La révélation spéciale (5) - Théologie de la croix et théologie de la gloire
La révélation spéciale (5) - Théologie de la croix et théologie de la gloire
Depuis la naissance de la théologie dialectique moderne (avec Karl Barth et Emil Brunner), on a beaucoup parlé de la différence entre la théologie de la croix et la théologie de la gloire (en latin « theologia crucis » et « theologia gloriae »). Cette distinction se trouve déjà chez Luther, qui a beaucoup insisté sur le fait que nous ne connaissons Dieu que par son activité rédemptrice qui atteint son but en Christ, en sa croix. La croix nous montre que nous sommes aussi des pécheurs dans nos idées au sujet de Dieu. Luther dit que le Dieu caché se révèle dans le Christ crucifié pour nous. Il parle de Dieu caché, parce que le Dieu que nous connaissons par le Christ n’était pas connu auparavant. Les pécheurs avaient certainement leurs idées sur Dieu. Cependant, quand Dieu se révèle, il apparaît qu’il est tout à fait différent de ces idées, qu’il y a une opposition contre la réalité de Dieu et les pensées de l’homme sur lui. L’homme naturel n’aurait jamais pensé à un Dieu qui se révèle à la croix. Dieu se révèle toujours sous une forme « contraire » (« sub contraria specie »).
Ce n’est pas seulement la croix qui s’oppose à ce que l’incrédule pense de Dieu. Toute la révélation y est opposée. La théologie véritable est donc la théologie de la foi. Le véritable théologien doit se soumettre au jugement de Dieu qui implique pour lui personnellement la révélation. En se révélant en Christ, Dieu condamne le pécheur et ses idées naturelles. La théologie est ici-bas une théologie de la croix. Dieu s’est révélé d’une manière opposée à celle que nous pourrions attendre. Cela sera différent dans la gloire. La bonne théologie doit aussi être une théologie de la croix parce que le théologien ne peut faire son travail qu’à condition d’être prêt à renoncer à ses propres idées sur Dieu, à les faire « crucifier ». Le théologien ne peut faire son travail qu’en priant Dieu de lui renouveler son intelligence.
Comme dans toute la connaissance de Dieu, il y a dans la bonne théologie la lutte entre l’homme nouveau et le vieil homme. On comprend la forte opposition de Luther à la théologie catholique naturelle qui, en partant de la création, veut parvenir à Dieu. Luther n’a pas rejeté la révélation générale, mais uniquement la pensée d’après laquelle l’homme pourrait avoir une connaissance pure de Dieu en dehors de sa foi en Christ. D’après Luther, il n’y a pas d’autre théologie que celle de la croix.
La théologie doit se soumettre totalement à la révélation. Elle ne peut jamais s’y détacher sans devenir une spéculation dépourvue de fondement réel. Elle doit se limiter à une tentative pour reproduire ce que Dieu a révélé. Dieu s’est révélé en réconciliant et en délivrant le monde, l’homme. Par sa révélation, Dieu se fait connaître comme le Dieu qui veut sauver les pécheurs, comme celui qui veut me pardonner mes péchés, qui veut être mon Dieu. Le but de la révélation n’était pas de donner des connaissances abstraites sur Dieu, de nous apprendre des vérités générales. Par sa révélation, Dieu veut me faire connaître ce qu’il est pour moi. Dieu se révèle comme celui qui me condamne en tant que pécheur, mais qui veut quand même me justifier.
Nous ne connaissons pas Dieu en dehors de sa relation avec nous, pécheurs justifiés. Notre connaissance de Dieu est donc très limitée. Car Dieu n’est pas absorbé par sa relation avec nous, avec le monde. On doit même dire que cette relation avec le monde n’est pas nécessaire pour lui. Cela n’empêche pas que nous connaissons Dieu lui-même. Dieu en lui-même est comme il se révèle à nous. Parce que Dieu est trinitaire dans sa révélation, nous savons qu’il est trinitaire en lui-même. Parce que Dieu se révèle comme un Dieu qui est bon pour nous, nous savons qu’il est bon en lui-même. C’est pourquoi la dogmatique peut comporter une doctrine sur Dieu.
Cependant, une telle doctrine sur Dieu ne doit pas s’élever au-dessus de la relation entre Dieu et nous. Nous ne pouvons pas nous élever au-dessus de cette relation, parce que nous ne pouvons pas nous élever au-dessus de la révélation. Une méthode théologique qui veut donc essayer de comprendre, par exemple, la bonté de Dieu à l’égard de l’homme comme un cas spécial d’une bonté générale dépasse ses possibilités réelles. Beaucoup de questions doivent donc rester sans réponses. Dieu révèle au croyant sa bonté éternelle par le fait qu’il se fait connaître comme celui qui l’a aimé de toute éternité. Mais nous ne saurions pas dire pourquoi le Dieu très bon n’a pas élu tous les hommes. Nous ne connaissons sa bonté qu’en tant que la bonté par laquelle il veut donner le salut aux croyants.
Pour donner encore un autre exemple : le croyant connaît Dieu comme le Dieu souverain qui l’a mené à la foi d’une manière irrésistible. Il le connaît aussi comme un Dieu qui offre sérieusement ce salut à tous les hommes. Mais il est impossible de comprendre comment ils peuvent aller ensemble. La révélation ne nous le rend pas compréhensible; il n’y a donc pas un point de vue plus élevé à partir duquel notre intelligence peut les concilier. Car un tel point de vue ne saurait être trouvé qu’en dehors et au-dessus de la révélation. La théologie de la croix est donc une connaissance partielle. Celui qui veut parvenir à des systèmes bien concluants de la connaissance de Dieu veut une théologie de la gloire. La théologie doit toujours faire attention de ne pas entrer en conflit avec le caractère et le but de la révélation.
Par sa révélation, Dieu ne veut pas nous apprendre comment il est en dehors de sa révélation, en lui-même, mais ce qu’il est pour nous. C’est pourquoi il ne nous a pas donné, par sa révélation, la possibilité de donner des systèmes bien concluants. Il nous donne une connaissance partielle. Cependant, cette connaissance est suffisante. Car Dieu nous a révélé tout ce qui est nécessaire afin que nous puissions vivre en communion avec lui. Faisons attention aux spéculations défendues, à ce que Luther appelle la « théologie de la gloire ». La théologie de la croix s’oppose à toute spéculation, à toute tentative de s’élever au-dessus de la révélation. Son idéal n’est pas de savoir qui est Dieu en lui-même, en dehors de sa relation avec nous. Elle ne parle pas de Dieu en dehors de sa relation avec nous. Elle parle de mon Dieu à moi. Ce n’est pas l’égocentrisme ou l’anthropocentrisme du théologien, mais parce que Dieu se fait connaître comme notre Dieu, comme notre Sauveur.