Cet article a pour sujet les normes autonomes de conduite éthique étrangères à la Bible: l'hédonisme (plaisir), l'eudémonisme (bonheur), le moralisme, l'utilitarisme, le marxisme, le vitalisme, l'idéalisme, le paganisme.

Source: L'Esprit de la loi - Éléments pour une éthique chrétienne et réformée. 13 pages.

La norme de la vie chrétienne - Les normes autonomes

  1. L’hédonisme
  2. L’eudémonisme égoïste
  3. Le moralisme culturel
  4. L’utilitarisme
  5. Le marxisme
  6. Le vitalisme
  7. L’idéalisme
  8. Le moralisme
  9. Le paganisme

Avant d’examiner les normes bibliques auxquelles sont soumises la conduite chrétienne et les décisions éthiques, examinons les diverses réponses étrangères à la révélation biblique et à l’éthique chrétienne et réformée.

1. L’hédonisme🔗

Cette conception défendue, par exemple par Épicure, vise son propre plaisir (« l’hédonè » grecque) et il reçoit ses normes directement des pulsions libidinales (représentants : Aristippe de Cyrène, 435 av. J.-C.; le cynique Antisthènes, 444-399; Diogènes, 412-323). Le plaisir est considéré comme le bien suprême. Toutes sortes de formes de cette conception sont trouvées dans le passé et maintenant. Ainsi, on parlera de l’égoïsme dynamique, d’après lequel le sujet vise à atteindre le pouvoir et ses normes sont des pas rationnels dirigés vers cette fin. La philosophie de puissance de F. Nietzsche (1844-1900) a été la systématisation logique, rigoureuse et extrême de ce type d’hédonisme. Selon le philosophe allemand, « le pouvoir fait le droit ». D’autres représentants en sont Nicolas Machiavel (1469-1527) et Thomas Hobbes (1588-1679).

2. L’eudémonisme égoïste🔗

L’eudémonisme égoïste en est une autre forme. Ici, le sujet vise son bonheur, son bien-être personnel, cherchant un intérêt personnel éclairé pour découvrir des voies à travers lesquelles il peut parvenir à la satisfaction émotionnelle et à la paix intellectuelle. La formulation classique la plus connue se trouve chez Aristote (384-322 av. J.-C.), qui recommandait le « moyen doré » comme guide d’équilibre moral et de noblesse personnelle (voir aussi Épicure, 341-270). Il existe des versions négatives de cette position, par exemple dans l’octuple pas du bouddhisme qui délivre le sujet de la souffrance. On peut penser au plaisir matériel et physique. Il y en a qui avertissent d’un esclavage au délice. Il y en a aussi qui insistent sur le fait qu’il ne faut pas seulement penser aux délices instantanés, mais aussi au plaisir de toute la vie. L’idéal est en tout cas la sensation permanente de complaisance. Le plaisir spirituel peut être au premier plan, même le plaisir religieux. Nos actes seraient donc bons s’ils contribuent à notre plaisir.

On peut dire à propos de ce système, aussi bien qu’à propos des autres dont nous parlerons encore, que de pareilles idées déterminent aussi l’attitude pratique d’hommes qui ne se sont jamais occupés de philosophie.

Le bien suprême serait le bonheur, la sensation de bien-être qui est l’effet de ce que l’on est en harmonie avec soi-même et avec son milieu. Cette harmonie ne donnerait pas seulement une satisfaction physique, mais aussi une satisfaction spirituelle. La différence avec l’hédonisme est que l’on met davantage l’accent sur l’élément spirituel du vrai bonheur. Les limites ne sont cependant pas toujours très nettes. Il y a aussi une forme religieuse de ce système. Il y a beaucoup d’eudémonistes pratiques.

L’eudémonisme altruiste permettrait au sujet moral de chercher le bien-être du plus grand nombre, en dérivant ses normes de bonheur de ce calcul. John Stuart Mill (1806-1873) en est l’un des principaux représentants. Cet eudémonisme se détache de soi et de son clan pour tenir l’humanité comme la source principale de toute valeur. Le marxisme représente aussi cette même position.

On peut reprocher à l’eudémonisme aussi bien qu’à l’hédonisme qu’ils réduisent la moralité à quelque chose qui n’a pas de caractère moral. Peut-on dire qu’un homme heureux soit nécessairement un homme bon du point de vue moral? Les deux systèmes ne rendent pas non plus justice au fait que l’attitude morale concerne la relation avec le prochain!

Une certaine forme d’eudémonisme est défendue par les stoïciens et par ceux qui ont des idées semblables. La Stoa aussi a considéré le bonheur comme le bien suprême, la finalité de nos actions. Mais elle a une théorie spéciale quant à la voie qui y aboutit. Elle se base sur l’idée que tout se passe dans le monde en dehors de l’homme selon des lois naturelles. C’est pourquoi l’homme ne pourrait pas influencer le monde extérieur. Il ne doit donc pas chercher son bonheur dans le monde temporel, car s’il veut dominer le monde, il découvrira que ce monde est plus fort que lui. La seule manière de disposer de son bonheur consiste à être autarcique. L’homme ne doit pas se faire influencer par ce qui se passe en dehors de lui. Il doit prendre le monde tel qu’il est. L’apathie doit caractériser son attitude en face des choses extérieures. Il doit maîtriser ses sentiments. L’homme trouve son bonheur en lui-même. L’autarcie, suivant ces idées, doit être le but de ses actes.

Les mêmes objections seront de mise ici contre tout eudémonisme. Nous y ajoutons encore que la morale stoïcienne est rationaliste. Elle suppose que la raison n’est pas influencée par le monde extérieur.

3. Le moralisme culturel🔗

Le moralisme culturel, lui, cherche naïvement hors de tout fondement métaphysique l’obéissance à des mœurs inculquées par la culture locale, régionale, tribale, familiale de sorte que les normes, ses normes, sont toutes relatives et changeantes (quand tu es à Rome, agis comme un Romain!). Les penseurs sophistes grecs du 5siècle avant J.-C. représentaient cette école.

4. L’utilitarisme🔗

D’après l’utilitarisme, un acte est bon s’il est utile. L’utilitarisme a été défendu comme système philosophique surtout en Angleterre. La question cruciale est de savoir qu’est-ce qu’être utile. Car quelque chose est toujours utile par rapport à une autre chose. Si on répond que nos actes doivent être utiles pour le bonheur ou pour le plaisir, l’utilitarisme revient à l’eudémonisme ou à l’hédonisme. Une forme intéressante de l’utilitarisme est celle de John Stuart Mill. Il a défendu un utilitarisme (ou eudémonisme) social, reprochant à l’eudémonisme courant son individualisme. C’est pourquoi, selon lui, il faut aspirer à l’intérêt général. Mais cette idée se fond avec l’illusion optimiste selon laquelle on contribue à l’intérêt général en aspirant à son propre intérêt! L’utilitarisme de Mill a exercé une très grande influence sur la société moderne.

5. Le marxisme🔗

Selon Marx, les moyens de production (les outils, la technique) déterminent l’être de l’homme. Un changement de la manière de produire modifiera toute la civilisation. La technique et les puissances de production auraient cette grande place, parce que les relations entre les hommes engagés dans le processus de la production en dépendraient. Ces « relations de production » sont à la fois des relations de propriété. Elles sont fixées par le droit. Le droit est une sorte d’intermédiaire entre l’infrastructure de la vie humaine et sa superstructure. Cette infrastructure consiste dans les puissances de production et les relations de production, tandis que la vie spirituelle (science, art, moralité, religion) en est la superstructure. La superstructure dépend de l’infrastructure. C’est pourquoi la science, l’art, etc., changent toujours, car les puissances de production changent toujours.

Marx constate que tous les hommes doivent participer à la production commune. L’homme a besoin d’autres hommes afin de pouvoir produire. Et cette production est nécessaire pour maintenir sa vie. Ainsi, la société est un phénomène nécessaire. Mais une production commune n’est pas possible sans une division du travail, sans une différenciation des fonctions et des professions. Les différents hommes ont donc des relations différentes avec les puissances de production. Les relations avec les moyens de production seraient en même temps des relations de propriété : Le patron est aussi le propriétaire des moyens de production, l’ouvrier ne l’est pas. Une société a donc été nécessairement formée, constituée de différentes classes, de groupes d’hommes qui ont la même position dans le processus de la production. Notre société connaît surtout la classe capitaliste et prolétarienne.

La conséquence de ces différentes classes est la lutte des classes, parce que leurs intérêts sont opposés. Mais cette lutte est une nécessité de la vie. On ne pourrait pas vivre sans défendre les intérêts de sa classe et donc sans lutter contre l’autre classe. Cette situation ne finirait que dans la société sans classes prédite par Marx. Elle sera la conséquence de la victoire de la classe ouvrière.

Une autre conséquence de l’existence des différentes classes est que le prolétaire ressent, pense et désire d’une manière tout autre que le capitaliste. Selon Marx, l’être de l’homme dépend entièrement de sa relation vis-à-vis des puissances de production. On peut donc dire que c’est de la faim que dépend toute la vie humaine. Car l’homme doit produire pour se nourrir. Cela ne veut cependant pas dire que le marxisme rejette toute moralité. Selon Marx, l’homme a le devoir de ne pas considérer tous les autres hommes comme uniquement ses ennemis. Alors il n’y aurait pas de société, pas de travail commun et donc pas de vie possible. La conservation de soi-même nécessite une coopération. C’est pourquoi il faut tenir compte des autres, en tout cas de ceux qui ont les mêmes intérêts, des hommes de la même classe.

Tout cela implique que, selon Marx, la morale change avec la manière de produire qui modifie toute superstructure sociale. Chaque société a sa propre moralité. Toutes les théories éthiques seraient au fond le produit du niveau économique de la société à un certain moment. La morale doit aussi être nécessairement une morale de classe. Il ne faut coopérer qu’avec ceux qui appartiennent à la même classe. Ce n’est donc que vis-à-vis d’eux qu’il faut observer une certaine moralité.

En dernier lieu, les morales des différentes classes doivent se contredire. Cela implique que le commandement moral auquel on doit obéir vis-à-vis de quelqu’un qui appartient à la même classe n’est pas valable pour l’attitude vis-à-vis de l’adversaire. Cela ne veut pas dire que tout soit permis dans la lutte des classes, mais c’est l’intérêt de la classe qui décide ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Un membre de la classe qui coopère avec l’ennemi, qui ne défend pas inconditionnellement les intérêts de sa propre classe, est un traître et il doit être traité comme tel. Cela peut sembler très dur, mais c’est inévitable, selon le marxisme, si on ne veut pas périr. Nous ne présenterons pas des objections contre le marxisme en général. Nous ferons seulement remarquer que la moralité du marxisme n’est qu’une forme d’utilitarisme.

6. Le vitalisme🔗

Selon cette conception, le bien suprême qui doit diriger nos actes est la vie. Ce qui sert la vie est bon, ce qui lui nuit est mauvais. Nietszche préférait les instincts forts et sains à la vie consciente. Selon lui, la vie est la volonté d’obtenir la puissance. Il respecte les hommes forts et puissants qui désirent la puissance et qui l’emploient avec passion. Nietszche reproche au christianisme de favoriser les faibles. Le christianisme est selon lui un mouvement de faibles, de ceux qui ont mal réussi dans la vie et qui s’imaginent par ressentiment vis-à-vis des forts que leurs vices sont des vertus. Il oppose Dionysos, le dieu du vin et de la débauche, au Christ crucifié.

L’éthique du national-socialisme a été vitaliste. Le but suprême fut pour ce mouvement la contribution à la pureté physique de la race.

7. L’idéalisme🔗

Ce qui est commun aux différents systèmes idéalistes c’est que l’on considère l’homme en premier lieu comme un être spirituel. L’esprit serait en dehors de l’homme une réalité indépendante et extrêmement importante. On reconnaît d’habitude qu’il y a la nature à côté de l’esprit. Mais l’esprit aurait en tout cas une valeur et une puissance plus grandes. Cela implique que l’idéalisme pourrait mieux rendre justice à la moralité que les conceptions dont nous avons parlé et qui ont toutes un caractère naturaliste. L’idéalisme veut nettement distinguer entre ce qui est et ce qui doit être.

Il existe différentes formes de l’idéalisme. La forme rationaliste pense que la raison peut découvrir quel doit être la finalité de nos actions.

L’idéalisme esthétique veut que nos actions aspirent à l’harmonie de la vie. L’homme doit d’abord se réaliser lui-même, se perfectionner lui-même, développer les possibilités de sa propre personne. Ainsi formerait-il une personnalité harmonieuse qui soit aussi en harmonie avec le monde. Le monde extérieur devrait aussi être formé d’une manière harmonieuse. Mais on pense souvent qu’un monde harmonieux serait la conséquence naturelle des personnalités harmonieuses. Car le monde extérieur serait au fond déjà harmonieux. On n’a qu’à découvrir cela et non pas violer l’essence du monde. La personnalité harmonieuse serait l’homme ayant intégré dans sa propre existence individuelle, unique et irremplaçable, toutes les facultés de son âme, tout ce qui est et qui vit. Mais une telle assimilation ne doit pas se produire sans ordre. La personne doit former une unité, mais une totalité dans laquelle tout ce qui existe doit être intégré. Ainsi l’homme deviendrait-il un microcosme, une reproduction exacte du macrocosme. Cette éthique repose sur une illusion en ce qui concerne l’harmonie du monde, et puis elle est très égocentrique.

Enfin, l’idéalisme moral. Emmanuel Kant était un des principaux représentants de cette conception. Il considérait l’homme en premier lieu comme un être moral; il sait qu’a priori ses actes sont soumis à une obligation. La vie morale est selon lui la vie par respect du devoir que l’homme reconnaît par sa raison. Ses inclinations résistent à l’action selon le commandement de la raison. Kant parle même de ce qui est « radicalement mauvais » en l’homme. Mais l’homme pourrait vaincre ses mauvaises inclinations. Kant pense : « Tu dois, donc tu peux. » Cela veut dire que chaque homme a nécessairement la conscience d’obligation, et cela suppose qu’il peut obéir à ce qu’il reconnaît comme son devoir. Kant définit donc la moralité d’une manière formelle! Ce qui est fait par respect du devoir est moralement bon.

D’autres représentants de cette forme d’idéalisme pensent que le commandement moral, dont chaque homme est conscient, a aussi a priori un contenu matériel. Ils défendent « l’éthique des valeurs ». De telles valeurs seraient par exemple la justice, la vaillance, etc. Cette éthique a aussi une forme populaire.

Nous avons de sérieuses objections contre cette conception. Elle sous-estime la puissance du péché. Les normes n’y sont pas théonomes.

Ajoutons à la fin de ce paragraphe deux textes, l’un sur le moralisme, l’autre sur le paganisme, dont la valeur de document sera évidente à leur lecture. Nous les reproduisons de la revue Le Christianisme social, année 1931.

8. Le moralisme🔗

« La morale au sens pur est la science de l’action humaine; mais l’action humaine présente tant d’aspects différents que la morale prend des sens variés.
S’il est question de l’action de l’homme en tant qu’elle est censée d’être l’effet de sa libre détermination, la morale sera le corps des principes auxquels l’homme obéit. Elle sera alors proprement éthique. S’il est question de l’action de l’homme en tant qu’individu au sens d’une société, la morale sera le corps des principes que la vie sociale impose à l’homme, la règle de l’individuel par rapport au social.
Certaines écoles ne voient plus dans la morale aucun caractère éthique, c’est-à-dire aucun caractère d’obligation interne, individuelle ou sociale. La morale, vidée de tout contenu qualitatif, n’est plus que la science des mœurs et se réduit en psychologie et en histoire.
De même que le caractère d’une religion n’est défini que par la nature de son origine divine, pour la foi chrétienne, de même le caractère d’une morale n’est défini que par la norme qui est proposée à l’action humaine. Mais pour trouver une norme capable de régir cette action, on est à peu près désarmé. L’éthique se fonde sur les impératifs catégoriques de la conscience, sur une catégorie morale, sur une obligation morale : ces définitions se ramènent à des pétitions de principe, car il faut toujours trouver quel est le critère de ces impératifs. On ne saurait qualifier la morale autrement que par le bien individuel ou par le bien social, ce qui indirectement, revient au même.
Dans le premier cas, la seule morale viable sera l’eudémonisme ou l’hédonisme. À moins qu’avec Nietzsche, et autres, non content d’asseoir la morale sur le psychologique, on ait recours, pour assurer le bonheur individuel, à un refus de contrainte : c’est l’immoralisme. L’individu doit trouver en lui-même la norme de son action; toute contrainte extérieure manque totalement de fondement.
Dans le second cas, la morale trouve son fondement extérieur dans le bien social; la norme de l’action humaine est bien sociale. La seule morale qui soit viable, dans ce cas, est l’utilitarisme, c’est-à-dire une morale fondée sur les besoins sociaux qui n’a de raison d’être et ne se justifie en dernière analyse que comme un moyen indirect d’assurer à l’homme social le bonheur : l’utilitarisme est un eudémonisme social. Nous l’avons vu plus haut.
Dans tous les cas, la morale est réduite à une science du bonheur : comporte-toi de telle façon que ton action ne puisse te nuire directement ou indirectement et qu’elle t’assure le bonheur. La fin de l’activité humaine est en elle-même; la norme de la vie humaine devient le bonheur et le fondement de la morale est l’homme. Qu’il s’agisse du bien social ou du bien individuel, la morale se trouve fondée sur un bien relatif, un bien humain. Elle ne peut atteindre aucune qualification absolue et ne tarde pas à se détruire elle-même en tant que morale pour disparaître dans une science des mœurs.
À ces conceptions païennes de la morale, la foi réformée oppose une conception théonome. Le fondement de la morale est en Dieu qui a ordonné des principes, ou établi des normes et accordé des lois à l’homme auxquelles l’homme doit conformer son existence.
Pourtant, même ainsi le danger de légalisme guette le croyant, qui accepte les lois et les commandements comme s’ils venaient de l’extérieur et de façon impersonnelle. Si c’est le cas, la morale qui s’impose satisfera en tant que casuistique inextricable et par conséquent pratiquement vaine. La morale n’a plus rien à faire avec la responsabilité humaine et elle est détachée du Législateur. C’est ainsi que la morale chrétienne, le moralisme légaliste entendons-nous, n’a pas tardé à faire cause commune avec la morale vulgaire fondée sur la considération du bien social. Et parce que son inspiration ne vient que de l’homme, elle n’est plus la loi de Dieu, elle est une morale légaliste et formaliste.
Reconnaissons que même dans les Églises issues de la Réforme et chez nombre de chrétiens réformés le fondement de la morale est un fondement social. La valeur des actions humaines est estimée d’après leur portée sociale. Les fautes les plus graves sont celles qui troublent l’ordre social; tandis que les fautes qui dérangent ou même renient l’ordre spirituel sont qualifiées de défauts ou de travers. On juge d’après une loi morale destinée à sauvegarder des intérêts sociaux et non d’après le commandement divin destiné à sauvegarder l’intérêt spirituel.
On perd de vue que les plus grands péchés ne sont pas les plus grandes fautes morales, parce que le péché n’est pas tant dans l’acte que dans l’intention ou dans le sentiment. La débauche, l’alcoolisme, le vol, le mensonge sont condamnés avec imprécations, ce qui est juste, et réputés absolument contraires à toute vie chrétienne; mais l’orgueil, la vanité, la colère, l’avarice, l’égoïsme, le luxe sont considérés comme des défauts, des faiblesses, des défaillances qu’il faut combattre, mais qui ne sont pas aussi foncièrement graves que les autres péchés.
Ils ne sont pas en acte, ils sont dans le cœur, leur importance sociale en est fort diminuée, mais leur importance spirituelle en est singulièrement augmentée, car ils sont, eux, non pas des faiblesses ou des défaillances, mais une hostilité déclarée contre Dieu, non des chutes, mais des révoltes contre Dieu. Celui qui recherche l’honneur déserte la recherche de la gloire de Dieu; celui qui méprise son frère l’a tué dans son cœur; celui qui envie son prochain le vole; celui qui se complaît dans ses richesses est vendu.
Le critère du jugement moral a cessé d’être spirituel, il est simplement social. Le spirituel est confondu avec la morale sociale. Entre celle-ci et la morale évangélique, il y a une véritable incompatibilité. L’action de l’homme croyant n’est plus sous la dépendance de l’ordre spirituel, celui de la révélation, mais elle est réglée par des ordonnances sociales pour le bonheur humain. La morale « chrétienne », à son tour, se réduit à un eudémonisme social.
La morale n’est plus l’expression d’une vie nouvelle, régénérée, elle est l’expression d’une vie sociale ou personnelle. Et le caractère transcendant absolu de l’ordre spirituel est perdu. Le moralisme prend la place de la sanctification. Elle conserve certes une valeur sociale parfois remarquable, mais au prix d’avoir anéanti ce qui est spirituel.
Ils sont nombreux ceux qui ont réduit la vie nouvelle, régénérée et sanctifiée à un moralisme desséchant, vain. Leur préoccupation est d’observer sans défaillances, de manière toute formaliste, des principes moraux. Ils n’ont aucune sensibilité spirituelle, la vie spirituelle n’étant pour eux qu’une morale. Ils rappellent ceux qui raccommodent des habits usés par des pièces neuves, ou mettent le vin nouveau dans de vieilles outres. Ils s’imaginent entrer dans le Royaume de Dieu en s’améliorant, à force de se réformer, amendant leur vieille nature pour la rendre conforme à un idéal qu’ils pensent être de Dieu, sans s’aviser qu’on ne peut de toute pièce, voire ex nihilo, créer un rapport spirituel à partir d’une pratique moraliste. On a oublié que, pour entrer dans le Royaume de Dieu, il faut une nouvelle naissance, celle d’en haut.
Si pour éviter le moralisme, qui réduit le spirituel au moral et fonde le moral sur le social, on propose de distinguer nettement la morale de la vie spirituelle, on aboutit à des conséquences non moins graves. La pureté de la foi peut être sauvée, mais l’action humaine et la morale n’ont plus rien à voir avec le spirituel. C’est là qu’aboutissent bien des chrétiens. Les uns observent une loi spirituelle et laissent, avec tout leur mépris, la chair pécher. Les autres se forgent une morale quelconque qui représente leur vie dans la semaine et conservent des sentiments religieux qui s’expriment le dimanche. La morale ainsi dépouillée de l’inspiration spirituelle divine ne se fonde plus que sur des considérations sociales et individuelles et peut justifier les vies égoïstes, orgueilleuses, avares, pharisiennes au mauvais sens du terme dont s’accommodent bien des chrétiens.
Le spirituel, que l’on croit avoir sauvé en le reléguant hors de la vie pratique, meurt faute d’expression. Il n’est plus, pour en sauver quelques vestiges, que le monachisme. La suppression de la vie pratique, de la vie sociale, que représente le monachisme, peut éviter l’impasse parce que, la morale devenant inutile, la foi peut reprendre un certain essor sans être entravée par la vie pratique. Mais une telle solution est une négation de l’homme et la vie spirituelle qu’elle sauve est seulement artificielle.
Pour éviter la paganisation de la foi, il faut affirmer que la foi est inséparable de la morale, mais elle n’est pas dépendante d’elle ni conditionnée par elle. La morale pour nous est la traduction dans la vie pratique et naturelle ou psychologique des exigences de la vie spirituelle, issue de la nouvelle naissance. Hors de là, il n’existe point d’éthique chrétienne. La foi précède la morale chrétienne, qui n’en est qu’un écho. Pour le chrétien, il n’y a de lois et de commandements que par rapport à Dieu, ce qui veut dire pratiquement qu’ils sont l’expression même de la volonté de Dieu.
L’homme sera capable de morale lorsqu’il sera citoyen du Royaume. Il est incapable par lui-même de faire le bien et seul le caractère spirituel que Dieu communique peut lui permettre de vivre une vie morale. La morale n’est plus légaliste, mais la traduction en pratique d’une loi spirituelle.
Nous ne demanderons pas à l’homme de renoncer à son péché pour être sauvé, mais tout l’inverse, à rencontrer le Christ, et alors à renoncer à son péché. Car il faut admettre que les conditions morales que nous présentons au monde sont pratiquement inacceptables. Nous plaçons la charrue avant les bœufs. Nous ne demanderons pas leurs dépouillements sans qu’ils puissent en comprendre la portée, ni même la possibilité, alors que ces dépouillements se feront naturellement et sans aucune douleur lorsque la flamme de l’Esprit brûlera en eux. Car comprendre le péché n’est pas mesurer ses imperfections morales, mais saisir son éloignement de Dieu et l’indignité qui s’en suit de paraître devant lui. Le pardon des péchés est la réconciliation avec Dieu et non un coup d’éponge passé sur des chutes qui n’ont aucune portée spirituelle, puisqu’elles sont des fautes commises par des êtres non spirituels contre des principes humains.
La grâce de Dieu a touché et touchera encore des cœurs au sein même de la pire abjection morale ou sociale. Nous affirmons que la morale est inséparable de la vie de la foi qu’elle exprime. Mais la morale ne fonde en aucun cas la foi.
En reconnaissant ainsi le caractère absolu, irréductible et transcendant du domaine spirituel, là où agissent l’Esprit et la Parole, nous affirmons la réalité d’une morale chrétienne, d’une éthique chrétienne, absolument différente des morales humanistes, parce que la première vise la gloire de Dieu et le témoignage rendu à elle par les hommes, la seconde, l’intérêt social pour le bonheur illusoire des humains. »

9. Le paganisme🔗

Voici le second document reproduit de la revue Le Christianisme social, année 1931.

« Nous voudrions, dans les lignes qui suivent, souligner l’indécision, l’équivoque même du mot paganisme. Le mot paganisme est pris en deux sens différents.
(1) On désigne par là l’attitude pratique ou la doctrine théorique qui conduisent à affirmer que les fins naturelles suffisent à l’activité de l’homme; qui définissent le souverain bien par des valeurs essentiellement terrestres, qu’elles soient matérielles ou spirituelles. L’attitude païenne est ici celle de l’homme non religieux, dont la pensée n’accepte pour objet que la nature, dont la volonté n’accepte pour idéal que tel ou tel élément du donné naturel. C’est à cette définition du paganisme que l’on se réfère lorsqu’on parle d’idolâtrie du corps, de la fortune, du machinisme, etc., et l’on pourrait ajouter : de la science, de l’art ou du moi…
(2) D’un autre point de vue, qui est plus directement celui de la connaissance métaphysique, le mot paganisme désigne une certaine attitude religieuse que l’on caractérisera par une représentation surnaturaliste, mais non spiritualiste de l’univers, car les manières de penser ou de traiter ce surnaturel aboutiront pratiquement à lui dénier tout caractère spirituel, le fidèle se comportant à son égard comme à l’égard d’une chose ou à la rigueur comme à l’égard d’un esprit, mais d’un esprit qui ne poursuit pas des fins spirituelles.
Cette seconde définition du paganisme semble nettement distincte de la première, ne fût-ce que parce qu’elle renferme la notion du surnaturel que la première exclut. Rentrent sous cette définition le culte des fétiches, amulettes, nombres ou formules sacrées, gestes rituels, etc.
On contestera la légitimité de cette distinction en affirmant, par exemple, que tout paganisme naturaliste implique toujours un certain paganisme mystique : peut-on admettre un souverain bien terrestre sans lui conférer une valeur métaphysique, sans nourrir à son égard des sentiments d’adoration qui normalement ne s’adressent qu’à des puissances surnaturelles? Nous le croyons. Ce n’est que par métaphore que l’on parle de l’idolâtrie du corps, de l’argent ou encore d’un culte du moi.
L’affirmation d’un intérêt supérieur à tous les autres n’implique pas la mise à l’absolu de cet intérêt; l’argent est animé pour les biens effectifs dont il est la promesse, et non pour les vertus mystérieuses qui émaneraient de lui, comme elles émanent de l’idole… Le paganisme au premier sens proclame « la fidélité à la Terre », c’est-à-dire le fait que l’existence terrestre se suffit à elle-même, n’implique aucun fondement métaphysique, n’amorce aucune destinée surnaturelle, n’appelle, pour être comprise comme pour être vécue, aucun postulat transcendant. Historiquement, les exemples nous semblent assez nombreux de ce paganisme purement naturaliste : l’épicurisme nous paraît rentrer dans sa définition, car il serait faux de prendre le lyrisme de Lucrèce pour l’expression d’un mysticisme.
L’épicurisme est un puissant effort pour expliquer le monde par lui-même sans aucun appel à un surnaturel transcendant ou immanent. De même dans les temps modernes, il y a du paganisme naturaliste dans le premier positivisme d’Auguste Comte, avec son phénoménisme radical, avec cette affirmation que la connaissance n’atteint que les phénomènes, et que l’action ne puise qu’en eux son inspiration.
On insistera en disant qu’un pareil paganisme ne restera jamais fidèle à sa formule théorique. En fait, dans la mesure où il sera « vécu », on le verra toujours changer de nature et se nourrir de mysticisme. Nécessité psychologique, nous dira-t-on, car les valeurs naturelles sont incapables par définition de communiquer à l’action un dynamisme suffisant; pratiquement, dans la vie des consciences, ce paganisme naturaliste se chargera donc toujours de surnaturalisme… Ici encore, nous faisons des réserves; nous ne croyons pas que les réactions psychologiques à l’égard des valeurs terrestres puissent être de même nature que celles qu’engendre la pensée d’un surnaturel, quel qu’il soit. Celui-ci provoquera des sentiments de respect ou d’angoisse, d’amour ou de terreur qui seront spécifiquement religieux, parce que la conscience ne peut les penser dans la même attitude intérieure que les phénomènes naturels. Certes, il est évident que les fins naturelles peuvent engendrer des sentiments mystiques, mais c’est à la condition d’être en quelque manière soustraites aux forces du donné, et par là même surnaturalisées.
Il peut y avoir une croyance mystique dans le progrès humain, si l’on admet que le progrès se réalisera par des voies exceptionnelles, et en vertu de je ne sais quel privilège métaphysique attaché au devenir humain. La faiblesse du système religieux d’Auguste Comte est de prétendre susciter dans les consciences des sentiments religieux à l’égard d’une réalité qui appartient à l’ordre des phénomènes, et qui en tout cas est le produit positif de l’effort humain.
D’un autre point de vue, il suffit d’appliquer au paganisme — au premier sens — l’analyse de la passion pour comprendre qu’il puisse être créateur d’énergie sans rien perdre de son naturalisme. La passion est peut-être d’autant plus intense qu’elle perçoit la fragilité de son objet; il y a chez certains êtres une sorte d’impatience à user de la vie, qui est en rapport avec « l’horreur de sentir s’écouler tout ce qu’on possède ». Ce n’est pas ordinairement dans le sentiment de l’éternel que l’homme puise son ardeur à vivre…
Nous pensons donc qu’il y a un paganisme purement naturaliste, mais nous pensons aussi qu’il y a plus que cette volonté d’enfermer l’activité humaine dans les limites précises de l’existence terrestre qui nous paraît caractériser pour une part l’esprit moderne. C’est par elle que l’on définirait l’américanisme, entendu comme philosophie du rendement. C’est elle, consciemment affirmée et proclamée, qui est la marque propre de la civilisation que le soviétisme cherche à instaurer. C’est elle enfin, beaucoup plus que l’athéisme doctrinal, qui est l’inspiratrice plus ou moins avouée des manières de vivre et de sentir d’un très grand nombre de nos contemporains.
Ce paganisme-là, qui a « éteint les étoiles », ne s’enivre même plus de son « geste magnifique »; délibérément, il prend possession de la terre, il invite chacun à consacrer à la vie terrestre la totalité de ses forces humaines. De même que la pensée primitive, d’après Levy-Bruhl, est imperméable à l’expérience sensible, de même, mais en sens inverse, ce paganisme se veut et se rend imperméable à toute expérience métaphysique et religieuse, se refuse à tout pressentiment de ce qui serait autre chose que le donné naturel.
Le mot paganisme n’a guère pris le sens que nous venons de définir que dans les temps modernes. Le paganisme traditionnel serait, par opposition, un mysticisme non spiritualiste. Le mot mysticisme est employé ici dans le sens étroit, mais précis qu’il a par exemple dans les travaux de Levy-Bruhl sur les primitifs. La mentalité mystique se caractérise non seulement par la foi en un principe surnaturel transcendant ou immanent, mais aussi par la croyance en l’action cachée, mystérieuse de ce principe, lequel n’est évidemment pas soumis aux déterminismes naturels et opère suivant ses voies propres.
Dans le paganisme, ce mysticisme n’est pas spiritualiste. Le mot spirituel risque de prêter à confusion. Pour aller au plus court, on ne peut que recourir à une notion très anthropomorphique de l’esprit. La puissance surnaturelle, dans la religion non païenne, agit à la manière d’une pensée humaine personnelle; c’est une intelligence qui guide une volonté, et qui la guide pour le bien spirituel de la créature, c’est-à-dire pour l’affranchissement et la purification de la pensée. Il suit de là que cette puissance spirituelle soutient avec la nature des relations qui actuellement ou virtuellement sont intelligibles, le croyant appelant mystère non pas un « inintelligible en soi », mais un inintelligible actuel et relatif à lui, dont il affirme en outre, dans tous les cas, qu’il est le fait d’une pensée qui veut le bien d’une âme en tant que telle. Inversement, sera dite païenne toute croyance en une puissance mystique conçue comme force indéterminée et absolument mystérieuse, dont l’action est arbitraire et capricieuse, c’est-à-dire inintelligible, dont les intentions si elles peuvent être surprises par magie ou sortilège, visent des fins étrangères à l’homme spirituel.
On voit dès lors quelle sorte de rapport va s’instituer entre le croyant païen et son dieu. La pensée païenne consistera à admettre que la vertu surnaturelle émane directement et mécaniquement de l’objet sans intention consciente de la divinité à l’égard du fidèle, sans considération pour son attitude morale ou religieuse actuelle. L’action a beau être d’origine divine, elle agit à la manière des phénomènes sensibles, c’est-à-dire par nécessité (fétiches, gris-gris, amulettes, médailles bénies déclenchant fatalement l’action surnaturelle). Ici, le surnaturel est bien effectivement traité comme une chose, comme une qualité occulte, opérant par sa présence ou sous telles conditions matérielles, à la manière d’une propriété chimique. Inversement, le paganisme s’effacera dès que la relation religieuse sera conçue comme relation spirituelle, c’est-à-dire liant des consciences. Il n’y aura plus paganisme, si le croyant pense l’action surnaturelle comme voulue par Dieu pour le bien spirituel du fidèle, ou encore quand celui-ci s’efforcera de se mettre intérieurement en rapport avec la Conscience suprême.
Quelques exemples sont évidemment nécessaires à l’appui de cette analyse : sera païenne toute forme de fétichisme, gris-gris africain ou mascotte d’avion, culte de reliques ou terreur du nombre 13, qui consiste à admettre que, dans tel objet naturel réside actuellement une vertu surnaturelle, qui agit d’une manière à la fois inintelligible et mécanique, c’est-à-dire inconsciente de sa fin… (sera païen le polythéisme grec, qui, s’il conçoit les rapports entre les dieux et les hommes comme des rapports analogues à ceux des êtres humains, est aussi éloigné que possible de concevoir ces rapports comme des rapports spirituels). De même sera païenne la foi en la vertu de l’eau de Lourdes, dans la mesure où le croyant admet que de cette eau sacrée se dégage un pouvoir mystérieux, qui agit indépendamment de toute intention actuelle de Dieu à l’égard de celui qui en use.
On nous dira qu’il y a des cas où l’action magique peut avoir pour objet le bien spirituel de la créature (cf. certaines fausses interprétations de la formule de Pascal : Allez à la messe, cela vous fera croire…). Nous maintiendrons qu’il y a paganisme si cette action est pensée comme mécanique, c’est-à-dire se dégageant spontanément du phénomène adoré pour la vertu qu’il recèle. Mais, bien entendu, nous nous garderons d’appeler païenne une pensée qui, pour une raison quelconque, verra dans un objet naturel un symbole de la puissance spirituelle. On peut discuter de la nécessité de ce symbolisme…, mais toute pensée est symbole, et nous n’appellerons pas païenne une pensée qui, à propos de ceci ou de cela, cherche à se mettre intérieurement en relation actuelle avec la Puissance spirituelle : tous les pèlerins de Lourdes ne sont pas des païens… Un miracle est interprété à la manière païenne, si l’on croit qu’il émane directement, mystérieusement et mécaniquement de l’objet naturel. Il perd son caractère païen, si l’on admet que c’est Dieu qui agit actuellement par l’objet pour le bien spirituel.
Néanmoins, nous reconnaîtrons que toute religion nous paraît glisser vers le paganisme dans la mesure où elle épaissit le mystère entre Dieu et l’homme, et multiplie le caractère miraculeux de l’action divine. Plus on admet que l’esprit divin est d’une autre nature que l’esprit humain, moins la religion nous paraît spirituelle, car la notion d’esprit et par suite de « rapport spirituel », critère de la religion non païenne, devient alors par définition inintelligible.
Dieu est Esprit, Dieu est amour : tout paganisme est à un degré quelconque, la négation de ces affirmations. »