoyable; il voue au malheur les villes sans repentance, il chasse les vendeurs du Temple, il maudit le figuier stérile. Pas plus que la colère de Dieu, la colère de l’Agneau n’est pas un vain mot.
5. Les saintes colères←⤒🔗
Avouons que la plupart de nos colères quotidiennes sont mesquines et égoïstes. Pourtant, si nous étions privés de la capacité de nous emporter, nous serions également privés de la capacité d’aimer. Alors que, ainsi que nous l’avons dit plus haut, platoniciens et stoïciens réprouvaient tout emportement au nom de leur idéal d’« apatheia » (la célèbre impassibilité des Grecs), la Bible connaît de saintes colères qui expriment concrètement la réaction de Dieu contre la rébellion de l’homme. Une telle impassibilité nous enlèverait toute motivation pour combattre le mal, la fausseté, l’hypocrisie, tant dans nos vies propres que dans la société, voire l’Église.
Il y a, même en ce qui nous concerne, une juste colère qui doit nous saisir lorsque nous voyons les faibles opprimés et les droits de ceux qui sont sans défense être bafoués; lorsque nous constatons qu’une cause juste est attaquée ou la justice bafouée; face aussi à l’escroquerie et au mensonge… L’ambiguïté morale de la colère est bien soulignée par l’exhortation apostolique : « Si vous vous mettez en colère, ne péchez pas » (Ép 4.26).
Comme la colère de Moïse contre les Hébreux lorsqu’ils ont manqué de foi, sont tombés dans l’apostasie à Horeb, ont négligé les rites sacrés ou n’ont pas observé l’anathème sur le butin. Comme la colère de Pinhas, dont Dieu a loué le zèle, ou comme Élie massacrant les faux prophètes ou faisant tomber le feu du ciel sur les émissaires du roi; ainsi, Paul à Athènes face aux idoles, face au péché. Ces hommes de Dieu étaient, comme Jérémie, remplis de sainte colère et annonçaient, bien qu’imparfaitement, la colère de Jésus (Mc 3.5).
En définitive, la colère n’est pas l’affaire de l’homme; Paul, qui pourtant dut s’échauffer plus d’une fois, conseille avec sagesse : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère, car il est écrit : À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur » (Rm 12.19). Se mettre en colère sans commettre de péché est possible (Ép 4.26). La Bible abonde en exhortations et en jugements concernant la colère humaine. Elle peut facilement devenir une passion non pas sainte, mais injuste, utilisée pour la vengeance personnelle; elle peut se transformer en un ressentiment amer. En un sens donc, la colère humaine tombe sous le jugement, car elle peut facilement être ou devenir une œuvre de la chair (Ga 5.20).
Efforçons-nous d’arrêter la colère (Ps 37.8), d’être lents à la colère (Ec 7.9; Jc 1.19). Abandonner colère, malice, emportement (Col 3.8), éviter la vengeance et laisser ceux qui vous ont injustement attaqués à la colère de Dieu (Rm 12.19), ce sont là les fruits de l’Esprit. Le soleil ne doit pas se coucher sur notre colère (Ép 4.26).
Obéir à une telle exhortation n’est pas possible par l’effort humain, mais seulement par l’amour qui supporte tout et qui n’est pas facilement provoqué, qui est le fruit de l’Esprit.