Constamment près de Dieu
Constamment près de Dieu
Il nous est arrivé à tous de passer de longues heures dans la proximité immédiate de quelqu’un sans pour autant avoir noué un lien, une esquisse de contact, ni même avoir essayé d’échanger une phrase. Assis dans le même compartiment du train ou prenant le vol en avion jusqu’aux antipodes; parfois face à un collègue dans le même bureau ou à un confrère dans l’atelier, nous nous sommes étonnés de la distance qui nous sépare de tels « prochains ». Notre époque a beaucoup parlé de l’incommunicabilité, mais notre époque n’a rien inventé si ce n’est que quelques nouveaux termes. Oui, depuis fort longtemps, nous savons qu’on n’est pas forcément le prochain du voisin de palier ni l’intime de celui avec qui on cohabite.
En revanche, ni les vastes étendues des continents ni l’immensité des océans ne parviennent à nous ôter le sentiment de la proximité de ceux qui sont seulement éloignés au sens spatial. Leurs visages, leurs gestes familiers, parfois même leur voix sont là, tout proches, nous entourant, et nous sommes sans cesse sensibles à leur présence. Tel est souvent le sentiment de la mère qui a perdu un enfant très cher depuis des années et qui pourtant n’a jamais senti sa présence avec autant d’intensité que depuis qu’il est parti, depuis les heures cruelles qui l’ont arraché définitivement à son affection maternelle.
Certes, la présence physique des personnes qui nous sont chères favorise grandement la communion entre eux et nous-mêmes. Pourtant, celle-ci n’est pas nécessairement liée à une présence physique. Nous sommes des personnes ayant un corps et une âme, et nous trouvons une grande satisfaction dans la communion de l’âme qui s’établit de manière visible par la présence d’autrui. Certes, la communion des saints, cet article fondamental de la foi chrétienne, ne sera complète et parfaite que dans l’état de gloire que nous attendons, lorsque nos corps transformés se rendront au grand rendez-vous de ceux qui nous ont précédés.
Néanmoins, aussi grande que soit l’importance de la présence matérielle d’un être cher, notre communion avec lui ou avec elle ne dépend pas entièrement de sa localisation spatiale.
Nous sommes créés de telle sorte que, même fort éloignés de ceux qui nous sont chers, nous pouvons vivre intensément leur présence comme s’ils étaient tout près de nous. Bien sûr, de nos jours, il est possible d’avoir recours aux nombreux moyens de télécommunications qui nous mettent presque instantanément en relation avec notre prochain le plus éloigné sur le plan spatial. Mais ce n’est pas à de tels moyens techniques que je songe en parlant de la proximité paradoxale de ceux qui se trouvent loin de nous. Je veux plutôt parler de la communication et de la communion spirituelle réalisées au moyen de pensées, de perceptions, des sentiments d’affection, voire au moyen de notre imagination.
La communion médiatisée exclusivement par le corps n’est pas forcément la communion la plus réelle. Celle-ci apparaît en tout premier lieu — sinon exclusivement — dans le domaine spirituel. Car il s’agit du rapport de deux âmes, la communion de deux cœurs, un tête-à-tête en esprit s’effectuant dans les profondeurs lumineuses de notre personne, là où le rendez-vous exact a été respecté et réalisé. Aussi, être proche ou éloigné cesse d’être une question spatiale en ce qui concerne ceux que nous avons tant aimés. Plus d’une mère et plus d’une veuve savent ce que cela a représenté pour elles.
C’est une phrase faisant partie d’un psaume biblique qui me vient à l’esprit. Il s’agit du célèbre psaume d’Asaph. « Cependant, je suis toujours avec toi », déclare l’auteur (Ps 73.23). Il s’agit ici, plus qu’ailleurs, d’une présence spirituelle qui transforme la désolation de l’homme en une joyeuse espérance et en une certitude empreinte de sérénité. Asaph, le vieux croyant, aspire à la présence de Dieu. Sans doute se souvenait-il d’une autre parole, celle d’un psalmiste qui affirmait :
« Où irais-je loin de ton Esprit, où pourrais-je m’en aller loin de ta présence? Si je fais du séjour des morts mon toit t’y voilà, et si j’emprunte les ailes de l’aurore et fais mon séjour dans les profondeurs des océans, là aussi ta main me conduira… » (Ps 139.7-9).
Le témoignage des croyants, trempé dans la certitude et vibrant de reconnaissance, est toujours le même; il confesse et annonce la présence inévitable de Dieu. Ce qu’en termes théologiques les chrétiens ont appelé son omniprésence. Cette proximité est une puissance. Elle est active et opérante en nous et avec nous. Chaque globule de sang, chaque fibre des nerfs, chacune de nos respirations en témoignent.
Mais si elle est réelle, cette communion n’est pas automatique. Il faut encore que Dieu veuille s’approcher de nous et que notre cœur soit accueillant et le reçoive avec l’honneur exclusif qui lui est dû.
Rares sont les hommes qui n’ont jamais fait l’expérience de la proximité de Dieu. Ce fut peut-être pour nous une belle nuit de pleine lune, ou lorsque nous admirions le sommet majestueux d’une montagne enveloppée de neige immaculée, ou encore, paradoxalement, en écoutant une sonate de Beethoven… L’Esprit de Dieu se sert quelquefois de ces moyens, tout naturels, pour rendre sa présence sensible à notre esprit. La nature, dans sa splendeur, ne cesse de témoigner de la présence indéfectible de Dieu et de son action constante et fidèle. Mais cette présence fut peut-être encore plus sensible à des moments moins lumineux, par exemple dans la souffrance physique ou lors de l’isolement moral, ou encore au cœur du gâchis que nous avons réussi par notre faute ou après des forfaits qui nous ont avilis. Dieu était présent, j’en suis certain.
Mais cette présence-là est tout autre que la révélation que Dieu fait de sa personne aux yeux de notre foi émerveillée et reconnaissante. Alors une grâce nous est faite, celle de son amitié et de la marche à ses côtés. Et c’est de cette grâce royale que nous vivrons, autrement ce sera la désolation et la cassure définitive d’avec le seul être qui est Dieu et Père. Nous apprécierons ce bonheur, je veux dire cette béatitude, si, de notre côté, nous ouvrons nos portes barricadées à la démarche de Dieu. Non pas une fois en passant, mais comme la réponse permanente de notre foi, pour accueillir sans cesse la même grâce renouvelée.
Asaph, le vieux psalmiste, auteur du psaume que je citais, avait fait comme beaucoup de croyants l’expérience malheureuse d’une communion avec des hauts et des bas, à intervalles plus ou moins réguliers. Mais au retour de l’un de ces malstroms spirituels, il avait pris la résolution définitive : « Je suis sans cesse avec toi, tu m’as saisi la main droite », s’écrie-t-il. L’expérience occasionnelle et insuffisante du passé l’avait décidé à nouer une communion lui assurant non seulement la proximité de Dieu, mais encore toute la plénitude de la paix, la force d’une joie sans ombre, l’inébranlable conviction d’un lien qui ne pourrait plus se rompre. Dieu est Dieu et il suffisait à Asaph, comme il nous suffit à chacun d’entre nous.
L’expérience chrétienne n’est pas l’ascèse dont nous entretiennent tant de mystiques. Elle n’est jamais rupture radicale d’avec ce qui ne serait pas, à strictement parler, spiritualité désincarnée. L’ascèse mystique aboutit à l’absorption dans l’inconscient, plonge dans des abîmes sans fond pour se perdre dans l’impersonnel, sous prétexte de découvrir le sublime. Le chrétien qui cherche la présence de Dieu ne se livre pas aux jeux de l’imagination et n’aspire nullement au nirvana de l’annihilation dans une divinité sans visage et sans nom. La méditation extatique et la prière exaltée ne rencontrent pas nécessairement Dieu. À la longue, elles s’épuisent et se consument dans l’ésotérisme auquel le Dieu de la révélation biblique reste totalement étranger. Le Dieu d’Asaph, qui est aussi celui de Jésus-Christ, nous appelle à sa recherche pour mieux assumer les tâches concrètes qu’il nous confie pour chacune de nos journées. La communion avec Dieu est une réalité concrète et non le produit de l’imagination. Elle redonne vigueur et déploie un dynamisme généreux et fécond. Elle imprime ses couleurs à tous nos sentiments, éclaire et corrige nos perceptions, purifie notre pensée et rend fertile jusqu’à notre imagination qui, en elle-même, est malade. Elle est productrice d’œuvres; parfois même de chefs-d’œuvre. Intimes avec Dieu, nous sommes plus étrangers à ce qui se déroule sur notre terre.
Avec le vieux croyant Asaph, cherchons autre chose que des méditations enflammées qui ne réchauffent pas, et ne poursuivons pas la vanité de notre tréfonds où nous ne trouverons que le comble du vide. Dieu, qui nous fait la grâce de sa présence, nous offre aussi l’inspiration et nous fait découvrir ce que nous sommes. « Sursum corda. » Levons nos cœurs vers lui, jour et nuit. Prions-le aussi avec les termes du cantique que nombre de chrétiens réformés connaissent sans doute par cœur. Le voici :
Jésus, Jésus, viens à moi,
Mon cœur soupire après toi.
Quelle est longue ton absence,
Entre nous quelle distance!
Nuit et jour, pleine d’émoi,
Mon âme ô Sauveur t’appelle
Ami tendre, ami fidèle,
Jésus, Jésus viens à moi.
Viens habiter dans mon cœur,
Qu’il soit ton Temple ô Seigneur…