Osons parler du ciel
Osons parler du ciel
À en juger par ce qui se dit et s’écrit, il semble que parler de l’enfer, voire le décrire, soit plus courant que de discourir du ciel.
Serait-il si difficile de parler de ce dernier? Ou bien est-ce la peur du ridicule qui, depuis un certain temps, empêche les chrétiens de témoigner de leur foi en leur patrie céleste? L’enfer les intéresserait-il davantage que le ciel, ou bien la perfection de celui-ci est telle que l’imagination, même renouvelée, du croyant ne peut pas en saisir la merveilleuse richesse? Quelle qu’en soit l’explication et aussi regrettables les carences des auteurs soient-elles, une chose est certaine : la Bible chrétienne, à laquelle se réfère notre foi et sur laquelle se fonde notre connaissance, s’intéresse davantage au ciel qu’à l’enfer.
Elle le décrit en termes clairs; car la révélation biblique tourne davantage son attention au peuple racheté de Dieu, l’Église de Jésus-Christ, destinée au ciel et à la vie éternelle, qu’au sort des réprouvés.
Soulignons, entre parenthèses seulement, un fait fondamental, à savoir que si l’enfer existe — et je crois fermement qu’il existe — à l’heure actuelle, depuis la passion et la mort du Sauveur, Jésus-Christ y est descendu! Il l’a fait afin, si possible, d’arracher à la perdition éternelle ceux qui de manière insensée s’y fraient leur chemin. Et si au jour du grand jugement, que notre foi confesse, l’enfer sera peuplé par ceux qui délibérément se seront obstinés à bafouer le Dieu de miséricorde, ç’aura été de leur propre faute. L’enfer biblique ne sera pas tant l’absence de Dieu que sa présence, le dos tourné à ceux ou celles qui lui auront, par leur comportement inique, tourné le dos les premiers!
Mais parlons du ciel, comme promis.
Tant l’Ancien Testament que le Nouveau, ici par des allusions, là par une description claire et réjouissante, les propos sur le ciel, notre demeure éternelle, abondent.
Deux questions se poseront à son sujet. Nous tâcherons d’y répondre dans deux méditations successives : Où se trouve le ciel? Quelles sont les activités qui s’y déroulent?
Peut-on localiser géographiquement le ciel? Bien entendu, nul ne songera à l’identifier avec la voûte céleste, même pas avec le vaste espace sidéral ou cosmos. Mais bien qu’il soit véritablement un lieu, même si nous n’en pouvons pas cerner la topographie, le ciel biblique se définit principalement en termes personnalistes et non géométriques. Le ciel est cet endroit, hors de la terre, en dehors de l’univers physique et visible, où est réuni le peuple de Dieu (1 Th 4.13-17). Et précisément, l’avènement futur du Christ-Roi a pour but de rassembler ses saints élus, de réunir avec lui ses fidèles disciples et témoins.
Je n’ignore pas la tentation qui guettera toujours le chrétien, voire le danger de désirer de manière excessive et parfois même obsédante de rencontrer les bien-aimés qui l’ont devancé. L’intérêt primordial est alors porté davantage aux trépassés qu’au Ressuscité, Seigneur du ciel. Certes, l’aspiration comme telle est en soi légitime, et nulle part l’Écriture sainte ne nous reproche de soupirer après cette réunion avec nos bien-aimés. Comment en serait-il autrement, la mort étant considérée comme une réalité antinaturelle et repoussante? La douleur ressentie par le départ d’un être cher est vive, et parfois le deuil difficilement consolable… Mais l’on risque parfois de manifester des sentiments qui n’honorent pas l’espérance chrétienne. Face à la mort, il est illusoire de chercher et de vouloir trouver à tout prix une consolation purement humaine. Elle n’existe pas; le vrai réconfort nous viendra d’ailleurs, d’une source transcendant toutes ressources humaines.
Celui dont l’unique assurance, tant dans la vie qu’en face de la mort, est fondée en Christ mort et ressuscité sera animé de la certitude joyeuse selon laquelle le jour est proche où le Seigneur viendra le recueillir auprès de lui et le réunira aussi avec ses morts bien-aimés partis, endormis dans la foi. Ne seront privés de cette consolation indicible et de cette vérité bienfaisante que ceux qui n’ont jamais éprouvé d’amour véritable et qui n’ont ressenti aucune douleur à l’heure de la séparation. Ceux qui ont été nos proches durant notre vie terrestre restent l’objet de notre affection et intérêt, même après nous avoir quittés. L’affection que nous avons éprouvée pour eux sera émondée de tout élément parasitaire, de toute carnalité, qui défigurent si souvent l’amour et souillent nos attachements. Au ciel triomphera l’affection ennoblie, ayant atteint le degré « d’agapè », l’amour au sens biblique, face à « l’éros », au sens païen d’affection intéressée; nous y aimerons davantage et totalement, contrairement à nos expériences décevantes et déprimantes sur terre, où tout est fragmenté. Au ciel, l’amour ne diminuera point; au contraire, il s’accroîtra pour compenser nos manquements d’ici-bas.
Ces proches contre lesquels fusent nos critiques acerbes parce qu’ils nous ont peut-être, par un comportement irraisonné, rendus amers, y seront l’objet d’un amour plus fort que la mort, amour vainqueur de toute rivalité, oublieux des torts subis, compatissant, à la mesure des compassions infinies de Dieu. Nos cruelles séparations d’ici-bas et nos divisions déchirantes, qui peinent le Seigneur Dieu plus qu’elles ne nous peinent nous-mêmes, disparaîtront définitivement, car Dieu nous permettra d’aimer fortement et totalement, sans réserve ni calcul. Au ciel, on pourra dire : voyez combien ils s’aiment, et cette manifestation d’amour désintéressé réjouira celui qui en est la source et l’inspirateur.
Ceux qui se sont journellement querellés ici-bas dans leur lieu de travail, dans leur foyer ou dans leur ménage; ou encore au sein de leur Église ou entre leurs confessions respectives; tous ceux n’ayant pu supporter de vivre sous le même toit, ou ayant encore fui leur Église locale, maugréant contre leur communauté, se retrouveront autour du Dieu qui rassemble et répare les déchirures et qui restaure l’unité; sa force ne permettra pas que l’amour perde ses droits. Ce vieil ami qui m’a trahi, ce membre d’Église qui m’a déçu, cet homme ou cette femme insupportable feront chacun l’objet d’une affection purifiée et permanente et seront entourés de notre amour triomphant. Nous trouverons, enfin, l’apaisement après tant de tensions, la paix au bout de tant de conflits, et la communion sera rétablie après la disparition de toutes les dissensions.
Le ciel est donc le lieu de convocation et de rendez-vous de tous les croyants dans l’amour, l’endroit où la réunion avec autrui sera visible et permanente. Laissons donc à Jean-Paul Sartre, pour qui, il est vrai, il n’y a ni diable ni bon Dieu, le soin de nous décrire son enfer qui ne serait que le fait de « l’autre »! Quant à nous, nous savons que c’est le ciel qui est l’Autre.
Mais le ciel est premièrement, vous vous en doutez, la présence du Christ. Ne pria-t-il pas la veille de sa crucifixion : « afin qu’ils soient là où je suis »? Cette dimension de sa présence comporte plusieurs aspects.
Pour commencer, nous serons au ciel pour contempler sa gloire (Jn 17.24). Ici-bas, nous en sommes privés (1 Pi 1.8). Ou bien, ainsi que l’exprime saint Paul, nous ne voyons que de manière obscure, comme à travers un miroir (1 Co 13.12). Au ciel, nous le verrons tel qu’il est (1 Jn 3.2). Dans son humanité transformée, la gloire du Dieu majestueux resplendira sur sa face (2 Co 4.6). Nous serons témoins de l’affection dont Dieu le Père l’entoure, comme il le fait depuis toute éternité.
La totalité de l’œuvre créatrice de Dieu sera déployée pour glorifier son Fils, et le corps transfiguré du Sauveur formera le véritable point oméga de l’art divin, créateur et recréateur. Sa parfaite beauté, son pouvoir souverain, sa prééminence et sa béatitude témoigneront la manière dont le Père l’honore et l’approuve. Sa croix avait témoigné de son indéfectible obéissance envers Dieu; au ciel, l’amour entre le Père et le Fils sera occasion d’une fête éternelle. Ainsi, le retrouvant au ciel, nous nous reposerons en lui et, dans un vaste mouvement d’allégresse, nous l’adorerons avec une infinie jubilation.
Le Christ au ciel nous situera dans l’exacte position par rapport au Père. L’Évangile selon Jean, aux chapitres premier et dix-septième, exprime la nature de cette relation à l’aide de quelques prépositions grecques que nous traduisons par « près », « vers », « en ». Ces mots ont une force d’évocation d’une inégalable puissance, une force d’image saisissante nous laissant entrevoir qu’un jour nous serons près de Dieu; nous, hommes mortels et de péché, nous nous retrouverons près de son trône; mais nous serons éternellement non seulement près de lui, mais face à lui. Enfin, comble d’intimité, nous serons en lui.
Un terme théologique grec, que j’espère n’effarouchera pas mes lecteurs et lectrices, nous permettra de mieux saisir cette position qui sera la nôtre au ciel. Le terme s’applique aux rapports entre les personnes divines de la sainte Trinité; il a été employé par les Pères grecs du 4e siècle; c’est le mot « enpérichoresis ». Selon cette pensée absolument remarquable, d’une infinie richesse pour notre propre relation avec Dieu si nous savons l’apprécier, les personnes de la Trinité existent en et autour d’elles-mêmes, de manière mutuelle. Littéralement, elles s’entourent dans la plus parfaite intimité. Elles s’enveloppent tout en restant distinctes l’une par rapport aux deux autres. Elles s’entourent dans un mystère qui demeure insondable à nos esprits bornés, bien qu’elles conservent leur identité personnelle de Père, de Fils et de Saint-Esprit.
Nous-mêmes, sans devenir Dieu, nous nous retrouverons dans une position analogue. La vie divine a déjà été implantée en nous; nos âmes sont enracinées en elle. Mais pour l’heure, notre participation est partielle, limitée par la faiblesse de notre foi, souvent empêchée par notre péché. Au ciel, elle sera totalement achevée et atteindra son point culminant de perfection. Restant humains, nous serons entourés de Dieu, enveloppés de son inconditionnel amour, rassurés par sa protection, participant à sa béatitude. En effet, plus rien ne nous séparera de l’amour de Dieu manifesté en Christ.
Ajoutons à ce qui vient d’être dit une autre réalité céleste, plus merveilleuse encore. Non seulement nous serons entourés de la gloire divine, mais encore nous la posséderons intégralement. Tout ce que le Christ possède dans son humanité glorifiée, il le partagera avec nous. Le ciel n’est pas seulement le lieu où nous ferons, enfin, l’expérience de notre parfaite purification, mais il est surtout le théâtre où resplendira sur nous la béatitude divine. Le Christ nous y glorifiera comme lui-même a été glorifié, de la gloire qu’il avait avant la fondation du monde. Fils de Dieu, il fera de nous des enfants de Dieu. Héritier de la majesté divine, il nous déclarera cohéritiers de ses richesses. Ses rapports avec Dieu fonderont nos rapports, la gloire de celui-ci éclairera nos visages.
Le ciel est le lieu de rassemblement des croyants, la maison paternelle vers laquelle nous nous acheminons.
Que Dieu nous pardonne de ne pas aspirer plus ardemment à le rejoindre dans la maison paternelle, recueillis par lui. L’incroyant, lui, redoute la mort, il a horreur des profondeurs terrifiantes de l’inconnu, il s’effraie du noir océan qui va l’engloutir… Mais souvenez-vous des mots simples, mais combien émouvants du célèbre Negro Spiritual : « Sweet chariot, coming to carry me home. » « Le doux chariot qui va m’emporter à la maison s’approche… »
Si tel est le ciel, et je crois fermement qu’il est ce lieu-là, avec un théologien du 17e siècle, Matthew Henry, nous oserons déclarer : « Celui dont la tête est dans le ciel n’aura pas peur de mettre son pied dans la tombe! »