Cet article propose de comprendre le monde antichrétien actuel à la lumière de trois mouvements: l'individualisme expressif, la révolution autour de la sexualité et l'imaginaire social.

6 pages. Traduit par Paulin Bédard

Comprendre notre nouveau monde étrange

  1. L’individualisme expressif
  2. La révolution sexuelle
  3. L’imaginaire social
  4. Que devons-nous faire?

Si je devais recommander un seul livre qui explique ce qui est arrivé à la civilisation occidentale d’un point de vue historique et intellectuel, je vous conseillerais vivement de lire Strange New World : How Thinkers and Activists Redefined Identity and Sparked the Sexual Revolution [Un nouveau monde étrange : Comment penseurs et militants ont redéfini l’identité et déclenché la révolution sexuelle], de Carl Trueman, publié l’année dernière par Crossway.

Trueman est professeur et historien au Grove City College en Pennsylvanie, où l’un de ses domaines d’intérêt est « la montée et l’impact des notions modernes d’identité sur la culture contemporaine ». Ces recherches ont abouti à la publication, il y a deux ans, d’un ouvrage de 400 pages intitulé The Rise and Triumph of the Modern Self : Cultural Amnesia, Expressive Individualism, and the Road to Sexual Revolution [La montée et le triomphe du moi moderne : l’amnésie culturelle, l’individualisme expressif et le chemin de la révolution sexuelle]. Il s’agit d’un ouvrage dense et puissant, qui a permis à Trueman de se faire connaître non seulement en tant qu’historien des idées, mais aussi en tant qu’homme capable d’expliquer notre époque actuelle. Dans un monde devenu fou, Trueman a des réponses.

Strange New World [Un nouveau monde étrange] est une version condensée de son ouvrage de 2020, destinée à un public plus large et moins enclin à la philosophie. Il est éminemment accessible et devrait être lu par tous ceux qui souhaitent comprendre notre moment historique. Peu d’historiens deviennent célèbres, mais le travail de Trueman connaît un certain engouement. Matt Walsh, du Daily Wire, qui a interviewé Trueman pour son documentaire What is a Woman [Qu’est-ce qu’une femme?], l’a récemment qualifié de l’un des plus importants penseurs publics vivants. J’ai vu le travail de Trueman cité un peu partout ces derniers temps, et il a fait le tour des balados de longue durée1.

En 208 pages, Trueman explique comment la sexualité, le genre et la façon dont on « se présente » sont devenus l’expression du moi intérieur — de « ma vérité » — et comment la reconnaissance sociale de ce moi intérieur tourné vers le public est devenue un projet fondamentalement politique. Comme le note Ryan T. Anderson dans sa préface, Trueman a exposé, tant sur le plan historique que philosophique, « comment la personne est devenue le moi, le moi s’est sexualisé et le sexe s’est politisé ». La dimension personnelle devenant politique au sens propre, chaque espace public est devenu un champ de bataille, tout refus de reconnaître la vérité subjective de quelqu’un étant considéré comme une violence. Les implications culturelles de cette évolution sont évidentes et omniprésentes.

Encore récemment, les gens se considéraient comme des créatures, faisant partie d’une création, amenés à l’existence par un Créateur. La responsabilité des créatures était de s’orienter vers la vérité et de se soumettre à des normes morales objectives en dehors d’elles-mêmes. Avec ce que Philip Rieff a appelé « le triomphe du thérapeutique », ce sont les thérapeutes et non plus les théologiens qui sont aux commandes. Désormais, notre vie intérieure est devenue la seule source de vérité — « ma vérité » — et tout, y compris la réalité objective et la langue, doit se conformer à « ma vérité ».

La montée et le triomphe de ces idées ont convergé avec l’arrivée d’une technologie qui rend de plus en plus possible un avenir transhumain, où le concept de « changement de sexe » peut devenir crédible parce que nous disposons de chirurgies, de silicone et de plastique qui peuvent transformer les hommes et les femmes en des sosies vraisemblables des uns et des autres. Nous utilisons la science pour créer une dystopie de poupées Barbie qui ne ressemblent pas à ce qu’elles sont, mais à ce qu’elles s’imaginent être. Comment notre monde est-il passé de ce qu’il était pendant des milliers d’années à ce qu’il est aujourd’hui? Trueman soutient que trois courants de pensée ont convergé pour créer ce moment historique :

  1. L’individualisme expressif
  2. La révolution sexuelle
  3. L’imaginaire social

Il peut être utile d’examiner séparément chacun de ces trois mouvements intellectuels et historiques afin de mieux comprendre comment ils ont collectivement façonné (et facilité) notre culture post-chrétienne.

1. L’individualisme expressif🔗

Robert Bellah a défini cette expression comme suit :

« L’individualisme expressif soutient que chaque personne possède un noyau unique de sentiments et d’intuitions qui doit se déployer ou s’exprimer si l’on veut que l’individualité se réalise. »

Un chrétien qui s’en tient à l’avertissement des Écritures selon lequel « le cœur humain est désespérément mauvais » pourrait soutenir qu’agir en fonction de nos sentiments reviendrait précisément à suivre le mauvais guide, que la suppression de nombreux désirs et impulsions est essentielle non seulement pour une vie chrétienne, mais aussi pour une vie épanouie. Cependant, l’individualiste soutiendrait que le moi moderne ne peut émerger que lorsque « l’authenticité » est atteinte, et cela ne peut se produire que lorsque l’on agit en accord avec ses sentiments intérieurs. Ainsi, selon Trueman, l’individualisme expressif était une condition préalable à la révolution sexuelle.

La conclusion de Trueman est succincte :

« Je suis convaincu que les changements et les mutations spectaculaires dont nous sommes témoins et dont nous faisons l’expérience dans la société actuelle sont liés à la normativité culturelle croissante du moi individuel expressif, en particulier telle qu’elle s’exprime à travers les idiomes de la révolution sexuelle. Et le fait que les raisons de cette évolution soient si profondément ancrées dans tous les aspects de notre culture signifie que nous sommes tous, dans une certaine mesure, complices de ce qui se passe autour de nous. Pour dire les choses crûment, nous partageons tous plus ou moins le même imaginaire social. »

Parce que le « moi intérieur » a pris la première place dans notre imaginaire social (nous y reviendrons), il faut changer le corps pour l’adapter à l’esprit et non l’inverse. Nous sommes ce que nous ressentons. Toute objection à ce que nous ressentons est une violence, qui est également ressentie. Une fois que nous aurons compris cela, une grande partie de ce que nous voyons dans les nouvelles commencera à avoir un sens.

Trueman résume plusieurs des grands penseurs qui ont jeté les bases de l’essor culturel de l’individualisme expressif. Il y a eu René Descartes, dont la célèbre phrase est la suivante : « Je pense, donc je suis. » Il y a également eu Jean-Jacques Rosseau, qui a souligné l’importance fondamentale de la vie intérieure, où se trouve la « vraie personne ». (Sa vie a mis en évidence les limites de sa philosophie : il a tristement envoyé ses cinq enfants dans des orphelinats peu après leur naissance. Il avait cependant des opinions sur la manière dont les enfants devraient être éduqués). Le matérialisme de Karl Marx rejetait tout fondement sacré et tout ordre moral et pensait que les conditions matérielles façonnaient notre perception de la réalité et influençaient notre conscience de soi et notre identité. En fait, dit Trueman :

« Marx a jeté les bases de certaines des intuitions contemporaines les plus fondamentales de notre culture : la religion est un signe de faiblesse intellectuelle chez ses adeptes et un moyen d’oppression sociale pour ses partisans. En outre, la liberté ne peut être atteinte que par l’abolition de la religion. »

Vous avez peut-être entendu des commentateurs comme Jordan Peterson utiliser l’expression « marxisme culturel » et vous vous êtes demandé ce qu’elle signifiait. La réponse est simple : tout, des gâteaux de mariage aux terrains de jeu en passant par les salles de classe, est désormais politique. Marx a été aidé par Friedrich Nietzsche, qui a affirmé que, puisqu’il n’y a pas de Dieu, nous devons nous créer nous-mêmes et devenir les maîtres de l’autocréation. La morale est donc un goût. « Le langage que nous utilisons confirme que la perspective de Nietzsche est désormais une intuition culturelle », observe Trueman. Nous parlons souvent de la moralité en termes de goût ou d’esthétique :

« Cette remarque était blessante. »
« Cette idée est offensante. »
« Ce point de vue me fait me sentir en danger. »

Si l’on associe Nietzsche aux médias sociaux, chacun devient une création de soi.

2. La révolution sexuelle🔗

Le renversement total de l’éthique sexuelle judéo-chrétienne était un élément fondamental de ces courants intellectuels émergents. J’ai déjà écrit longuement sur un certain nombre de révolutionnaires sexuels importants2; le chapitre de Trueman est succinct et utile. Il identifie des penseurs tels que Wilhelm Reich, qui pensait que la famille devait être démantelée pour qu’une véritable libération sexuelle puisse avoir lieu, et qui était le père de l’idéologie du genre, ainsi que le tristement célèbre Alfred Kinsey3. La révolution sexuelle, note Trueman, était d’une certaine manière une conséquence inévitable du lent triomphe de l’individualisme expressif. Avec les romantiques, l’idée que le sexe n’est pas ce que nous faisons, mais ce que nous sommes s’est enracinée, au point d’être aujourd’hui un dogme culturel. (Cette partie du livre m’a rappelé un essai fascinant paru en 2014 et intitulé « Contre l’hétérosexualité »4. Si vous vous intéressez à la manière dont nous avons développé nos idées sur l’identité sexuelle, lisez-le).

La révolution sexuelle, comme je l’ai mentionné précédemment, a eu de profondes conséquences politiques. Comme l’a dit Trueman :

« Si une personne est, dans un sens profond, le désir sexuel qu’elle éprouve, alors la façon dont la société traite ce désir est une question politique extrêmement importante. De plus, la lutte politique elle-même se déplace dans le domaine psychologique : l’oppression n’est plus seulement quelque chose qui implique d’être privé de prospérité matérielle ou de liberté physique. »

Tout ce qui a un impact négatif sur l’identité psychologique d’une personne peut désormais être considéré comme « nuisible »; ainsi, la liberté d’expression et la liberté de religion risquent d’être sacrifiées sur l’autel de l’individualisme expressif de la révolution sexuelle.

Prenons par exemple le concept de pudeur. Trueman dit ceci :

« La révolution sexuelle n’a pas redéfini la pudeur, elle l’a complètement renversée. Aujourd’hui, le simple fait de soulever la question de la pudeur des bikinis ou de la longueur des jupes suscitera au mieux des rires, au pire des reproches pour avoir osé dire à quelqu’un comment s’habiller. En bref, le concept même de pudeur est désormais considéré comme répressif, comme une atteinte oppressive à l’authenticité individuelle. »

Ce serait d’ailleurs le cas de la plupart des chrétiens, même si, lorsque le concepteur Louis Réard a lancé le bikini, il a dû faire appel à une effeuilleuse parisienne lorsque des mannequins professionnels ont refusé d’apparaître en public presque nus.

La nouvelle vision du monde dominante en Occident est peut-être mieux résumée par les mots du juge Anthony Kennedy dans l’affaire Planned Parenthood v. Casey, qui a confirmé que l’avortement était un droit constitutionnel :

« Au cœur de la liberté se trouve le droit de définir sa propre conception de l’existence, du sens, de l’univers et du mystère de la vie humaine. Les croyances sur ces sujets ne pourraient pas définir les attributs de la personne si elles étaient formées sous la contrainte de l’État. »

En d’autres termes : Tu fais ce que tu veux, homme. Et tu fais qui tu veux.

3. L’imaginaire social🔗

Le philosophe Charles Taylor, auteur de L’âge séculier, définit l’imaginaire social comme la façon dont les gens « imaginent » ou perçoivent leur environnement, façonné par des images, des histoires, des légendes; c’est tout ce qui constitue « cette compréhension commune qui rend possibles des pratiques communes et un sens largement partagé de la légitimité ». Notre imaginaire social est aujourd’hui façonné non seulement par une culture postchrétienne, mais aussi par une culture de plus en plus antichrétienne. Les institutions narratives de notre culture — Hollywood, le petit écran, une grande partie de notre littérature — ont été entièrement conquises par les révolutionnaires sexuels. Même les divertissements pour enfants vendent la révolution, qu’il s’agisse des ours polaires lesbiens de la série télévisée Peppa Pig, des familles homoparentales des superproductions de Disney ou des personnages animés bien-aimés qui s’affichent comme homosexuels.

4. Que devons-nous faire?🔗

Comment les chrétiens peuvent-ils construire des communautés, élever leurs enfants et être le sel de la terre et la lumière du monde dans une culture dont les valeurs et les histoires sont fondamentalement opposées au christianisme? Trueman voit des parallèles historiques avec une autre époque, et un avantage certain par rapport à la nôtre. Voici ce qu’il écrit :

« Il existe manifestement des différences fondamentales entre l’Église du deuxième siècle et l’Église américaine — nous sommes en train de nous déchristianiser. Dans notre contexte, le christianisme a été connu et est répudié. Au deuxième siècle, il était inconnu. Cependant, ce qui faisait la force de l’Église aux premier et deuxième siècles, c’est son aspect communautaire. Pas seulement les familles, mais le pouvoir de la communauté chrétienne en tant que communauté. »

Flannery O’Connor a écrit un jour : « Repoussez l’époque aussi fort qu’elle vous repousse. » Pour répondre à l’époque dans laquelle nous vivons, nous devons d’abord la comprendre. L’ouvrage Strange New World [Un nouveau monde étrange] de Trueman est un excellent point de départ.

Notes

1. Carl Trueman, « Technocracy Can’t Answer Moral Questions » [La technocratie ne peut répondre aux questions morales], Triggernometry, 7 août 2022.

3. Jonathon Van Maren, « Alfred Kinsey was a pervert and a sex criminal » [Alfred Kinsey était un pervers et un criminel sexuel], LifeSiteNews, 25 août 2014.
NDT : Voir aussi Michael Wagner, La recherche frauduleuse d’Alfred Kinsey sur la sexualité.

4. Michael W. Hannon, « Against Heterosexuality » [Contre l’hétérosexualité], First Things, mars 2014.