Cet article a pour sujet la laïcité, la sécularisation, le rapport entre le domaine public et la foi, le rôle de l'État, la légitimité et les limites de son autorité (Romains 13), notre attitude à l'égard de l'espace public et l'obéissance à l'État.

10 pages.

La laïcité et la foi

  1. La laïcité, un peu d’histoire
  2. Trois attitudes fréquentes
  3. Une seule réalité, plusieurs sphères
  4. Le principe de délégation
  5. Serviteur de Dieu pour ton bien
  6. Obéir et résister
  7. La mission de l’Église
  8. Annexe 1 – Les valeurs de l’humanisme
  9. Annexe 2 – Diaconat, humanitaire et social?

1. La laïcité, un peu d’histoire🔗

Le mot « laïcité » — et ce n’est pas le seul — est un mot chargé d’ambiguïtés dans le contexte actuel1. Il est donc nécessaire d’y apporter un peu de clarté si nous désirons avancer dans notre compréhension des enjeux.

« Laïcité » vient du grec laïkos : qui appartient, qui est relatif au peuple; de laos, le peuple. Dans la Bible, par exemple, l’Église est tout entière le peuple de Dieu, le laos de Dieu. C’est une Église laïque, si on veut, y compris ceux qui ont un ministère établi en son sein.

Cependant, dans la chrétienté latine, le mot laos s’est opposé au mot kléros désignant le clergé, les prêtres, avec une Église à deux niveaux, si on peut dire : les prêtres consacrés qui disent la messe et administrent les sacrements, et le peuple qui écoute la messe, reçoit les sacrements… et s’occupe des choses de la vie de tous les jours, de la cité temporelle.

C’est ainsi que, dans la mentalité du plus grand nombre, le monde s’est trouvé partagé entre un domaine sacré (ce qui a un rapport direct avec Dieu) et un domaine profane (qui n’a pas de rapport direct avec Dieu). Les conséquences de cette compréhension du monde ont été (et demeurent) considérables. Alain Probst2 explique que la notion moderne de laïcité, avec l’antagonisme sous-jacent et parfois virulent que nous connaissons, n’est pas née au 19siècle, mais au Moyen Âge, avec ce partage entre sacré et profane qui est héritier de la philosophie grecque plutôt que de la pensée hébraïque :

« C’est ainsi que cette division funeste de l’Église entre prêtres et laïcs n’est pas innocente; elle joue, dès le 12siècle, sur le fond d’un motif religieux très éloigné d’une vraie conception biblique du réel, le motif de la “nature” et de la “grâce”. […] De cette façon, quantité de domaines de la vie terrestre échappent à la juridiction de la Parole de Dieu; ces domaines sont séculiers; il suffit d’être un homme d’expérience, d’avoir du bon sens et de la raison pour les connaître et y posséder une spécialité. […] Par la raison “naturelle”, l’homme est capable de penser l’ordre social, les principes de la pensée politique, l’ensemble des sciences, et la philosophie qui en est l’achèvement. […] C’est dans cette autonomie des principales disciplines de l’esprit que vont se glisser, au 13siècle, les nouvelles conceptions et exigences de la mentalité laïque. […] L’esprit laïque est né avec l’esprit autonome des logiciens du 12siècle, il s’épanouit avec la théologie d’Abélard, combattue par Bernard de Clairvaux, et il éclate avec la problématique nature-grâce du 13siècle, acceptée comme base de discussion incontestable par Albert de Cologne et par son meilleur élève, saint Thomas d’Aquin. […] Le théologien réformé H. Dooyeweerd3 l’a bien vu : l’achèvement de ce mouvement spirituel n’est autre que l’ensemble des humanismes du monde moderne. »4

Outre le rappel historique, ces remarques introduisent déjà un certain nombre de termes et de thèmes importants : l’autonomie, la sécularisation, le rôle de l’État, le rôle de l’éducation publique, la question des présupposés, l’apostasie, la tolérance, l’autorité de l’Écriture, les humanismes…

2. Trois attitudes fréquentes🔗

a. L’inconscience qui ignore🔗

Beaucoup ne se sont jamais posé la question du rapport entre l’espace public et la foi : ils sont inconscients des enjeux. Du coup, soit ils obéissent aveuglément, soit ils contestent systématiquement, en fonction du caractère, de l’éducation ou de l’entourage. Tout ce qui a un rapport avec l’État ne constitue pour eux que des formalités, des choses qu’il faut faire parce qu’on est obligé (par exemple le service national ou s’arrêter au feu rouge).

Ceux-là ne se posent pas la question de savoir d’où vient l’autorité que revendique l’État ni jusqu’où il faut obéir. C’est une sorte de fatalisme (on ne peut pas faire autrement) ou de paresse… Aujourd’hui, cela nourrit le penchant au dénigrement (« tous pourris »), voire à la fraude.

Pour beaucoup de personnes, le domaine public est sans rapport avec la foi, avec la pensée de Dieu et donc avec la responsabilité chrétienne.

b. Le pessimisme qui sépare🔗

C’est une autre forme de paresse qui se nourrit moins d’indifférence que de mépris pour la chose publique. Plusieurs passent d’une (trop) forte attente à un désenchantement, incrédules sur la question de la vocation : les hommes politiques sont là à cause du pouvoir, de ce que cela leur rapporte.

Pour les croyants qui se situent dans cette catégorie, travailler, payer ses impôts est une obligation, mais la seule chose qui importe vraiment, c’est le culte, la piété, l’évangélisation. Le monde est regardé comme vide de Dieu.

c. L’optimiste qui confond🔗

Celui-là assimile presque complètement ce qu’il pense être le devoir chrétien et le devoir politique. Celui-là récuse le partage de l’existence entre le religieux et le profane et entend appliquer les préceptes idéaux de l’Évangile à l’ensemble des hommes, sans distinction. Pour lui, l’expression « sans distinction » est le résumé de l’Évangile, avec le slogan positif : Tous les hommes sont frères.

3. Une seule réalité, plusieurs sphères🔗

Le Psaume 33 peut nous aider à appréhender la conception biblique du monde qui est, normalement, la racine de la compréhension chrétienne. La juxtaposition de deux passages de ce Psaume est significative à cet égard :

« L’Éternel regarde du haut des cieux, il voit tous les fils de l’homme; du lieu de sa demeure, il observe tous les habitants de la terre, lui qui forme leur cœur à tous, qui est attentif à toutes leurs actions » (Ps 33.13-15).
« Voici, l’œil de l’Éternel est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa bonté, afin d’arracher leur âme à la mort et de les faire vivre au milieu de la famine » (Ps. 33.18-19).

Nous pourrions traiter tout notre sujet à partir de ces seuls versets. En tout cas, nous pourrions donner sérieusement à réfléchir à ceux qui se trouveraient dans une des trois catégories évoquées ci-dessus. Nous voyons d’une part la dépendance envers Dieu de toute la création, de toute créature, qu’elle le veuille ou pas, qu’elle en soit consciente ou pas. Le Dieu rédempteur est le même qui « a créé le ciel et la terre » (Mt 11.25; Ac 14.15). Nous y voyons aussi que Dieu a en quelque sorte deux regards : un pour l’ensemble des hommes5 et un pour son peuple6. Cela renvoie à deux alliances : une traitée avec Noé en Genèse 8 et 9 qui concerne tous les hommes et et même tous les êtres vivants, et une traitée avec Abraham qui concerne son peuple : Israël dans un premier temps, l’Église ensuite.

Il faut noter que ce sont deux alliances de grâce, dans lesquelles Dieu manifeste sa patience, sa bonté, son soutien, dans lesquelles il s’engage avec des promesses. Il n’y a pas de sphère sans Dieu! Mais ces deux alliances ne sont pas équivalentes et ceux qui ne retiennent qu’une des deux se trompent, de même ceux qui confondent les deux7. C’est pourtant ce que l’on constate fort souvent.

Il y a donc un discernement à exercer, de manière constante, qui peut s’appuyer sur ce principe capital : associer sans confondre; distinguer sans séparer.

L’apôtre Paul s’inscrit naturellement dans cette vision et la développe dans plusieurs chapitres. À Athènes, il affirme l’unité du genre humain pour ce qui est de la création et de la providence (Ac 17.24-28). Mais au chapitre 5 de sa lettre aux Romains, il évoque clairement deux humanités : une humanité « en Adam » avec des liens de solidarité spécifiques, et une humanité « en Christ » avec des liens de solidarité particuliers. Évidemment, ce n’est pas ce que dit la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est normal.

L’implication pour notre sujet est capitale : alors qu’il déclare qu’on ne peut pas servir Dieu et Mammon (le dieu de l’argent), Jésus dit qu’on peut (et même qu’on doit) servir Dieu et César (Mt 22.21). Ils peuvent tout à fait coexister; seulement, ils ne se situent pas au même niveau8.

4. Le principe de délégation🔗

Le récit de la rencontre entre Jésus et le centenier romain dont le serviteur est malade (Lc 7.1-10) met fort bien en lumière le principe de délégation qui revêt une grande importance.

Notons d’abord que cet officier romain n’est ni un juif ni un chrétien. C’est un « craignant Dieu », c’est-à-dire un non-juif sensible aux réalités de la foi. S’approchant de Jésus, le centenier lui dit :

« Dis un mot et mon serviteur sera guéri. Car moi qui suis soumis à des supérieurs, j’ai des soldats sous mes ordres; et je dis à l’un : Va! et il va; à l’autre : Viens! et il vient; et à mon serviteur : Fais cela! et il le fait. Lorsque Jésus entendit ces paroles, il admira le centenier et, se tournant vers la foule qui le suivait, il dit : Je vous le dis, même en Israël, je n’ai pas trouvé une aussi grande foi » (Mt 8.8-10).

Dans la bouche de Jésus, le mot « foi », ici, est synonyme d’intelligence spirituelle, de juste compréhension des choses cachées. Avec ses mots de militaire, le centenier a dit à Jésus : Toi qui es envoyé par Dieu, tu as l’autorité de celui qui t’envoie! C’est là plus qu’un détail de la révélation biblique! La pensée de Ponce Pilate s’exprime autrement que celle du centenier, lors du procès de Jésus, quand il dit :

« Ne sais-tu pas que j’ai le pouvoir de te crucifier, et que j’ai le pouvoir de te relâcher? Jésus répondit à Pilate : Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 19.10-11).

Ces passages introduisent pour nous l’enseignement développé par Paul en Romains 13. Nous remarquons qu’au chapitre 12 il parle de la vocation du chrétien dans le cadre de l’Église : « Car comme nous avons plusieurs membres dans notre corps, […] nous formons un seul corps en Christ et nous sommes tous membres les uns des autres » (Rm 12.4). Ce passage parle de consécration totale à Dieu et d’une distinction forte entre l’Église et le monde. Ce que dit ce chapitre ne peut pas être transposé dans la sphère publique.

Puis vient Romains 13.1-8 qui traite de la vocation des autorités civiles et de l’attitude qu’il convient d’avoir vis-à-vis d’eux. À noter que le verset 1 s’adresse à tout homme sans exception, croyant ou pas (bien que la lettre soit adressée aux chrétiens). Littéralement : « Que tout être vivant soit soumis… » Nous sommes ici dans la sphère créationnelle (et donc publique) de laquelle le chrétien ne peut s’abstraire. Quand Paul affirme que « toute autorité vient de Dieu », il se situe dans la sphère publique; il parle en général. Que le préfet, le maire, le gendarme ou le proviseur du collège le sachent ou pas n’y change rien. Enfin, cela change, mais pas le principe!

Ce principe fonde à la fois la légitimité de l’autorité et sa limite. En d’autres termes, l’autorité de César (ou toute autre autorité, à commencer par celle des parents) est problématique quand elle s’élève au niveau de celle de Dieu; mais si elle est à sa juste place, elle vient de Dieu, comme une extension, d’une certaine manière, du gouvernement de Dieu.

Depuis la Révolution française, toute autorité est idéologiquement entachée de soupçon en France9. Cela conditionne le regard sur un très grand nombre de réalités, notamment en matière d’éducation. Pour la Bible, l’autorité est nécessaire, bienveillante, secourable. Elle ne domine pas, mais place des limites à l’intérieur desquelles des échelons de responsabilités sont appelés à s’exercer. Il y a donc un principe de délégation à reconnaître, qui définit à la fois la légitimité de l’autorité qui s’exerce et sa limite. C’est une structure créationnelle : qui la transgresse ou (pire) la conteste met en danger non seulement la vie (le développement harmonieux), mais aussi la survie (l’ordre et la paix) et s’oppose à Dieu.

5. Serviteur de Dieu pour ton bien🔗

Le propre de toute vocation, c’est le désintéressement : cela ne signifie pas qu’on se désintéresse de ce qu’on fait, mais qu’on ne le fait pas (premièrement) pour un intérêt personnel. Ce n’est pas rien! Cela vaut aussi pour toute vocation, à commencer par celle de chaque conjoint dans le couple. Dire cela, c’est dire la gravité de toute forme de corruption au niveau où s’exerce une autorité, quelle qu’elle soit.

« Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien », dit l’apôtre Paul (Rm 13.4) qui développe avec ces quelques mots : « approuver ceux qui font le bien et châtier ceux qui font le mal ». Une exégèse approfondie serait nécessaire pour cerner la portée de chacun de ces mots. Mais nous comprenons que le magistrat (et toute personne investie d’une autorité) a, en quelque sorte, le même rôle que la loi dans le dessein de Dieu : celui d’une institution par laquelle Dieu contient l’extension du mal et maintient les pécheurs dans une certaine obéissance à sa volonté.

L’article 39 de la Confession de foi de La Rochelle (1559) commence ainsi :

« Nous croyons que Dieu veut que le monde soit dirigé par des lois et des gouvernements, afin qu’il y ait quelques freins pour réprimer les appétits désordonnés du monde. »

Le professeur F. Leenhardt10 parle de l’ordre. C’est un mot qui nous fait peur… sauf si on le met en face de désordre! Ordonner, c’est à la fois mettre en ordre et donner un ordre, ce qui est la mission de toute autorité légitime.

« La critique de l’État ne saurait donc être anarchique, c’est-à-dire suppressive de l’autorité. C’est par respect de l’autorité qu’on critiquera l’autorité. » On pourrait dire que la mission de l’État est la sauvegarde du bien, sans dimension messianique, y compris vis-à-vis de personnes qui ne sont pas consentantes, « car le bien public contrecarre très souvent les désirs ou l’intérêt personnels ».

Le magistrat, pour remplir sa mission, peut user légitimement de contrainte. « Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée », dit l’apôtre. L’État a non seulement le droit, mais le devoir de se faire obéir, faute de quoi il ne remplit pas sa mission11. Aux soldats romains qui viennent lui demander ce qu’ils doivent faire, Jean-Baptiste répond : « Ne commettez ni extorsion ni fraude envers personne, et contentez-vous de votre solde » (Lc 3.14). Le rapport soumission-autorité définit les responsabilités, il ne les abolit aucunement. Ainsi, chacun est placé, dans la situation qui est la sienne, devant sa conscience, chacun étant appelé à rendre compte — devant les hommes ou devant Dieu — pour ce qui lui a été confié.

Sur la base de ces considérations, on peut se demander que penser de l’État providence? L’expression elle-même (d’où vient-elle?) invite à une certaine critique : la providence pourvoit. Mais est-ce à l’État de pourvoir… à tout12? « Approuver les gens de bien et châtier ceux qui font le mal » nous semble relever d’un autre mandat, dans le registre de la responsabilisation et d’un certain arbitrage. Mais le développement de cette question déborde le cadre de cet exposé13.

6. Obéir et résister🔗

Jadis comme aujourd’hui, l’État se présente à certains égards comme une réplique de l’institution religieuse avec ses rites, ses monuments, son vocabulaire (liberté, égalité, fraternité…), ses promesses de bonheur… Cette similitude est signe à la fois de la légitimité et de la tentation totalitaire. Cela indique la nature et les limites de l’obéissance due à l’État.

a. La nature de l’obéissance🔗

« Il est nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience » (Rm 13.5). Soumis aux autorités comme les autres hommes, le chrétien ne l’est pas pour les mêmes raisons, sachant que toute autorité procède de Dieu. L’adage français « Pas vu pas pris » ne prend pas en compte le motif de conscience! C’est obéir à Dieu que d’obéir à une autorité instituée par Dieu. L’autorité de l’État apparaît au chrétien comme une délégation aux hommes de l’autorité divine quand il favorise le bien et punit, même par l’épée, le mal.

L’article 39 de la Confession de foi de La Rochelle le dit ainsi :

« Il faut donc, à cause de Dieu, non seulement qu’on supporte que les autorités exercent la souveraineté de leur charge, mais aussi qu’on les honore et les estime d’un profond respect, les considérant comme ses lieutenants et officiers, qu’il a établis pour exercer une charge légitime et sainte. »

b. Les limites de l’obéissance🔗

Les autorités instituées aujourd’hui dans nos pays ne se réclament nullement de Dieu. N’ont-elles pas, en conséquence, une autorité usurpée? Nous l’avons dit : le principe de délégation donne à l’autorité sa raison d’être aussi bien que ses limites. Cela implique une conscience éveillée pour le chrétien (pas seulement pour lui) et un travail de discernement constant : par obéissance à Dieu, obéir aux autorités et être en mesure de leur résister si cela est nécessaire, non par esprit d’insoumission, mais par soumission à une autorité plus grande. La même raison engage la conscience chrétienne vis-à-vis de l’État et l’en désengage éventuellement.

Être en mesure de dire oui, même quand c’est difficile, et non même quand c’est dangereux! Imaginez que les parents enseignent cela à leurs enfants dès l’âge de 3 ans…14

Cependant, alors même qu’il résisterait à tel État, le chrétien reconnaît dans l’État une volonté de Dieu. En d’autres termes, ce n’est pas l’État qui est en cause, c’est son attitude. On peut citer ici cette parole de Martin Luther :

« Le chrétien est l’homme le plus libre; maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne. L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs; il est assujetti à tous.15 »

7. La mission de l’Église🔗

Franz Leenhardt dit ceci :

« La signification essentielle de l’État, c’est d’établir des conditions de vie collective qui assurent à l’Église la possibilité d’annoncer l’Évangile pour conduire tous les hommes à la connaissance de la vérité. Ainsi sont assez nettement marquées les frontières de l’État et de l’Église. […] L’État qui chercherait une justice parfaite et une parfaite solidarité, mais qui priverait l’Église de sa liberté échouerait dans son entreprise; il aurait pris les moyens pour la fin et il n’aboutirait qu’à une caricature du bien. »

Cette affirmation audacieuse respecte tout à la fois le lien et la distinction entre les « sphères » et, ce faisant, elle subordonne la sphère de l’État à celle de l’annonce de l’Évangile. D’un point de vue rationnel, cela est sans doute insoutenable. Du point de vue de la révélation biblique, cela l’est probablement!

La mission de l’Église, à l’égard de l’État, c’est la prière, selon 1 Timothée 2 : l’action de grâce (car le monde n’est pas vide de la grâce de Dieu et l’État lui-même est un moyen de grâce, même si ce n’est pas à salut) et l’intercession. L’État a besoin de l’intercession en tant que serviteur de Dieu pour le bien, car il doit faire la volonté de celui qui le mandate et non la sienne! Intercéder pour l’État, c’est aussi se rappeler qu’on ne confond pas l’État et Dieu!

« L’État n’a pas une réalité autonome. La mission de l’État le dépasse infiniment. C’est à la fois sa dignité et son humilité de servir réellement et de n’être que serviteur. L’État ne peut pas se passer de l’intercession et le chrétien ne peut se désintéresser de l’État », dit encore F. Leenhardt.

La Bible montre clairement que l’intercession ne dispense pas de l’engagement. Le bien, en un sens, est commun, même si la finalité n’est pas commune16.

Que César ait droit à quelque chose et qu’on doive le lui rendre, voilà qui est surprenant pour beaucoup de chrétiens. Que les droits de l’État soient strictement limités par ceux de Dieu et que l’on doive lui résister si ses prétentions sont excessives, voilà qui est surprenant pour beaucoup de citoyens! Voici une autre citation de F. Leenhardt :

« Livré à lui-même, l’État se prendra pour une fin, avec la tendance naturelle du totalitarisme. Le devoir du chrétien et de l’Église est de lui rappeler alors le caractère relatif de sa mission. Si l’État échappe à ses devoirs, il pervertit toutes les valeurs, les ordonnant à des fins terrestres, les privant de leur sens eschatologique, enfermant l’homme dans une destinée sans issue. Il prend la place de Dieu. Il est sa loi lui-même. »

Si l’Église assumait ses responsabilités… Elle ne l’a fait ni quand elle s’est désintéressée ni quand elle a confondu les causes. Elle ne l’a fait ni quand elle s’est montrée désinvolte ni quand elle s’est soumise mollement à l’ordre de se taire comme cela est arrivé sans cesse au cours du siècle passé17.

Et le magistrat chrétien? Il doit demeurer uni dans sa conscience, tout en comprenant qu’il agit dans deux sphères différentes. Son objectif : que l’État soit fidèle à sa mission voulue par Dieu. L’État n’est donc pas une sphère sans Dieu; nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de sphère sans Dieu!

Le magistrat chrétien (mais aussi tout chrétien dans son milieu professionnel, associatif, etc.) ne cesse pas d’être chrétien quand il se consacre à son activité; seulement, il ne la confond pas avec une activité dans le cadre de l’Église. Il ne peut être question pour un chrétien de « laisser sa foi au vestiaire », comme le préconise Isabelle Lévy dans son livre Menaces religieuses sur l’hôpital, pas plus qu’il n’est possible d’imposer la vision chrétienne du monde à ceux qui ne le désirent pas18.

La vocation de l’Église, c’est la manifestation du Royaume de Dieu qui ne peut être confondue avec le travail en vue d’une société juste — ce qui ne signifie pas, nous l’avons dit, que ces domaines soient sans rapport l’un avec l’autre19.

Ces réalités sont incompréhensibles aux yeux de celui qui se situe en dehors de la foi : elles sont même une folie pour lui. Il y a à la fois continuité et discontinuité entre le bien commun et le bien propre à la foi, ce qui est confirmé par cette apparente contradiction de l’Écriture : le chrétien doit « recevoir un bon témoignage de la part de ceux du dehors » (1 Tm 3.7); le chrétien doit s’attendre à être persécuté, « car c’est ainsi qu’on a traité les prophètes qui étaient avant vous » (Mt 5.12)20.

8. Annexe 1 – Les valeurs de l’humanisme🔗

Les mots justice, droit, solidarité, égalité, fraternité évoquent différents aspects de ce bien dont l’État est serviteur et dont l’essence se rapporte à l’amour chrétien, quoique transporté dans la sphère du monde profane, à l’usage des hommes qui ignorent Dieu. Mais que deviennent ces vertus quand l’homme est la mesure de toute chose, quand la culture, les sentiments et les idéaux sont hissés au rang de spiritualité, quand les progrès techniques ou sociaux nourrissent l’attente d’une cité idéale?

F. Leenhardt propose un regard pertinent sur cette question en rapprochant tout en les distinguant les sphères religieuse et profane :

« Il ne s’agit pas de laisser croire que l’une quelconque de ces réalités spécifiquement chrétiennes soit encore identique à elle-même, en dehors de la foi et indépendamment du Christ; mais nous avons vu que la mission de l’État avait pour objet des réalités qui sont une transposition de réalités proprement chrétiennes. Le monde connaît quelque chose de la volonté de Dieu lorsqu’il parle de justice et de solidarité. Il ne connaît que l’image ou l’ombre de cette volonté, mais on ne doit pas laisser croire que rien ne rattache au seul bien véritable ces formes imparfaites du bien. »

N’est-ce pas ce que dit Jésus en Matthieu 7.11, en parlant des « méchants qui donnent de bonnes choses à leurs enfants »? Il n’est pas indifférent au chrétien de vivre ou pas dans un pays qui fait place à des valeurs qui reflètent, même imparfaitement, les principes révélés par Dieu.

9. Annexe 2 – Diaconat, humanitaire et social?🔗

Le diaconat est un ministère d’Église pour l’Église. Il accompagne et confirme la prédication et édifie la communauté pour en faire un lieu de communion (Rm 12.13; 15.15.25-26; 2 Co 8.3-4; 9.1, 12; 1 Jn 2.10; 3.16-18; 5.1). L’engagement social ou humanitaire n’a pas à être critiqué et il est normal que des chrétiens aient à cœur de s’y investir. Mais ce n’est pas un mandat qui est confié à l’Église, et c’est un engagement qui ne doit en aucun cas être confondu avec le diaconat.

À titre anecdotique. Nous nous souvenons de la campagne organisée par le SEL en octobre 2010 pour mobiliser les chrétiens contre la pauvreté dans le monde. Fallait-il utiliser la parole de Paul « Souvenez-vous des pauvres! » (Ga 2.10) pour justifier cet appel? Quand Paul écrit cela, il parle des pauvres de l’Église de Jérusalem, comme en témoigne Actes 11.29-30. Mais il m’a été répondu que cela faisait un beau slogan…

Notes

1. Ce 13 janvier 2012, interview du président tunisien Moncef Marzouki : « Dans mon pays, quand les gens entendent le mot laïcité, ils comprennent athéisme. »

2. Professeur de philosophie, dans la revue Ichtus, n110, p. 10ss.

3. 1894-1977.

4. Le philosophe et théologien thomiste Chesterton dit avec justesse que face à l’humanisme catholique, les réformateurs Luther et Calvin ont voulu revenir à l’enseignement d’Augustin sur la primauté de la foi en toute chose, en excluant l’ancien schéma nature-grâce du catholicisme et l’entreprise de sécularisation du monde moderne par l’esprit laïque. La Réforme avec son motif religieux de fond création-chute-rédemption, et avec l’axiome suprême de la souveraineté de Dieu, n’est en aucune manière conciliable avec « l’esprit laïque » qui constitue une apostasie. Qu’une partie du protestantisme de la fin du 19siècle et du début du 20siècle ait pris fait et cause pour les tenants du laïcisme scolaire contre l’Église romaine ne change rien à la critique de fond.

5. Et même les animaux : Gn 8.1; Ps 36.7; Mt 6.26; 10.29.

6« Celui qui vous touche touche à la prunelle de mon œil » (Za 2.8).

7. Voir annexe 1 : Les valeurs de l’humanisme.

8. Voir mon article intitulé Les trois usages de la loi de Dieu.

9. Voir mon article intitulé Dictature et démocratie.

10. Faculté de théologie de Genève.

11. Dans la perspective biblique, tout jugement exercé annonce prophétiquement le jugement dernier. Ainsi, l’absence de rétribution équivaut à une sorte de mensonge.

12. Dans un quotidien régional le 28 décembre 2011 : Une association humanitaire du Nord envoie au président de la République un kit de survie pour SDF. « Vos concitoyens que vous devez protéger en qualité de chef d’État meurent dans l’indifférence... »

13. Remarquer que quand Paul écrit « pour ton bien », cela s’adresse à des chrétiens. On peut penser qu’il s’agit du bien qui est commun aux chrétiens comme à tous les autres ou au bien qui est spécifique aux chrétiens, c’est-à-dire la liberté de croire, de se réunir et d’accomplir la mission qui leur est confiée de témoigner du Seigneur. La même interrogation s’applique avec 1 Timothée 2.2.

14. Remarquons que, si un soldat a le devoir d’obéir à ses supérieurs, il a aussi le devoir de désobéir à un ordre inique. Le recours à la conscience est donc bien prévu par la loi, non pour justifier un esprit de rébellion, mais pour légitimer le recours à un motif supérieur. Nous voyons les apôtres agir de même au début de l’ère chrétienne, disant à deux reprises, en substance, aux autorités : « Nous désirons vous obéir, mais en l’occurrence, il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 4.19-20; 5.29).

15Traité de la liberté chrétienne.

16. Affiche vue à Carpentras en décembre 2011 : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas le bruit des bottes, c’est le silence des pantoufles. »

18. Le positionnement de Christine Boutin est intéressant à cet égard : « Mon ralliement [à N. Sarkosy] en 2007 était soumis à deux conditions : pas de mariage homosexuel, pas d’euthanasie. Mais la conviction de Sarkosy sur ces sujets me paraît très légère. Il n’a pas d’exigence anthropologique suffisamment importante pour pouvoir résister aux lobbies qui l’entourent. Nicolas Sarkozy pense à sa personne, pas à ses idées. Il raisonne en parts de marché. Il acceptera de légaliser le mariage homosexuel s’il croit que c’est une part de marché... »

19. Voir annexe 2 : Diaconat, humanitaire ou social?

20. Voir 2 Timothée 3.12; 1 Pierre 2.12; 3.16. Voir aussi mon article intitulé Communautarisme, prosélytisme, liberté de conscience et de religion.