Cet article sur Luc 20.20-26 a pour sujet la question posée à Jésus concernant l'impôt à payer à César ainsi que la question politique dans la perspective du règne du Christ et de l'engagement chrétien.

Source: La vie de Jésus. 4 pages.

Luc 20 - Jésus et l'ordre politique

« Ils se mirent à surveiller Jésus; et ils envoyèrent des espions qui se donnaient l’allure d’être de bonne foi, pour le prendre à l’une de ses paroles et le livrer aux magistrats et à l’autorité du gouverneur. Ces gens lui posèrent cette question : Maître, nous savons que tu parles et enseignes avec droiture, et que tu ne fais pas de considération de personne, mais que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis ou non, de payer l’impôt à César? Mais Jésus, remarquant leur fourberie, leur répondit : Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l’effigie et l’inscription? De César, dirent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Ils furent incapables de le prendre à l’une de ses paroles devant le peuple; mais étonnés de sa réponse, ils gardèrent le silence. »

Luc 20.20-26

Parlons aussi des royaumes du monde et du règne du Christ (Lc 20.20-26).

Jusqu’à cet instant, et sans doute volontairement, Jésus semble avoir négligé la question politique. Pourtant, la politique préoccupait ses contemporains et divisait les citoyens de la Palestine en clans et en partis farouchement opposés. Il ne faut pas s’étonner de l’apparent silence de Jésus. Les vraies questions, comme la source et les causes de la détresse des hommes, se situaient à un autre niveau que celui de la politique du jour. Aussi, Jésus ne cédera ni aux zélotes violents dont les décisions extrémistes cherchaient à entraîner le peuple dans une guerre de libération ni aux sadducéens aristocrates, prenant parti de la situation et tirant bien des avantages de l’occupation étrangère. Il cédera encore moins aux pharisiens hypocrites, affichant un détachement spirituel à l’égard de toute politique… Pourtant, que d’efforts, combien de subterfuges de la part des uns et des autres pour l’entraîner dans leurs sillages respectifs, le contraindre à prendre cause et fait avec et pour eux, le forcer à faire des déclarations fracassantes, l’enrégimenter dans tel ou tel groupe aux prétentions émancipatrices… Jésus a refusé ce que, à défaut d’une meilleure définition, nous appellerons la médiocre politique politicienne.

Le récit évangélique nous précise que la question politique fut posée à Jésus et nous en fait aussitôt comprendre la nature de piège, de ruse bien agencée. Des délateurs professionnels s’étaient chargés de la vile besogne. Si Jésus se déclarait en faveur de l’impôt, il serait pris au piège et on le taxerait de collaborateur avec l’occupant. Il anéantirait de la sorte l’immense espérance de libération entretenue par les foules. C’en serait fait de sa popularité. Si, en revanche, il soutenait la thèse révolutionnaire des zélotes qui refusaient de payer l’impôt, sa déclaration serait aussitôt rapportée par les mouchards et il serait tenu pour un dangereux ennemi de l’État. Apparemment, pour ces gens malveillants, il n’y avait qu’un choix entre deux politiques : ou bien il payait l’impôt et il se rangeait dans le camp des collaborateurs honnis, ou bien il refusait de se plier à l’ordre établi et se mettait hors la loi, tel un dangereux opposant au régime.

Au lieu d’une réponse dilatoire, Jésus décide de donner la vraie réponse. Il sait, autant que vous et moi, que la question politique est une vraie question. D’ailleurs, pour tout véritable Israélite, le politique faisait corps avec sa religion. L’Israël de l’époque n’était pas un peuple parmi d’autres, mais une société religieuse soumise à un régime théocratique. Dieu aurait dû rester son Roi unique et exclusif. Plus qu’une nation, Israël était l’Église. Son assujettissement a une domination étrangère, païenne de surcroît, devenait une interrogation extrêmement douloureuse. Pourquoi un pouvoir païen devait-il s’imposer au peuple de Dieu? Était-il donc permis de payer l’impôt? Ne serait-ce pas le signe d’une impossible contradiction? Verser des impôts au gouvernement étranger n’était-ce pas faire preuve d’une résignation et d’une servilité incompatible avec la vocation de nation élue? Quel était le dessein de Dieu à cet égard?

Cette question, qui était une vraie question, devenait une tentation aux yeux de Jésus, car il savait parfaitement que les questions vraies peuvent devenir des questions pièges. Il demande à voir un denier. Retenons le nom de la monnaie qu’il réclame, car cela a son importance. Tout homme, du plus riche au moins riche, devait avoir dans sa poche une pièce d’un denier. Jésus va donc mettre ses interlocuteurs à l’épreuve. En prononçant le nom même de cette monnaie, il provoquait un scandale. Le denier, monnaie étrangère, portait l’effigie de l’empereur. Or, la loi vétérotestamentaire interdit formellement de frapper des images, et le denier symbolisait le pouvoir détenu par un empereur étranger. Les monnaies palestiniennes de l’époque, frappées dans du cuivre, étaient sans effigie, ne portant qu’une simple inscription. Ces détails numismatiques avaient, au regard du Juif, une signification bien plus politique et religieuse qu’économique.

Pour les pharisiens venus interroger Jésus, le fait même d’avoir un denier dans leur bourse devenait la preuve évidente de leur hypocrite soumission à ce régime économique et politique étranger. Au fond, malgré les apparences, ils s’accommodaient fort bien de ce régime d’occupation. Eux qui abhorrent le contact des Romains (rappelons-nous que le terme « pharisien » veut dire séparé) ne semblent pas tellement incommodés de se trouver, par l’intermédiaire de la monnaie, en contact avec l’occupant romain. C’est alors que fuse la célèbre réplique de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César » (Lc 20.25). Autrement dit, tout ce que vous possédez, vous le devez à l’empereur… S’ils tiennent à prendre leurs distances vis-à-vis de lui, et ce, par motif de fidélité à Dieu, ils n’ont qu’à renoncer à tout bien matériel venant de l’occupation romaine. Mais ils ont de toute manière un autre devoir impérieux : celui de rendre à Dieu ce qui est à Dieu.

Sans trop commenter le récit, l’explication nous était nécessaire pour dégager pour nos propres besoins un enseignement utile et une éthique biblique concernant la politique. Ce récit se trouve en parfait accord avec la grande ligne politique que nous trace toute la révélation biblique. Voici à présent quelques points précis concernant notre intelligence de la « chose politique ».

1. Jésus n’a pas cherché, à la manière des pharisiens, à se séparer de la politique. L’Empire romain, comme les gouvernements légitimes modernes, est le lieu où on doit rendre à Dieu ce qui lui est dû. Toutefois, Jésus ne conteste pas le fait qu’il soit impossible de rendre à Dieu son dû dans telle ou telle condition politique. Mais ce n’est pas l’institution de l’État en soi qui en est la cause. L’État légitime repose sur l’ordre de Dieu. L’État n’est jamais une apparition ultérieure, une sorte de garde-fou devenu nécessaire dans le pis aller du monde, un moindre mal. Le péché politique est celui de l’homme qui ne reconnaît pas ce droit divin de l’État et qui, même sur le territoire de César, refuse de rendre à Dieu ce qui revient à Dieu. Ni Jésus-Christ ni la Bible, encore moins la foi réformée, ne nous conseillent de rompre nos liens avec l’État, soit par la violence, soit par l’utopie piétiste qui ne songe qu’au ciel, abandonnant les affaires de la terre entre les mains des non-croyants… Le terrain politique est à son tour le champ qui devra être cultivé afin de rendre au sein de la communauté sociale la preuve de notre totale appartenance à Dieu. Il est l’endroit où notre foi, notre espérance et notre amour chrétiens trouveront un terrain propice pour se conformer à la loi d’amour de Dieu et pour pratiquer l’amour de Dieu structuré, soutenu et praticable par sa divine loi.

2. S’engager donc activement dans la vie publique est une nécessité en vue de la conservation de notre vie sociale. Jésus reconnaît à l’empereur ce droit-là. De la même manière, tout magistrat, jusqu’à nos jours, est l’instrument, voire le ministre de Dieu. Précisons que nulle part l’Écriture ne fonde l’idée rousseauiste, dite démocratique, selon laquelle le gouvernement devrait être issu du peuple, par le peuple et pour le peuple. Les termes doivent être renversés. Il vient de Dieu, il est par Dieu, il est pour Dieu. À cette condition seulement, un gouvernement digne de ce nom pourra être humain et même quelque peu philanthrope. En nous demandant de participer à la vie publique, Dieu nous demande d’honorer le magistrat, artisan et garant du maintien de l’ordre public. Il est un « chargé de mission »; une mission lui est confiée pour le service des autres, et l’exemple des prophètes de l’Ancien Testament est une illustration fort à propos.

3. Si l’empereur détient un pouvoir sur la vie sociale, son autorité est, de ce fait, limitée. En dernière analyse, l’autorité ultime et absolue est celle de Dieu. Que personne ne cherche donc à passer outre les limites qui lui sont assignées et à usurper un pouvoir qui n’est qu’une pure délégation. Notre foi et nos obligations politiques ne sont donc jamais séparées dans la Cité. La foi ne peuple pas un espace intérieur dans lequel nous pourrions nous réfugier, à l’abri des intempéries et des désagréments d’une vie sociale agitée. Même notre foi est préservée de mille manières par les soins d’un État légitime, rappelons-le. L’ordre de Dieu ne concerne pas un domaine utopique, mais toujours la réalité quotidienne que nous vivons à chaque niveau. Nous ne devons nous dresser contre l’État que lorsque celui-ci s’oppose ouvertement à l’autorité de Dieu. Rendons donc à César ce qui est à César, et surtout rendons à Dieu, de toute notre pensée, de toute notre force et du fond de notre cœur, ce dont lui seul est digne.

4. La réponse que Jésus accorde dans ce cas n’est pas théorique. Au moment où il est assailli et interrogé, il se trouve précisément à Jérusalem, en tant que véritable Roi de cette ville, mais aussi en tant que Roi de tous les hommes. Souverain absolu d’un Royaume qui n’est pas de ce monde, il n’exerce pas moins son autorité sur cette terre, et c’est son sceptre qui conduit les disciples ou qui confond et châtie les rebelles. Pour cette raison, et uniquement pour celle-ci, l’Église chrétienne ne saurait négliger sa responsabilité politique. Qu’elle fasse attention à ne pas absolutiser ni l’État ni les questions de la Cité. Autrement, elle s’asservirait à une tyrannie humaine sans pouvoir rester servante du Seigneur. Dans ce récit, Jésus nous donne une leçon que nous ne négligerons pas. Selon lui, l’Empire romain est, comme tout empire, éphémère, fragile et mortel. Si nous le comprenons bien, nous serons à l’abri de toute tentation politique. Citoyens lucides et constructifs de la patrie terrestre, nous nous savons aussi en marche, pèlerins de la foi, vers cette Cité dont l’architecte est Dieu. Lorsque les royaumes de ce monde seront balayés et les princes des nations confondus, nous garderons la certitude que, dès aujourd’hui, nous sommes les sujets de l’Empire, du pouvoir et de l’éternelle autorité que Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur crucifié, nous a fait la grâce d’accepter.