Le catholicisme et les oeuvres
Le catholicisme et les oeuvres
- Un fondement naturel du droit?
- Un conseil évangélique ou un commandement divin?
- La casuistique
-
Les bonnes œuvres
a. Le problème
b. La doctrine romaine
c. Les saints et les œuvres
d. La coopération de l’homme
e. Les données bibliques
f. La théologie réformée des œuvres
g. La Confession de foi de La Rochelle
h. Jean Calvin - L’inquiétude et l’incertitude du salut
1. Un fondement naturel du droit?1 ⤒🔗
Nous n’aborderons pas dans notre étude la question de la théologie morale catholique pour la comparer à l’éthique biblique et réformée. Une page pour l’introduire, avant l’examen de la doctrine romaine des œuvres, suffira.
Selon la théorie catholique du droit naturel, la raison naturelle peut déduire la loi naturelle de la réalité. Sur ce point, nous avons la même différence que celle, en dogmatique, sur la connaissance générale de Dieu. Pour la Réforme, la révélation est toujours un acte de Dieu dont l’acceptation est essentiellement de nature religieuse, elle ne repose jamais sur un raisonnement purement intellectuel. Ici encore comme en dogmatique, la doctrine catholique a son fondement dans l’idée de la participation et de l’analogie de l’être. La loi naturelle peut être trouvée dans ce qui existe parce que tout existe par une participation de l’être de Dieu. La loi selon la théologie scolastique serait l’expression même de Dieu. On croit être capable de déduire cette loi à partir des choses créées, dont l’existence suppose la participation à l’être de Dieu.
Nous remarquons donc, sans développer nos objections, que la théologie scolastique veut trouver la loi dans les choses elles-mêmes. Toutefois, selon nous, la loi a sa place au-dessus des choses créées, et elle ne peut pas être trouvée en elles. Remarquons aussi que, selon cette même théorie romaine, il serait possible que tous les hommes de bon sens puissent se mettre d’accord sur les principes de droit naturel. Nous voyons cependant combien de différences ont existé parmi les adhérents du droit naturel. Pensons, par exemple, aux différentes théories sur la propriété, l’intérêt, etc.
2. Un conseil évangélique ou un commandement divin?←⤒🔗
Un autre aspect de l’éthique catholique est celui des conseils évangéliques. Il s’agit des actes qui ne sont pas une exigence absolue de la part de Dieu, mais qu’il recommande et par lesquels on peut acquérir une récompense spéciale. On fait reposer cette idée spécialement sur les paroles de Jésus au jeune homme riche (Mt 19.17-22). Ce jeune homme dit qu’il a accompli tous les commandements. Jésus lui dit : « Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes, etc. » De cette façon, il aura un trésor dans le ciel. L’éthique catholique pense qu’on peut être sauvé sans vendre ses biens. Jésus donnerait donc ici un conseil qui ne s’impose pas absolument à notre obéissance, mais qui donne droit à une récompense spéciale. On nomme d’autres conseils de cet ordre : le célibat par exemple. Ceux qui suivent ces conseils sont les « parfaits », les « perfecti » (latin), les « teleioi » (grec). Ainsi fonde-t-on la vie dans les monastères.
Cette explication de « teleios », de parfait, dans Matthieu 19.21 n’est pas correcte. Le mot a ici un sens formel par exemple dans Matthieu 5.48. Jésus demande ici à ses disciples d’être « teleioi » dans l’amour comme leur Père céleste. Cela veut dire qu’ils ne doivent pas restreindre leur amour aux amis, selon l’enseignement des pharisiens, car cet amour n’est pas conséquent. Jésus demande un amour conséquent, un amour qui ne s’arrête pas à mi-chemin, comme le Père céleste ne s’arrête pas à mi-chemin, mais est conséquent dans l’amour. C’est ce que Jésus veut dire lorsqu’il demande aux disciples d’être parfaits. Il ne demande pas qu’ils soient égaux au Père dans un sens matériel, mais qu’ils ressemblent au Père dans un sens formel et qu’ils ne restreignent pas leur amour à leurs amis. Ce qui est « teleios » n’est donc pas ici quelque chose au-dessus de ce que la loi demande, mais c’est une obéissance conséquente, totale, sans restriction.
Jésus ne veut pas demander non plus au jeune homme riche quelque chose au-dessus de l’exigence de la loi. Il lui dit que, dans son cas particulier, lorsque le Christ lui demande de le suivre, l’obéissance conséquente à la loi de Dieu, la soumission au commandement de Dieu sans aucune restriction, doit se manifester par la vente de ses biens. Il ne s’agit pas alors d’un conseil à côté du commandement, mais de la forme dans laquelle le commandement se révèle, comme l’obéissance au commandement peut aussi impliquer qu’on arrache l’œil ou qu’on coupe la main (Mt 5.29).
3. La casuistique←⤒🔗
Voici quelques mots également à propos de la casuistique romaine. L’erreur fondamentale de celle-ci est qu’on interpose un raisonnement humain entre le Dieu vivant et sa loi d’un côté, l’homme et sa situation concrète de l’autre. On oublie que le commandement de Dieu est lui-même extrêmement concret. On applique la loi comme une règle générale à toutes sortes de cas concrets par le moyen du raisonnement. Le moraliste prend ici la place de Dieu.
On peut dire que le raisonnement doit être contrôlé après coup et que c’est l’affaire de la conscience de chacun de décider s’il veut obéir ou ne pas obéir au conseil. Mais aussi on ne change rien au principe. Le raisonnement garde sa position entre Dieu et l’homme. Le commandement n’est plus directement le commandement de Dieu. Car on a obtenu l’application de la loi de Dieu en bâtissant un raisonnement sur le fondement d’une règle générale. La relation entre Dieu qui donne le commandement et l’homme qui doit obéir à ce commandement n’est plus ici une relation personnelle. Le raisonnement qui se trouve entre Dieu et l’homme l’empêche. On n’attend pas le moment où Dieu parle directement, mais on prend la loi en ses propres mains. La loi et le Législateur sont séparés comme dans l’éthique des pharisiens. L’intelligence humaine reçoit un rôle dominant. C’est pourquoi le cœur corrompu a de grandes possibilités. Cela était visible dans la morale des pharisiens qui coulaient des moucherons, alors qu’ils avalaient des chameaux (Mt 23.24).
Les effets mauvais de cette méthode sont spécialement apparus dans l’éthique des jésuites, surtout dans le célèbre probabilisme. La loi de Dieu était expliquée comme une norme juridique. On essaie de tourner la loi d’une façon légale. Le probabilisme enseignait qu’il est permis de faire une chose en faveur de laquelle on peut invoquer un argument moral, même si les contre-arguments sont plus forts.
La casuistique n’est pas seulement une théorie catholique, mais hélas! aussi une solution pratique du problème moral pour bien des protestants. On manie la loi de Dieu comme un code juridique et on essaie d’être le moins possible gênés par les exigences de Dieu. On veut ainsi restreindre à un minimum l’obéissance. La relation entre le Dieu vivant et son enfant reconnaissant a totalement disparu.
4. Les bonnes œuvres←⤒🔗
Il n’y a pas de foi sans de bonnes œuvres. Il n’y a pas d’œuvres vraiment bonnes pour Dieu sinon les œuvres de la foi. Mais il faut aussi dire qu’il n’y a pas de foi, et donc pas de lien avec le Christ sans qu’il y ait de bonnes œuvres. Notre union avec le Christ doit se manifester par les œuvres (Jn 15.2; Mt 7.15; Jc 2.26, etc.). Il n’y a pas de foi véritable si cette foi n’agit pas par l’amour (voir Ga 5 et 6). La foi réceptive est aussi active par les œuvres de la sanctification.
Cela explique pourquoi la Bible nous donne tant d’exhortations à nous convertir, à vivre selon la volonté de Dieu, etc. Jean-Baptiste dit : « Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mt 3.2). L’épître aux Hébreux exhorte les chrétiens : « Recherchez la paix avec tous et la sanctification, sans laquelle personne ne verra le Seigneur » (Hé 12.14). Paul a même écrit : « Travaillez à votre salut » (Ph 2.12).
Il est certain que la Bible exige une vie selon la volonté de Dieu et dit qu’il n’y a pas de salut sans cette obéissance. Il faut que nous nous convertissions. On a distingué entre la conversion première et la conversion quotidienne, pour indiquer que Dieu ne demande pas seulement que nous nous convertissions au début de notre communion avec lui, mais qu’il veut aussi que toute notre vie reste une vie de combat contre le péché. Ce que nous lisons dans Philippiens 2.12 pourrait nous donner l’impression qu’il est nécessaire que nous méritions la grâce de Dieu par notre conversion. Cependant, il apparaît déjà dans Philippiens 2.13 que cette idée n’est pas correcte. Notre travail est un don de Dieu : « C’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire. »
a. Le problème←↰⤒🔗
Une idée largement répandue chez des réformés laisse entendre que le salut serait exclusivement dû à notre foi, ce qui est effectivement la position réformée classique, tandis que pour Rome le salut ne dépendrait qu’exclusivement des bonnes œuvres. Bien que dans la théologie romaine la grâce ne recouvre pas exactement le même sens que chez nous, ainsi que nous l’avons signalé dans un article précédent intitulé Le catholicisme contre la sola gratia et la sola fide, toutefois la théologie romaine admet, comme celle de la Réforme, l’incapacité totale de l’homme à effectuer son propre salut. À son tour, elle confère à la grâce une place décisive dans l’œuvre de notre salut.
« L’histoire spirituelle du 16e siècle est dominée par cette lourde option : la foi ou les œuvres.2 »
« L’unité de l’Église ne s’est pas brisée au 16e siècle sur la controverse : Écriture et Tradition. Malgré la prédominance de ce thème dans la controverse, l’unité de l’Église se brisa sur un autre point contesté qui constituait le point central de toutes les autres discussions : quelle signification pour notre salut ont la grâce divine d’une part, les œuvres de l’homme d’autre part? Ou, selon le langage technique de la théologie, la controverse se centra sur la justification du pécheur devant Dieu.3 »
b. La doctrine romaine←↰⤒🔗
Rome enseigne d’un côté l’absolue impossibilité pour l’être humain de se sauver lui-même et le besoin absolu du salut par Jésus-Christ. Selon le Concile de Trente :
« Celui qui affirme que l’homme peut être justifié devant Dieu par ses œuvres, que ce soit par la force de sa nature humaine ou par l’enseignement de la loi, sans la grâce divine manifestée en Jésus-Christ, il est anathème.4 »
D’autre part, Rome enseigne que les œuvres accomplies dans un état de grâce ont une puissance « méritoire » et « rédemptrice », car nous sommes obligés d’accomplir de bonnes œuvres pour mériter le ciel.
« Si quelqu’un affirme que l’homme justifié, aussi parfait qu’il puisse être, ne soit pas obligé d’obéir aux commandements de Dieu et de l’Église, mais qu’il doive seulement croire, comme si les Évangiles n’étaient qu’une simple promesse de vie éternelle sans les conditions de l’accomplissement des lois, il est anathème.5 »
« Si quelqu’un dit que les bonnes œuvres de l’homme justifié sont les dons de Dieu, en telle sorte qu’elles ne soient pas aussi de bons mérites de cet homme justifié; ou que, par les bonnes œuvres qu’il fait par la grâce de Dieu et les mérites du Christ (dont il est un membre vivant), le justifié ne mérite pas vraiment un accroissement de la grâce, la vie éternelle et (s’il meurt dans la grâce) l’entrée dans la vie éternelle, ainsi que l’accroissement de gloire, qu’il soit anathème.6 »
Reconnaissons que Rome tient compte de la lutte que saint Paul avait engagée contre ceux qui cherchaient à se justifier aux yeux de Dieu, par leurs œuvres personnelles, sans le secours de la grâce. L’exemple en est le conflit avec les judaïsants qui avaient infesté et infecté les Églises de la Galatie. Aux yeux de Rome, ces œuvres légalistes non accomplies en état de grâce perdent toute valeur méritoire. Elles ne seront jamais à même d’opérer notre justification devant Dieu. Ce n’est que quand la grâce nous précède, et quand nous nous y abandonnons, qu’il nous est possible d’accomplir des œuvres qui soient agréables à Dieu.
Ce n’est pourtant pas sans raison que la Réforme a ressenti précisément à propos des bonnes œuvres l’une des déviations majeures de la doctrine romaine par rapport à l’Écriture. Elle a apparu dans toute son acuité au 16e siècle, et nous sommes au regret de constater que, depuis, Rome n’a pas varié d’un pouce. Elle persiste à les tenir toujours pour méritoires lorsque, bien entendu, elles sont faites avec l’aide de la grâce.
La doctrine catholique dit en substance : Dieu veut le bien pour l’homme. Il le renouvelle par une force en l’homme comme un flux. Ce flot puissant s’appelle « grâce ». La grâce touche le non-chrétien d’abord par l’annonce de la Parole, qui éveille en lui les premiers mouvements de foi, d’espérance et d’amour. Sur ce point, le concile corrige d’ailleurs la théorie du bas Moyen Âge : même les premiers bons mouvements procèdent de la grâce, non pas des possibilités naturelles de l’homme. La justification du pécheur consiste donc dans le « transfert » de l’état dans lequel est né l’homme en tant que fils du premier Adam, dans l’état de grâce et d’adoption des fils de Dieu par le second Adam, notre Sauveur Jésus-Christ.
Rome tend à penser que la Réforme refuserait tout apport des œuvres dans la vie chrétienne, ne se contentant que de la seule manifestation de la foi, qui serait une foi inactive. Le Concile de Trente s’est imaginé ainsi les positions de la Réforme. Contrairement à cette erreur d’appréciation, toutes les confessions de foi réformées sont unanimes à soutenir que, lorsque la foi est authentique, elle engendre nécessairement des œuvres bonnes. Plus loin, nous résumerons l’importance et la valeur que la foi évangélique accorde aux œuvres produites par une foi réelle et vivante. Selon Trente, la Réforme contredirait l’Écriture, selon laquelle un bon arbre porte de bons fruits (Mt 7.16-20). Nous serons jugés selon nos œuvres (Mt 25.14-46; 2 Co 5.10). En effet, elles témoignent de la réalité et de la vérité de notre foi.
c. Les saints et les œuvres7 ←↰⤒🔗
Nous devons nous arrêter à la doctrine romaine des saints et de leur intercession, car cette doctrine est intimement liée à sa conception des œuvres et de leur salaire. Dans le Nouveau Testament, tous les croyants sont appelés « saints », en vertu de la sainteté du Christ qui leur est imputée.
L’Église romaine confère à ce terme un autre contenu : Elle appelle saints tous ceux qui, en vertu de la grâce donnée, ont accompli plus de bonnes œuvres que Dieu ne l’exigeait et qu’il n’était nécessaire à leur propre salut. En vertu de la communion des saints dans l’Église, qui embrasse le ciel, la terre et le purgatoire, ceux dont les œuvres sont restées ici-bas en deçà des exigences divines peuvent en bénéficier. En même temps, une action spéciale sur Dieu est attribuée à l’intercession des saints. En vertu de leurs mérites plus nombreux, ils jouissent auprès de lui d’une considération plus grande. En les honorant et en les invoquant, ceux qui du fait de leur indignité n’osent pas s’adresser directement à Dieu, peuvent nourrir l’espoir que ces saints accordent encore leur aide d’une autre manière, par exemple par leur protection dans les dangers, la guérison dans la maladie, tout cela en vertu du haut degré de leur sainteté qui les élève très au-dessus des hommes ordinaires. En se développant, la vénération des saints est devenue un système dans lequel chaque homme, chaque ville, chaque profession possèdent son saint protecteur.
d. La coopération de l’homme←↰⤒🔗
De ce qui précède, il ressort que dans le catholicisme romain l’homme occupe une place bien plus indépendante vis-à-vis de la grâce que celle que l’Écriture sainte nous autorise à lui concéder. Si hautement que l’Église romaine puisse glorifier la grâce, elle maintient cependant qu’elle reste stérile lorsque l’homme ne coopère pas avec elle, en sorte que la grâce de Dieu et les œuvres de l’homme, tout en soulignant expressément que la grâce précède toujours, sont considérées comme deux facteurs qui se déterminent mutuellement l’un l’autre et dont chacun est indispensable au salut de l’homme. Quant à nous, nous ne nions pas l’existence des bonnes œuvres, mais elles nous apparaissent comme les fruits du bon arbre (Mt 7.16-20). Elles sont les signes de la grâce de Dieu, qui, comme tels, sont indispensables, mais non comme étant des œuvres propres de l’homme qui puissent retenir, augmenter et compléter la grâce. Nous avons ici une profonde différence. Le Concile de Trente déclarait :
« Si quelqu’un dit que la justice reçue n’est pas conservée et encore augmentée devant Dieu par les bonnes œuvres, mais que les œuvres sont seulement les fruits et les signes de la justification obtenue et non pas la cause de son accroissement, qu’il soit anathème.8 »
C’est pourquoi, dans la doctrine et la pratique romaines, les bonnes œuvres de l’homme prennent une telle importance et une telle proportion, en tant qu’éléments indépendants et concrets, que nous ne comprenons plus comment il pourrait encore être rendu justice à la manière dont l’Écriture nous parle des bonnes œuvres. Dans la Bible, en effet, les œuvres ne sont jamais séparées, d’une part, de la personne qui les accomplit, de son attitude personnelle envers Dieu et, d’autre part, du Saint-Esprit qui les opère en nous. Dans l’Écriture, toutes nos œuvres sont ramenées à une seule, celle de la foi en qui toutes les œuvres sont fondées, et l’Écriture insiste essentiellement sur le fait que c’est Dieu lui-même qui opère ces œuvres en nous.
À tout ceci, il est impossible de faire droit quand, comme c’est le cas dans l’Église romaine, l’homme, en raison des mérites qu’il peut s’acquérir, est exhorté à accomplir de bonnes œuvres, et quand ces œuvres sont, chacune pour son propre compte, considérées d’une manière casuistique, un degré de valeur dans l’échelle des mérites étant assignés à chacune d’elles. Il est dès lors inéluctable que nous nous retrouvions dans la maison de servitude et sous la malédiction de la loi. Alors, la grâce n’est rien d’autre que le pouvoir de continuer à nous efforcer d’acquérir péniblement des mérites.
La lutte entreprise par l’apôtre Paul pour la grâce et contre la loi vise également cette attitude de l’esprit. Car ce n’est pas le fait que nos œuvres soient accomplies en état de grâce qui tranche la question de savoir si elles sont de bonnes œuvres; c’est qu’elles soient faites dans le but de louer Dieu de sa grâce imméritée et par reconnaissance pour l’œuvre accomplie par Jésus-Christ, et qui ne supporte pas la moindre arrière-pensée restrictive. Dès que nous considérons et interprétons les bonnes œuvres comme une obligation en vue d’accumuler des mérites, alors, comme dit l’Écriture, nous sommes coupables d’anéantir par les œuvres mêmes la grâce de Dieu (Ga 2.21). Ces œuvres ne sont plus que des œuvres mortes (Hé 6.1,9; 9.14). Contre tout cet effort légaliste tendant à l’acquisition des mérites personnels et à notre perfectionnement, il faut résolument opposer l’affirmation de saint Paul : « Aucun homme ne sera justifié devant lui par les œuvres de la loi » (Rm 3.20).
Rome déclare que l’Écriture parle continuellement du « salaire » ou de la « récompense » qui attend les croyants fidèles dans l’éternité, et que cette manière de parler serait déplacée si ce salaire n’était pas fondé sur les mérites acquis dans la vie présente.
Rome reconnaît que le mérite et le salaire ne sont possibles que parce que Dieu en a ainsi décidé dans sa grâce. Elle reconnaît encore que mérite et salaire ne peuvent être acquis qu’en vertu de la grâce sanctifiante. Dans ce cadre, pourtant, elle n’en persiste pas moins à parler de mérite et de salaire d’après un mérite. Il est exact qu’elle circonscrit son concept de salaire à l’intérieure des limites de la grâce, mais elle ne va pas jusqu’à le concevoir comme une expression de la grâce elle-même. Elle maintient qu’un homme peut acquérir de vrais mérites. Ce faisant, elle ne rend pas justice au sens et à la profondeur du langage de la Bible relatif à l’idée du salaire.
La Réforme a, avec vigueur, rejeté cette doctrine, y voyant l’une des plus graves et évidentes déviations par rapport à l’enseignement biblique. L’Écriture n’encourage jamais cette idée. Cela découle de l’essence même de la foi. Le croyant se glorifie de la grâce de Dieu, et d’elle seulement. La possibilité, soulignée par Trente, qu’un homme ne se glorifie qu’en Dieu seul, et que cependant, et pour cette raison même, il puisse parler de véritables mérites personnels, n’aura aucun aval biblique (1 Co 4.7, Ga 6.14; Ép 2.8-9).
e. Les données bibliques←↰⤒🔗
Selon l’Écriture, le salut est par grâce, au moyen de la foi. Le passage classique en est Éphésiens 2.8-10. Mais Rome cite le cas du jeune homme riche qui a demandé à Jésus : « Bon Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle? » Et à qui Jésus a répondu : « Tu connais les commandements… » (Mc 10.17,19). Car, selon le catéchisme : « Les bonnes œuvres ont en elles une puissance qui nous permet de gagner le ciel.9 » Le salut n’est donc pas seulement et uniquement l’œuvre de la grâce de Dieu, il n’est pas seulement le produit de la grâce, mais il est aussi un produit des mérites. Cette déclaration est une réaction à la question 63 du Catéchisme de Heidelberg : « Cette récompense n’est pas donnée par mérite, mais par grâce. » Rome cite également Matthieu 25.21 pour étayer sa thèse.
L’idée de salaire est certainement une donnée biblique. De nombreux passages le confirment amplement (Col 3.23-24; Hé 11.26; Ap 20.12; 11.17-18; 1 Co 3.8).
« Cette parole est certaine, et je veux que tu insistes là-dessus, afin que ceux qui ont cru en Dieu s’appliquent à exceller dans les œuvres bonnes. Voilà ce qui est beau et utile aux hommes! » (Tt 3.8).
D’autres passages encore expriment plus ou moins explicitement la même idée (Mt 5.11-12; 19.27-29; 25.14-30; 1 Co 3.8; 2 Co 5.10; Ga 5.10; Hé 10.35; 11.6, Ap 22.12).
Mais la Bible ignore l’idée du mérite. Dans la Bible, le salaire n’est pas comparable à une situation de relation économique; une réponse contractuelle à l’une ou l’autre prestation du croyant. La Réforme a porté l’attention sur Luc 17.10 où Jésus ôte toute idée de salaire. Le professeur Greijdanus écrit dans son commentaire sur le passage :
« Nous appartenons entièrement à Dieu, et les croyants sont la possession entière du Seigneur Jésus à cause de son œuvre rédemptrice. C’est à lui qu’ils sont redevables de tout ce qu’ils sont, de tout ce qu’ils ont en possibilité et dons, possessions, temps et circonstances : ils reçoivent tout de Dieu, par sa création et sa providence. Ils doivent donc tout à Dieu et sont dans l’incapacité de faire quelque chose qu’ils ne soient pas préalablement tenus de faire. Il est donc impossible qu’ils puissent accomplir plus que ce dont ils sont en fait redevables à Dieu, et dont Dieu pourrait tirer quelque profit, ou un accomplissement supplémentaire pour lesquels Dieu pourrait les remercier. C’est là une parfaite impossibilité. Le Seigneur enseigne ici que tout ce que nous accomplissons n’a absolument aucune valeur méritoire, même si nous accomplissons tout ce qu’il a ordonné. Dieu a droit à tout. Il est absolument impossible d’accomplir plus de bonnes œuvres que celles que Dieu nous demande; par conséquent, il nous est impossible de nous baser sur celles-ci, pour la réception de quelque remerciement ou de quelque salaire.10 »
Avec des affirmations contenues dans ces passages, il ne reste plus aucune place pour parler, même au nom de la grâce, de mérites propres. Quand Paul en vient à glorifier ce que la grâce de Dieu a opéré en lui, il le fait de telle manière qu’il ne s’attribue rien à lui-même, mais qu’il impute toute la gloire à Dieu seul (1 Co 15.10). Et quand ses adversaires le contraignent, un bref instant, à se glorifier de ses labeurs et de ses expériences (2 Co 12.1-11), il déclare aussitôt avoir été insensé en se glorifiant; il préfère, dit-il, se glorifier de ses infirmités et de ses faiblesses, c’est-à-dire en celui qui lui a dit : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » (2 Co 12.9).
Avec sa doctrine du mérite des bonnes œuvres, l’Église romaine abandonne le terrain de la foi, car la foi se glorifie seulement de la grâce, et il lui est impossible de parler de mérites personnels. Le croyant sait à quel point même ses meilleures œuvres sont souillées par le péché et à quel point aussi, même pour ces œuvres, il doit entièrement compter avec le pardon de Dieu. En supposant le cas le plus favorable, il est obligé de dire : « Nous sommes des serviteurs inutiles. Ce que nous avons fait, nous devions le faire » (Lc 17.10), de telle sorte que, selon la parole du Christ, il n’attend de son Seigneur aucun remerciement.
Cependant, il n’est pas question d’un salaire selon ses mérites. Le Seigneur lui-même coupe court à toute idée de ce genre aussitôt après sa déclaration de Matthieu 19.27-29, en racontant la parabole des ouvriers dans la vigne (Mt 20.1-16). Après avoir accompli un travail très différent, les ouvriers reçoivent tous le même salaire, et cela au nom de la bonté du Seigneur (Mt 20.15), qui éconduit ceux qui réclament un traitement selon leurs mérites respectifs. Quand l’apôtre Paul affirme : « Celui qui reçoit son salaire non pas comme une grâce, mais comme un dû » (Rm 4.4), il exprime la même idée que nous retrouvons encore en Romains 6.23. Ces citations mettent suffisamment en évidence que la notion biblique de salaire, bien loin d’inclure l’idée de mérite, l’exclut.
On peut alors se demander pourquoi le Christ et les apôtres ont néanmoins employé ce terme, et à plusieurs reprises. Ils l’ont fait pour exprimer le lien indissoluble existant entre le chemin que nous choisissons de suivre, dans le temps présent, et ce qui nous attend dans l’éternité. Ils nous rappellent ainsi le sérieux de la vie présente, tout au long de laquelle nous devons veiller à ne pas perdre la récompense à venir (2 Jn 1.8), et ils encouragent l’Église par l’expectative de la joie qui succédera au combat. Le terme de « salaire » implique que la route que nous aurons suivie sur cette terre se prolonge dans l’éternité. Il permet d’exprimer la grandeur de la grâce, car c’est par grâce que Dieu se fait notre débiteur. Il veut nous donner encore infiniment plus qu’il ne nous sera jamais possible de recevoir ici-bas dans la foi et par l’expérience chrétienne. Lorsque nous marchons sur le chemin de la justification et de la sanctification, nous pouvons avoir l’assurance qu’il nous sera donné plus tard infiniment davantage. Dans l’Écriture, il n’est jamais question d’un « salaire » selon nos mérites, mais, comme nous pourrions le traduire mieux encore, d’une récompense selon l’espérance de la foi, de la certitude que ceux qui ont placé leur espoir dans la bonté éternelle de Dieu ne seront jamais couverts de confusion.
f. La théologie réformée des œuvres←↰⤒🔗
La Réforme a rejeté ces idées et ces pratiques. Assurément, nous savons bien quelle est, dans l’Église de Jésus-Christ, la puissance de l’intercession les uns pour les autres! Mais rien ne nous a été révélé quant à l’exercice de cette intercession par ceux qui sont déjà au-delà du voile, au profit de ceux qui sont encore engagés dans la bataille d’ici-bas. En tout cas, nous estimons qu’il n’est pas permis d’invoquer les morts et de réclamer le secours de leur intercession. Nous rejetons de plus l’idée que la capacité de Dieu de nous écouter et de nous exaucer puisse dépendre de l’ampleur de nos mérites. Notre Dieu est précisément celui qui incline son oreille vers ceux qui, dans leur total dénuement et avec tous leurs péchés, se réfugient auprès de lui. Il ne nous est nullement nécessaire de nous inquiéter, en pensant que nous aurions besoin d’une autre médiation pour nous le rendre favorable (1 Jn 2.1). Pour l’amour de lui, nous pouvons nous approcher avec assurance du trône de la grâce et n’avons nul besoin de chercher quelque autre intercesseur.
Nous considérons l’idée selon laquelle certains hommes auraient accompli des « œuvres surérogatoires » comme étant en contradiction avec Luc 17.10 et, en général, avec tout ce que nous reconnaissons comme l’enseignement même de l’Écriture, c’est-à-dire les œuvres, le salaire, les mérites. Et nous sommes fortifiés dans cette conviction par toute la séquelle de pratiques superstitieuses que suscite la vénération des saints, et davantage encore par le fait que cette vénération frise les limites du polythéisme. Mais notre objection la plus sérieuse, celle qui est en réalité à la base des précédentes, c’est que l’attention portée aux saints, et naturellement surtout celle portée à Marie, obscurcit la splendeur de la grâce du Christ. Nous savons bien que l’Église romaine le conteste et qu’elle prétend même le contraire, affirmant que la puissance de la grâce du Christ brille d’un éclat tout particulier dans la gloire même des saints. Mais le saint véritable, c’est celui qui ne se glorifie de rien d’autre que de la sainteté de Jésus-Christ, et qui ne fait rien d’autre que de désigner du doigt sa grâce merveilleuse. Les saints romains tiennent une place beaucoup trop indépendante, et par la médiation qu’ils exercent en vertu de leurs mérites entre Dieu et les pécheurs, ils ne peuvent qu’assombrir à nos yeux la lumière de la miséricorde divine.
g. La Confession de foi de La Rochelle←↰⤒🔗
« Ainsi la foi non seulement ne refroidit pas en nous le désir de bien et saintement vivre, mais au contraire l’engendre, l’excite et produit nécessairement les bonnes œuvres. Au reste, bien que Dieu, pour accomplir notre salut, nous régénère et nous rende capables de faire le bien, nous confessons toutefois que les bonnes œuvres que nous faisons sous la conduite de son Esprit ne viennent point en compte pour nous justifier ou pour mériter que Dieu nous tienne pour ses enfants, parce que nous serions toujours ballottés par le doute et l’inquiétude, si nos consciences ne s’appuyaient sur la réparation par laquelle Jésus-Christ nous a acquittés.11 »
« L’objection de la Réforme contre la doctrine catholique qui vient d’être esquissée se ramène pour l’essentiel aux points suivants. C’est une illusion de croire que l’homme, même chrétien, puisse jamais atteindre un tel degré de perfection que sa vie intérieure et ses actes puissent lui valoir la vie éternelle. S’il y a après tout salut et vie éternelle, c’est seulement comme une récompense, parce que Dieu prononce, pour l’amour de Jésus, une sentence d’acquittement, de grâce, sur l’homme qui reste pécheur, même en tant que chrétien. (Le chrétien est en même temps pécheur et juste). […] La grâce seule sauve l’homme, aucune œuvre humaine n’y peut rien, car “Christ seul” a satisfait pour son salut. C’est le déshonorer que d’ajouter à son mérite des mérites humains. […] Parce que les réformateurs ont senti dans le système catholique du Concile de Trente une menace pour le triple “Christ seul, par la grâce seule, par la foi seule”, ils ont protesté.12 »
h. Jean Calvin←↰⤒🔗
Au livre III de l’Institution, Calvin répond aux objections romaines contre ce qui y est central : Par la foi seule :
« Nos adversaires nous accusent d’abolir les bonnes œuvres et d’en détourner les hommes en enseignant que nul n’est justifié par ses œuvres ni sauvé par ses mérites. Ils nous reprochent aussi de rendre la justice trop facile en la faisant dépendre uniquement de la rémission gratuite des péchés; c’est disent-ils, encourager les hommes à mal faire, alors qu’ils n’y sont que trop portés naturellement. […]
Je répondrai brièvement […] à ces deux calomnies. […] Nous n’imaginons pas une foi séparée des œuvres bonnes ou une justification existant en dehors d’elles. Mais le nœud de la question est ceci : nous reconnaissons que la foi et les œuvres sont nécessairement liées, mais nous attribuons la justice à la foi, et non aux œuvres. La raison? Elle est évidente si nous regardons au Christ : c’est vers lui que notre foi est tournée; c’est de lui qu’elle tire toute sa force. Car d’où vient que nous sommes justifiés par la foi? C’est que par elle nous saisissons la justice du Christ qui est l’unique moyen de notre réconciliation avec Dieu. Mais nous ne pouvons recevoir cette justice du Christ sans recevoir en même temps la sanctification. Car lorsque l’Écriture affirme que le Christ a été fait pour nous rédemption, sagesse et justice, elle ajoute qu’il a été fait pour nous sanctification (1 Co 1.30). Donc Jésus-Christ ne justifie nul homme sans le sanctifier en même temps. Car tous les biens qu’il nous donne sont unis par un lien perpétuel : quand il nous illumine par sa sagesse, il nous rachète; quand il nous rachète, il nous justifie; quand il nous justifie, il nous sanctifie. […] Nous voyons ainsi combien il est vrai que nous ne sommes pas justifiés par les œuvres puisque l’union avec le Christ, par laquelle nous sommes justifiés, contient en elle la sanctification.
C’est aussi un mensonge de prétendre que nous décourageons le désir de faire le bien en détruisant toute illusion de mérite. […] Ceux qui disent que nul homme ne se souciera de bien vivre s’il n’espère pas une récompense se trompent très lourdement; car c’est offrir aux hommes un bien piètre avantage que de vouloir qu’ils servent Dieu pour une rétribution, d’en faire des mercenaires qui vendent leurs services. Dieu veut être honoré et aimé d’un libre élan du cœur. […] Le serviteur qui lui plaît est celui qui continuerait à le servir sans espérer de récompense.
Mais la plus futile de toutes les calomnies est de dire que nous encourageons les hommes à pécher en affirmant que toute notre justice vient de la rémission gratuite des péchés. Car nous ne parlons ainsi que parce que nous attribuons à la justice une valeur si grande que nous nous reconnaissons incapables d’en payer le prix, donc incapables de l’obtenir si elle n’était pas gratuite. Gratuite pour nous, mais non pas pour le Christ, à qui elle a coûté si cher; car c’est par son sang très précieux et très saint qu’il l’a achetée. La justice de Dieu ne pouvait être satisfaite à nul autre prix. […] La souillure du péché qu’elle ne peut être lavée qu’à cette fontaine.
Cette pensée ne doit-elle pas inspirer aux hommes une plus grande horreur du péché que si on leur disait que quelques bonnes œuvres peuvent effacer sa souillure? Et s’ils ont quelque crainte de Dieu, comment n’auront-ils pas horreur de se vautrer encore dans la boue après avoir été purifiés et de souiller ainsi la source pure où ils se sont lavés? […] Comment peut-on dire que ce qui manque à notre justice peut être compensé par des “œuvres satisfactoires”? Nous disons, nous, que la justice est chose trop précieuse pour pouvoir être si facilement acquise : nous ne pouvons l’obtenir qu’en cherchant refuge dans la miséricorde de Dieu.13 »
5. L’inquiétude et l’incertitude du salut←⤒🔗
Les différences doctrinales et pratiques que nous venons de souligner ne laissent pas de mettre en cause l’essence même de nos rapports avec Dieu. Nous en apprécierons la gravité en constatant que Rome, en raison de la place qu’elle accorde à la coopération humaine, nie catégoriquement qu’un homme puisse, avant sa mort, dire avec la certitude de la foi qu’il est pour Dieu un enfant d’adoption. Pour elle, il est également impossible de connaître ceux qui sont l’objet de l’amour électif de Dieu; seule la persévérance chrétienne jusqu’au terme de la vie terrestre les manifestera. Pour elle, en effet, la grâce peut être perdue, et sa conservation dépend de notre coopération. C’est pourquoi personne ne peut jamais avoir une certitude absolue de son salut, mais seulement une certitude morale, une présomption, qui est en même temps une confiance placée dans la foi, l’espérance et l’amour qu’il persévérera. Rome considère qu’une telle certitude tient le juste milieu entre l’angoisse servile et la témérité de l’assurance du salut dont la Réforme se glorifie. Dans l’incertitude, l’homme est incité aux œuvres par lesquelles il peut conserver et augmenter la grâce. Voici ce que disait le Concile de Trente :
« Si quelqu’un dit qu’il est certain, d’une certitude absolue et infaillible, de posséder plus tard le grand don de la persévérance finale (à moins qu’il ne l’ait appris par une révélation spéciale), qu’il soit anathème.14 »
Rome prétend que, par cette doctrine, elle veut rester fidèle à l’Écriture qui, à tout moment, nous exhorte à combattre le combat de la foi, à courir pour obtenir le prix de la course et à persévérer jusqu’à la fin. Plus d’une fois, à ce qu’il semble, l’Écriture parlerait de la possibilité de perdre la grâce. Or, dans l’œuvre de Dieu en l’homme, deux aspects complémentaires apparaissent. D’une part, nous sommes exhortés à nous préserver nous-mêmes des souillures du monde (Jc 1.27), d’autre part, il nous est affirmé que nous sommes préservés par la fidélité de Dieu, qu’il achèvera lui-même l’œuvre bonne qu’il a commencée en nous, que personne ne peut ravir ses brebis de la main du bon Berger, que Dieu demeure en ceux qui l’aiment, si bien que nous sommes en droit d’être assurés que rien ne pourra jamais nous séparer de son amour.
Ces deux aspects de l’Écriture ne se contredisent nullement; la vérité de l’un ne limite en rien celle de l’autre. Pour la foi, il n’y a pas ici la moindre contradiction. Nous pouvons nous reposer sur la fidélité de Dieu sachant bien qu’elle nous gardera, mais de telle manière que cette assurance ne nous rend aucunement passifs, car la persévérance s’accomplit justement en ce que nous courons et persévérons nous-mêmes. La protection de Dieu se réalise précisément au moyen des appels et des exhortations qui nous sont adressés. Quand un homme n’y obéit pas, c’est qu’il n’a pas encore vécu dans la foi et dans l’amour.
En édulcorant sur ce point le témoignage de l’Écriture et en étouffant le cantique joyeux que notre seul refuge est dans la fidélité de Dieu, avec l’inquiétude qu’engendre la doctrine selon laquelle la grâce pourrait être perdue, Rome nous dépouille du prestigieux fondement, le seul à partir duquel les œuvres véritablement bonnes de la reconnaissance sont possibles, c’est-à-dire de cette certitude du salut et de la persévérance finale, qui seule peut affranchir notre combat et nos prières de toute angoisse fébrile. Nous ne prétendons pas que cette assurance soit fondée sur la vertu de notre propre foi. Nous nous en gardons bien! Mais, avec notre foi chancelante, nous nous savons protégés et portés par la fidélité du Seigneur. Croire n’est autre chose que de nous cramponner au rocher immuable de ses promesses. Par la manière dont l’Église romaine nous érige en un facteur autonome dans l’œuvre de la grâce, elle dresse à côté de l’Évangile une nouvelle loi, elle obscurcit à nos yeux la perspective de la grâce en qui seule se trouve la vie des cœurs brisés et contrits15.
La théologie catholique, toujours soucieuse de trouver un écho dans la morale naturelle de l’homme raisonnable, souligne volontiers combien cette notion de mérite lié aux bonnes œuvres et du démérite lié aux mauvaises, est indispensable à l’existence humaine : « La psychologie et la théologie s’unissent […] pour donner au mérite une place essentielle dans nos relations avec Dieu.16 »
« Nous comprendrons tout d’abord pourquoi le Concile de Trente nous parle d’abord du mérite avant la justification, c’est-à-dire avant l’acte rédempteur de Dieu en Christ. C’est que l’Église catholique exige une préparation humaine à la grâce. Si l’initiative appartient ici nécessairement à l’appel divin, la volonté humaine a le moyen ainsi que le devoir d’y concourir et les œuvres spirituelles qui en résultent ont le caractère d’une disposition au don ultérieur de la grâce.17 »
Nous sommes dits justifiés gratuitement, affirme le Concile de Trente, parce que rien de ce qui précède la justification, ni la foi ni les œuvres, ne mérite la grâce même de la justification, ces œuvres, antérieures à la justification, ne nous acquièrent qu’un mérite de rang inférieur, ce qui représente par rapport à la doctrine de saint Thomas une réelle évolution. Pourquoi l’homme avant la justification ne peut-il acquérir un vrai mérite? C’est que nous sommes encore ici sur le plan de la nature, c’est que l’âme n’a pas encore en elle le principe surnaturel qui lui permettrait de le produire.
Après la justification, l’action de la grâce justifiante, disent les théologiens catholiques, l’homme devient capable d’accomplir des œuvres vraiment bonnes et agréables à Dieu, parce que le Christ lui communique effectivement une vie nouvelle, sa propre vie : Dieu, dit Jean Rivière, a voulu nous donner le moyen d’obtenir par la voie du mérite le bonheur auquel il nous appelle par pure grâce. Ainsi se réalise une pure coopération entre Dieu et l’homme.
Les théologiens romains, poursuit R. Mehl, reprochent à la Réforme d’avoir insisté sur le caractère extérieur, forensique de la justification. La justice qui nous est donnée n’est pas la nôtre, elle est la justice du Christ. Mais Calvin a fortement souligné que la sanctification est toujours conjointe à la justification, que les deux réalités peuvent à peine être séparées. L’article 21 de la Confession de La Rochelle dit :
« Nous croyons aussi que la foi n’est pas seulement donnée d’une manière temporaire aux élus, pour les introduire dans le bon chemin, mais pour les y faire aussi persévérer jusqu’au terme de leur vie. Car, puisque le commencement de cette œuvre de grâce incombe à Dieu, c’est aussi à lui de la parachever. »
La sanctification n’est pas une suite de bonnes œuvres que nous accomplirions sur la lancée de la justification, comme si celle-ci était uniquement une chiquenaude initiale. Dieu est le sujet qui accomplit en nous l’œuvre de sanctification. La justification, quoiqu’elle soit l’œuvre exclusive de Dieu, nous introduit réellement dans la vie en Christ. Et parce que nous sommes en Christ par la foi, et si nous le sommes, alors effectivement une possibilité de faire des progrès dans la vie de la sainteté et de la justice nous est ouverte (1 Jn 3.9-10; 1 Co 2.6; 3.17; Ph 3.12).
« La grâce ne devient jamais une surnature, elle ne crée pas non plus une surnature qui viendrait se superposer à la nature et l’accomplir, de sorte que les œuvres naturelles de l’homme s’épanouiraient en œuvres surnaturelles et méritoires. L’homme est créature et, même justifié et sanctifié, reste créature. Dieu, en s’unissant en Christ, n’a pas divinisé la créature, il l’a sanctifié. Mais c’est la totalité de son existence qui reçoit par la grâce une orientation nouvelle. Il n’est pas rendu capable de promouvoir l’œuvre de Dieu, mais il peut rendre témoignage à cette œuvre que Dieu continue à édifier; les œuvres valent ce qu’elles valent. Au dernier jour, nous connaîtrons leur valeur. »
Pour conclure cet article, écoutons Élie Lauriol :
« L’homme à son tour, est remis à sa place. Si Dieu est tout, l’homme n’est que ce que Dieu veut. Pour l’affirmer sans aucune équivoque, Calvin niant (après saint Augustin, Luther et avant les jansénistes) le libre arbitre de l’homme esclave du péché — comment un esclave serait-il libre? — est allé comme eux, et plus nettement encore, jusqu’à la doctrine de la prédestination double, c’est-à-dire du bon plaisir absolu de Dieu. […] Normalement, en effet, si les hommes étaient prédestinés, soit au salut, soit à la perdition, il aurait dû en résulter, pour ceux qui le croyaient, le plus inerte fatalisme. C’est le contraire qui s’est produit. Pourquoi? Parce qu’ils considéraient leurs œuvres, non comme la cause, mais comme la preuve de leur élection et son résultat nécessaire. Ainsi un arbre bien greffé ne peut que porter les fruits qui prouvent qu’il est greffé. C’est dire que ces hommes se savaient prédestinés au salut. Nul d’entre eux à la perdition. Le bon plaisir de Dieu, ils le sentaient, n’est pas de caprice. Il est orienté par son amour. Ce bon plaisir est “bon” envers nous. Cet arbitraire est celui de l’amour qui veut nous sauver à tout prix et que rien, pas même nos fautes, ne peut empêcher d’aboutir. Il ne requiert de l’homme que l’abandon total qui, de son vrai nom, est foi. Telle est la triomphante affirmation de la Réforme : le salut par la seule foi de l’homme répondant à la seule grâce de Dieu. Sola fide, sola gratia!
Les hommes de la Réforme n’ont retenu que cette grâce de Dieu venant briser en eux l’esclavage du mal et les rendant, désormais, libres pour obéir à Dieu. Leurs œuvres prodigieuses, ils les accompliront non pour être sauvés, mais parce qu’ils le sont. À l’amour inconditionnel de Dieu, c’est leur amour qui répondra, dans une obéissance inconditionnelle et une sécurité égale à leur abandon. Ils n’ont plus, en effet, à tenir la décevante comptabilité de leurs mérites et démérites, dont nul n’oserait croire le bilan positif. Ils n’ont plus à s’inquiéter de leur salut. Ce salut, non mérité ni à mériter, leur est donné, pour ne pas dire imposé, par le décret de l’amour souverain. On voit quelle folie il y avait pour eux, finalement quel désespoir, à réduire, par des pratiques humaines ou par des valeurs humaines, cette souveraineté absolue. […] L’homme n’est que ce que Dieu veut. Cela semblait écraser l’homme. Rien, en réalité, ne peut le dresser à ce point. Car cela signifie que l’homme est tout ce que Dieu veut. Et Dieu a voulu qu’il fût son fils, avec ses droits de fils de Dieu sur la vie et sur la mort.18 »
Notes
1. Les notes de cet article sont principalement tirées de : (a) Roger Mehl, Du Catholicisme romain. Cahiers théologiques, no 40; (b) T. Vanhuysse, L’assurance du salut; (c) Lettre Pastorale.
2. R. Mehl, Du catholicisme romain. Cahiers théologiques no 40, Delachaux et Niestlé, 1957, p. 65.
3. Nouveau livre de la foi, La foi commune des chrétiens, Le Centurion, Paris; Labor et Fides, Genève, 1976, p. 535.
4. Concile de Trente, 6e session, canon 1.
5. Concile de Trente, 6e session, canon 20.
6. Concile de Trente, 6e session, canon 32.
7. Nous suivons le développement de la Lettre Pastorale, p. 89ss.
8. Concile de Trente, 6e session, canon 24.
9. Catéchisme de Poitiers, cité par T. Vanhuysse, L’assurance du salut. Éditions Marnix, 1985.
10. Cité par T. Vanhuysse, p. 44ss.
11. Confession de foi de La Rochelle, article 22.
12. Nouveau livre de la foi, La foi commune des chrétiens, Le Centurion, Paris; Labor et Fides, Genève, 1976, p. 536- 538.
13. Jean Calvin, L’Institution chrétienne. Édition abrégée en français moderne, P.B.U., Lausanne, 1985, 3/16:1,2,4, p. 127-128.
14. Concile de Trente, 6e session, canon 16.
15. Voir Lettre Pastorale.
16. Dictionnaire de théologie catholique, t. X/1, article « mérite ».
17. J. Rivière, cité par R. Mehl, Du catholicisme romain, Cahiers théologiques no 40, Delachaux et Niestlé, 1957, p. 67.
18. Elie Lauriol, Actualité de la Réforme, Paris, les Bergers et les Mages, p. 21-22.