Cet article sur Éphésiens 5.14-17 a pour sujet l'obligation chrétienne de racheter le temps, qui consiste à vivre avec sagesse dans le monde présent. Il ne faut pas fuir hors du monde ni subir son influence, mais y accomplir sa mission.

Source: La vocation du chrétien. 4 pages.

Éphésiens 5 - Racheter le temps

« Veillez donc avec soin sur votre conduite, non comme des fous, mais comme des sages; rachetez le temps, car les jours sont mauvais. C’est pourquoi ne soyez pas sans intelligence, mais comprenez quelle est la volonté du Seigneur. »

Éphésiens 5.15-17

Plus d’un philosophe et d’un moraliste ont exhorté leurs contemporains à cultiver la sagesse. Dans les sociétés civilisées, ce terme est devenu le symbole désignant le plus précieux des biens de l’homme. « Acquérir la sagesse vaut mieux que l’or », écrit l’auteur du livre des Proverbes (Pr 16.16). Et c’est la raison pour laquelle cette partie de l’Ancien Testament contient toute une section appelée « littérature sapientiale » ou sapientielle.

Il y a pourtant sagesse et sagesse. L’apôtre Paul, dont nous lisons l’exhortation, loue la sagesse qui est le fruit de la foi, mais simultanément il dénonce celle qui est d’après l’esprit du monde. Dans un autre texte célèbre (1 Co 1.17-29), il énonce le paradoxe suivant : « La folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes », et également : « Dieu a choisi les choses insensées et viles du monde pour confondre les sages et les puissants. »

Je ne tiens pas à analyser la différence entre la première et la seconde. Ceci nous entraînerait trop loin. Rappelons-nous cependant que, dans les premiers jours de la prédication de l’Évangile, lorsque l’Église chrétienne se trouvait devant une redoutable confrontation avec le monde gréco-romain, elle devait faire face au défi que représentait la sagesse d’Athènes et celle d’Alexandrie. Philosophes et théosophes accaparaient et captivaient l’attention des esprits les plus brillants de l’Empire. Nos propres contemporains continuent à bâtir leurs systèmes de pensée sur ceux d’un Platon ou d’un Aristote, ou s’inspirent encore de la morale des penseurs stoïques.

Cependant, le fait que certains hommes d’Église se soient attachés à ces philosophies païennes pour bâtir leurs systèmes théologiques ne nous rend pas aveugles à l’opposition irréductible entre leur « sagesse » et celle qui est le fruit de la foi au Dieu révélé de la Bible chrétienne. Selon la première, la religion n’est que l’effort sublime de l’homme ascendant vers Dieu. Quant à la seconde, celle selon la foi chrétienne, elle est la révélation du Dieu qui descend vers l’homme. Que Dieu puisse et veuille pardonner aux pécheurs était simplement inconcevable pour un penseur tel que Platon. Mais la sagesse chrétienne, elle, commence précisément à ce point-là.

Notons qu’elle impose une obligation morale, car elle n’est jamais une spéculation intellectuelle aride et sèche, sans conséquence pratique. C’est de manière tout à fait pratique qu’il faut se comporter comme des sages. Jésus-Christ en personne le déclare : « Soyez sages et prudents… » (Mt 10.16).

Cette exhortation devrait corriger les erreurs particulières à certains chrétiens. Le chrétien ne vit pas isolé du monde, soustrait à l’influence du temps présent. Bien qu’il doive se laisser guider en toutes choses par la seule Parole de Dieu, il ne devrait pas pour autant dédaigner la lecture de son journal quotidien.

Les chrétiens, des gens tout à fait ordinaires, achètent ou vendent comme le font les non-chrétiens; ils professent un métier comme gagne-pain et se promènent sur les mêmes routes que tout le monde. C’est ainsi qu’ils sont appelés à témoigner de leur foi, de leur espérance et de la charité divine. Et ceci jusque dans les points les plus névralgiques de leur existence quotidienne. La foi biblique n’est pas un « opium du peuple », bien au contraire. Selon l’apôtre Jean, elle est « la victoire qui triomphe du monde » (1 Jn 5.4).

Le chrétien est autorisé à connaître le monde dans lequel il vit aussi complètement que l’Évangile dont il dépend tant dans la vie que devant la mort. Au sens le plus élevé et pur du terme, le chrétien reste un homme vivant dans le monde et témoigne au milieu de celui-ci.

C’était précisément le cas de l’apôtre Paul. Citons un exemple de sa prodigieuse carrière lors de son odyssée, au cours de son dernier voyage missionnaire. Nous le voyons, durant deux interminables semaines, aux prises avec une tempête infernale, livré avec ses compagnons de route aux éléments déchaînés de la nature au fond d’un navire ballotté comme une coquille de noix; bien qu’innocent, il est enchaîné comme un malfaiteur de droit commun. Mais loin de nous offrir l’image d’un martyr résigné, l’apôtre se révèle dans cet événement sous les traits d’un homme fort, plein d’autorité, maître des circonstances. Il ira jusqu’à imposer sa parole à ses gardiens…

Son exemple devrait encourager nombre de chrétiens timides et complexés, qui cultivent presque systématiquement, parfois morbidement, une si mauvaise conscience qu’ils se sentent toujours obligés de se mêler aux affaires du monde… C’est à eux que l’apôtre claironne son : « Rachetez le temps » (Ép 5.16).

Racheter le temps signifie garder la tête claire; porter un jugement sur les idées et les événements après une réflexion sagement mûrie; fuir l’ivresse produite par l’alcool ou par tout autre vice. Un commentateur écrit ceci :

« L’homme demande à l’ivresse cette exaltation, cette évasion, cette plénitude de vie que la pauvreté de son existence lui rend souhaitable. Aussi, l’apôtre invite-t-il ses lecteurs à chercher la plénitude même que donne l’Esprit. À l’ivresse tumultueuse, suivie de ses retombées, il oppose la plénitude de la vie en Christ, qui est joie et action de grâces, qui trouve à la fois son expression et son aliment dans le culte communautaire, dans le chant de l’Église et sous les diverses formes d’offrir au Seigneur ses louanges et ses supplications. Mais le propos de cette plénitude n’est pas d’être réservée à certains moments privilégiés; elle se prolonge dans leur existence tout entière, car elle est faite de ce que Dieu a donné à ses enfants et leur donne continuellement en Jésus-Christ. »

La foi biblique est sanctuaire en même temps que champ de bataille. Elle est forteresse et simultanément poste d’avant-garde placée dans la société. Regardez encore à l’exemple donné par les premiers chrétiens. Jamais une fuite hors du monde n’aurait été plus compréhensible et excusable que dans leur cas et dans leur situation. La première génération de l’Église chrétienne s’attendait à une fin imminente de l’histoire. Or, dans les deux lettres aux Thessaloniciens, l’apôtre Paul, leur auteur, montre que la passivité et l’oisiveté, motivées par une attente fiévreuse du retour imminent du Christ, sont des attitudes à bannir. À l’occasion, le mysticisme et certaines formes de piété peuvent enrichir l’expérience chrétienne, mais elles deviennent une menace lorsqu’elles sont un facteur d’oubli du présent. En vain chercherions-nous dans le Nouveau Testament des traces d’une foi contemplative, en retrait par rapport au monde. Aussi curieux que cela puisse paraître à certains chrétiens, l’attitude contemplative est d’origine païenne. Elle prend racine dans la philosophie d’Aristote et non dans la piété qui s’inspire et s’enracine dans la Bible chrétienne.

Ce qui précède nous aura, tout au moins je l’espère, permis de saisir le sens de l’impératif : « Rachetez le temps. » Nous devrions souligner qu’il n’indique pas un comportement pessimiste; il ne s’agit pas de le racheter de manière négative, disons « en dépit des temps mauvais », mais de manière positive, à cause justement des mauvais jours qui sont les nôtres, et chaque jour en est un. Le dilemme chrétien ne se pose pas entre un noir pessimisme et un optimisme invétéré. Ce serait une grave erreur que de confondre l’espérance chrétienne avec les idées optimistes et évolutionnistes sur le progrès et le développement.

Soyons sur nos gardes en face de ceux qui, chrétiens totalement sécularisés, allant dans le sens du courant, estiment que les jours et les époques sont bons et qu’ils vont encore s’améliorer. Une telle pensée, au lieu de racheter le temps, livre le chrétien aux griffes du monde anti-chrétien. Or, la tâche primordiale de l’Église dans ce monde consiste à proclamer l’Évangile.

À cause des jours qui sont mauvais, le fidèle devra discerner la volonté du Seigneur en participant utilement et activement aux tâches qui lui sont confiées. Qu’il ne s’attende pas à des succès fulgurants ni à des progrès spectaculaires. Il peut néanmoins être persuadé que la grâce de son Dieu et Seigneur est prévenante : « Quand nous étions encore pécheurs, au temps voulu, Christ est mort pour nous » (Rm 5.8).

Voilà de multiples et de solides raisons pour nous adonner à nos tâches quotidiennes. Rachetons le temps de la manière dont nous venons d’exposer, durant les heures de travail dit profane, au cours de nos loisirs, sur les bancs de l’école et dans les travaux ménagers, aussi bien qu’assis sur les bancs de nos églises…

Dieu est l’Auteur du temps et son Maître absolu. Il le fait avancer heure après heure; il soutient l’univers et le fait parvenir à son Royaume éternel de paix, de sainteté et de justice. Il ne s’intéresse pas uniquement à nous lorsque nous nous adonnons à des activités dites « d’Église », mais à chaque instant. Il ne veut pas nous ôter du monde pendant qu’il y fait avancer son règne. Son Fils unique, Jésus-Christ notre Seigneur est venu ici-bas vivre notre temps et nos labeurs. Il a exercé son ministère aussi bien dans le Temple que sur les chemins poussiéreux de la Galilée baignée de soleil, ou bien dans les barques des pêcheurs… Il a été celui qui a su racheter le temps. À cause de lui, nous vivons à présent une vie de plénitude. Par sa grâce, nous pouvons espérer une très bonne et heureuse année.