Cet article présente une évaluation générale du catholicisme romain à la lumière des Écritures, incluant sa notion de tradition et de magistère et sa prétention à être le prolongement de l'incarnation du Christ.

Source: Perspectives réformées sur le catholicisme romain. 11 pages.

Évaluation générale de l'Église catholique romaine

  1. Le génie du catholicisme romain
  2. La sola Scriptura
  3. La Tradition « normative »
  4. L’Église et son Magistère
  5. Parmi d’autres divergences

1. Le génie du catholicisme romain🔗

Au regard du monde, le catholicisme romain apparaît comme l’une des forces spirituelles les plus marquantes et pérennes de l’histoire religieuse de l’humanité. Il ne laissera personne indifférent. En outre, il faut tenir compte aussi de la majorité numérique de ceux qui se réclament d’obédience catholique romaine.

Le catholicisme romain est un phénomène beaucoup trop complexe pour l’évaluer en quelques pages à la fin de cette esquisse de présentation que nous avons tentée dans notre étude (voir nos autres articles sur le catholicisme). Or, le phénomène n’a pas été suffisamment explicité ni par ses adhérents ni d’ordinaire, de manière objective, par ses adversaires.

Pour commencer, notons qu’il est marqué — cela ne devrait pas soulever de question — par un élément racial, lequel, ne serait-ce que partiellement, pourrait expliquer son apparent succès auprès de certains peuples. L’esprit de race qui a fondé et édifié l’Empire romain anime et prévaut au cours de la longue histoire de formation et de développement de l’Église de Rome.

Autre marque distinctive le caractérisant, c’est la position dominante qui est attribuée, concédée faudrait-il dire, à son organisation, plus particulièrement dans la forme latine du christianisme. Cette forme a eu des conséquences considérables; l’Église devenant une institution, elle s’est rapidement encombrée d’une structure qu’Eugen Drewermann, prêtre psychanalyste d’origine allemande, redoutable contestataire au sein de sa propre Église (interdit d’ailleurs d’enseignement), n’hésite pas de qualifier de Structuren die Böse (structures du mal). Inéluctablement, le christianisme a été envahi et investi par un esprit propre à toute institution (religieuse?), celui d’un légalisme naturel étranger à l’esprit de la grâce.

Certains traits particuliers du romanisme s’expliqueront aussi à la lumière de la loi des survivances et des résurgences. Nous avons déjà rappelé la synthèse avec l’esprit judaïque, de même que la présence dans sa théologie et dans sa piété d’éléments parasitaires d’origine païenne.

À notre avis, l’explication la plus correcte de la spécificité du système juridico-ecclésiastique romain peut être obtenue en considérant l’Église romaine comme étant une tentative quasi surhumaine de faire du christianisme une religion aussi efficace qu’utile, c’est-à-dire une spiritualité fonctionnelle et pragmatiste. Ceci est un paradoxe. Pourtant, nous pouvons ajouter à cela l’observation qu’elle est également un système rationaliste d’un degré très élevé.

Un tel rationalisme cherchera, par exemple, à accommoder le plus intimement possible la spiritualité chrétienne aux diktats supposés des faits du monde, ainsi qu’à un prétendu bon sens commun. Nombre de ses aspects, aussi bien théologiques qu’ecclésiastiques, laissent clairement apercevoir la tentative de modifier la révélation, de la façonner de manière à répondre aux besoins de l’homme, à satisfaire ses aspirations naturelles, malgré le fait qu’il soit créature déchue.

Le catholicisme cherche à constituer, par sa pensée et par sa pratique d’une cohérence remarquable, un ensemble favorisant la promotion et le développement moral de l’homme. Quitte à sacrifier le spirituel au profit du naturel; à faire appel plus à l’instinct religieux naturel de l’homme qu’à la régénération par l’Esprit de ces instincts latents, mais tragiquement insuffisants, pour saisir toute la portée de la rédemption à travers la révélation divine.

Ainsi, depuis ses origines, le catholicisme romain poursuit une œuvre d’adaptation exceptionnelle du christianisme aux dimensions de l’homme naturel. Il ne faudrait pas y voir simplement une tentative, ou la tentation, d’un syncrétisme délibéré, bien que certaines branches du catholicisme dans le passé, et même actuellement, y aient succombé. Le souci de rendre le message intelligible à d’autres cultures religieuses et à d’autres religions spiritualistes peut être légitime, en prenant toutefois la précaution de signaler et de fermement confesser l’absolue seigneurie du Christ révélé dans les Écritures. Le remarquable ouvrage de Jean Daniélou, Essai sur le mystère de l’histoire, en dépit de ses nombreuses précautions et protestations d’orthodoxie et de fidélité au Christ, n’a pas évité cet écueil. Une générosité excessive dans la reconnaissance des autres religions risque de l’être au détriment et au prix de concessions, et même du sacrifice de la foi de la révélation biblique transmise une fois pour toutes.

Car nous aurions dû constater depuis toujours que l’homme naturel, lui, est justement attiré, pour ne pas dire séduit, en matière religieuse, aussi bien par ces « adaptations » qu’on qualifie de contextualisation de l’Évangile ici et d’inculturation de la foi ailleurs, que par le mode autoritaire dans lequel elles s’effectuent. L’Église romaine offre à profusion, grâce à ce ciment naturel, l’image d’une institution religieuse pleine d’autorité, voire d’une institution infaillible. Si l’on s’interroge sur la présence d’éléments païens dans sa doctrine de Dieu, Rome se justifie en disant que le monothéisme comme tel, et surtout le dogme trinitaire, sont des notions beaucoup trop abstraites pour le commun des mortels pour pouvoir l’intéresser et lui être d’une utilité immédiate. N’est-ce pas aussi la raison pour laquelle la doctrine de la Vierge Marie s’est taillé une telle place au sein du conseil de la rédemption?

Faut-il soupçonner Rome de perversité congénitale? Nous pencherons plutôt vers l’explication déjà amorcée plus haut qu’elle cherche moins une exploitation intéressée et égocentrique de la nature humaine que de faire à la faiblesse, aux faiblesses, de celle-ci des concessions en vue de l’atteindre plus aisément et de la ramener à son giron, puisque hors de l’Église point de salut! De telles adaptations sont motivées par sa conviction que la nature humaine étant ce qu’elle est, il est possible que la religion chrétienne facilite la tâche ou rende l’effort de l’homme dans sa recherche de la pureté un peu plus aisée. En outre, ainsi que nous l’observions encore, l’affinité entre le système romain d’une part et le système judaïque légaliste et sacerdotaliste de l’autre permet de comprendre comment, malgré ses limitations et ses nombreuses erreurs, l’Église romaine a pu, pendant une période de l’histoire de l’humanité, servir celle-ci avec une mission religieuse éducatrice1.

On ne peut pas dénier au catholicisme romain le rôle positif joué au cours de l’histoire de l’Occident chrétien. Comme la loi, dont Paul rappelle le rôle de pédagogue, il a servi de pédagogue auprès des races nouvellement converties en Europe nordique et centrale, et les a conduites pendant de longs siècles vers leur développement religieux et culturel. Le fait que Rome se soit actuellement engagée fiévreusement, notamment sous le pontificat de Jean-Paul II, dans une mission de ré-évangélisation de l’Europe nous semble relever davantage de la nostalgie du rôle assumé dans le passé que par une conscience évangélique, bibliotrope, de l’évangélisation. Elle a été, au cours des longues périodes de formation de ces nouvelles tribus européennes, la principale représentante du Royaume de Dieu parmi elles. Nous aurions grand tort de mépriser l’Église du Moyen Âge et de balayer d’un revers de main ce qu’elle a accompli avec une force et une persévérance extraordinaires. Ignorer cette mission serait nier la direction divine providentielle au cours de notre histoire religieuse et culturelle. Ce serait nous rendre coupables d’une ignorance malsaine que de confondre foi évangélique avec inculture de l’esprit; le terme spiritualité ne doit surtout pas devenir un mot pour occulter un certain néo-barbarisme « évangélique », même adouci…

Cependant, lorsque le temps de la maturité arrive, le pédagogue doit céder la place, afin que l’enfant devenu adulte puisse vivre dans la liberté assurée et offerte par le Christ, sous l’Esprit, à la lumière de sa Parole. Or, l’Église romaine persiste à maintenir et à perpétuer ce rôle de pédagogue, en maintenant les hommes et les femmes dans une dépendance qui leur dénie le droit de devenir adultes et piétine ainsi leur dignité humaine. Puisse-t-elle donc se réformer, afin que ceux et celles qui se réclament de sa juridiction ecclésiastique puissent intégralement jouir, sans entraves ni inhibition, de leur glorieuse liberté d’enfants de Dieu.

Tout réformé discernera dans le système romain des traits authentiques et fondamentaux de la foi chrétienne. Le salut offert par l’Évangile de la grâce y est accepté, et on y confesse que seule la foi accorde la libération dans le temps et pour l’éternité. La doctrine de Dieu y est aussi orthodoxe que dans le christianisme réformé : sa toute-puissance, sa sainteté, sa sagesse y sont révélées en Jésus, le Christ des Évangiles. Le système chrétien romain est une économie religieuse marquée par la grâce; il cherche à atteindre des fins supérieures.

C’est avec une très grande fermeté et avec une lucidité qui lui fait honneur qu’elle a défendu la doctrine orthodoxe de Dieu contre les vagues successives d’hérésies, depuis le manichéisme jusqu’aux anti-théismes modernes, ayant surgi en son propre sein. Elle s’est attachée avec détermination aux dogmes fixés par les Conciles œcuméniques universellement reconnus, comme celui relatif à la personne et à l’œuvre du Christ, celui de la Trinité, la confession de la procession du Saint-Esprit du Père et du Fils, etc.

Néanmoins, malgré ses éléments positifs, qui font partie de son patrimoine chrétien séculaire, Rome a profondément modifié presque chacun de ces éléments évangéliques, obscurcissant le caractère spécifique et authentique de la foi chrétienne par des apports parasitaires étrangers, compromettant gravement aussi bien l’œuvre rédemptrice achevée en Christ que la mission évangélisatrice de l’Église. À côté de ce qu’on y découvre d’authentiquement orthodoxe, elle a permis l’intrusion dans le corps de la foi d’éléments franchement païens, qu’avec une virulence inaccoutumée la Réforme a qualifié d’idolâtres. Or, souvenons-nous que le propre du génie païen consiste, outre son esprit amoral, à exalter l’homme créature plutôt qu’à adorer le Dieu Créateur. Le catholicisme romain a fait d’énormes concessions au paganisme qui, depuis le haut Moyen Âge, n’a cessé d’exercer une grande fascination sur les esprits occidentaux, accordant à ce qui est créaturel la primauté sur ce qui est divin; il a ainsi créé une grave confusion entre l’humain naturel et le divin céleste, entre le terrestre et le transcendant, entre anthropocentrisme et théocentrisme. La Vierge-Mère et la place accordée aux saints, malgré quelques nouvelles « interprétations » de ces dogmes, suffisent pour illustrer notre propos. La doctrine de l’eucharistie devra être classée dans cette catégorie de graves et dangereuses confusions entre ce qui est créaturel et ce qui est créateur, entre l’humain et le divin, le terrestre et le céleste révélé.

C’est plus particulièrement relativement à la théologie de l’appropriation du salut que Rome a introduit et développé dans sa piété et ses doctrines des modifications on ne peut plus étrangères à l’Esprit et à la lettre de l’Évangile. Certes, elle s’est fortement intéressée à la nature des dispositions offertes par le dessein du salut, à son mode d’opération, aux conditions sous lesquelles elles fonctionnent, à leur observation et à la pratique proposée à l’homme pécheur. Bien que la grâce y soit présente, toutefois la sotériologie (la doctrine du salut) romaine est en dissensus avec les authentiques principes évangéliques. Ces modifications apparaissent au regard du chrétien réformé comme une radicale révision et altération de l’Évangile, comme une tentative de réintroduire dans la foi de l’Église le système juridique judaïque. Preuve en est la fonction médiatrice qui est assignée à l’Église, le système sacramentel sacrificiel, ainsi que la réhabilitation partielle, mais réelle, de l’idée de la justice obtenue par des mérites humains.

2. La sola Scriptura 🔗

Rappelons encore les profonds et irréversibles désaccords autour du principe de la sola Scriptura. L’opposition entre le catholicisme qui, en dépit des nouvelles interprétations proposées, reste profondément une religion de tradition, et le protestantisme qui devrait être la religion de la Parole inscripturée dans la Bible a été artificiellement exagérée, prétendent actuellement certains théologiens romains. Certes, nous avons constaté l’attachement de Rome aux Écritures. Nous rendrons hommage au renouveau des études bibliques actuellement en cours. Des théologiens romains affirment encore que « chez nous », c’est-à-dire dans l’Église romaine, l’Église est jugée par l’Évangile, ce n’est pas elle qui le juge! Le magistère y serait le service d’interprétation de l’Écriture et non source et dispensateur de lumière. Cependant, en affirmant le principe de l’Écriture seule, la Réforme a conscience de s’opposer à des conceptions catholiques toujours actuelles, telles que la Tradition « normative » et le Magistère de l’Église.

3. La Tradition « normative »🔗

La Réforme se rend bien compte du rôle de la tradition dans toute l’histoire chrétienne. Elle est au fait que ce rôle se fonde sur la « vocation divine » dont Rome se réclame.

Les réformateurs et les livres symboliques réformés se réfèrent eux aussi aux premiers Conciles, en reconnaissant les décrets et leurs décisions. Cependant, on précise que cet accord avec les anciens textes n’est donné qu’en raison de leur consensus avec l’enseignement scripturaire, considéré dans son ensemble. La communauté n’a en elle-même ou dans son histoire aucun moyen ultime pour vérifier l’authenticité de sa foi. Dans le catholicisme, la croyance des générations successives, « ce qui a été cru par tous, en tout lieu, et toujours », devient ou pourrait devenir la règle de la foi. Par là, la tradition devient non pas nécessairement source d’une certaine vérité qui ne se trouve pas dans l’Écriture, mais plutôt interprétation autorisée et critère de celle-ci. Ainsi, les divergences fondamentales entre les confessions de foi réformées et les doctrines romaines tournent autour de la rupture de cette dernière d’avec le message central de l’Évangile.

La Réforme a posé l’axiome du retour constant à l’Écriture sainte. Son autorité en matière de foi et de vie est suffisante, nécessaire et claire. Il est évident que si l’Église romaine se rendait compte de cette profonde rupture dont elle est responsable et cherchait à la combler, elle se renierait totalement. Nous n’aurons pas l’imprudence, pour ne pas dire l’impudence, de prétendre qu’aucune des Églises évangéliques issues de la Réforme n’a jamais été entraînée dans une telle rupture. Toutefois, le principe de la sola Scriptura est susceptible de la ramener vers l’Évangile, à moins qu’une telle Église ou communauté ne se soit définitivement écartée de la voie de la foi transmise une fois pour toutes pour devenir une secte hérétique.

Nombre d’Églises issues de la Réforme, même parmi celles qu’on appelle en anglais « mainline », c’est-à-dire les principales et les plus connues, ont, hélas!, dégénéré en cela. Elles ont totalement dérapé, en dépit de leurs bonnes intentions et de leurs louables efforts pour se distancer de Rome… En France, en Europe, aux Amériques ou ailleurs, quoique numériquement prépondérantes et occupant l’avant-scène de l’actualité religieuse, elles ne pourraient plus se mesurer à l’aune de l’Évangile. Cependant, les révisions et les changements sont, en principe, possibles chez nous; aucune de nos Églises ne prétend à l’infaillibilité, à moins de renier la révélation et le témoignage normatif que l’Écriture lui rend dans ses pages.

Tel n’est pas le cas pour Rome qui, « infaillible », s’en considère comme la seule gardienne. Nous avons vu comment l’Écriture n’est à ses yeux compréhensible et claire qu’à condition de s’adjoindre la Tradition humaine, quelle que soit par ailleurs l’interprétation nouvelle de celle-ci. N’a-t-on pas dans ce cas raison de dire qu’en dernière analyse l’Église romaine place sa foi en elle-même au lieu de la puiser de l’Écriture? Sa prétention se fonde sur le fait que l’Église aurait fixé le canon. Aussi bien logiquement que théologiquement, elle doit donc s’y soumettre avec une humble obéissance. Il ne suffit pas de reconnaître le recueil du Nouveau Testament d’origine apostolique si le contenu apostolique des livres du canon du Nouveau Testament n’est accrédité et ne reçoit officiellement le sceau de l’approbation que par une autorité humaine, celle de l’Institution ecclésiastique et du Magistère romain.

Rome reproche aux Églises de la Réforme d’avoir accordé à tous, indistinctement, la liberté d’examen et d’interprétation des Écritures, ce qui a causé des lectures et interprétations multiples et contradictoires, dressant finalement l’Écriture contre l’Église.

Nous n’aborderons pas ici la question cruciale et fort complexe de l’herméneutique protestante. Nous cherchons simplement à affirmer que le principe posé comme tel nous servira d’axiome et que lui seul, la sola Scriptura, devra encore et toujours guider toute méthode d’interprétation. Nous renvoyons le lecteur à notre étude consacrée à l’autorité des Écritures.

4. L’Église et son Magistère🔗

Où réside, effectivement, la force extraordinaire de Rome? La réponse correcte à cette question expliquera aussi bien le système institutionnel que l’évolution historique de l’Église catholique. Une claire et brillante explication nous est offerte par Jean Daniélou dans son Essai sur le mystère de l’histoire : l’Église en tant que le « pendant » de la révélation. Certes, le théologien romain avait raison, dans les années cinquante, de faire remarquer l’insuffisance de la théologie barthienne en limitant la révélation dans la vie et le ministère du Christ et mettant fin à celle-ci par l’événement de la résurrection. Nous préciserons de notre côté que, pour Barth, la révélation était réellement manifeste durant seulement les quarante jours entre la résurrection et l’ascension. Cependant, l’alternative à la pensée barthienne n’est nullement l’Église en tant que « prolongation de la révélation », mais l’action révélatrice divine au cours de l’histoire, qui nous est exclusivement canalisée et accessible par l’Esprit et par la Parole.

Aussi, la force de l’Église romaine, son ecclésiologie, est en réalité sa faiblesse. Il ne suffirait pas aux réformés de se limiter à une critique purement analytique de Rome, mais de placer celle-ci dans son propre sub specie ecclesiae, à savoir de l’examiner à la lumière de sa magistrale et pourtant fragile conception ecclésiastique. Nous serons, certes, toujours impressionnés par la vue de cathédrales telles que Reims, Chartres ou Notre-Dame, qui sont à l’image et à la ressemblance de l’Église qui les a fait bâtir. Mais si ces édifices ne cessent jamais de nous impressionner sur le plan esthétique, ils ne nous serviront de rien si la célébration cultuelle qui a lieu à l’intérieur n’est pas faite « en Esprit et en vérité ». Expliquons-nous.

La place que l’Église occupe dans le système de salut élaboré par Rome est extraordinaire. Il n’est pas exagéré de dire que dans l’idée romaine le trait central de la foi est cette institution surnaturelle qui représente le Christ, qui en porte l’œuvre, opérant virtuellement comme le vicaire du Sauveur, habilitée à distribuer ici-bas les bénéfices acquis par la rédemption, qui reste pourtant l’œuvre exclusive du Sauveur. C’est là une conception magnifique et impressionnante; l’Église est envisagée comme surnaturelle, non seulement dans ses fonctions ou dans son ministère actuels, mais déjà dans ses origines; non pas simplement parce qu’elle dérive son origine du Christ, mais parce que sa constitution même ferait partie de la révélation; par conséquent, elle refléterait jusqu’à l’ordre et l’harmonie du monde céleste, en opérant à travers la médiation des puissances surnaturelles et avec les pouvoirs surnaturels lui étant conférés. Cette fonction contraste alors avec les multiples et contradictoires pouvoirs mondains, leur chaos, leurs schismes, leurs hérésies.

En un sens, elle se considère comme la prolongation même de l’incarnation du Christ, investie de la mission de poursuivre et d’achever l’œuvre de rédemption. L’Église succède à son Seigneur sur terre. Elle le représente si complètement dans son office sacerdotal de médiation entre Dieu et l’homme que, de même qu’il n’y a point d’autre nom donné sous les cieux par lequel l’on soit sauvé, de même il n’y a point de salut hors des girons de l’Église.

Certes, cette représentation de l’Église contient un élément de vérité. Il est exact que l’Église n’est pas une institution d’origine humaine; elle est régie par une puissance spirituelle d’en haut. Elle est le corps du Christ, le Temple de l’Esprit. En tant qu’organisation terrestre, elle s’identifiera avec son divin Fondateur. Mais même si elle le représente fidèlement, prêche la foi, invite à la repentance et cherche la conversion du pécheur, elle ne peut pas avoir la prétention, l’audace inouïe de vouloir le remplacer.

Catholiques et réformés n’hésitent pas à appeler l’Église « corps du Christ ». Mais ceci admis en commun, les catholiques insistent sur la continuité entre la personne et l’œuvre du Christ et l’Église comme communion et instrument visible d’action missionnaire prolongeant l’œuvre de son Seigneur. Tout ce qui est et qui se fait dans l’Église est ainsi sacralisé. La Réforme, elle, prend avec raison soin de reconnaître la distance entre le corps et la Tête; à ses yeux l’Église est moins sainte qu’en perpétuel besoin d’être sanctifiée. En tout réalisme et lucidité évangéliques, nous aurons à faire remarquer que l’Église romaine pourrait très difficilement passer pour être l’émergence actuelle de la présence du Christ incarné. Il est vrai que l’exégèse catholique moderne met en garde contre toute identification globale de l’Église avec le corps du Christ, lequel, dit-elle, semble avoir été totalement absorbé par l’institution.

L’expression « Église, incarnation continuée » est toutefois acceptable pour un catholique, ce que la Réforme n’acceptera à aucune condition, même atténuée et avec les nuances modernes. Or, l’évolution historique de l’Église romaine démentira sans grande peine toute justification à cet égard. On aurait de la peine à « angéliser » son imitation du Christ, imitation qui ne fut jamais au-dessus de tout soupçon, bien s’en faut. Imitation brisée, fidélité trahie, elle a été trop souvent souillée par des ambitions dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles ont été mondaines, indignes de son Seigneur qui s’est fait Serviteur. On aurait bien de la peine à y découvrir l’image parfaite du Christ, son Époux. L’esprit de la papauté a manifesté — qui le nierait à l’heure actuelle? — une dégradation inouïe de l’esprit du Christ.

Certes, l’Église nous invite théoriquement à nous adresser à Dieu pour notre salut, mais c’est l’Église institution humaine qui se dresse devant nous; malgré ses meilleures intentions, elle a constamment été marquée par le péché et avilie par des scandales. Et même, par moments, elle a été foncièrement enfoncée dans une effroyable corruption de mœurs déformant la saine et sainte doctrine de la foi. C’est une très grave offense envers Dieu que de prétendre que dans le sacrement de l’eucharistie, c’est-à-dire dans la messe, en dépit même de certaines nouvelles interprétations de celle-ci, elle poursuit l’office médiateur du Christ. C’est une offense contre la clarté et la simplicité de l’Évangile, mais aussi contre la liberté de la grâce et contre l’assurance spirituelle, qui nie la suffisance de l’unique Médiateur, en y joignant celle procurée par une médiation purement humaine.

Selon Rome, la tradition est la vie de l’Église selon l’Esprit de la vérité présent et actif en son sein. Encore faut-il que l’Église soit dotée d’organes capables d’exercer un sain et sûr discernement pour saisir, dans tout ce qui est pensé et vécu en son sein, ce qui est selon la saine tradition. Ces organes sont désignés par des promesses scripturaires et dévoilés par leur exercice dans l’histoire. C’est, en fait, l’unanimité morale des évêques, spécialement s’ils sont rassemblés en concile sous l’arbitrage des papes. En principe, c’est le magistère qui, en cas de crise, exerce par ses décisions le pouvoir de discernement. L’intention d’engager la foi de l’Église universelle doit y être clairement exprimée. On explique aux protestants que le rôle prépondérant et exclusif de la hiérarchie ne peut se comprendre que dans une vue de communion entre le pape et les évêques, les évêques et le peuple de Dieu tout entier, à la condition de se soumettre à l’Esprit qui est actif par les apôtres et leurs successeurs.

Pourtant, l’existence même d’un magistère doctrinal, aujourd’hui comme hier, heurtera et choquera tout chrétien réformé. Les efforts de la théologie pour remettre en valeur le fondement scripturaire de sa conception ou pour assouplir le jeu de l’autorité et du dogmatisme n’ont pas fait beaucoup progresser sur ce point les discussions interconfessionnelles.

Nous ne comprenons pas pourquoi le Seigneur a permis la séparation de son Église visible. L’existence de Rome à côté de l’Église évangélique est un mystère et une énigme douloureuse. Mais nous ne chercherons pas à élucider l’énigme pour en finir une fois pour toutes avec Rome, n’y voir que l’une des manifestations plus ou moins adéquates de l’Église du Christ, ou n’y discerner que les traits de l’Antichrist. Nous avons remarqué que la Parole de Dieu, même enfouie et obscurément comprise, y reste active; or, là où la Parole est vivante, là se trouve aussi l’Esprit. Toutefois, malgré certains traits réjouissants, nous suivrons l’avis des réformateurs en la tenant, en tant qu’Église institution, pour infidèle. L’infidélité, précisons-le, a trait à sa forme officielle et à ses caractéristiques permanentes, non à celle des membres individuels qui la composent.

Nous avons signalé, dans des articles traitant spécialement de cela, les traits caractéristiques dominants, que sont aussi bien la doctrine des mérites conjoints à la grâce que l’efficacité très particulière des sacrements (voir les articles intitulés Le catholicisme contre la sola gratia et la sola fide et Le catholicisme et les sacrements). Nous n’y reviendrons pas ici.

5. Parmi d’autres divergences🔗

Signalons, seulement en passant, nos divergences relatives à l’éthique, difficiles à cataloguer, et que nous n’avons pas abordées au cours de notre étude.

En général, Rome fait appel à la loi naturelle, du fait que le péché a abîmé la nature sans toutefois la détruire totalement, et qu’à l’aide de la raison la grâce y trouve un complément.

« En matière éthique, la différence foncière entre les deux conceptions tient à la conception de l’homme. Le catholicisme pense que ce que l’homme doit être, au moins de manière inchoative, est inscrit dans ce qui a été et ce qui est selon une analyse objective. En conséquence, une morale objective s’impose, avant même que soient connues les données de la révélation. Dans la pensée réformée, l’existence humaine ne peut se comprendre qu’historiquement et en référence avec l’expérience du salut. Mais il est impossible ici de suivre les façons variées à l’extrême dont les rapports de la foi avec les devoirs humains sont traités par la pensée protestante.2 »

L’examen que nous venons de consacrer à Rome et à ses doctrines, à la lumière des Écritures, la sola Scriptura affirmée par la Réforme n’a certes pas été exhaustif. Nous espérons toutefois qu’il n’a été ni partial ni tendancieux, mais honnête, franc et objectif. Notre soumission sans réserve à l’autorité souveraine des saintes Écritures, lues et interprétées sous la persuasion intérieure et le témoignage du Saint-Esprit, dans l’analogie de la foi, requiert conjointement un attachement indéfectible aux grands principes que la Réforme a redécouverts et qui faisaient partie intégrante de la foi apostolique. Si nous tenons à cette confession de la foi évangélique, redéfinie par la Réforme, il est inévitable que de très nombreux obstacles, pour ne pas dire des obstacles humainement infranchissables, se dresseront encore entre nous et l’Église romaine; il semble bien qu’un dialogue dans la charité, mais aussi dans toute la vérité, ne puisse pas, pour l’heure, nous rapprocher d’elle davantage. À moins d’un retour indéfectible et dépouillé de toute hypothèque étrangère, de toute aliénation par rapport au dépôt de la foi transmis par les saintes Écritures, notamment celui de la tradition humaine et de la supposée infaillibilité de l’Église; à moins d’une réforme profonde, nos pas divergeront sans cesse comme ce fut le cas au 16siècle. La rupture risque d’être permanente.

Cependant, nous ne devons pas cesser de prier pour qu’une réforme se produise en son sein. Car à moins de nous rapprocher totalement du Christ, il nous sera impossible de nous rapprocher et de nous unir au prochain (Ép 4.16). Tous les chemins doivent converger vers le chemin, la vérité et la vie, et non nous mener à Rome. Ceci devrait être clair tant aux catholiques romains qu’à ceux qui s’attardent, avec une certaine langueur, autour d’elle, dans une attitude de satellite, dans l’attente du retour de tous les chrétiens vers le sein de l’Église Mère.

Nous avons imparfaitement montré que l’Église romaine n’est pas actuellement un monolithe, et que divers courants de pensée et de pratique la traversent et même, par moments, la secouent profondément, voire la menacent de nouvelles ruptures. Elles ont d’ailleurs eu lieu! Elle n’exerce plus l’hégémonie de jadis sur toutes les affaires concernant la vie terrestre de l’homme, même si certaines tentatives actuelles d’évangélisation, ou de ré-évangélisation, pourraient aisément se comprendre comme une reprise d’anciennes méthodes sous des formes nouvelles.

En évaluant le catholicisme romain, en réexaminant le développement de son dogme et en nous rendant mieux familiers de ses pratiques modernes, nous avons eu l’occasion d’exprimer nos convictions évangéliques. Mais les déclarer comme au 16siècle resterait insuffisant si, comme l’ont dit nos pères dans la foi, « l’Ecclesia Reformata » n’est pas « quia semper reformanda »; si elle ne se réformait pas sans cesse sous l’Esprit et par la Parole.

Nous nous sommes engagés pour le Christ Seigneur. Nous courons pour le saisir, comme nous avons été saisis par lui. Son amour nous presse, amour à la fois objectif et subjectif, le sien pour nous, le nôtre pour lui. Rappelons encore la prière de saint Paul :

« Que le Dieu de la patience et de la consolation vous donne d’avoir une même pensée les uns à l’égard des autres selon le Christ-Jésus, afin que d’un commun accord, d’une seule voix, vous glorifiiez le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ. Faites-vous simultanément bon accueil, comme Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu » (Rm 15.5-7).

Nous ne mettons pas en question la sincérité individuelle de ceux qui sont engagés dans ces structures; mais ces structures et superstructures, en tant que telles, restent fort éloignées de l’Esprit de l’Évangile et des structures primitives. Nous n’ajouterons qu’une remarque au sujet des fins auxquelles tout le système est ordonné. Ces structures et ces superstructures sont ordonnées en vue de la réalisation de la grandeur et de la puissance de la chrétienté, qui n’est pas, dans chacune de ses manifestations, l’équivalente de l’Église de Jésus-Christ. Trop souvent, il s’agit davantage de recruter des « catholiques » que d’amener des âmes à la foi. La vie de ces membres de la chrétienté n’est pas ordonnée à la réalisation de « l’homme adulte » dont parle l’apôtre des Gentils. L’effort séculaire de la chrétienté a été de plier toutes les volontés, toutes les coalitions, toutes les structures, au service d’elle-même. La qualité de certains éléments utilisés dans cette synthèse ne peut faire oublier que cette synthèse a revêtu parfois un caractère satanique. Une parole du Seigneur peut nous aider à comprendre cela :

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous parcourez la mer et la terre pour faire un prosélyte; et quand il l’est devenu, vous en faites un fils de la géhenne deux fois plus que vous » (Mt 23.15).

Le chrétien réformé, lui aussi, prie pour l’unité de l’Église. Il sait que la division de celle-ci ne constitue pas seulement une pierre d’achoppement pour les incroyants, qu’elle n’est pas seulement un gros obstacle pour tout le travail de l’Église, mais elle est aussi un démenti à la vérité et une désobéissance à l’égard de la volonté du Seigneur. L’Église romaine n’a pas le même souci, ou, pour le dire autrement, l’unité qu’elle veut réaliser doit se faire à la condition du retour dans son sein des « chrétiens séparés ». Car d’après elle, là où le pape n’est pas reconnu comme le chef de l’Église, là il n’y a tout simplement pas d’Église, pas de communion avec le Christ, pas de salut. Les derniers documents publiés par le Vatican ne laissent planer aucune ambiguïté à ce sujet.

Certes, à titre individuel, des catholiques romains ne pensent pas ainsi. En un certain sens, on pourrait se réjouir de ce qu’entre catholiques et protestants il puisse encore y avoir, malgré les positions officielles récentes du Vatican, un dialogue et parfois même une collaboration sur un nombre limité de domaines. Des catholiques, théologiens ou laïcs, nous considèrent comme des frères. Les réformés, à leur tour, pensent que nombre de catholiques romains sont des membres véritables de l’Église du Christ. La différence est que, si l’attitude protestante est en accord avec leurs conceptions et avec l’enseignement des réformateurs, du côté catholique une telle appréciation des protestants est à l’opposé même de la doctrine officielle de l’Église. Pour nous, celui qui confesse le nom de Jésus-Christ et qui lui est uni par la foi est membre de son Église. D’après la doctrine romaine, seul appartient à Jésus-Christ celui qui est membre de l’Église romaine et se soumet à l’autorité du souverain pontife.

Plus haut, nous disions que l’Église catholique n’est pas ce que déclare tel ou tel de ses théologiens. Ce qui compte, c’est sa position officielle. Les opinions de certains hommes dans l’Église romaine qui sont proches de nous ne représentent pas les positions romaines. Car selon celles-ci la seule source de la doctrine véritable est ce qu’enseigne officiellement l’Église. Ce que Rome dit et approuve explicitement est catholique; ce qu’elle n’approuve pas explicitement est douteux; ce qu’elle rejette n’est pas catholique. Que certains ecclésiastiques professent des vues plus bibliques, voire plus conciliantes que les positions officielles de Rome, nous pouvons nous en réjouir, mais cela ne change rien à la doctrine romaine officielle.

Faut-il continuer à espérer et à prier pour que le jour vienne où Rome, officiellement, comprenne mieux que la Réforme a découvert la véritable catholicité de l’Église et l’a rétablie? Nous le souhaitons, même si, à la lumière des derniers développements, cet espoir ne semble pas prêt à être réalisé, et nos prières pour l’unité peuvent nous paraître parfois lassantes comme de vaines redites…

En ce qui nous concerne, nous aurons à transmettre sans nous lasser, quel que soit le drame de la séparation des Églises, le message du Royaume de Dieu. Nous aurons à annoncer son salut par pure grâce, au moyen de la foi, et à lui rendre témoignage, guidés par l’Esprit, éclairés par sa Parole.

À Dieu seul toute la gloire!

Notes

1. Jacques Ellul nous offre quelque part, dans Trahison du christianisme, une remarque très originale en disant que le système juridique romain doit surtout son origine à l’islam… En Occident tout au moins.

2Oecuménisme, convergences et divergences, n18, mai 1970, p. 18.