Notre mort et notre vie
Notre mort et notre vie
Que peut-on encore dire sur la mort qui n’a été dit? Des volumes souvent bien gros ont été publiés traitant de ce « problème ». Peut-être le meilleur de la sagesse des nations a été consacré à elle : On connaît tout sur elle sauf ce qu’en dit l’Écriture sainte.
« La mort, écrit un auteur chrétien, est partout, insinuante, enveloppante, envahissante. Et un jour, elle triomphe; en vous jetant dans le trou. Mais bien avant cette heure, elle vous travaille, et vous tourmente. La fatigue, la maladie, la souffrance, la douleur, le cafard, l’échec, l’incapacité, la souillure, le mal, tout cela c’est la mort, en pièces détachées. » (Henri Roser).
En général, les hommes préfèrent ne pas y penser; ou bien n’y pensent qu’occasionnellement. Lorsqu’elle frappe quelqu’un et qu’on reste devant la mort d’autrui, comme un spectateur neutre, ou bien on croit rester neutre, on apporte quelques fleurs, on se défait du bouquet et on s’imagine se débarrasser du fardeau de la mort. D’autres, avec beaucoup de sérieux, se font une idée de l’au-delà. Pour les uns, la mort libère l’âme du corps-prison et lui permet une survie et l’immortalité. D’autres n’attendent plus rien d’elle, sinon la décomposition et la poussière. Quelques-uns pensent qu’elle contribue ainsi à la vie et à son incessant renouvellement; comme les feuilles mortes, qui tombent par terre et l’enrichissant ainsi de matières nouvelles. Pourtant, ce sont là des subterfuges par lesquelles on tente d’échapper à l’emprise momentanée de la mort, mais trouve-t-on vraiment une consolation?
Oui, qu’est-ce que la mort? N’est-elle pas liée au mal qu’elle amène à son accomplissement? N’est-elle pas la conséquence et le prix du mal qu’on a fait soi-même ou bien qu’on subit par les autres? La vie déréglée, l’alcoolisme, tout vice qui dégénère le corps, produit sa déchéance totale, et qui laisse des tares sur celui de ses descendants. Nous n’échapperons pas à la solidarité qui unit les hommes sur tous les plans. Il existe une communion dans le mal, ce que la Bible dans son réalisme appelle le péché originel. La répercussion de celui-ci se fait sentir sur chacun de nous, quelle que soit l’idée qu’on se fait de l’hérédité.
Mais c’est une parole de vie que nous voulons annoncer et écouter ensemble. Pourtant, la foi n’est pas une simple berceuse des âmes qui souffrent. Elle n’apporte pas de vagues consolations d’un autre monde. L’Écriture parle avec beaucoup de réalisme à ce sujet. Comment ne le ferait-elle pas puisqu’elle est la seule vérité sur la mort et sur la vie, sur Dieu et sur l’homme? D’après elle, la mort n’est pas une affaire d’ordre biologique seulement. Nous ne mourrons pas parce que nous ferions simplement partie du « règne animal ». Nous mourrons comme des personnes humaines, créées à l’image de Dieu. Cette raison rend notre mort encore plus tragique. Elle devrait même nous inciter contre elle à une répulsion plus radicale et à une révolte plus grande encore. Notre tragédie de créatures mortelles est véritablement poignante parce que nous nous croyons souvent autonomes. Nous nous accordons une prétendue liberté et nous nous arrogeons le droit de ressembler à des divinités.
L’Écriture nous aide à comprendre notre mort à la lumière de la mort de quelqu’un d’autre. De la sorte, elle clarifie le mystère et ôte toute tentative d’hypothèse à son sujet. La mort de Jésus-Christ, le crucifié, nous permet de saisir la gravité de la mort qui nous frappe. Sur la croix du Calvaire se dévoile tous les fardeaux accumulés par notre péché, qui a pesé lourd sur sa vie toutes nos révoltes et nos blasphèmes qui l’ont brisé. La balance qui avec précision pèse ce poids s’appelle sacrifice et mort de Jésus-Christ. À la lumière de cette mort vraiment incompréhensible et injuste, nous pouvons découvrir notre mal. Là, nous pouvons nous voir examinés par les yeux scrutateurs de Dieu. Mais en même temps, son regard de faveur se pose sur nous. Sa tête penchée et les mains tendues du Sauveur nous convainquent de l’amour infini de Dieu et de sa bonté qui nous accueillent : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font », priait Jésus pendant qu’on l’attachait à la croix (Lc 23.34). Accorde-leur non pas la sentence du jugement et la condamnation, mais ta faveur. Celui qui avait dit : « je donne ma vie » meurt maintenant afin que notre mort se transforme en vie. Cette mort est le noyau même de tout le message chrétien.
On comprend l’insistance avec laquelle les premiers chrétiens y revenaient sans cesse, et particulièrement l’apôtre Paul qui déclare dans sa première lettre aux Corinthiens : « Je n’ai voulu savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ crucifié » (1 Co 2.2). Il faut ainsi remarquer comment tout le système sacrificiel de l’Ancien Testament annonçait et préfigurait simplement ce sacrifice unique, total et définitif du Fils de Dieu. Ainsi, si notre mort est la conséquence de notre péché, la mort du Christ aussi est la conséquence de nos fautes, de nos échecs et de nos faillites, qu’il a pris sur son compte. « Le salaire du péché c’est la mort » (Rm 6.23). L’iniquité ne peut pas connaître la vie, elle doit disparaître et se détruire. Mais la croix de Jésus-Christ est l’instrument qui tue notre mort. C’est là la vraie Bonne Nouvelle. Pas une rêverie, et encore moins une certaine morale humaniste exaltée. Jésus-Christ est bien venu ici-bas, il est bien mort. Il nous est possible de nous identifier à sa mort, de même qu’il s’est identifié à nous. Nous pouvons nous conformer à sa mort. Paul a écrit : « J’ai été crucifié avec Christ, si je vis maintenant, je vis par la foi au Fils de Dieu qui s’est livre pour moi » (Ga 2.19-20). À la croix meurt notre fausse personnalité, celle que nous avons voulu forger et vivre loin de Dieu. Notre sotte prétention à l’autonomie cesse et nous voyons notre prétendue liberté, plutôt comme le plus vil des asservissements. Notre orgueil est brisé et notre vanité n’a plus aucune raison d’être. Ici, nous recevons le dernier coup. Dieu nous y fait découvrir le nœud entre notre péché et notre mort.
Cette mort du vieil homme permet la naissance de l’homme nouveau. Car la bonne nouvelle consiste aussi à croire à notre régénération. Une sève nouvelle monte des racines dans la plante, elle ranime les branches et fait porter des fruits. La nouveauté se fait sentir continuellement. Des forces positives s’emparent de nous et combattent les forces de destruction qui complotent et qui s’acharnent contre nous. Le crucifié du Vendredi saint est aussi le ressuscité du matin de Pâques. Il avait déclaré avant sa mort : « Je suis venu afin que les brebis aient la vie et qu’elles l’aient en abondance. Moi, je suis le bon berger. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10.10-11). La vie éternelle donc n’est pas un vague espoir lointain; elle germe dès ici-bas et porte des branches chargées de fruits.
Croire en Jésus signifie donc croire en sa résurrection, mais aussi à la nôtre. C’est là notre certitude joyeuse. Elle se comprend par la foi. Si la mort physique nous surprendra un jour, et il est toujours vrai que la mort reste notre dernier ennemi, la vie éternelle nous a aussi surpris. Notre transformation est déjà en cours. Dans l’attente de franchir la vie éternelle, nous sommes en communion avec la source de la vie. Notre mort avec son visage hideux pourrait nous apparaître différemment. Elle est la porte étroite, mais indispensable qui s’ouvre vers la présence lumineuse et bienheureuse de notre Dieu et Sauveur. Quoique l’apparence de la mort soit terrible et grande notre appréhension devant elle, nous savons qu’elle a perdu son venin. Elle n’est qu’une étape transitoire.
Il nous reste deux mots à dire, et ceci très brièvement. D’abord en ce qui concerne la résurrection des morts. Dans la révélation chrétienne, il s’agit bien de la résurrection de notre personne tout entière qui revêtira un corps nouveau, transformé ou spirituel, comme l’écrit le Nouveau Testament. Quoiqu’il n’y ait pas de continuité entre ce corps présent et celui à venir, l’identité des deux demeure. Notre corps actuel « charnel » n’héritera pas le Royaume. Cependant, c’est nous-mêmes, avec une nouvelle corporéité qui entrerons dans le Royaume éternel. Il ne s’agit nullement d’immortalité de l’âme, mais de résurrection du corps.
L’autre question concerne l’état intermédiaire. Que deviennent les croyants qui meurent dans l’attente de la résurrection finale, puisque celle-ci n’est pas individuelle et immédiate, mais collective et pour la fin des temps?
D’après l’Écriture, les fidèles entrent dans le repos ou bien dans le sommeil. Nous avons ici un euphémisme qui nous rassure, car nous savons que la mort n’est pas notre prison, mais la porte vers la vie. Nous avons donc là aussi une joyeuse certitude. Car ce repos ou ce sommeil ne se passe pas loin du Seigneur, mais en sa présence. Dès maintenant, c’est-à-dire au moment même où nous franchissons le seuil, le Seigneur est avec nous. Il ne nous abandonne pas un seul instant. Quelle est la forme de cette présence? Comment sommes-nous conscients de cet état intermédiaire? Ce sont là des questions qui parfois deviennent oiseuses et engendrent une curiosité beaucoup trop vaine. Il nous suffit de savoir que, dans la vie comme dans la mort, aujourd’hui comme demain, nous serons entre les mains de celui qui est notre Père, qui devint notre Sauveur et qui demeure notre Consolateur. Rien ne nous sépare de son amour, rien ne peut comploter contre sa vigilance, rien ne devrait ôter notre assurance.
Mes frères, nous savons que l’ombre cède chaque jour le pas à la lumière et le jour suit immanquablement à la nuit. Cette certitude nous donne la force et elle reste notre unique consolation tant dans la vie que dans la mort. « Aussi, consolez-vous les uns les autres par ces paroles » (1 Th 4.18).