Cet article a pour sujet les méfaits de l'Internet qui forme notre esprit à la dépendance et à la consommation continuelle (comme la pornographie) et favorise l'isolement, la sexualisation, la désincarnation.

6 pages. Traduit par Paulin Bédard

L’Internet ressemble beaucoup à la pornographie Entretien avec Samuel D. James

L’Internet nous isole. Il nous donne une liberté quasi divine de façonner notre sens de la réalité. La communauté s’épanouit lorsque les gens doivent compter non seulement sur eux-mêmes, mais aussi sur les autres pour donner un sens à la vie.

Comme la plupart des gens de ma génération, je ne me souviens pas du début de l’optimisme de l’Internet, mais je me souviens de sa fin. J’ai terminé mes études secondaires en 2006 et le premier iPhone est sorti en 2007. Mon enfance a donc été largement épargnée par les écrans désormais omniprésents qui dominent l’enfance de tous les enfants, à l’exception de ceux dont les parents hypervigilants nagent consciemment à contre-courant. Toutefois, les téléphones intelligents et les médias sociaux sont arrivés bien assez tôt, et nous avons rapidement découvert que le monde numérique avait le pouvoir de façonner et même de transformer le monde réel. Certains d’entre nous ont eu la chance de n’être dépendants que de leurs appareils ou des médias sociaux. La plupart sont devenus accros à la pornographie dure.

Il reste peu d’optimistes à propos de l’Internet, et le consensus est que les médias sociaux et les téléphones intelligents nous ont profondément causé préjudice d’une manière que nous commençons à peine à comprendre. Nous savons aujourd’hui que les maîtres d’œuvre des médias sociaux ont créé des plateformes conçues pour faire de nous des drogués incurables. Comme l’a dit Sean Parker, le premier président de Facebook :

« Le processus de réflexion qui a présidé à la création de ces applications, Facebook étant la première d’entre elles, était tout entier axé sur la question suivante : Comment consommer le plus possible de votre temps et de votre attention consciente? Et cela signifie que nous devons […] vous donner un petit coup de dopamine de temps en temps, parce que quelqu’un a aimé ou commenté une photo ou un message. »

Les créateurs d’une grande partie de notre monde numérique, note Parker, ont créé une « boucle de rétroaction de validation sociale » qui revient à « exploiter une vulnérabilité de la psychologie humaine », et ils « l’ont compris consciemment, et nous l’avons fait quand même ». En d’autres termes, si vous vous demandez pourquoi vous luttez contre la dépendance à votre téléphone intelligent ou à l’Internet, c’est parce que vous utilisez l’outil de la manière dont il a été conçu. Les effets sociaux de cette situation sont difficiles à comprendre : la consommation quasi universelle de pornographie favorise l’émergence d’une véritable culture du viol1. À cela s’ajoute une pandémie de santé mentale qui, selon un rapport des Centres de contrôle et de prévention des maladies, révèle que près de 60 % des jeunes filles américaines se sentent « constamment tristes ou désespérées2 ». Il s’agit d’une génération dont l’esprit a été branché par l’Internet.

Le livre révolutionnaire de Nicholas Carr, The Shallows : What The Internet Is Doing To Our Brains [Les bas-fonds : Ce qu’Internet fait à notre cerveau] (2011) a catalysé les conversations sur la façon dont l’Internet nous a changés, et une montagne croissante de données a depuis lors invariablement prouvé la justesse de sa sombre analyse. Le travail de Carr a servi de base à d’autres intellectuels qui ont commencé à remettre en question certains aspects de notre monde numérique. L’un des meilleurs est Samuel D. James, un intellectuel évangélique américain qui produit régulièrement certaines des analyses les plus perspicaces qu’il m’ait été donné de lire dans son bulletin d’information Substack, Digital Liturgies [Ligurgies numériques]. Son livre Digital Liturgies : Discovering Christian Wisdom in an Online Age [Liturgies numériques : Découvrir la sagesse chrétienne à l’ère du web] vient d’être publié.

James est, à mon avis, l’un des rares intellectuels chrétiens émergents à avoir quelque chose de nécessaire et d’original à dire. J’ai terminé Digital Liturgies en deux séances, et je crois que tout chrétien aux prises avec les implications du monde numérique — et si vous ne l’êtes pas, vous devriez l’être — devrait lire ce livre. James ne se contente pas de fournir une critique culturelle tranchante des impacts de l’Internet; il intègre la théologie et la philosophie pour fournir une image claire des implications pour la vie sociale et spirituelle d’une manière qui fait que ses conclusions semblent évidentes. James présente la structure du monde numérique et fournit à la fois une carte « vous êtes ici » et des questions incontestables et souvent inconfortables.

James est rédacteur en chef adjoint de la maison d’édition chrétienne Crossway et réside à Louisville, dans le Kentucky, avec sa femme et leurs trois enfants. Il a aimablement accepté de répondre à nos questions.

Vous avez observé, dès le début, que : « La forme même de l’Internet forme notre esprit — non seulement ce que nous consommons, mais aussi la manière dont nous le consommons. Comme nos vies entières sont de plus en plus structurées autour d’Internet, nous sommes profondément conditionnés à voir le monde d’une certaine manière et à vivre nos vies d’une certaine manière. » Il me semble que la conclusion de votre livre est que, bien que nous ne puissions pas échapper à l’Internet, nous devons résister à la manière dont il nous façonne. Est-ce une possibilité pratique si l’on considère le pouvoir de dépendance des plateformes et de leurs contenus?

Je pense que oui! L’un des points soulevés par Nicholas Carr dans son livre The Shallows [Les bas-fonds], qui a beaucoup influencé mon livre, est que le cerveau humain est très « façonnable ». C’est ce qu’on appelle la plasticité cognitive. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la technologie numérique a l’effet qu’elle a. Mais c’est également vrai dans l’autre sens. Nous pouvons prendre des mesures pour atténuer et même repousser les effets mentaux du web pour la même raison que nous ressentons ces effets au départ.

Pour beaucoup, la première mesure à prendre, et la plus importante, est tout simplement de cesser d’utiliser les technologies numériques qui ne servent pas leurs valeurs. Qu’il s’agisse d’annuler un compte de médias sociaux, de limiter l’utilisation de son téléphone ou simplement de prévoir des périodes d’abstinence, il n’est pas aussi compliqué qu’on pourrait le croire de lutter contre les effets néfastes des médias numériques.

Et je pense qu’il y a de fortes chances pour que les gouvernements et les dirigeants élus facilitent ces efforts pour le commun des mortels. Il semble que l’on prenne de plus en plus conscience du caractère addictif et avilissant de certaines de ces technologies. Il s’agit d’une véritable crise de santé publique. Il n’est pas difficile d’imaginer un avenir où les téléphones intelligents seront stigmatisés au même titre que les cigarettes.

Un aspect de l’ère numérique qui commence à retenir l’attention est la façon dont elle a transformé notre imaginaire social. Vous avez noté que « la culture humaine se transforme, tout comme les histoires que nous nous racontons. [] Ce n’est pas simplement le contenu des histoires qui peut nous captiver et nous changer, mais la forme de ces histoires. » L’une des choses que j’ai observées dans les communautés chrétiennes est la façon dont l’arrivée du téléphone intelligent favorise la rupture de l’expérience intergénérationnelle : les histoires partagées qui consolident ces communautés sont remplacées, subverties ou oubliées. Les histoires des grands-parents, l’histoire de la communauté, tout cela est remplacé par le « défilement infini », la tyrannie du présent. L’hyperréalité est tout simplement bien plus séduisante que les expériences collectives d’une communauté incarnée. Avez-vous également observé ce défi? Comment pensez-vous que nous puissions le relever?

Tout à fait. La révolution transgenre en est l’un des exemples les plus frappants. Que vous pensiez ou non que les adultes devraient avoir légalement le droit de s’identifier à n’importe quel genre, vous devez lire certains témoignages dans le livre d’Abigail Shrier3 et dans d’autres livres avec un profond sentiment de tristesse face à l’aliénation entre la génération émergente et ses parents, qui est facilitée par les médias sociaux. Les préadolescents et les adolescents qui sont connus et aimés dans un contexte familial découvrent des influenceurs en ligne qui leur disent que leur insécurité et leur anxiété sociale sont dues au fait qu’ils ont probablement une identité de genre différente. C’est la parole d’un influenceur éloigné — qui peut tirer un profit personnel de ce type de contenu — contre la parole d’une mère, d’un père, d’un frère, d’une sœur, d’un grand-parent, qui connaissent cet enfant d’une manière très personnelle. Il se passe évidemment beaucoup de choses dans le domaine numérique, mais on y observe en particulier la dynamique indubitable de l’attrait du monde des médias sociaux par rapport au monde incarné.

Mais même s’il n’y avait pas des choses comme la révolution du genre, l’épistémologie des médias sociaux est radicalement opposée aux valeurs de la communauté. Internet nous isole. Il nous donne une liberté quasi divine de façonner notre sens de la réalité. La communauté s’épanouit lorsque les gens doivent compter non seulement sur eux-mêmes, mais aussi sur les autres pour donner un sens à la vie. Le cadre atomisant du web sape intrinsèquement ce principe. Je pense que, pour lutter contre cette dynamique, il faut d’abord reconnaître que notre vie moderne est trop souvent organisée autour de l’efficacité technologique et de la protection de la vie privée. Je pense que, dans 20 ans, nous serons absolument sidérés de nous rappeler qu’un parent ait pu donner à son jeune enfant une tablette, un téléphone ou un ordinateur portable et le laisser vivre seul dans sa chambre avec ces appareils.

L’Internet a éliminé les gardiens non seulement des médias grand public et d’autres institutions d’élite, mais aussi des communautés ecclésiales. Si les enfants et les jeunes sont en ligne, les adultes perdent la capacité de présenter de nouvelles informations dans un contexte biblique (par exemple, ils verront très probablement le contenu du Mois de la Fierté bien avant que leurs parents ne discutent des questions LGBT avec eux), et des histoires alternatives et des façons de voir le monde créées par des conteurs talentueux sont déjà en train d’être explorées. Je le constate dans de nombreux lycées chrétiens : les enseignants sont stupéfaits de découvrir que l’imaginaire social des élèves est façonné par les médias sociaux sur des questions allant des pronoms aux relations entre personnes de même sexe, et non par le christianisme. Comment pouvons-nous réagir à cette situation?

Je pense qu’il faut reconnaître que les chrétiens ont largement échoué à comprendre le web pour ce qu’il est. Nous nous sommes tellement concentrés sur le filtrage des contenus manifestement immoraux que nous n’avons pas compris que le web est un enseignant dont les leçons sont façonnées à l’image de l’individualisme expressif. Il sera toujours, toujours, toujours logique en ligne que quelqu’un s’identifie à un autre sexe ou croie que deux, trois ou quatre personnes peuvent être mariées. Pourquoi? Parce que le web est un habitat désincarné, une structure de plausibilité permettant de confirmer le sentiment que la réalité n’est pas donnée, qu’il n’y a qu’une volonté individuelle. C’est ce que nous sommes tous lorsque nous nous connectons. Nous sommes des volontés mentales projetées sur un écran. L’orthodoxie chrétienne a autant de sens intuitif dans le contexte épistémologique du web que l’idée d’une crème solaire pour une créature des profondeurs. Il y a une profonde dissonance entre le média en ligne et le message chrétien.

Pour répondre à cela, je pense que les Églises doivent prendre l’initiative et remettre l’accent sur le discipulat en personne, en particulier le discipulat qui met les générations en contact les unes avec les autres et qui souligne la beauté du plan conçu par Dieu. Certains n’ont pas su le faire parce qu’ils ne voulaient pas heurter les sensibilités progressistes de leur Église. D’autres ont essayé, mais ont échoué parce qu’ils sont tellement focalisés sur les implications politiques de l’enseignement chrétien qu’ils supposent que leurs membres en voient la beauté alors que ce n’est pas le cas.

Vous avez dit qu’Internet « ressemble beaucoup à la pornographie ». Qu’entendez-vous par là?

L’essence de la pornographie consiste à prendre ce qui est en réalité une expérience entre deux sujets (un homme et une femme) et à la transformer en un produit consommable. La sexualité n’est pas un produit. Ce n’est pas quelque chose qui peut être téléchargé instantanément par un individu isolé, puis être jeté une fois qu’il a atteint son but. La sexualité est personnelle. Elle est humaine. C’est une expérience. La pornographie, en particulier la pornographie en ligne, crée un produit artificiel qui ne peut pas vraiment satisfaire, parce qu’il a été tiré de quelque chose qui est ontologiquement différent.

Pourtant, c’est un peu comme cela que fonctionne le web dans son ensemble. Le web est un outil qui permet de transformer le monde — qu’il s’agisse d’idées, de relations, d’expériences, etc. — en quelque chose que nous pouvons contrôler et consommer à notre guise. Tout comme la pornographie offre une simulation bon marché de l’intimité, le web offre également une simulation bon marché de choses telles que le voyage, l’amitié, la beauté ou la conversation. Cela ne signifie pas que tout ce qui se trouve sur le web est pornographique. Bien sûr, ce n’est pas vrai. Mais cela signifie que c’est sa nature. Pour reprendre l’expression de Nicholas Carr, « l’éthique intellectuelle » du web est identique à celle de la pornographie.

L’Internet a rendu la pornographie presque omniprésente. Mais je suis de plus en plus convaincu qu’il existe de nombreuses plateformes de médias sociaux — Instagram, par exemple — qui sont intrinsèquement dangereuses pour les hommes chrétiens en particulier, en raison de l’impossibilité de passer un certain temps sur la plateforme sans être exposé à ce qui aurait été autrefois considéré comme de la pornographie érotique. L’Internet, comme vous le soulignez, est là pour de bon, mais y a-t-il des plateformes que les chrétiens devraient envisager d’éviter complètement?

Tout d’abord, je dois souligner que la sagesse a toujours un caractère personnalisé. Les gens doivent connaître leurs propres faiblesses, inclinations, tentations, etc. Ce qui est vrai pour moi ne l’est pas forcément pour vous. Il ne s’agit pas d’une solution bon marché, mais d’une manière profondément chrétienne et biblique de penser notre vie morale.

Je pense qu’une chose est évidente dans le monde de l’Internet : le sexe fera toujours vendre et, en tant que telles, les entreprises technologiques très rentables accepteront toujours de mettre des contenus sexuellement explicites. Elles peuvent interdire les contenus les plus évidents et les plus extrêmes, mais il y aura toujours une éthique de tolérance élevée pour l’immodestie, pour les contenus à peine visibles, parce que c’est une mine d’or pour attirer l’attention, et tout le modèle commercial d’Internet consiste à retenir l’attention de l’utilisateur. Donc, oui, je pense qu’Instagram pourrait être un exemple où un homme chrétien typique avec des tendances typiquement masculines serait en danger constant de cliquer — et, franchement, c’est tout simplement extraordinaire que l’équivalent du « quartier rouge » de nombreuses sociétés soit à un simple clic près! En soi, cela pose de nombreux défis que nous devons tout simplement prendre au sérieux.

Nous parlons de nudité, mais la conversation sur la luxure et l’infidélité émotionnelle pourrait facilement être élargie pour incorporer d’autres choses qu’un filtre ou un rapport de responsabilité ne signalerait pas. Je ne veux pas m’en prendre excessivement à Instagram, mais les données dont nous disposons sur la santé mentale des jeunes filles lorsqu’elles utilisent Instagram sont si frappantes que je me demande s’il n’y a pas un effet émotionnel pornographique sur les femmes. Voir ces photos de personnes parfaites, avec leurs familles parfaites, leurs vacances parfaites, leurs corps parfaits et leurs modes de vie parfaits, c’est aussi une sorte de pornographie. Cela excite le même type d’esprit de consommation, le même type de mécontentement à l’égard de la vie réelle, que les images sexualisées.

Je me demande depuis un certain temps si la « folie transgenre », comme l’appelle Abigail Shrier, aurait été possible sans l’Internet, et j’ai été fasciné de voir cette question abordée dans Digital Liturgies [Liturgies numériques]. Selon vous, l’engouement pour les transgenres aurait-il pu se produire en 2001, par exemple?

C’est une bonne question. La dysphorie de genre existe depuis très longtemps. Et il y a toujours eu des gens (historiquement, surtout des hommes) qui ont éprouvé une certaine satisfaction sexuelle en prétendant être du sexe opposé. Ce qui est vraiment unique à notre époque, c’est l’idée que notre identité et notre corps ne sont pas seulement des choses distinctes, mais dans de nombreux cas, ce sont deux choses complètement opposées. Notre notion de la personne humaine est devenue complètement éthérée, et je pense que cela est attribuable au fait que notre expérience des autres personnes s’est numérisée.

Dans son livre, Mme Shrier souligne que, jusqu’à présent, dans presque toutes les générations, ce sont les hommes qui constituaient la majorité des personnes qui modifiaient leur genre. Aujourd’hui, cependant, la contagion semble se concentrer chez les jeunes filles. Je ne pense pas que ce soit un accident. Je pense que le cocktail unique en son genre que l’on trouve sur l’Internet social favorisant l’isolement, la sexualisation et la désincarnation a un effet particulièrement puissant sur les femmes.

Notes

1. Jonathon Van Maren, « Young women say that pornography has made violent choking a “normal” part of sex » [Les jeunes femmes affirment que la pornographie a fait de l’étranglement violent une partie « normale » des rapports sexuels], The Bridgehead, 21 mars 2023.

2. Amber Duke, « Social media is killing our girls » [Les médias sociaux tuent nos filles], The Spectator, 17 août 2023.

3. Abigail Shrier, Dommages irréversibles — Comment le phénomène transgenre séduit les adolescentes, Cherche Midi, 2022, 416 pages.