Le Royaume de Dieu dans les discours de Jésus
Le Royaume de Dieu dans les discours de Jésus
Si Jésus ne nous a pas laissé un système doctrinal qui aurait pu s’apparenter à celui des scribes, son enseignement sur le Royaume suit quand même de grandes lignes que nous essayerons de présenter dans ce qui suit. Le Royaume constitue, à ne pas en douter, le thème central de ses discours et, bien que des thèmes tels que sa passion et sa résurrection soient essentiels, nous devons reconnaître leur étroite dépendance par rapport à la thèse qu’il a prêchée dès son entrée dans le ministère : le Royaume de Dieu (ou des cieux, selon le vocabulaire matthéen).
Nous avons entendu le précurseur annoncer l’imminence du Royaume et la nécessité de la repentance pour y entrer. Jésus, le Messie, a apporté une plus grande autorité au thème de la prédication du Baptiste. Dieu établira son Royaume au jour et à l’heure qu’il aura choisis, pour mettre fin aux autorités et aux dominations qui s’exercent actuellement dans le monde. Dieu n’aura pas recours à l’assistance humaine pour réaliser son projet. Au lieu d’être l’aboutissement d’une lente évolution ou le résultat d’une action violente, il viendra soudain (Lc 17.24). Bien qu’il appartienne au futur, le présent en donne déjà des signes certains. Par conséquent, le Royaume est « proche ». Les hommes peuvent se rendre compte « que l’été approche » (Mc 13.26). Dieu seul en connaît pourtant le jour exact et l’heure précise. Pourquoi Jésus insiste-t-il autant sur l’imminence du Royaume? (Mt 10.23; Mc 9.1). C’est afin de donner une certaine urgence à l’appel qu’il adresse au début de son ministère.
On se rappellera que les discours de Jésus appelés « eschatologiques » (Mt 24; Mc 13 et Lc 21) rappellent la littérature apocalyptique juive contemporaine de Jésus inspirée par l’Ancien Testament. Comme dans cette littérature, l’événement final sera précédé par des signes ou des événements particuliers qui se produiront pour annoncer l’irruption toute proche de la fin. Les discours eschatologiques de Jésus suivent l’annonce de sa passion et de sa résurrection. Selon Herman Ridderbos, on peut parler du Royaume de Dieu comme d’une sphère intensive ou extensive. La proclamation de l’Évangile déclenche un processus mystérieux dès à présent. Celui qui y place sa confiance et l’accueille dans la foi obtient déjà, ici et maintenant, la bénédiction du salut, comparé à la découverte d’un grand trésor ou d’une perle de valeur inestimable. Aussi convient-il de chercher, de frapper, de demander (Mt 7.8).
Ceci nous amène à aborder la condition d’entrée dans le Royaume; il s’agit d’une décision à prendre, d’une conversion à opérer, d’une repentance à consentir. Entrer dans le Royaume signifie rompre totalement avec ce monde, opposé au monde de Dieu. Prendre fait et cause pour le Royaume ne se limite pas à une expérience intérieure, mais à une vie de consécration, d’obéissance et d’engagement, terme que nous citerons volontiers malgré les abus dont il est l’objet actuellement. Les simples formes verbales ne suffisent pas. « Quiconque me dit : Seigneur, Seigneur! n’entrera pas forcément dans le Royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 7.21). Et une telle décision rappellera, une fois pour toutes, l’attitude du laboureur qui, une fois qu’il a pris la charrue et a commencé à labourer, ne peut plus regarder en arrière (Lc 9.62).
Cette décision pour Dieu doit être nécessairement accompagnée d’une décision pour Jésus-Christ. À cause de lui, on devra se séparer parfois même de ses amis, de ses parents, de sa famille. N’a-t-il pas donné lui-même en personne l’exemple de cette rupture radicale? Mais la séparation devra surtout se faire d’avec les biens de ce monde. Il faut faire un choix entre Dieu et Mammon (en l’occurrence la puissance des biens matériels). Il faut renoncer à amasser des trésors sur terre afin d’être riche en Dieu (Mt 6.3-33). Le Royaume établit une nouvelle échelle de valeurs inconnue ou impratiquée jusque là. Jésus tenait à faire comprendre, à ses disciples tout au moins, que la règle de Dieu ne deviendrait une réalité qu’à partir du moment de son retour en gloire comme Fils de l’homme.
Pourtant, le Royaume n’est pas une réalité purement eschatologique n’appartenant qu’à la fin des temps. Le Royaume est déjà présent en lui, à cause de sa présence. Le règne divin est une réalité agissante se manifestant « avec puissance ». Le ministère de Jésus en est la parfaite manifestation. Jésus inaugure déjà ce règne dans un monde appelé à disparaître. Les prophéties anciennes de salut se réalisent en lui. Le salut est proclamé par tous ses actes puissants, les prodiges, les miracles, les œuvres de compassion et les discours de libération qu’il accomplit et prononce. La puissance de Satan est repoussée et même écrasée pour laisser la place à celle de Dieu (Mt 12.28; Lc 10.18). Jésus est celui qui a lié « l’homme fort », l’adversaire (Mc 3.27). Représentant du Royaume sur terre, il charge ses disciples d’aller en son nom proclamer le Royaume (Mt 11.12; Lc 10.1-9). « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous », affirmera Jésus aux pharisiens venus l’interroger (Lc 17.21).
Mais nous ne saurions négliger la troisième interprétation chronologique du Royaume due, elle aussi, au discours de Jésus et qui voit dans le Royaume un processus de développement en cours. Nombre de ses paraboles y attirent notre attention (le grain de sénevé, le levain, le semeur). Réalité actuelle (sémérologique) autant qu’avènement futur, le Royaume ne cesse d’étendre ses frontières pour embrasser d’autres peuples et d’autres rayons, telle une sphère de salut et d’autorité s’élargissant sans cesse.
Cela nous conduit à considérer le prix. Examinons-le à la lumière de Luc 14.25-33. Qu’a voulu dire Jésus? Qu’exige-t-il de nous aujourd’hui? Comment nous aide-t-il à être, de nos jours, des chrétiens fidèles? Ce qui importe ce n’est pas ce que veut tel ou tel homme d’Église ou tel ou tel théologien. Ce que nous désirons savoir, c’est ce que veut Jésus.
Que de résonances impures, que de dures lois humaines, combien de faux espoirs et de fausses consolations viennent encore troubler la pure parole du Christ et rendre plus difficile une véritable décision! Allons-nous maintenant poser, encore une fois, des exigences impossibles, vexatoires, excentriques, dont l’observance peut constituer le luxe pieux de quelques-uns, mais que l’homme ordinaire, avec ses soucis de travail, de famille ou de santé devra rejeter comme une façon impie de tenter Dieu? Lorsque Jésus nous parle de calculer le prix de notre obéissance, il annonce la libération à l’égard de ces préceptes inventés par les hommes et qui oppriment et pèsent sur les consciences, la libération à l’égard de tout ce qui cause des soucis et qui tourmente la conscience… Désormais, l’obéissance sans réserve, la totale libération de l’homme permettant la communion avec Jésus sont possibles. Celui qui obéit sans partage au commandement du Christ et qui accepte de payer le prix trouve la force d’avancer sans fatigue sur la bonne voie. Cette exhortation de Jésus n’a rien de commun avec un traitement de choc pour l’âme. Jésus ne cherche jamais à détruire la vie, mais à la maintenir, à la fortifier, à la guérir.
Ces paroles sont extraites de l’introduction du livre Le prix de la grâce, de Dietrich Bonhoeffer. Jeune théologien allemand, l’auteur a compris, par le don total de sa vie, ce que signifiait l’obéissance sans faille à Jésus-Christ. Arrêté et emprisonné par les nazis durant la dernière guerre, il a été pendu huit jours avant la libération de son camp et l’armistice de mai 1945.
Mais revenons au récit de l’Évangile. L’importance de la foule qui se presse autour de Jésus et l’accompagne dans ses déplacements témoigne de l’accueil empressé que le peuple fait à son message. Jésus a été applaudi, plébiscité par le peuple, mais il n’a pas reconnu dans cette attitude un accueil véritable à son message, un engagement réel à le suivre jusqu’au bout. Alors il se tourne vers cette foule qui le suit et lui adresse un enseignement. Il la met en garde contre un empressement superficiel. Il montre à quelles difficiles exigences il faut se soumettre pour être son disciple. On dirait presque qu’il repousse au lieu d’attirer.
D’abord, il faut franchir la porte étroite de ses dures conditions. La vie qu’il apporte ne saurait être utilisée et intégrée à la vie présente pour la perfectionner. Elle demande au contraire un abandon, un rejet du moi dans tous les domaines de son rayonnement. Cette exigence n’est pas arbitraire. Elle a sa raison d’être dans la communion étroite et sans faille du disciple avec son Maître. L’amour pour lui doit passer avant toute chose. En cas de conflit entre la fidélité au Seigneur et la fidélité aux affections humaines, c’est la première qui doit passer en priorité. Il en résultera une rupture semblable à celle que produit la haine. Le croyant est mis en demeure de choisir, en cas de crise, entre sa famille et le Seigneur, même s’il doit passer aux yeux du monde pour un mauvais époux, un mauvais frère ou un mauvais citoyen. Être disciple du Christ signifie suivre derrière lui la voie douloureuse du sacrifice qui conduit à la mort.
Être disciple est une œuvre immense; Jésus ne fait pas miroiter cette condition aux yeux de la foule, c’est pourquoi il la met en garde contre un enthousiasme facile qui la porterait à entreprendre une grande aventure sans en calculer le prix à l’avance. Celui qui ferait cela échouerait en plein travail, ne récoltant que perte et moquerie. Il n’entend pas décourager ceux qui désirent le suivre, mais il ne veut pas non plus prendre qui que ce soit au dépourvu. Ceux qui veulent s’engager ne doivent pas céder à un entraînement irréfléchi, mais s’asseoir pour calculer et examiner.
S’agit-il de calculer le coût avant de commencer? Poser à l’avance les perspectives de réussite et les moyens d’y parvenir comme le font les institutions humaines avant de s’engager? Cette vision des choses ne mènerait-elle pas plutôt à l’incrédulité? En tout cas, Jésus ne veut pas amener l’homme à renoncer. Le « si » conditionnel a déjà sa réponse à l’appel de Jésus. Il s’agit avant tout d’éclairer l’unique voie, l’unique possibilité de la suivre.
Il ne faut surtout pas se faire des illusions. Il n’y a pas de rabais possible dans ce chemin-là. Il faut le suivre de toutes ses forces! Il existe une idée largement répandue, même chez des chrétiens, que tous les problèmes épineux de la vie devraient disparaître comme par enchantement lorsqu’on suit Jésus-Christ. Quant aux non-chrétiens, nous les entendons dire parfois avec une certaine nostalgie, vraie ou feinte : au moins, vous autres chrétiens, vous êtes heureux! Les choses doivent être tellement plus faciles quand on a la foi! Pourtant, tous ceux qui se sont engagés au service du Maître savent que leur fidélité ne leur apporte pas toutes les réponses, ni toutes les satisfactions, ni tout le bonheur personnel tel qu’on le conçoit couramment…
Certes, il existe des joies et des consolations que seul lui peut accorder, mais elles ne sont que subsidiaires. Non seulement la foi ne possède pas toutes les réponses, mais elle complique encore passablement notre existence. Suivre le Christ est une nouvelle naissance qui présuppose la mort afin de vivre de nouveau. Il est dangereux de rendre l’Évangile du Christ trop facile et attrayant aux yeux des hommes. Il est tentant aussi de réduire la foi au rôle d’un produit de consommation. Parfois, Dieu, Jésus-Christ, la foi tiennent la vedette dans des débats et des discussions fort sérieuses. Mais les hommes qui en discutent tiennent-ils suffisamment compte de la nature de la foi et de la portée des exigences du Christ? Il est certainement plus facile de discourir sur le Christ que d’être son disciple.
C’est probablement l’explication de tant d’échecs parmi ceux qui, à tel jour et à telle heure, dans un endroit déterminé, avaient pris la décision de suivre Jésus-Christ, à l’image et à la ressemblance de ces foules qui semblaient s’être décidées pour lui et qui l’ont abandonné au moment critique, après un court moment d’exaltation.
Je crois qu’aujourd’hui l’un des prix à payer consiste à engager toute notre pensée pour le Christ. Nous devons le confesser comme le Seigneur et le Sauveur unique. Cette expression n’est pas une phrase creuse et encore moins un cliché pieux. Elle est la clé même de notre foi. Elle signifie que celle-ci n’est pas une affaire légère. Pour les premiers chrétiens, cette confession résumait suffisamment leur foi. L’Église chrétienne, par la suite, l’a élaborée pour mieux formuler cette foi. Le Symbole des apôtres en est issu. Le Credo exprime tout ce que nous pouvons croire, tout ce qu’il faut connaître sur Dieu et sur nous-mêmes. Il annonce sans équivoque que Jésus est le Fils de Dieu. Nous y avons la révélation que les hommes peuvent attendre de Dieu. En la personne historique de Jésus, né à Bethléem, crucifié sous Pilate, ressuscité le troisième jour, Dieu a accompli et achevé son plan de salut préparé dès avant la fondation du monde. En lui, l’Éternel et le Transcendant vient habiter parmi nous. L’incarnation de Dieu est liée à un lieu géographique précis et à une date connue dans l’histoire. Mais cette confession de foi n’est-elle pas un scandale aux yeux des non-croyants? L’Évangile semble une absurdité. Il affirme que Jésus n’est pas un homme ordinaire, mais qu’il est homme et Fils de Dieu à la fois. La raison des exigences de Jésus se trouve explicitée dans la nature humaine et divine de Jésus.
Le sommaire de la loi nous invite à aimer Dieu de toute notre pensée et avec tout notre cœur. Or, ce commandement s’applique désormais à Jésus-Christ, le seul et unique Seigneur. Nous n’avons donc pas le droit d’isoler certains textes de l’Évangile, par exemple le Sermon sur la Montagne, pour refaire un Évangile à notre goût et selon nos idées, mais nous devons le prendre dans sa totalité. Et l’Évangile nous annonce tout d’abord que Jésus est le Fils de Dieu et qu’il a préexisté avant la fondation de l’univers.
Demander aux candidats au christianisme de calculer le prix pour suivre Jésus n’est surtout pas une façon de rabattre la joie ni d’éteindre des flammes. L’expérience montre que les exigences du Maître ont provoqué les réponses les plus positives et les plus durables. Ceux qui sont disposés à tout donner et à donner surtout leur personne pour suivre Jésus savent qu’ils ont trouvé en lui l’inspirateur et le guide parfait. C’est ce que chante un poète chrétien :
« J’irai là où tu veux!
J’irai là où tu veux, mais Seigneur, seulement,
Que je garde ma main dans ta main chaque instant.
Feu, sang ou mort peuvent sur mon chemin
M’entourer, m’assaillir, en toi je ne crains rien.
Te suivre et te servir sont mes seuls grands désirs,
Si ta volonté est qu’en souffrant le martyre
Vers toi seul, par ta croix, même une âme j’attire
Si indigne, ah! pour moi, quel bonheur, quel plaisir.
J’irai jusqu’à la mort, mais Seigneur, seulement,
Que je garde ma main dans ta main, chaque instant,
Affirmant ainsi mon pas si hésitant. »
— Nerses Sarian
D’où cette redoutable « statistique » spirituelle selon laquelle « peu sont les élus ». Mais il n’y a pas que des avertissements sévères. Le discours sur le Royaume est parsemé de promesses de bonheur et de joie. Les Béatitudes en sont les meilleures illustrations.
On peut être « ravi de joie » (Mt 13.44-46). Tels sont les mots décisifs de cette courte parabole. Et une joie immense pénétrant au plus profond d’eux-mêmes avait saisi ces deux hommes, les avait soulevés, empoignés, terrassant apparemment jusqu’à leur bon sens. Devant l’éclat du trésor caché, de la perle trouvée, les reflets clinquants des autres objets avaient pâli. Et le prix qu’ils consentirent pour l’acquérir ne leur sembla pas démesuré!
Ainsi en est-il de tout homme surpris par le Royaume, dit Jésus. Quelque chose d’extraordinaire se produit lorsqu’il l’accepte. Il est subjugué. Son cœur déborde d’une joie que rien au monde ne peut égaler. Sa vie tout entière en est transformée et il est disposé à abandonner même ce à quoi il tenait jusque là avec passion. Sans hésiter, il prend possession de ce bien qu’est le Royaume de Dieu.
C’est Jésus qui affirme cela, lui qui a fait du Royaume le thème central de sa prédication, ce pour quoi il est mort et ressuscité. C’est donc un trésor tout proche, à portée de main. Peut-être que nous l’ignorions. Ou bien nous l’avons tout simplement oublié. Il avait pourtant suffi que la charrue creusât un peu plus profond que d’habitude pour déterrer ce qui se trouvait là depuis longtemps. Il avait suffi à ce marchand, homme d’affaires averti, de voir la perle pour en être ébloui au point de mépriser tout le scintillement de sa riche collection. Ainsi, Jésus ne parle pas d’un bien lointain, d’un trésor hypothétique qui serait réservé à l’avenir. Le Royaume, dit-il, est présent et, chose étrange et déroutante, sa présence se confond avec la présence de Jésus.
Rencontrer le Royaume, c’est d’abord faire la connaissance de Jésus-Christ qui, à première vue, n’a ni l’éclat ni l’auréole dont le pare une certaine iconographie, ou celle, plus trouble, que lui prête l’imagination de nos contemporains faisant de lui le précurseur des révolutionnaires modernes. Jésus n’a d’autre éclat que celui d’être, ô paradoxe, « l’homme méprisé, homme de douleur, de souffrance » de la croix, de l’apparente défaite. Et pourtant, le rencontrer et le connaître, c’est entrer déjà dans le Royaume. Remarquons que la portée pratique du Royaume de Dieu est qu’il ne s’agit pas d’une faveur ni d’un avantage supplémentaire; mais de la personne de Jésus, en qui le cœur de Dieu reste ouvert et accueillant. Sa libéralité royale nous offre le pardon des offenses. Oui, pas moins que cela : le pardon de nos offenses.
Au temps de Jésus, ce pardon était offert précisément à tous ceux qui en ressentaient absolument le besoin : à des femmes de mauvaise vie, à des gens déclassés, méprisés, rejetés, aux marginaux de la société que Jésus appelait « les malades ayant besoin de médecin » (Mc 2.17). Ainsi, quelle surprise lorsque, parlant de son Royaume, Jésus n’énonce pas une vérité abstraite, n’échafaude pas une théorie morale et philosophique, mais nous assure du pardon, et ce qui est plus, au prix même de sa vie. Jésus est venu pour la réconciliation des enfants égarés loin de leur Père, pour celle des hommes révoltés contre leur Dieu. Celui qui l’a rencontré sait combien grande a été sa joie; la joie des retrouvailles, de la réhabilitation, du retour.
Il se peut fort bien qu’en écoutant l’histoire racontée par Jésus, ou en entendant parler de Dieu, vous vous posiez des questions, non pas de juste prospective, mais intéressées et calculatrices : « Quel sera le prix de ma rencontre avec lui? Que va-t-il me demander? » Quelle inquiétude inutile, mon ami. Reprenons l’histoire dès le début; elle nous dit que le trésor était là, et que ce que vous découvrez est un trésor d’un prix incalculable. Cela veut dire que Dieu, le Dieu du Royaume, celui de l’univers, votre Dieu, a pris les devants, a payé lui-même le prix. La perle, le trésor caché ne sont pas des sujets de préoccupation, mais de joie. La rémission des péchés est le motif fondamental de la prédication du Royaume.
Dans le kérygme ou message du Nouveau Testament, la rédemption est présentée d’abord comme la victoire sur la culpabilité et sur le péché de l’homme. Elle n’est pas, comme c’est le cas dans les religions de la nature ou à mystères, la délivrance de l’homme de son état transitoire auquel il est assujetti durant son existence terrestre.
Dans d’autres conceptions de la rédemption, la foi en la délivrance est basée sur la conviction de la dignité inaltérable de l’homme ou sur l’idée de l’égalité métaphysique de l’âme avec Dieu. Ceci permettrait à l’homme d’obtenir sous peu, dans son eschatologie, ce qui lui est dû. L’Évangile commence par annoncer la rupture qui existe entre l’homme et Dieu et la grande détresse morale dans laquelle l’homme se trouve à cause de cela. La misère va si loin, elle est si profonde et dominante, parce que c’est une misère vécue devant Dieu. L’homme, avec toute son existence, court le risque d’être livré au jugement de Dieu. La rédemption, elle, consiste dans la rémission des péchés et dans la communion avec Dieu. Là encore, l’Évangile contredit toutes les idées de délivrance qui se trouvent en dehors du christianisme (Mt 1.21; Lc 1.74-78). Le Baptiste pratique le baptême de la repentance en vue de la rémission des péchés (Mt 3.6; Lc 3.3).
Dans la prédication de Jésus, le concept de la rémission des péchés n’est pas tout à fait au centre, comme dans celle de Jean le Baptiste. C’est le concept de délivrance qui est accentué. Dans la proclamation inaugurale de Jésus dans la synagogue de Nazareth, où il annonçait l’accomplissement des prophéties et le début des grands temps de salut, l’idée de la « aphesis », ou rémission des péchés, joue un rôle primordial. Ce mot peut être traduit par délivrance des prisonniers (Lc 4.18) et par liberté, et non par rémission; néanmoins, le contexte implique clairement l’idée de la rémission des péchés.
Cette délivrance est fondée sur la rémission et sur l’acquittement. Le salut commencé avec la venue de Jésus est caractérisé comme « l’année en faveur du Seigneur », ou bien comme l’année du « Jubilé ». Rappelons-nous que pendant cette année jubilaire on remettait les dettes des Israélites pauvres et celles des esclaves. Le serviteur ou l’esclave devait être délivré et obtenir à nouveau sa part de propriété. Cette législation sociale était une image des temps messianiques, du salut annoncé par les prophètes qui commençait par la venue de Jésus-Christ. Les vies brisées sont restaurées, et c’est ici l’idée fondamentale, parce que la faute, cause de misère, est remise par Dieu lui-même (És 40.2).
La rémission des péchés est toujours mentionnée comme l’intention centrale de la venue de Jésus. Lorsque Jésus dit au paralytique « mon enfant, tes péchés te sont pardonnés » (Mt 9.2; voir le parallèle de Luc : « homme, tes péchés te sont pardonnés », Lc 5.10), il rend clair à tous les gens présents, ainsi qu’au paralytique, que la détresse la plus réelle et la plus profonde de l’homme n’est pas le sort particulier qui lui échoit dans la vie, mais le fait qu’il est pécheur. C’est pourquoi Jésus a l’autorité, de la part de Dieu, pour délivrer les hommes de leurs péchés dès maintenant, ici-bas sur terre, en ce moment précis. L’affirmation de Jésus ne doit pas être expliquée simplement par l’attitude particulièrement repentante du paralytique. Il ne faut pas non plus considérer cette maladie comme le résultat immédiat d’un péché particulier et personnel dans la vie du jeune homme. Cette affirmation est plutôt la proclamation messianique, l’annonce de la venue du Royaume, le début des grands temps annoncés dans l’Ancien Testament, le « kairos » du salut, dont le cœur et la somme consistent en la rémission des péchés. Ceci est par conséquent la plus grande bénédiction accordée à tous ceux qui ont la foi (Mc 2.5).
Pour ceux qui ont vraiment compris l’autorité divine de Jésus-Christ, le pardon des péchés est une réalité sémérologique (actuelle) et non seulement eschatologique (future).
La signification de cette rémission des péchés est par-dessus tout l’effacement de la faute. À cet égard, le but et le sens de l’Évangile ne peuvent échapper à personne. Celui-ci représente la relation de l’homme à Dieu comme celle d’un débiteur à son créancier. C’est pourquoi nous avons la cinquième requête du Notre Père : « Pardonne-nous nos offenses… » (Mt 6.12). La même idée se retrouve dans la parabole du serviteur injuste (Mt 18.22-35). Le péché situe l’homme dans la position d’un débiteur qui a contracté une dette et qui doit la payer (« apodounai »; voir également Lc 7.41-42, chez Simon le pharisien). Même cette parabole de l’économe infidèle concerne en réalité, d’après les explications anciennes, le « tertium comparationis », le compte-rendu de la dette contractée. Le texte de Luc 13.3 traite d’une manière générale de la repentance, de ceux qui périrent à moins de se repentir et d’avouer leur péché. Enfin, la rémission des péchés est indiquée d’une manière encore plus juridique dans la parabole du pharisien et du péager. Le péager retourna chez lui « justifié » (« dédikaiouménos », Lc 18.14).
Cette conception fondamentale de la rédemption, qui consiste en la rémission des péchés, distingue l’Évangile de toutes les religions non chrétiennes, mais aussi de toutes les interprétations humanistes et néo-dualistes de l’Évangile. Selon ces dernières, le point de départ de la prédication de Jésus serait la dignité et la valeur absolue de l’âme humaine, ou encore l’antithèse entre nature et esprit. Une telle interprétation ignore le message central de l’Évangile. Le point de départ de ce dernier n’est pas la valeur de l’homme, mais sa fuite et sa perdition. Le salut ne consiste pas en la préservation de l’âme, en tant que partie impérissable de l’homme, du jugement et de la colère à venir, mais dans le salut de l’être humain tout entier. L’âme est l’équivalent de toute la vie humaine et non seulement sa partie intérieure, la sphère de sa spiritualité (voir Mt 10.28 et Lc 12.4-5). Nous ne trouvons pas dans ces textes une séparation radicale entre le corps et l’âme, l’esprit et la chair (cette dernière dans le sens d’essence physique). Ce n’est pas la valeur spirituelle de l’homme, mais sa détresse morale qui pousse Jésus et motive son avertissement au sujet du pécheur et de la rémission des péchés. Tout ceci est d’une importance capitale pour comprendre le salut annoncé pas Jésus.
L’idée du péché comme faute et la rédemption en tant que rémission ne sont pas en elles-mêmes des notions nouvelles, spécifiques à l’enseignement de Jésus. Celui-ci a utilisé des concepts familiers à ses contemporains. Il a déclaré que le pardon annoncé par lui n’était rien de moins que l’accomplissement du salut eschatologique promis par les prophètes. Déjà dans l’Ancien Testament on aperçoit l’essence de la rédemption dans la grâce du Seigneur qui, semblable à un père, montre sa faveur en pardonnant les péchés (Ps 103 et 130).
L’idée moderne selon laquelle Jésus aurait apporté une idée nouvelle sur Dieu par rapport à l’Ancien Testament, et très particulièrement dans la proclamation de la rémission des péchés, est tout à fait gratuite, contraire à la lettre et à la pensée du discours de Jésus ainsi que de tout le Nouveau Testament. Dans sa proclamation vigoureuse, l’Évangile annoncé aux pauvres, les promesses de l’année favorable, l’Alliance Nouvelle, etc., trouvent leur accomplissement dans la rémission des péchés accordée aux hommes. Cet accord fondamental avec la révélation historique de Dieu dans l’Ancien Testament est le grand présupposé de la prédication de Jésus.
Pour mieux comprendre la prédication du salut par Jésus, nous devons admettre tout d’abord que l’aspect nouveau et frappant n’est pas une vue qualitative du péché et du pardon différente de l’Ancien Testament, mais le grand événement de l’accomplissement du salut. Dans sa venue et son activité messianique, la bénédiction de Dieu, par la rémission des fautes, promise d’avance dans l’Ancien Testament, passe de son étape antérieure à celle de sa réalisation actuelle.
C’est la raison pour laquelle cet Évangile doit être prêché en son nom pour la repentance et la rémission des péchés (Lc 24.47; Jn 20.23). Dans cette prédication de Jésus, nous trouvons également un motif antithétique. Il est dirigé contre les scribes et contre leur enseignement. Il domine l’aspect total de la prédication de Jésus. Cette antithèse ne se réfère pas seulement à la prétention messianique de pardonner les péchés sur terre, mais à la possibilité effective de cette rémission des péchés.
Cette rencontre peut être cause de renoncements et de souffrance. Lorsque le Royaume pénètre dans notre vie, il fait écrouler les pseudo-royaumes. Il renverse notre échelle de valeurs. Il nous oblige à faire un choix, et nous savons que choisir c’est éliminer, nous défaire de nos faux trésors, de tout ce qui brille sans être de l’or. Le Royaume va de toute manière exorciser toutes les valeurs auxquelles nous nous cramponnons, parfois goulûment, parfois avec désespoir. Les idoles, quelle que soit leur nature, argent, objets, idées, personnes, lorsqu’elles prennent la place de Dieu, l’unique trésor, deviennent à la longue insupportables. Alors, « que servira-t-il à un homme de gagner le monde entier s’il perd son âme? » (Mt 16.26). C’est encore Jésus qui pose cette question, aussi troublante que réaliste.
Il faut consentir à la perte de cet univers de valeurs fictives et peuplé d’idoles; accepter le Royaume de Jésus-Christ et le pardon des fautes pour connaître la plus radicale des transformations. Le défi le plus absurde dans l’existence n’est pas celui lancé par Dieu, mais celui de nos choix insensés, par le refus et, finalement, par le rejet de Dieu. Comment Dieu concevrait-il de nous anéantir, lui qui est amour, communion, parole et dialogue? Notre solitude lui pèse plus qu’à nous-mêmes.
Le mal, le mal profond dont nous souffrons, n’est pas tout d’abord et essentiellement de nature psychique, sociale, politique ou économique. Il est tissé au fond de nous-mêmes, il s’appelle péché, rupture d’avec Dieu, révolte contre le Créateur. En achetant ce « champ », nous ne lâcherons pas la proie pour l’ombre. De deux choses l’une, ou bien nous nous heurtons à ce trésor et nous passons outre, et alors nous brisons notre existence, ou bien nous le saisissons « ravis de joie ».
Reste une question : Comment utiliser cette parabole? Où rencontrer le trésor, Jésus-Christ? Tout simplement dans son Église. Le Royaume n’est pas séparé de l’Église. Jésus-Christ mort et ressuscité a voulu former sur terre une Église, son corps, dont il est le Seigneur. L’Église, sa théologie, ses rites, son bagage culturel, son passé infidèle ou fidèle ne sont pas une valeur en soi. Elle n’est pas le trésor. Pourtant, il est impensable de rencontrer Jésus-Christ en dehors d’elle. Il est impossible de dissocier Royaume et Église. L’Église communie aux inquiétudes du monde; elle participe aussi au péché des hommes. Pourtant, par la décision de sa tête, Jésus-Christ, elle reste l’endroit privilégié où l’on peut encore entendre parler du Royaume et recevoir le pardon des péchés.
Le monde passe et périt, mais le croyant solidement ancré à ce qui demeure vivant, dans l’espérance du Royaume qui a proche chaque jour davantage, saura réellement ce que signifie être, à cause de lui, ravi de joie.