Cet article a pour sujet les rêves et les utopies fondées sur l'imagination des hommes et, à l'opposé, l'espérance chrétienne fondée sur l'oeuvre de Jésus-Christ à la croix et à sa résurrection.

Source: La foi et l'espérance et l'amour. 5 pages.

Rêve ou espérance?

Utopie, dystopie, eutopie… Voici trois mots dont le premier nous est sans doute plus ou moins familier, le second un peu moins et le troisième… est inventé pour les besoins mêmes de cet article!

Utopie, mot calqué sur le grec « ou » (non) et « topos » (lieu), signifie en aucun lieu, c’est-à-dire dépourvu de toute localisation géographique. Le terme dystopie, lui, décrit les déformations et les corruptions subies par le lieu, le malheur qui le frappe. Et enfin eutopie, s’il m’est permis d’utiliser un tel néologisme, désignera, d’après l’idée que nous chercherons à développer dans notre exposé, le lieu qui correspond ni à des rêves humains ni à un lieu déformé, mais le lieu par excellence qu’attend l’espérance chrétienne, avec certitude et une immense allégresse, et qu’aucune des lueurs blafardes de l’heure ne saurait ni ternir ni éclipser.

Dans son livre remarquable La Civilisation de la Renaissance, Jean Delumeau recense les rêves de cette ère de l’histoire.

« Les hommes de la Renaissance ont été de grands faiseurs de projets. Cette période, à bien des égards réaliste […] fut un des âges d’or de l’utopie. Peut-être parce qu’on prenait une plus exacte mesure du monde extérieur, que l’on connaissait mieux le visage quotidien de l’homme, sentait-on davantage le besoin d’évasion. Or il fallait abandonner certains mirages du Moyen Âge : d’où la nécessité de nouvelles constructions imaginaires. […]
Le 16siècle voit aussi peu à peu se dissoudre ces pays merveilleux qui, comme des mirages, avaient attiré les Européens hors d’Europe : “Île des sept cités” où l’on ramassait du sable plein d’or. Cipangu où, assurait Marco Polo, qui n’y était jamais allé, “l’or abonde outre mesure” et où “les édifices ont des toits d’or”, et ces milliers d’îles en la mer de Cipangu dont tous les arbres avaient odeur de parfum. […] Il fallut se rendre à l’évidence : les régions lointaines n’étaient pas telles qu’on les avait rêvées. L’empire du prêtre Jean où coulait, croyait-on, un fleuve du paradis terrestre devint modestement l’Éthiopie. […] Cortés envoya à Charles Quint les trésors reçus de Hontezuma et Durer, le peintre, les vit à Anvers. Lui aussi crut rêver : J’ai vu aussi, écrit-il, les choses qu’on rapporta au roi du nouveau pays de l’or : un soleil tout en or, large d’une toise : mêmement une lune toute d’argent, aussi tant grande; mêmement deux cabinets remplis d’armures semblables.
En 1520, on ne soupçonnait pas encore l’existence du Pérou qui réserve des surprises plus grandes encore. À Cuzco, dans le jardin attenant au temple du Soleil, tout n’était qu’or ou argent. […]
Héritier d’une double tradition chrétienne et païenne, l’homme de la Renaissance a rêvé éperdument du paradis terrestre. Qu’ils étaient beaux Adam et Ève nus avant le péché! […] Et comme la nature était douce et calme. […] Pour une fois, le pinceau de Hieronymus Bosch se fait paisible lorsque, dans le jugement dernier de Vienne, il rappelle — mais seulement dans un coin du polyptyque — le temps béni où l’homme ami de Dieu ne s’était pas encore laissé aller au péché. […] Alors apparaît le jardin des délices terrestres dont Bosch montre pourtant le caractère impossible. Au premier plan, gourmands et gourmandes dévorent à belles dents pastèques, cerises et fraises géantes. À gauche du panneau, des paresseux fainéantent; ailleurs, des vaniteuses contemplent leur propre beauté. […]
Sur le plan de la psychologie, il n’est pas douteux que le retour à la mythologie, à partir de la Renaissance, ait été dans une large mesure, pour la civilisation occidentale, une façon de rêver à l’âge d’or. Les multiples œuvres qui représentent les ébats des nymphes et des bergers, le triomphe de Bacchus, la gloire de Vénus, les supercheries de Jupiter se transformant, pour mieux arriver à ses fins, recréent un pays imaginaire. […]
Mais, poursuit Delumeau, bergers, mythologie et magicienne ne vivent que dans les rêves des riches. Ceux des pauvres sont moins raffinés. À l’époque de la Renaissance, les humbles ont souvent faim et peinent dur. Les paradis artificiels sont donc d’abord pour ceux où il ne serait pas nécessaire de travailler pour garnir sa table de victuailles à satiété. On a souvent commenté de façon erronée le tableau de Brueghel l’Ancien le Pays de Cocagne, conservé à la pinacothèque de Munich. On a voulu y voir “l’épopée de la gloutonnerie flamande”. En réalité, l’œuvre a une signification plus générale et plus profonde. Elle localise en Flandre le rêve de toute une civilisation qui, pour brillante qu’elle paraisse, connaît fréquemment disettes, épidémies et guerres. Est-ce par hasard si ce tableau, daté de 1567, est contemporain de l’implacable répression du duc d’Albe? Dans les Pays-Bas révoltés, ce fut une année de misère. Alors, pourquoi ne pas imaginer des tartes qui glissent d’un toit, des haies formées de saucisses, de cochons de lait circulant tout rôtis avec dans la peau le couteau qui servira à les découper, des oies dorées prêtes dans les assiettes, des œufs déjà cuits avançant sur des petites pattes? Repus, allongés autour d’une table qui porte encore de nombreuses victuailles. […]
Les rêves de l’humanité nous ont été transmis aussi bien par la peinture que par la littérature mondiale classique. Parmi les plus connues, rappelons L’utopie de Thomas Moore, Theleme, de François Rabelais, La Nouvelle Atlantis de Francis Bacon, l’île de Lithé, c’est-à-dire des oublis, des anciens Grecs. […] Du Pérou où coulait l’or et l’argent on est passé à El Dorado, qui n’est plus simplement un pays encore inconquis, autre région mine d’or, mais encore l’homme doré, celui qui dans l’imagination des conquistadores était entièrement trempé dans de l’or!
C’est de l’anti-utopie qu’il conviendrait de parler actuellement, ce que je qualifierai aussi de dystopie, à cause de l’image déformée, complètement fausse et pervertie de la réalité du lieu de notre habitation — la terre — que se sont faite nos contemporains. Le topos, le lieu, n’est plus paradisiaque : “Décidément — écrivait un auteur français, il y a une quinzaine d’années —, cette fin de siècle a des vapeurs. Elle avance vers l’an 2000 avec la démarche allègre des condamnés à mort, à l’aube de leur dernier jour : elle se donne une sorte de torticolis, à force de regarder derrière sa tête, à force de regretter le passé même récent, qu’elle ensevelit, en fin de compte, sous des bouquets de nostalgie”. »

De cette anti-utopie et dystopie, deux écrivains de langue anglaise nous ont donné l’un et l’autre une description cauchemardesque : Aldous Huxley et son Le Meilleur des Mondes, Georges Orwell et son 1984. Citons cependant quelques lignes de G. H. Wells, autre auteur anglophone, tirées de son L’homme au bout de la corde :

« Le monde présent est au bout de sa corde. La fin de tout ce que nous appelons est proche, à portée de main, et nous ne saurions l’esquiver. L’esprit, presque épuisé, fait encore quelques mouvements futiles vers la voie qui pourrait le sortir hors d’impasse. Mais pour se rendre compte que la porte se referme derrière pour toujours. Notre univers n’est pas simplement en faillite, il n’y a plus de dividendes du tout. Il n’est pas simplement en liquidation, il disparaît hors d’existence. Toute tentative de chercher et de trouver un modèle est futile. L’histoire humaine dans sa forme actuelle, de l’Homo sapiens, ainsi qu’il s’est plu de s’appeler, est arrivée à sa fin, elle a achevé sa course. »

Quant à nous, contre à la fois de chimériques utopies et de cauchemardesques anti-utopies, osons parler de notre espérance.

« Qu’est-ce que l’espérance pour vous? », demandait un missionnaire occidental à un étudiant japonais non chrétien. « Eh bien, répondait ce dernier, après hésitations et doutes, ce doit être un beau rêve. »

Il semble donc qu’en dehors de la révélation chrétienne et de la foi biblique il ne soit guère possible de parler d’espérance. Faut-il l’assimiler à une utopie futuriste? L’histoire des futurs a été brillamment écrite tout récemment par Bernard Cazes. Ou bien souscrire au pessimisme outrancier de Wells et déclarer péremptoirement que nous sommes au bout du rouleau? Mon exposé ne vous proposera pas une étude systématique consacrée à l’espérance chrétienne. Je l’ai déjà fait ailleurs.

Mais un mot simple d’abord à son sujet, ensuite deux illustrations pour l’éclairer.

Un terme théologique familier en rendra compte. Notre espérance est de nature eschatologique, c’est-à-dire à propos des fins dernières. Pourtant, ces fins dernières sont d’une sorte toute spéciale. L’espérance n’est pas une attente purement future de l’existence dans la foi. Le futur, si j’ose m’exprimer de la sorte, est ce qui avance vers nous à pas de géant et vient à notre rencontre. Car notre futur n’est pas une dimension chronologique vide, mais rempli de la présence et de la plénitude de celui qui a promis « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28.20), et qui déclare « Voici je viens bientôt » (Ap 22.10). Aussi l’Esprit de Dieu a déjà entrepris ici-bas son œuvre de renouveau, il nous tient en haleine, et si le « pas encore » nous rend souvent impatients, le « déjà inauguré », lui, pour sa part nous accorde sérénité, parfois nous fait même jubiler.

Cependant, notre espérance est également liée au passé : un passé profondément marqué par un lieu, un topos; aussi n’est-elle pas utopie, mais eutopie; ces lieux-là s’appellent croix du Sauveur et tombeau vide du Seigneur ressuscité. Toutes les utopies, tous les rêves, toutes les imaginations viendront inévitablement se heurter à ces lieux-là et s’y briser. Elles seront entièrement anéanties et disparaîtront définitement comme chimères et futilité. Ou, au contraire, elles se transformeront en espérance qui emplira nos cœurs d’une joie ineffable et d’une ferveur inextinguible. Ni rêve ni utopie, l’espérance chrétienne est l’ancre de nos âmes qui nous maintient fermes et patients en dépit de tout découragement. Voici à présent deux illustrations.

Je me trouvais dans la capitale d’un grand pays africain. Lors d’une de mes promenades en ville, témoin des mille maux et des indescriptibles misères qui frappent ce continent qui, à mes yeux, apparaît comme une immense plaie purulente et mortelle placée au cœur même de l’humanité, j’aperçois un homme africain, imposant, reluisant et repu, sortir de la boulangerie du quartier. Derrière lui un être à quatre pattes. Était-ce un adolescent de 13 ans ou un jeune homme de trente ans? Impossible de décider. Affligé d’une malformation physique dont la vue déchire le cœur, il a à peine l’apparence d’un être humain. Il suit comme un chien le monsieur important dans l’espoir, probablement vain, d’une aumône ou d’un bout de pain… Je suis, une fois de plus, sous le choc de tant de misères. Seigneur, est-ce possible qu’il y ait tant de malheur sur ton monde? Mais voici que je me trouve en train de prier, une prière à vrai dire inattendue, là, au milieu de cette rue malodorante, sous un soleil brûlant et malgré le vacarme… Seigneur, dis-je, je sais que dans le Royaume que tu prépares, tu accompliras de grands miracles, comme celui de faire, de cette créature difforme, la plus belle des créations, car tu fais toutes choses nouvelles…

La veille de la mort de ma vieille mère, je me trouve dans sa chambre et l’aide à avaler sa soupe. Il y a plus de quatre ans qu’elle a perdu sa mémoire et presque son esprit. À peine reconnaît-elle les siens. Seul un doux sourire éclaire encore un visage ravagé par tous les malheurs que cette femme arménienne, rescapée des massacres turcs, a subis. Depuis quatre ans, nous n’avions entendu d’elle un mot intelligible. Soudain, elle écarte ma main. Et avec une voix d’une clarté qui résonne encore dans mes oreilles et des mots que je ne saurais oublier, elle me déclare : « Voici, nous allons vers les anges. Voici qu’aujourd’hui, nous sommes près du Royaume. » Je reste abasourdi. Est-ce possible que, dans ce corps disloqué et dont l’esprit s’est définitivement dérobé, on puisse confesser une telle espérance? Mais j’ai saisi ce qui se déroule. C’est un autre Esprit, celui du Dieu saint, source de vie et puissance transformatrice, qui me saisit et m’interpelle : Vois-tu, fils affligé, ce dont je suis capable? Je suis déjà à l’œuvre dans le renouvellement de toutes choses, et j’appelle à la vie ce qui n’existe même pas!

Le lendemain, ma mère nous quittait. J’avoue n’avoir pas versé de larmes, car j’avais reçu, la veille, la confirmation que la victoire qui vainc le monde c’est notre espérance chrétienne et j’avais eu la part de consolation que, dans sa grâce, le Seigneur de miséricorde m’avait accordée. Je puis donc espérer contre toute espérance, car je sais que c’est le Royaume de Dieu qui est le lieu de notre espérance.