Cet article a pour sujet la loi de Dieu dans les Évangiles. Jésus s'est soumis à la loi; il en a donné une interprétation opposée à celles des juifs de son temps (et non pas à l'Ancien Testament); il a souligné le commandement de l'amour.

Source: L'Esprit de la loi - Éléments pour une éthique chrétienne et réformée. 10 pages.

La loi dans le Nouveau Testament - Jésus et la loi

  1. Jésus s’est soumis à la loi
  2. Jésus a interprété la loi
  3. Le rapport entre la loi et l’amour

Le terme grec du Nouveau Testament que nous traduisons par loi est « nomos » (dérivé de « nemo », diviser, distribuer, attribuer), signifiant de manière générale l’établissement de quelque chose reçu par l’usage, la coutume, et dans le Nouveau Testament plus particulièrement, le commandement.

Dans les Évangiles, la loi se réfère à la loi mosaïque, quoiqu’elle ait une application différente. En général, on la divise en loi morale, qui est le sommaire du Décalogue, en loi cérémonielle avec ses rituels et actes typologiques, et enfin en loi civile ou politique, concernant la vie nationale et politique. Cette distinction, nous l’avons vu plus haut, ne devrait pas être très rigide, bien que tel aspect soit parfois davantage souligné que tel autre. Parfois, le terme désigne l’ensemble de l’Ancien Testament, comme dans Jean 10.34; 12.34; 15.25, et ailleurs, il désigne le Pentateuque, dans Luc 24.44.

1. Jésus s’est soumis à la loi🔗

Outre l’enseignement de Jésus sur la loi, que nous étudierons dans le paragraphe suivant, examinons la manière dont il s’est soumis à la loi; il est intéressant d’avoir un aperçu sur le rôle et la place de celle-ci dans sa vie privée. Pour reprendre une expression de Paul, « Jésus est né sous la loi » (Ga 4.4). Par sa naissance et son origine humaine juive, Jésus devenait membre d’une nation appelée à honorer la loi, et chacun des aspects de la vie communautaire et individuelle du peuple d’Israël devait entretenir des rapports concrets avec celle-ci. La vie de Jésus ne pouvait donc pas manquer de conformité à cette règle générale. Résumons les faits en présentant les traits les plus saillants, tels qu’ils sont mentionnés par les Évangiles.

Le huitième jour après sa naissance, Jésus sera présenté pour être circoncis (Lc 2.21). C’est ainsi qu’il est reconnu comme membre de la nation de l’alliance, participant à ses privilèges et assumant à part entière toutes les obligations et responsabilités. Ensuite, toujours selon les prescriptions de la loi, il sera présenté au Temple (Lc 2.22-24), tandis que sa mère offre le sacrifice prescrit par la loi. Celui-ci témoigne de manière émouvante de sa pauvreté, puisqu’il s’agit d’une paire de pigeons, une offrande de pauvre (Lv 12.8). L’approbation divine vient ensuite sur la consécration faite selon la coutume de la loi (Lc 2.27). L’Esprit s’empare du vieillard Siméon et l’inspire à prononcer la grande prophétie reliant en un ensemble tous les espoirs messianiques avec l’enfant de Bethléem.

Plus tard, toujours selon la loi, ses parents se rendront à la fête de la Pâque lorsque l’enfant aura atteint l’âge de douze ans, celui où les Israélites assument pleinement la responsabilité légale et deviennent effectivement enfants de la loi. Jésus prend part aux rites et aux festivités et son intérêt profond envers le culte et la loi s’aperçoit dès son entretien avec les scribes, dans le Temple de Jérusalem où il s’était « égaré » (Lc 2.41-51).

Plus tard encore, durant son ministère public, Jésus honorera la loi inaugurant son ministère par la lecture de celle-ci dans la synagogue (Lc 4.14-21). Il purifiera des lépreux par sa Parole en leur recommandant aussitôt d’aller se montrer au sacrificateur, ainsi que l’exigeait la loi, et d’offrir, comme l’avait commandé Moïse, le sacrifice qui était dû (Mt 8.4 et Lc 17.14; Lv 14.1-32).

Il chassera du Temple les profanateurs (Mt 21.12-13; Jn 2.14-17), car « le zèle envers la maison de son Père le dévore ». Il soulignera la sainteté du Temple et celle des offices qui y sont célébrés. Alors qu’il déclare être de filiation divine, dans la maison de son Père, il imposera des injonctions aux serviteurs et aux fonctionnaires de cette même maison.

Il paiera l’impôt du Temple (Mt 17.24-27), prendra part à toutes les fêtes religieuses, veillera plus particulièrement à la célébration de la Pâque et rendra un continuel service à la loi cérémonielle. Le leitmotiv constant de sa vie est pratiquement ce qu’il dit au Baptiste au moment de son baptême : Il faut que la loi soit accomplie (Mt 3.15 : « Laisse faire maintenant, car il est convenable que nous accomplissions ainsi tout ce qui est juste »). S’il obéit à la loi cérémonielle, il obéit aussi à la loi morale. L’acharnement de ses adversaires n’a pu trouver en lui de motif d’accusation dans sa conduite morale, restée en toutes circonstances irréprochable. Son absolue impeccabilité attesta la traduction de la loi morale en vie pratique.

Nous ne cherchons pas à démontrer ici le lien entre sa mort expiatoire et l’accomplissement de la loi, ce qui nous entraînerait très loin. Il n’est pas inutile toutefois de rappeler qu’elle a eu lieu en accord avec la loi. Les officiels et les principaux sacrificateurs, dans leur haine, avaient envoyé des soldats pour arrêter Jésus. Ceux-ci étaient retournés bredouilles, plus étonnés de l’éloquence et de l’autorité avec laquelle parlait Jésus que de ses contradictions envers la loi. Dans leur déception, les principaux sacrificateurs ne purent dire autre chose que : « Mais cette foule qui ne connaît pas la loi, ce sont des maudits! » (Jn 7.49), ce à quoi Nicodème répondra : « Notre loi condamne-t-elle un homme avant qu’on l’entende et qu’on sache ce qu’il a fait? » (Jn 7.51).

Ce principe légal, en accord avec la loi, n’est donc pas négligé dans l’intention de mettre à mort cet homme dangereux qu’est Jésus. Lors de son arrestation et de son jugement, on ne trouvera pas de raison valable pour l’accuser en termes de la loi des juifs. On n’osera même pas invoquer l’inobservance du sabbat, car, en réalité, Jésus n’a jamais transgressé la loi. On aura alors recours aux services de faux témoins pour trouver un motif crédible d’accusation, mais l’accusation de détruire et de rebâtir le Temple ne tiendra pas plus que les autres « chefs d’accusation » (Mt 26.59-61; Mc 14.55-59). Jésus se déclare Fils de Dieu, ce qui aux yeux de ses adversaires est un blasphème impardonnable. Si Jésus n’était pas véritablement le Fils de Dieu, les principaux sacrificateurs juifs auraient eu raison de l’accuser de blasphème. En tout cas, ceux-ci n’ont jamais envisagé cette déclaration comme vraie.

Il sera par conséquent accusé de trahison, non pas envers la loi juive, mais envers celle de l’occupant romain. Car les juifs ont besoin de l’autorisation du gouverneur romain pour condamner et pour exécuter un criminel; Jésus doit donc être jugé par le gouverneur romain. Le motif invoqué ne saurait être le blasphème religieux, qui ne présentait aucun intérêt aux yeux des Romains et relevait uniquement des us et coutumes juifs. C’est pourquoi les juifs auront recours à cette idée de « trahison envers César ». En réclamant la libération des criminels de droit commun ou même de celle de révolutionnaires politiques, les juifs ont renoncé à leurs espoirs messianiques. Pourtant, même cette accusation de violer la loi civile ne tenait pas debout et ce fut la faiblesse de Pilate qui leur offrit l’occasion inespérée de parvenir à leurs fins. La loi romaine prononçait la sentence tout en laissant aux juifs le soin de son exécution. L’évangéliste reconnaît en cela l’accomplissement de la Parole du Christ concernant le mode d’exécution qu’il subirait, car la lapidation était la forme d’exécution capitale juive, et non la crucifixion.

2. Jésus a interprété la loi🔗

L’attitude de Jésus à l’égard de la loi de l’Ancien Testament n’est pas essentiellement différente de celle observée par les prophètes. Il s’y est soumis en déclarant qu’il était venu non pour abolir la loi, mais pour l’accomplir. Il reconnaît à la loi toute la validité qu’elle avait dans l’Ancien Testament. L’accomplissement de la loi n’est pas une simple illustration prophétique du but qu’elle sert, mais elle est de nature messianique. Notons cependant la sévérité avec laquelle Jésus critique l’observation formaliste de la loi, comme en témoignait l’attachement des pharisiens à sa lettre.

L’Évangile selon Matthieu ne laisse pas entendre que Jésus ne serait venu que pour montrer l’intention ou l’esprit de la loi, mais pour mieux saisir la signification de l’accomplissement de celle-ci par lui. Dans les propos de Jésus, autant que dans d’autres textes ou incidents relatés par l’Évangile, il devient clair que Jésus ne se présente pas comme un nouveau Législateur. Il n’innove pas. La prédication du Royaume contient la prédication de la loi dont le sommaire révèle encore radicalement l’amour de Dieu et sa justice. Si nous prêtions bien attention aux antithèses de Matthieu 5, nous nous rendrions compte que l’objet du litige est non pas la loi elle-même, mais sa mauvaise interprétation et son application abusive par les scribes et les pharisiens.

En réalité, Jésus ne fait que souligner et ressortir la plénitude du sens de la loi. Il montre l’ampleur de sa nature spirituelle et l’étendue de sa portée. Selon lui, la justice de ses disciples devra dépasser celle des scribes et des pharisiens (Mt 5.20), qui consiste surtout dans l’observation pointilleuse des exigences extérieures de la loi. Les disciples, eux, lui doivent une adhésion de cœur et d’esprit. Jésus montre ensuite le contraste entre son interprétation de la loi et celle des autres maîtres « anciens ». La question est de savoir qui sont ces « anciens » (« archaiois »).

Nous avons les arguments suivants : (1) Jésus ne parle pas de ce qui a été écrit, mais de ce qui a été dit. D’habitude, la loi de l’Ancien Testament est au contraire pour lui « ce qui a été écrit » (voir Mt 5.18). (2) Les anciens scribes sont pour les juifs les « zekénim ». Jésus employait l’expression des juifs selon Matthieu 15.2, où toutefois elle est traduite en grec par « presbuteroi », et non par « archaioi ». (3) Ce que Jésus cite ici comme étant « ce qui a été dit » est en grande partie introuvable dans l’Ancien Testament. (4) Il dit avec emphase « mais moi je vous dis… » L’opposition n’est pas seulement une opposition de contenu, mais aussi de personne. Il est probable que Jésus veut donc nommer explicitement les personnes auxquelles il s’oppose.

Une bonne traduction des mots « tois archaiois » sera donc « par les anciens » au lieu de « aux anciens ». Dans ce cas, les « anciens » ne sont pas les juifs en général, mais les « anciens scribes ». Notre traduction est possible du fait que Jésus ne parle pas en premier lieu de ce qui a été écrit, mais de ce qui a été dit. D’ordinaire, en parlant de la loi de l’Ancien Testament, il s’exprime par la formule « il a été écrit ».

Si notre traduction est correcte, Jésus dit explicitement qu’il rejette l’affaiblissement de la loi par l’interprétation des anciens. Quoi qu’il en soit, Jésus ne veut pas, en tout cas, critiquer la loi de l’Ancien Testament. Il est clair qu’il ne le fait pas dans les antithèses des versets 21-26, 27-30, 43-48. Il ne vient pas abolir l’ordre civil. Il veut simplement prouver qu’on n’accomplit pas le commandement divin en s’abstenant par exemple de tuer ou si on use de bonté qu’envers ses proches et ses amis. Il se réfère clairement à Moïse pour prouver le caractère indissoluble du mariage (Mt 5.32; 19.8). La loi de l’Ancien Testament réglementait sans doute le divorce en faisant une obligation de donner une lettre de divorce, mais cette règle ne sanctionnait pas le péché. Jésus veut donc montrer dans cette antithèse que l’obéissance à la loi civile n’est pas encore l’accomplissement du commandement de Dieu.

Les versets 33 à 37 parlent du serment. L’interdiction du serment ne doit certes pas être comprise comme si Jésus voulait s’opposer à tous les serments (qui étaient courants dans l’Ancien Testament) et à chaque appel à l’omniscience de Dieu. Il s’oppose plutôt à une pratique corrompue du serment parmi les juifs contemporains. Il exige qu’on dise simplement la vérité. Certainement, il est en accord avec la loi et les prophètes. Il a recours, comme souvent ailleurs, à la même figure de style qu’on trouve dans les écrits prophétiques, les « mashal », c’est-à-dire qu’il montre quelquefois un côté de la vérité sans signaler les autres aspects suffisamment connus de ses auditeurs. Nous lisons par exemple dans Osée 6.6 : « J’aime la piété et non les sacrifices. » Cela ne veut pas dire que le prophète s’opposait à tout sacrifice, mais à ceux seulement offerts par ses contemporains qui ne comprenaient pas la compassion ni la loyauté. On connaissait suffisamment la pensée du prophète concernant les sacrifices pieux. C’est pourquoi le prophète pouvait s’exprimer de la façon dont nous venons de voir et qui rappelait et engageait le peuple à la piété. Ce « mashal » joue un grand rôle dans les passages de l’Évangile que nous venons de citer. Or, le fait que les prophètes n’aient jamais voulu rejeter les sacrifices en soi apparaît assez clairement dans le reste de leurs écrits. De la même façon, les Évangiles nous montrent que les paroles du Christ sur le serment doivent montrer qu’il est le Fils de Dieu (Mt 26.63-64).

Dans la deuxième antithèse (5.38-42), Jésus ne veut pas davantage abolir la loi (ici la « jus talionis ») en tant que principe de jurisprudence. Pour lui, le devoir des autorités de maintenir la justice civile ne les dispense pas, ni elles ni leurs sujets, du commandement de l’amour. Jésus souligne fortement dans ce cas un seul côté de la question. Cette antithèse est aussi un « mashal ». Le Christ interdit de résister au méchant. Pourtant, il proteste lorsque quelqu’un le frappe devant Caïphe. Il ne présentera pas son autre joue (voir Jn 18.23). Le « mashal » hébreu ne doit pas être oublié si nous voulons comprendre le Sermon sur la Montagne et spécialement les antithèses qu’il contient. Le fait que le Christ dise que celui qui appelle son frère « insensé » sera puni dans l’enfer n’exclut pas qu’il y ait des hommes manquant de bon sens, et Jésus parle des pharisiens et des scribes comme des personnes insensées et hypocrites (Mt 23.13-31).

Cette figure de style, qu’on trouve aussi chez certains rabbins, est très importante pour la compréhension de l’attitude du Christ envers les lois cultuelles. Il pourrait par exemple sembler que le Christ entre en conflit avec les lois de purification, quand il dit que « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de sa bouche » (Mt 15.11). Jésus ne s’oppose pas à tout sacrifice quand il justifie le repas pris chez un publicain. Les paroles du prophète Osée déjà citées (voir Mt 9.13) permettent de saisir l’intention du Christ à la lumière de son discours contre les pharisiens, dans lequel il dénonce leur interprétation.

John Murray, l’un des éminents représentants de la pensée réformée de notre époque, dans les années trente, consacrait une étude à la loi morale. Nous résumons sa thèse : La loi résonne souvent à nos oreilles comme quelque chose de primitif, voire d’arbitraire. Cela s’explique parce que des tendances « arminiennes » ont envahi notre cœur, ce qui est une perversion certaine. Créé à l’image de Dieu, l’homme reste entièrement dépendant de lui et aussi entièrement responsable. Toutes ses activités, dans leurs moindres détails, doivent exprimer la conformité à la perfection de Dieu. Aucun être rationnel ne sera soustrait à cette obligation. Bien qu’indispensable pour le sens du devoir en général, la loi naturelle ou la conscience dite morale sont insuffisantes pour exprimer toute la perfection et la sainteté des exigences de Dieu. Depuis la chute, elles ont cessé d’être parfaites et précises et sont incapables de reproduire ou même de représenter la perfection divine, n’étant plus irriguées par le sang vivifiant de l’Esprit. Elles ne précisent pas ce qu’est le bien et ce qu’est le mal, bien qu’elles exigent de faire le bien et d’éviter d’accomplir le mal. C’est un principe fondamental de la foi chrétienne que la loi de Dieu se trouve entièrement dans la Parole qui la contient et qui en explicite le contenu. Ainsi, il n’existe aucune situation ou circonstance pour laquelle la révélation écrite ne soit un guide sûr et suffisant.

Jésus nous aide à pénétrer jusqu’à la racine même de chaque commandement. Si Dieu réprouve le meurtre, il interdit également la jalousie et la haine. Il ne suffit pas d’éviter le faux témoignage, il faut encore bannir toute trace de calomnie. Jésus se réfère à la loi en reprenant les termes du Décalogue. Or, le Décalogue contient un élément essentiel de la loi cérémonielle, par exemple dans le quatrième commandement. Inversement, les lois appelées civiles et cérémonielles ne sont pas dépourvues d’éléments moraux. La loi civile contient un enseignement relatif à l’amour du prochain et à l’exercice de la justice. Ce sont là des notions qui n’ont absolument rien de commun avec les idées romantiques et poétiques de la justice qui sont devenues le trait prédominant de la pensée morale et religieuse moderne.

Dans le Sermon sur la Montagne, l’enseignement de Jésus au sujet de la loi occupe une place privilégiée. On dit, se fondant sur Matthieu 5.21, que Jésus aurait une attitude critique vis-à-vis de la loi cérémonielle. Il faut pourtant remarquer que Jésus ne montrait pas seulement sa propre obéissance à l’égard de la loi, même celle dite cérémonielle ou cultuelle, mais qu’il engageait d’autres personnes à en faire autant (Mt 7.12; 19.17). Il a dit expressément qu’il était venu non pour abolir la loi, mais pour l’accomplir (Mt 5.17). Contrairement à la thèse de la critique moderne, selon laquelle Jésus aurait adopté une attitude négative à l’égard de la loi et considéré son enseignement supérieur par rapport à celle-ci, nous croyons qu’aussi bien ses discours que son comportement indiquent une conformité absolue aux exigences de la loi (voir Lc 16.17).

L’autorité de la loi est affirmée dans la partie de l’Évangile selon Matthieu qui contient le premier grand discours, ou l’ensemble de discours de Jésus appelé le Sermon sur la Montagne. La perfection et la permanence de la loi y sont clairement et fortement soulignées (Mt 5.19). On devrait se rappeler et comprendre ces impressionnantes sentences, en tenant compte des déclarations qui les suivent, où on a cru discerner un apparent contraste entre la loi et l’enseignement du Seigneur. C’est en se fondant uniquement sur cette partie du discours qu’on a hâtivement conclu que Jésus condamnait sans appel la loi au profit de son enseignement et qu’il abrogeait pratiquement celle-ci.

Jésus s’oppose aux pratiques religieuses des pharisiens parce que ces derniers négligent le plus important de la loi, à savoir la justice, la miséricorde, la fidélité. Il distingue l’essentiel du secondaire, ce qui est central de ce qui est périphérique. Mais il insiste en déclarant qu’il faut mettre en pratique ce qui est essentiel, sans pour autant négliger le reste (Mt 23.23).

Ces choses importantes sont l’attitude du cœur, qui ne se satisfait pas des aspects et gestes extérieurs. Il existe une grande correspondance entre Jésus et les prophètes. Les prophètes, eux non plus, ne critiquaient pas la loi cultuelle comme telle. Ils soulignaient aussi que l’acte extérieur d’observation, s’il ne traduit pas la reconnaissance du cœur, n’est pas agréé par Dieu. Pour s’exprimer à la manière des prophètes, Jésus a donc recours au « mashal ». Les Évangiles montrent que le Christ ne s’opposait pas en général aux lois de pureté. Il ne repoussa pas le service dans le Temple et les prescriptions qui s’y attachaient. C’est pourquoi il ne faut pas conclure des propos tenus par Jésus que les actes extérieurs sont dénués de toute valeur. Il met seulement en garde contre l’ostentation. On aperçoit, là encore, le recours au « mashal ». Dans Matthieu 5.16, il recommande aux disciples d’agir de telle sorte que les hommes voient leurs bonnes œuvres, tandis que dans Matthieu 6.1, il les avertit de « ne pas pratiquer leur justice devant les hommes pour en être vus » (voir aussi Mt 7.1,6).

Jésus n’est donc pas un nouveau Législateur venu promulguer des normes nouvelles, mais, bien au contraire, dans sa prédication du Royaume, il prendra au sérieux la loi que Dieu avait déjà accordée. Il la résume dans le commandement d’aimer (Mt 22.40; 24.12; Mc 12.29-31).

Certains théologiens, parmi lesquels A. Schweitzer et J. Weiss, ont pensé que les commandements du Christ étaient déterminés par le fait qu’il attendait bientôt le Royaume de Dieu. C’est pourquoi, par exemple, on n’aurait plus besoin de deux tuniques (Lc 3.11) (l’éthique et l’intérim, école eschatologique).

L’écrivain russe L. Tolstoï et d’autres avec lui ont pensé que Jésus voulut introduire un nouvel ordre social et politique. C’est pourquoi Jésus aurait obligé ses disciples à renoncer à leur droit (Mt 5.38-42), à la propriété (Lc 12.33), au mariage (Mt 19.12), etc. Nous remarquons que Jésus supposait justement la raison de l’existence de ces institutions (droit, punition, propriété, etc.). Il veut dire qu’on doit être prêt à renoncer aux intérêts garantis par ces institutions si Dieu le demande à cause de son Royaume. Mais le Christ ne veut pas abolir le mariage et les institutions.

Nous avons rappelé que l’acte extérieur n’est pas sans importance à ses yeux. La volonté de Dieu ne doit pas se perdre dans une intériorité plus ou moins vague. Il fait seulement ressortir le sens radical de la loi, ce que Dieu exige du cœur. Les commandements les plus radicaux de Jésus sont, sans variation, des applications du commandement d’amour (Mt 5.38-39,43-48). Ils ne représentent pas une justice nouvelle, et les antithèses de Matthieu montrent tout spécialement que, dans l’enseignement du Christ sur la volonté de Dieu, il y a une intelligence radicale de la loi et non pas une série de commandements nouveaux.

Mais il ne faut pas prendre ces antithèses comme ayant une validité exclusive. Nous trouvons aussi des passages où Jésus applique la loi d’une autre façon. Les antithèses des illustrations sont données pour faire comprendre la loi dans des exemples d’application. Ces cas précis sont, entre autres, les suivants :

Dans Matthieu 12.1-8, il s’agit de l’inobservance du jour du sabbat. Dans ce même chapitre (12.10-13), il est question de la légitimité de guérir un jour de sabbat.

Matthieu 15.1-6 rapporte un incident instructif portant sur le point que nous avons cherché à mettre en évidence, à savoir l’interprétation traditionnelle de la loi condamnée comme fausse, mais non pas la loi elle-même.

Matthieu 19.16-26 rapporte la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche; dans cet incident, les commandements de Dieu soulignent particulièrement les obligations envers le prochain et ils deviennent les conditions, la porte d’entrée, dans la vie éternelle. Le jeune homme riche affirme les avoir observés scrupuleusement depuis son enfance, mais il semble ne pas en avoir saisi la nature spirituelle. C’est la raison pour laquelle Jésus le met à l’épreuve et l’invite à consentir à la grande renonciation; tout compte fait, cela n’est pas un nouveau commandement ajouté aux autres, mais leur développement et l’indication claire du caractère spirituel d’une large partie du même commandement.

Dans sa réponse au scribe (Mt 22.36-40; Mc 12.28-31), Jésus affirme qu’il n’y a pas de plus grand commandement que ceux déjà donnés, et il montre la grande estime dans laquelle il tient la loi (Mt 22.40).

Dans le quatrième Évangile, Jésus accuse sévèrement les juifs d’avoir totalement échoué dans leur observation de la loi. Se référant à la guérison de l’homme impotent un jour du sabbat, ce qui avait soulevé la colère des principaux des juifs, il montre de quelle manière une loi peut être en contradiction avec une autre, par exemple dans le cas de la circoncision. En dépit de leur grand zèle pour observer le jour du repos, les juifs contrevenaient au quatrième commandement afin de pratiquer le rite exigé par la loi cérémonielle. Aussi il n’est pas raisonnable de se plaindre de lui et de son geste de pure charité pour libérer un malheureux, accompli un jour de sabbat. Car il avait accompli une loi supérieure et nullement contradictoire à la loi écrite.

Ainsi, dans tous les discours de Jésus, nous ne rencontrons pas la moindre allusion, pas même l’ombre d’une quelconque suspicion à l’encontre de la loi ou de son abrogation. Elle demeure pour lui le critère du bien et du mal tel que Dieu le révéla dans l’Ancienne Alliance.

Le témoignage des Évangiles nous permet de comprendre cet accomplissement lorsque Jésus donne son plein sens à la loi morale en l’établissant sur un fondement sûr, tout autre que les interprétations des anciens. Il accomplit la loi cérémonielle et typologique non seulement en se conformant à ses exigences, mais en démontrant ainsi sa signification spirituelle. Il en accomplit à la fois la plénitude du sens et le côté « ombre » des choses à venir. Aussi il ne nous sera plus demandé d’observer la Pâque en immolant l’agneau traditionnel.

En Christ, nous possédons la substance de la loi qu’il purifia des excroissances traditionnelles accumulées aux cours des années. Il a montré que la distinction cérémonielle entre nourriture pure et impure n’était plus nécessaire, mais que la véritable pureté était spirituelle. Il enseigna ces mêmes grandes vérités aux disciples après sa résurrection (Lc 24.27). C’est pourquoi Jean peut résumer toute la signification de l’incarnation dans le contraste entre la grâce et la loi, la vérité étant à l’ombre des types cérémoniels.

Calvin a donné quelques règles pour l’application du Décalogue qui correspondent à l’enseignement du Christ. Calvin disait qu’il faut pénétrer jusqu’à la racine de chaque commandement. Dieu interdit par exemple la jalousie et la haine, puisqu’il réprouve le meurtre. Il faut aller ensuite de la partie qui est citée explicitement à l’ensemble pour conclure. Par exemple, Dieu n’interdit pas seulement le faux témoignage devant le juge, mais toute calomnie. Calvin pense finalement que le fait que Dieu interdise un péché négativement signifie que Dieu veut qu’on fasse positivement le contraire. Il ne faut pas se contenter de ne pas voler, par exemple; Dieu veut que nous procurions le plus de bien-être possible à notre prochain.

Selon certains interprètes, Jésus donnerait une nouvelle éthique qui serait basée sur la valeur de la personnalité. Cette interprétation du Sermon sur la Montagne s’appelle la « théorie idéaliste ». Nous remarquons que Jésus ne donne pas seulement des commandements contre le divorce, l’injure, etc. Mais il y a aussi les commandements dans lesquels il dit qu’il faut se faire frapper (Mt 5.39), qu’il faut quitter son épouse et ses enfants pour le Royaume de Dieu (Mt 10.27; Lc 14.26) et dans lesquels il dit qu’il y a des hommes auxquels on ne doit pas donner les choses saintes parce qu’ils sont des chiens (Mt 7.6).

Nous avons vu que le Christ veut lier les enfants du Royaume à la loi de l’Ancien Testament. Mais n’oublions pas que l’apparition du Christ a aussi une signification importante pour l’accomplissement de la loi. Cela apparaît clairement quand il dit que le jeûne n’est pas possible pour les disciples, parce qu’il est avec eux (Mt 9.15). On ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres (Mt 9.17). Jésus ne veut pas abolir tout jeûne dans ses jours (Mt 6.16-18) ou dans l’avenir (Mt 9.15), mais il montre toutefois clairement que le mode du service de Dieu doit être envisagé dans la lumière du développement de l’histoire du salut. Jésus ne s’oppose pas à la loi, mais à une obéissance mécanique qui ne distingue pas la situation nouvelle et qui s’entache donc à ce qui est ancien par l’incrédulité.

Les Évangiles ne parlent nulle part explicitement de la fin des prescriptions de l’Ancien Testament (voir cependant Mt 27.51; 24.2). Il apparaît cependant que l’accomplissement de la loi n’est pas seulement déterminé par la parole de l’Ancien Testament, mais aussi par la signification du salut qui est donnée en Christ.

3. Le rapport entre la loi et l’amour🔗

Un prochain paragraphe traitera des contrefaçons de l’amour. Ici même, examinons le rapport entre l’amour et la loi sous l’angle de l’enseignement de Jésus.

On ne niera pas que le commandement d’aimer occupe une place essentielle dans l’enseignement de Jésus. Ce commandement d’amour pour Dieu et pour le prochain se trouvait déjà dans l’Ancien Testament, mais il n’avait pas une place centrale comme à présent. Cette différence est liée au développement de l’histoire du salut. Les temps nouveaux ont commencé. La loi est écrite dans les cœurs (Jr 31.33). Cela implique une nouvelle compréhension de la loi et un nouveau commandement : « Je vous donne un commandement nouveau » (Jn 13.34). Y a-t-il ici quelque chose de nouveau? Au sens formel, non. Pourtant, voici l’élément nouveau, car le Christ précise : « Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres » (Jn 13.34). Cette imitation du Christ n’était pas possible dans l’Ancien Testament et elle n’est pas une copie d’un exemple extérieur. L’imiter signifie marcher sur le chemin que le Christ nous a ouvert. Cette imitation suppose vivre en communion avec lui. Le commandement ancien comporte un sens nouveau pour le disciple qui connaît l’amour du Christ. L’amour de Dieu est répandu dans leurs cœurs par le Saint-Esprit. Dieu demande dans le Nouveau Testament une chose qu’il n’a pas exigée de la même façon dans l’Ancien Testament.

Il n’est pas davantage vrai que certains commandements du Christ ne soient plus valables pour tous. On a prétendu que l’office politique ne serait pas soumis au commandement du Christ. Dans l’exercice politique, l’officier ne se soumettrait non pas au Christ Sauveur, mais au Créateur! Cette interprétation voudrait que certaines lois, même d’origine divine, ne soient connues qu’à l’aide de la raison, et non de la révélation divine écrite! Certes, la pensée politique du Christ n’est pas toujours claire ou explicitement énoncée. Il n’énonce pas des commandements spécifiques pour la fonction de l’État. Pourtant, s’il demande que l’on aime son prochain, cela entraîne aussi le terrain politique où l’amour du prochain doit être pratiqué. Le Christ n’était pas venu supprimer les structures sociales ou les offices politiques existants. Ainsi, le mariage est à ses yeux une institution divine. Il demande également qu’on rende à César ce qui lui est dû. L’État aussi prend son origine dans l’ordre de Dieu. Dieu donne des lois spécifiques pour tous les secteurs de la vie, mais il faut les chercher à la lumière du Christ. Ces lois modifient la façon dont il faut aimer Dieu et son prochain sur un terrain donné, par exemple celui de la politique ou de l’économie. Cela n’exclut pas que l’on doive aimer Dieu et le prochain sur tous les terrains de la vie.

L’un de ceux-ci est la vie de famille. Il est conforme à la volonté de Dieu que les enfants respectent leurs parents et que les parents élèvent leurs enfants. Dieu a donné certaines normes spécifiques propres à ce terrain. Le châtiment y est parfois nécessaire. Mais, ici aussi, on doit toujours vivre par l’obéissance au commandement de l’amour. L’amour n’exclut pas le châtiment. Mais aimer exige que les parents ne châtient jamais injustement ou sans amour. On peut encore se poser la question s’il n’y a pas de conflit entre les différents devoirs du chrétien; conflit entre l’obéissance au commandement de l’amour et une autre norme. Nous en reparlerons ailleurs.

Mais on se demandera si l’amour peut être commandé! Pour répondre correctement, il suffit de se rappeler que l’amour dont parle le Christ n’est pas une attitude de sentiment, mais engage l’acte de la volonté. L’amour vrai cherche le bien du prochain. Le grand exemple de notre amour est celui de Dieu envers nous. Tel est le sens du grand mot biblique « agapè ». « Agapè » n’est pas l’amour amitié (« philia »), il n’est pas davantage l’amour ayant sa cause dans son objet (« eros »). L’amour de Dieu a son fondement dans sa volonté. Aussi nous demande-t-il un amour désintéressé, qui ne se limite pas à aimer ce qui est beau ou ceux qui nous aiment. Cela implique certainement que l’amour chrétien révèle surtout sa nature spécifique dans l’amour envers le misérable. Nous pouvons résumer la loi de Dieu pour notre vie en disant que Dieu nous demande de l’imiter en Christ. La loi de l’amour que Dieu nous donne n’est pas étrangère à notre vie. Il appartient à notre essence d’être l’image de Dieu. Or, par sa loi, Dieu nous demande de nous conformer à son image dans nos relations avec le prochain. Il faut qu’il nous dise ce qu’implique concrètement l’obligation de nous conduire selon son image. On ne peut pas être enfant de Dieu sans se conduire comme un enfant de Dieu, quoique l’amour pour lui ne doive jamais être absorbé par l’amour du prochain.

C’est pourquoi, dans Matthieu 22.39, le second commandement est présenté comme semblable au premier et son contenu comme en étant entièrement dépendant. L’amour envers le prochain est déterminé par l’amour envers Dieu. Or, l’amour du prochain chez le non-chrétien n’est pas l’amour pratiqué par le chrétien, même pas sa préparation, bien que celui des humanistes soit, à leur insu, l’effet de la révélation et de la grâce générales de Dieu.