Cet article a pour sujet l'amitié, avec ses risques, ses bienfaits, ses joies et ses peines. L'amitié vient combler le problème de la solitude, elle est une expression de l'amour du prochain et ne devrait pas faire concurrence au mariage.

Source: Homme et femme il les créa. 4 pages.

L'amitié

Avoir un ami fidèle et éprouvé avec qui partager intimement une partie de nous-mêmes dans une confiance totale, c’est posséder un trésor inestimable. L’amitié est une relation de confiance entre deux personnes, fondée sur une congénialité réciproque.

On dirait que l’amitié est atteinte, de nos jours, d’un mal quasi inexorable, et elle a cessé d’être célébrée comme jadis. Trop souvent — et en dépit du fait que nous ayons besoin les uns des autres — nous éprouvons une poignante solitude. Les raisons en sont nombreuses. Par exemple, une amitié trop profonde, notamment entre deux personnes de sexe différent, semble présenter à tort ou à raison une menace pour le couple. On hésite, parfois même on répugne à avoir un ami intime autre que l’époux ou l’épouse, et à plus forte raison s’il appartient au sexe opposé…

L’amitié est réduite à un nombre très restreint de personnes et cette situation contribue à l’isolement des couples mariés. Jadis, à l’époque païenne, l’amitié était idolâtrée. Elle occupait une place plus importante même que le mariage ou d’autres liens familiaux. À notre époque, même dans des cercles humanistes, l’amitié n’a pas la popularité qu’elle avait dans la société gréco-romaine. Elle est considérée plutôt comme une relation privilégiée entre adolescents, une sorte de prélude avant le mariage. Nombre de personnes mariées sont, bien entendu, entourées par un grand cercle de relations, mais celles-ci ne deviennent pas nécessairement des amitiés au vrai sens du terme. D’ordinaire, nos contemporains lient des amitiés entre couples, ce qui amoindrit, pense-t-on, les risques.

Quels sont ces risques et ces obstacles? Un obstacle majeur provient sans doute de l’obsession matérialiste d’un grand nombre de nos contemporains, mais aussi de l’obsession de la sexualité génitale. On a pris l’habitude et le goût d’inverser les valeurs. D’abord les choses, ensuite les gens. Une société peuplée d’êtres humains conditionnés pour exploiter les choses et les hommes laisse peu de place au partage, et élimine tout facteur favorable au développement de l’amitié. Si, la société se comporte comme si l’être humain n’était, fondamentalement, qu’un animal se livrant à une concurrence effrénée dans une jungle sexuelle dans laquelle seuls les plus forts — c’est-à-dire les plus dépourvus de scrupules — parviendraient à survivre, alors, la plupart d’entre nous ne peuvent pas courir le risque de nous ouvrir à autrui. Mais le prix à payer sera exorbitant; il s’appellera solitude.

Toute solitude conduit fatalement à la défaite et au désespoir. Seul parmi des millions de solitaires, l’homme se comportera comme un dément. À moins qu’il ait le soutien, la compréhension et la communion d’un ami. Ne serait-ce que pour cette raison, l’amitié mérite d’être pleinement réhabilitée.

Elle se trouve parmi les antidotes que Dieu oppose à l’inadmissible solitude de la personne humaine. Elle est une manière spéciale de répondre à notre besoin de connaître des engagements vrais et une solidarité authentique. Or, précisément, l’amitié est avant tout un engagement réciproque entre deux personnes mutuellement attirées sur la base de leurs qualités personnelles et non pas à cause de leurs activités. C’est un engagement mutuel de fidélité, véracité, loyauté, confiance. Les amis sont des partenaires ouverts l’un à l’autre. L’ami peut tout accepter de la part de son ami, excepté la rupture de l’engagement (Ps 55.12-14).

L’amitié est aussi abandon. La rencontre d’un ami très cher transforme l’hiver en printemps et peut revigorer une vie morne. Empêtrée dans ses soucis, parfois déprimée, la personne isolée risque de sombrer dans la tristesse. La présence d’un ami peut changer tout ce climat. S’abandonner à l’amitié est abandonner toute crainte de se montrer vulnérable. Certes, le risque de ne pas être accepté tel que l’on est est réel. Mais une fois accepté, on se réjouit de l’expérience de se retrouver en compagnie d’un ami réel. « Le fer devient plus raffiné par le fer, et l’homme est raffiné par le contact de son voisin » (Pr 27.17).

Ouverture mutuelle, l’amitié nous préserve aussi de vivre cachés derrière des masques. Oui, elle fait tomber les masques et alors toute méfiance est abandonnée. Les amis véritables se montrent en présence de leurs amis tels qu’ils sont en réalité, dans une totale transparence. Ouverts l’un envers l’autre, ils le sont aussi, paradoxalement, envers eux-mêmes. Les limites de leurs forces sont reconnues et acceptées, puisque l’ami n’a pas peur de son ami, même si celui-là n’approuve pas automatiquement tout ce qu’il dit ou fait (Pr 27.6).

L’amitié est également l’intérêt porté à l’autre, de même que le soin délicat reçu de lui. Elle a besoin d’un cœur et de mains qui comprennent. Comme trop de lumière ou pas assez cause l’étiolement d’une plante et l’amène à la mort, l’amitié, elle aussi, ne supporte pas d’être forcée. Elle est une plante délicate qui se développe et s’épanouit lentement, dans la confiance, l’expérience commune du travail, des jeux, de la joie comme aussi de la peine, du plaisir ou la souffrance… Elle exige du temps. Une ouverture trop brusque, une confiance forcée, seront facilement suspectes. Les barrières peuvent aisément être défoncées, mais une ouverture unilatérale est souvent artificielle. La croissance dans un sentiment de fidélité réciproque est une lente fusion de deux êtres approfondissant leur relation dans une compréhension mutuelle.

L’amitié est une relation durable. Une fois réalisée, engagée, conquise, elle demeure ferme et persévérante. Relation finement ciselée, riche en paradoxes et en promesses, elle ne peut s’épanouir que si l’on sait partager et pas seulement recevoir. En donnant à l’ami, nous témoignons de respect non seulement à son égard, mais aussi envers nous-mêmes.

La force et l’intégrité de notre caractère permettront l’épanouissement de l’amitié, et cet épanouissement est une des plus grandes expériences que nous puissions réaliser. Est-ce là un rêve impossible? Une ouverture dangereuse? Une folie, que tant de confiance et d’abandon? N’y aurait-il pas des risques de se brûler les ailes? Il est bien évident que vivre dans une relation constante avec autrui ne signifie pas une totale sécurité, exempte de peines et de conflits, et notre petit bon sens nous souffle que l’ordre et la mesure sont indispensables pour éviter des blessures superflues…

Cette position de repli se comprend fort bien dans notre société moderne. En une époque marquée par la perte de l’identité personnelle et par l’absence d’engagement et d’amour profonds, l’amitié a très peu de chances de réussir. Même avec le soutien d’une véritable chaleur humaine, de compréhension et de générosité, l’amitié apparaît comme une aventure délicate. Dans ce climat de normes à double visage et de traitement à plusieurs facettes, l’amitié risque encore de fournir l’occasion d’exploiter autrui, et au milieu d’une culture malsaine et frénétique comme la nôtre, elle est guettée par toutes sortes de dangers.

Faut-il alors y renoncer à jamais, se croiser les bras sous prétexte qu’une amitié réelle et profonde étant trop coûteuse, les gens lui substituent purement et simplement leurs immixtions, leur égoïsme et leur curiosité intéressée et mesquine? Don mutuel, partage et fidélité sont devenus synonymes d’être possédé ou de posséder autrui. Celui qui a une forte personnalité cherche trop souvent à contrôler celui dont la personnalité est fragile. Une telle relation ne mérite pas d’être appelée amicale. On cherche si souvent son identité et sa sécurité dans la capacité de dominer autrui! D’autres gravitent autour de quelqu’un qui a des dons de manipulateur, et parfois, celui qui a l’air de s’abandonner avec confiance ne cherche, en réalité, qu’à dominer… Il y a encore ceux qui, enchaînés par leur besoin de posséder toujours davantage sont, finalement, victimes de leur incapacité de donner… Les uns comme les autres sont enchaînés par leurs besoins personnels, mais ne sont pas liés par une amitié libératrice…

Oui, le risque est réel, et il explique le fait que l’on renonce si facilement à l’amitié, qui présente autant de dangers que la vie elle-même… Pourtant, si aucun soldat ne s’engageait sur la première ligne du front, il n’y aurait pas, bien sûr, de blessés, mais non plus de victoire sur l’ennemi.

Si l’on ne court jamais ce risque, on n’apprendra pas non plus ce qu’est une affection désintéressée. Dieu a fait de nous des personnes. L’amitié est l’une des relations les plus profondes, l’une des plus véritablement humaines. Les joies qu’elle procure dépassent largement les peines qu’elle pourrait occasionner. Dans d’autres relations, comme celles entre camarades de classe ou de travail, les rapports peuvent être cordiaux, mais ne signifient pas l’amitié, car l’engagement dont l’ami est l’objet est d’une tout autre nature.

L’amitié est structurée par une promesse mutuelle. Elle est fondée sur un engagement inviolable. Les formes peuvent en être diverses. Cette amitié est le signe même de l’amour de Dieu. Certains chrétiens auraient tendance à la considérer comme l’expression d’un amour naturel, en opposition à l’amour spirituel de Dieu. Cette séparation est non seulement artificielle, mais encore dangereuse. Car vivre spirituellement ne signifie point vivre dans un domaine supérieur à celui de la nature.

Vivre dans l’amour de Dieu c’est vivre la plénitude de la vie qu’il créa et nous offrit. À tous les niveaux. Motivée et conduite par sa Parole et par son Esprit, la vie chrétienne ne supporte pas de cloisons dichotomistes, pour ne pas dire de schizophrénies entre le naturel et le spirituel… Or, à l’heure actuelle, l’amitié souffre du fait qu’elle est considérée comme la rivale du mariage ou de la famille. Pourtant, mariage comme famille sont des relations différentes de l’amitié. Si on persiste à croire que vivre dans l’intimité de quelqu’un conduit inévitablement à coucher dans le même lit, nous serons, bien entendu, placés devant un terrible dilemme. Nous savons que la fidélité absolue dans le lien conjugal est la norme biblique. Mais ce rapport, d’un ordre tout autre que l’amitié, n’épuise pas notre besoin de contracter une autre forme de relation.

Le malheur est que l’on investit et même surinvestit uniquement dans les liens conjugaux tout le besoin d’intimité ou d’affection humaine, et alors ce mariage restrictif tourne uniquement autour de lui-même. Et l’ennui, parfois même l’hostilité, finissent par s’emparer du foyer conjugal. On n’a pas su cultiver des amitiés dans lesquelles on aurait pu investir des sentiments riches et loyaux sans qu’ils portent atteinte au mariage.

Bien entendu, il faudrait une conversion profonde de nos mentalités. Déraciner une fois pour toutes l’idée que tout rapport en dehors du mariage ne peut être autre chose qu’un rapport d’intérêt ou de sexualité. Nos contemporains ressentent de manière très aiguë le problème de la solitude, sans toutefois y apporter de réponse. Aussi, s’attaquent-ils au mariage comme si celui-ci était un joug insupportable dont il faudrait se débarrasser à tout prix. Il est vrai que, même mariés, nous aurons à vivre une vie personnelle. Mais l’amour et la tendresse peuvent se montrer ailleurs et autrement que dans le mariage.

Il existe un amour amical comme il existe un amour filial ou parental. Dans ce sens, l’amitié est complémentaire du mariage. La personne mariée n’a pas besoin d’exclure de son cercle tout le monde sauf l’époux ou l’épouse! Inversement, les amis ne doivent pas miner la fidélité conjugale de leurs amis. Quoique l’obsession sexuelle moderne rende quasiment impossible une amitié authentique entre personnes de sexe opposé, il n’en demeure pas moins qu’elle est parfaitement légitime.

Une fois que nous aurons placé l’amitié et le mariage à leurs niveaux respectifs, nous ne les craindrons plus comme concurrents et rivaux. Libérés de toute hypothèque, l’un pourra aider et servir l’autre. L’amitié fait partie du bon ordre créé par Dieu. Notre culture exige un nouveau style de vie, dans l’authenticité et l’engagement. Parce qu’aimée de Dieu, l’amitié sera la marque essentielle que nous sommes capables d’aimer réellement notre prochain.