Cet article sur Matthieu 16.24-25 a pour sujet le prix qu'il en coûte de suivre Jésus. Il nous adresse un appel au renoncement à soi-même, à prendre part à ses souffrances et à le suivre, avec la promesse de la vie éternelle.

Source: La vocation du chrétien. 6 pages.

Matthieu 16 - Le prix de la grâce

« Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Quiconque en effet voudra sauver sa vie la perdra, mais quiconque perdra sa vie à cause de moi la trouvera. »

Matthieu 16.24-25

Il est bien connu que nous souffrons tous de la déplorable tendance à éviter ce qui nous paraît déplaisant et difficile pour choisir, si cela dépend de nous, une ligne plus molle. Rares sont les exceptions à cette règle. La majorité des gens choisiront toujours sans faute, de manière ingénieuse, calculée et rusée, à éviter toute tension mentale ou psychologique et, surtout, tout conflit spirituel. Là où il y a un labeur pesant à accomplir ou une mission douloureuse à poursuivre, on prend, de façon quasi instinctive, toutes les précautions pour ne pas s’engager dans des situations ne pouvant aboutir, à vues humaines, qu’à des expériences douloureuses et à l’échec, si ce n’est au ridicule pur et simple.

Dès lors, ne nous étonnons pas qu’une telle attitude soit si répandue dans notre monde déchu. Ce qui nous paraît beaucoup plus grave c’est de constater que bien des chrétiens, à leur tour, font aussi partie du vaste troupeau de moutons bêlant niaisement… Ceux-ci, tout en se réclamant du Christ et se voulant enrôlés dans les rangs de ses disciples, calculent, avec une extrême parcimonie et même une extrême mesquinerie, le prix de la grâce. Ils invoquent des prétextes fort raisonnables et inventent toutes sortes de subterfuges pour éviter de payer ce qui leur apparaît comme un lourd impôt spirituel. Ils souhaitent ardemment le bonheur et la félicité promis par le Christ, tout en évitant à tout prix l’effort et la douleur promis à ses disciples…

Dès lors, pourquoi s’étonner de l’inefficacité de l’Église au sein de la société moderne? Son manque d’audace, son amateurisme maladroit, le souci de préserver son bien-être à tout prix et surtout celui de jouir d’une réputation d’honorabilité sociale semblent être la première de ses préoccupations; ceux de ses membres qui ne confessent le nom du Fils de Dieu que du bout des lèvres se mettront constamment à l’abri du danger et, si l’expression m’est permise, seraient même capables, le cas échéant, de bazarder la croix du Sauveur…

Les persécutions, même les plus violentes, ne purent atteindre ni anéantir l’indomptable et admirable vigueur de l’Église primitive. La farouche opposition dont elle fut l’objet les trois premiers siècles de son histoire engendra des saints et des martyrs, faisant d’hommes et de femmes ordinaires des figures exceptionnelles. C’étaient là les dures conditions imposées à la ferme et joyeuse profession de foi des premiers chrétiens. Ni la peine ni la souffrance, ni la persécution ouverte ni l’opposition sournoise des adversaires ne réussirent à les faire plier ni à miner l’exceptionnelle vigueur de ces athlètes spirituels. Au contraire, ce fut l’absence d’opposition et la relative aisance des siècles postérieurs, ainsi que la nouvelle position de ses pasteurs, promus soudain au rang de dignitaires ecclésiastiques jouissant d’un statut officiel quasi étatique, qui les fit tomber dans l’apathie et la nonchalance.

Ces faits, on s’en souvient, datent de 312, lorsque Constantin, l’ayant emporté sur son dernier rival, déclarait le christianisme la religion licite ou tolérée de l’Empire. Mais cette victoire politique de l’Église fut une victoire à la Pyrrhus, c’est-à-dire qu’elle marqua le début de l’affaiblissement spirituel du peuple chrétien. À partir de ce moment, se faire baptiser devenait une mode très prisée. C’était la procédure la plus avantageuse si l’on désirait accéder à de hautes fonctions administratives. Nombre de chrétiens estiment que l’Édit de Milan inaugura une ère tragique pour l’Église. Sans nous ranger hâtivement à cette conclusion, nous devons reconnaître cependant que la conversion de Constantin entraîna la mondanisation de la foi chrétienne. La croix, signe de la victoire du jeune général romain, fut désormais écartée comme instrument d’opprobre; elle devint symbole de prestige social et de renommée mondaine. Les chrétiens nominaux proliférèrent. Tandis que l’adjectif chrétien était originellement un quolibet ridiculisant les disciples du Christ, il devint désormais le titre de noblesse de tout citoyen se voulant respectable. Devenue riche et puissante, l’Église commença à oublier peu à peu sa mission divine et le dessein rédempteur du Sauveur.

À l’époque des croisades, l’Église se lança dans une aventure invraisemblable, celle de vouloir chasser les Turcs de la Palestine afin de libérer une terre qu’on disait sainte et un tombeau non seulement vide… mais encore introuvable! L’Église des croisades eut-elle le souci de la conversion des Turcs musulmans? Rien n’est moins sûr, malgré les héroïques efforts de la part de quelques admirables disciples du Christ, pleins de zèle pour l’évangélisation des païens, et le témoignage de chrétiens sincères qui acceptèrent de porter l’opprobre de la croix et d’en payer le prix élevé. Si les Seldjoukides et Ottomans qu’on combattait avaient connu un autre visage du christianisme que celui des croisades, on aurait peut-être épargné par la suite à l’Occident leurs monstrueux méfaits.

Un christianisme nominal qui ne cause jamais à celui qui le professe ni larmes ni souffrance n’a aucune valeur. Le chrétien nominal est un homme honorable et un citoyen respectable. Mais a-t-il l’occasion et le privilège de recevoir un enseignement qui lui met sous les yeux la facture élevée de l’appartenance au Christ? J’en doute.

Je ne vous apprendrai rien de nouveau, je l’espère tout au moins, en vous rappelant que renoncer à soi-même, prendre sa croix et suivre Jésus, est la condition sine qua non de notre profession de foi. Sans cela, le christianisme nominal le plus prospère, le plus respecté, et une Église jouissant d’une très haute considération dans la société, ne pourront que décliner en vigueur, et finalement dépérir. Ne voyons-nous pas déjà parmi nous ces signes avant-coureurs de cette condition humiliante? Pour quelles raisons? Serait-ce parce qu’elle ne porte plus d’autres croix que ces lourds ornements suspendus au cou de certains de ses membres, ayant perdu toute signification et tout rapport avec l’instrument d’opprobre que fut celle du Calvaire?

Mais à mon avis, il est superflu d’écouter les litanies des nouvelles Cassandre de la religion, de la spiritualité et de l’Église, qui, sociologues ou historiens sans vision ni compétence, annoncent à grand renfort de statistiques ou avec des pronostics de vieilles femmes, la mort du protestantisme, le déclin du catholicisme, l’avenir bloqué pour l’ensemble du christianisme, car « les portes de l’enfer » ne prévaudront pas contre la véritable Église du Christ. Elle devra entendre et réentendre toujours et à nouveau l’appel de son Époux et se laisser reprendre par son Seigneur. Si l’Église de notre époque ne veut pas écouter ceux de ses prophètes et pasteurs restés vrais et fidèles à leur Seigneur et à la vocation qu’il leur a adressée, ce ne sont pas les diagnostics d’étrangers qui lui apporteront le remède et lui feront retrouver la santé. Elle sombrera toujours davantage dans l’apostasie et finira par subir le terrible jugement du Seigneur qu’elle a trahi.

Il n’est jamais agréable de dire de telles vérités. Au lieu de nous fier à des statistiques alarmantes, il faudrait d’urgence l’unité entre la foi et la pratique de la foi. Or, actuellement, leur divorce est criant, dramatique. Si l’on entend l’appel de la croix, il faut aussi s’en charger et la porter. Le Christ nous invite à cela. « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive » (Mt 16.24).

Le Christ prononçait ses discours suivant les besoins de son auditoire, selon les circonstances, qui variaient d’une fois à l’autre. Jamais ses discours n’étaient des stéréotypes. Parfois, il disait des paroles quelque peu difficiles à comprendre; ailleurs, ses mots étaient d’une éblouissante clarté. Il ne pérorait pas vaguement sur la nature de la religion; il ne discourait pas au sujet d’une vague spiritualité; il n’échafaudait pas des théories sur un au-delà hypothétique ou sur l’immortalité de l’âme. Au contraire, ses discours vibraient d’une sainte impatience; il prononçait des mots élucidant des mystères; il décrivait aussi la tragédie de ceux qui, velléitaires, s’éloignaient de Dieu; il indiquait la voie, proposait l’espérance, offrait le salut…

Les paroles mentionnées plus haut furent prononcées par le Christ en Césarée de Philippe, une bourgade galiléenne. Son ministère terrestre allait bientôt s’achever. Pierre, l’un des douze disciples, venait de faire sa célèbre confession de foi : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16.16). Jésus, lui, révélera qu’il se rend à Jérusalem pour y souffrir et pour y être mis à mort, mais aussi pour y ressusciter. Pierre interpréta mal cette tournure des événements. Il objecta à cette fin humiliante. Il chercha à l’en dissuader, mais il reçut de la part du Maître une très sévère leçon.

Les paroles du Christ que nous avons mentionnées doivent rendre tout un chacun conscient de ce qui l’attend s’il le suit. Leur force est d’une actualité permanente; elles posent à l’Église de la génération présente la même condition impérieuse. Elles ne contiennent aucune ambiguïté. Il s’agit soit de gagner sa vie, soit de perdre son âme. Ce salut est intrinsèquement lié à la divine personne et à la mission rédemptrice du Christ. À ceux qui sont sauvés, Dieu accordera sa gloire et les entourera de sa présence.

Cependant, ce salut comporte aussi ses conditions. Il les impose même. Il faut le vouloir, le désirer, le chercher. Une telle volonté s’exprimera à travers une marche fidèle, jour après jour, derrière les pas du Maître. Car qu’est-ce que signifie devenir chrétien, si ce n’est précisément le fait de suivre le Christ? Apprendre à ses côtés, marcher sur ses traces, imiter sa sainte vie… Partager ses joies et, parallèlement, prendre part à ses souffrances, choisir ses objectifs, regarder vers les mêmes perspectives. Suivre le Christ exige tout d’abord le renoncement à soi.

Évitons à cet endroit, voulez-vous, ces malentendus qui ont si lourdement hypothéqué, pour tant de gens, l’acceptation joyeuse et libre du salut, car hélas!, pour certains, le renoncement chrétien est devenu synonyme de pauvreté, d’ascèse et de dolorisme; il a été identifié avec un masochisme qui n’a rien de chrétien. Mais le Christ, lui, a en vue un renoncement autrement fondamental, et non simplement la privation de biens périssables… Il appelle à renoncer à soi-même, à toute autonomie par rapport à lui, à toute suffisance loin de sa grâce, à l’orgueil et à l’arrogance dans les paroles et les actes, voire dans les pensées les plus intimes. En un mot, il faut devenir, ainsi que se voyait l’apôtre Paul, le serviteur, l’esclave de Jésus-Christ. Un tel renoncement n’est pas une option facultative. Il y est question, pas moins, de se charger de sa croix. On ne peut le suivre sans se charger de sa croix et, inversement, on ne peut se charger d’une croix, de n’importe quelle croix, si l’on n’est pas décidé à le suivre. Suivre le Christ ne peut pas être une décision prise à la hâte, dans le feu d’une exaltation émotionnelle.

N’oublions pas cependant que la croix du Christ nous parle tout d’abord de son amour. Nous charger de la nôtre n’est pas une méthode ascétique comme telle, suffisante en soi; elle devrait nous rappeler premièrement l’horreur du Calvaire, la mort sacrificielle du Fils de Dieu, sa descente aux enfers, l’holocauste offert une fois pour toutes, irremplaçable et suffisant. À sa suite, nous accepterons, s’il le faut, l’ostracisme, le rejet d’autrui, l’opprobre et le ridicule, voire la persécution, les larmes et les déchirements. Il s’est offert pour nous. Nous nous offrons à lui. Nous nous glorifierons même en sa croix, désirant le connaître toujours davantage et cherchant à lui être conformes. Mais nous serons glorifiés avec lui à condition d’avoir participé à son ignominie et d’avoir goûté aux mêmes souffrances. Nous embrasserons la croix pour que le vieil homme en nous puisse disparaître et pour que, enfin, puisse renaître l’homme régénéré par le sang et par l’Esprit. Il n’existe pas de prix au rabais. Telle est notre vocation.

Car, ou bien nous perdons notre vie pour le Christ et l’Évangile, ou bien nous la « gagnons », ce qui signifie, en réalité, que nous la perdons loin de lui. Sauver à tout prix notre vie serait perdre le Christ, donc perdre tout. Nous chercherions à sauver ce qui est périssable, sujet de péché et de mort; or, nous perdrons notre vie de toute manière. Tel est le sens des mots du Christ, telle est la tragédie de l’homme créé pour Dieu et qui lui tourne le dos. En « gagnant le monde », qu’avons-nous vraiment gagné? Que d’illusions trompeuses, que de déceptions amères, que d’échecs cuisants! Le tout aboutissant à la maladie qui ronge et à cette issue fatale qu’on appelle mort. Un tel choix nous coupe de Dieu, notre source. L’hostilité envers Dieu signifie la mort certaine, notre arrêt de mort.

Posons-nous la question : Quel est le but de notre vie? La célébrité? Remporter des médailles olympiques? Nous identifier aux vedettes fugitives du ciel du spectacle? Envier les grands de ce monde, cultiver la vanité, nous adonner à des plaisirs illusoires, accumuler des diplômes, accroître notre savoir? Je n’affirme pas que l’Évangile doive nous priver nécessairement de biens matériels, nous interdire tout succès et nous arracher à tout plaisir légitime. Toutefois, toutes choses devront être subordonnées à l’essentiel. « Gagner le monde » avec tous ses flonflons et lampions, c’est lâcher la proie pour poursuivre l’ombre…

Il ne profitera pas à l’homme de faire cela, déclare Jésus, et il sait de quoi il parle. On entend dans sa voix, lorsqu’il s’adresse de cette façon à ses disciples, une note affectueuse et pathétique, comme un avertissement douloureux… Il semble leur dire : Je vous en supplie, n’agissez pas de la sorte! Ne commettez pas l’erreur suprême, fatale, de votre vie… Choisissez-moi et vous vivrez, renoncez à vous-même et votre âme sera rassasiée. Suivez mes pas et vous ne vous égarerez point; marchez dans ma lumière et toute obscurité sera dissipée; mangez ma chair et vous n’aurez jamais faim; buvez de l’eau que je vous offre en abondance et vous étancherez votre soif…

Nous vivons « dans une génération adultère », ainsi que Jésus avait qualifié déjà la sienne; génération déloyale, pécheresse, jouisseuse, privée de la gloire de Dieu. Il est aisé de se laisser entraîner par le courant, de se charger d’ambitions mondaines, de s’embarrasser des glorioles du siècle présent…

Aurions-nous honte du Christ? Souvenons-nous que l’intérêt porté au Royaume de Dieu dès ici-bas et pour ici-bas constitue l’axe principal de toute existence humaine. En Jésus-Christ, la rédemption offerte à l’homme prit corps et se manifesta dans toute sa force, dans toute sa splendeur et avec toute sa clarté. Mais c’est également par rapport à sa personne et à sa mission que se joue tout le jugement de Dieu sur le mal, sur Satan et sur la mort. En le choisissant et en le suivant, nous lâchons l’ombre pour vivre la véritable, définitive et ultime réalité.

Aurions-nous peur des hommes? Nombreux sont ceux qui connaissent la voie tracée, la vérité révélée, la vie manifestée en et par le Christ, mais qui persistent à choisir la mort loin du Crucifié. Les paroles du Christ nous entretiennent de l’engagement le plus radical et le plus déchirant, mais aussi le seul dont la récompense est la vie éternelle. Nous aurions peut-être été heureux de ne recevoir, de la part du Christ, qu’un simple enseignement moral, une religion noble, une de plus, et ces bonnes paroles ou clichés sur la charité, la justice et la paix parmi les hommes, auxquels nous ont accoutumés les humanistes de toute obédience et qui n’engagent à rien d’essentiel, de fondamental.

Or, l’enseignement du Christ s’enracine en sa croix et la rédemption offerte par lui est au prix de celle-ci. Toutes les réponses aux questions angoissantes, très souvent légitimes, que nous nous posons ne nous seront pas nécessairement accordées. Mais c’est à condition et à la seule condition de retourner à la croix du Christ qu’on peut espérer voir, même au cours de notre génération, une Église revigorée. Et, sans faire preuve d’un fol optimisme, voudrais-je ajouter, voir aussi une société humaine transformée.

Puissions-nous alors prier le Christ :

« Donne-moi aujourd’hui de porter ta croix; de participer à tes souffrances, de suivre tes pas, de boire de ton eau, de manger du pain céleste, de voir ma lumière dans ta lumière, de m’instruire de ta vérité, de vivre par ta sagesse. »